---------------------------------------------------------------
éÚÄ: A.Dumas. Les Troi Mousquetaires, T.1. í., ðÒÏÇÒÅÓÓ, 1974
OCR: ðÒÏÅËÔ "ïÂÝÉÊ ôÅËÓÔ" TextShare.da.ru
---------------------------------------------------------------
I. LES TROIS PRESENTS DE M. D'ARTAGNAN PERE.
II. L'ANTICHAMBRE DE M. DE TREVILLE.
III. L'AUDIENCE.
IV. L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS.
V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL.
VI. SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME.
VII. L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES.
VIII. UNE INTRIGUE DE COUREUR.
IX. D'ARTAGNAN SE DESSINE.
X. UNE SOURICIERE AU XVIIe SIECLE.
XI. L'INTRIGUE SE NOUE
XII. GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM.
XIII. MONSIEUR BONACIEUX.
XIV. L'HOMME DE MEUNG.
XV. GENS DE ROBE ET GENS D'EPEE.
XVI. OU M. LE GARDE DES SCEAUX SEGUIER CHERCHA PLUS D'UNE FOIS LA
CLOCHE POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS.
XVII. LE MENAGE BONACIEUX.
XVIII. L'AMANT ET LE MARI.
XIX. PLAN DE CAMPAGNE.
XX. VOYAGE.
XXI. LA COMTESSE DE WINTER.
XXII. LE BALLET DE LA MERLAISON.
XXIII. LE RENDEZ-VOUS.
XXIV. LE PAVILLON.
XXV. PORTHOS.
XXVI. LA THESE D'ARAMIS.
XXVII. LA FEMME D ATHOS.
XXVIII. RETOUR.
XXIX. LA CHASSE A L'EQUIPEMENT.
XXX. MILADY.
Il y a un an Á peu prÉs, qu'en faisant Á la BibliothÉque royale des
recherches pour mon histoire de Louis XIV, je tombai par hasard sur les
MÊmoires de M. d'Artagnan , imprimÊs, -- comme la plus grande partie des
ouvrages de cette Êpoque, oÝ les auteurs tenaient Á dire la vÊritÊ sans
aller faire un tour plus ou moins long Á la Bastille, -- Á Amsterdam, chez
Pierre Rouge. Le titre me sÊduisit : je les emportai chez moi, avec la
permission de M. le conservateur, bien entendu, je les dÊvorai.
Mon intention n'est pas de faire ici une analyse de ce curieux ouvrage,
et je me contenterai d'y renvoyer ceux de mes lecteurs qui apprÊcient les
tableaux d'Êpoques. Ils y trouveront des portraits crayonnÊs de main de
maÏtre ; et, quoique les esquisses soient, pour la plupart du temps, tracÊes
sur des portes de caserne et sur des murs de cabaret, ils n'y reconnaÏtront
pas moins, aussi ressemblantes que dans l'histoire de M. Anquetil, les
images de Louis XIII, d'Anne d'Autriche, de Richelieu, de Mazarin et de la
plupart des courtisans de l'Êpoque.
Mais, comme on le sait, ce qui frappe l'esprit capricieux du poÉte
n'est pas toujours ce qui impressionne la masse des lecteurs. Or, tout en
admirant, comme les autres admireront sans doute, les dÊtails que nous avons
signalÊs, la chose qui nous prÊoccupa le plus est une chose Á laquelle bien
certainement personne avant nous n'avait fait la moindre attention.
D'Artagnan raconte qu'Á sa premiÉre visite Á M. de TrÊville, le
capitaine des mousquetaires du roi, il rencontra dans son antichambre trois
jeunes gens servant dans l'illustre corps oÝ il sollicitait l'honneur d'Ëtre
reÚu, et ayant nom Athos, Porthos et Aramis.
Nous l'avouons, ces trois noms Êtrangers nous frappÉrent, et il nous
vint aussitÆt Á l'esprit qu'ils n'Êtaient que des pseudonymes Á l'aide
desquels d'Artagnan avait dÊguisÊ des noms peut-Ëtre illustres, si toutefois
les porteurs de ces noms d'emprunt ne les avaient pas choisis eux-mËmes le
jour oÝ, par caprice, par mÊcontentement ou par dÊfaut de fortune, ils
avaient endossÊ la simple casaque de mousquetaire.
DÉs lors nous n'eÙmes plus de repos que nous n'eussions retrouvÊ, dans
les ouvrages contemporains, une trace quelconque de ces noms extraordinaires
qui avaient fort ÊveillÊ notre curiositÊ.
Le seul catalogue des livres que nous lÙmes pour arriver Á ce but
remplirait un feuilleton tout entier, ce qui serait peut-Ëtre fort
instructif, mais Á coups sÙr peu amusant pour nos lecteurs. Nous nous
contenterons donc de leur dire qu'au moment oÝ, dÊcouragÊ de tant
d'investigations infructueuses, nous allions abandonner notre recherche,
nous trouv×mes enfin, guidÊ par les conseils de notre illustre et savant ami
Paulin Paris, un manuscrit in-folio, cotÊ le no 4772 ou 4773, nous ne nous
le rappelons plus bien, ayant pour titre :
" MÊmoires de M. le comte de La FÉre, concernant quelques-uns des
ÊvÊnements qui se passÉrent en France vers la fin du rÉgne du roi Louis XIII
et le commencement du rÉgne du roi Louis XIV. "
On devine si notre joie fut grande, lorsqu'en feuilletant ce manuscrit,
notre dernier espoir, nous trouv×mes Á la vingtiÉme page le nom d'Athos, Á
la vingt septiÉme le nom de Porthos, et Á la trente et uniÉme le nom
d'Aramis.
La dÊcouverte d'un manuscrit complÉtement inconnu, dans une Êpoque oÝ
la science historique est poussÊe Á un si haut degrÊ, nous parut presque
miraculeuse. Aussi nous h×t×mes-nous de solliciter la permission de le faite
imprimer, dans le but de nous prÊsenter un jour avec le bagage des autres Á
l'AcadÊmie des inscriptions et belles-lettres, si nous n'arrivions, chose
fort probable, Á entrÊe Á l'AcadÊmie franÚaise avec notre propre bagage.
Cette permission, nous devons le dire, nous fut gracieusement accordÊe ; ce
que nous consignons ici pour donner un dÊmenti public aux malveillants qui
prÊtendent que nous vivons sous un gouvernement assez mÊdiocrement disposÊ Á
l'endroit des gens de lettres.
Or, c'est la premiÉre partie de ce prÊcieux manuscrit que nous offrons
aujourd'hui Á nos lecteurs, en lui restituant le titre qui lui convient,
prenant l'engagement, si, comme nous n'en doutons pas, cette premiÉre partie
obtient le succÉs qu'elle mÊrite, de publier incessamment la seconde.
En attendant, comme la parrain est un second pÉre, nous invitons le
lecteur Á s'en prendre Á nous, et non au comte de La FÉre, de son plaisir ou
de son ennui.
Cela posÊ, passons Á notre histoire.
CHAPITRE I. LES TROIS PRESENTS DE M. D'ARTAGNAN PERE
Le premier lundi du mois d'avril 1625, le bourg de Meung, oÝ naquit
l'auteur du Roman de la Rose , semblait Ëtre dans une rÊvolution aussi
entiÉre que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle.
Plusieurs bourgeois, voyant s'enfuir les femmes du cÆtÊ de la Grande-Rue,
entendant les enfants crier sur le seuil des portes, se h×taient d'endosser
la cuirasse et, appuyant leur contenance quelque peu incertaine d'un
mousquet ou d'une pertuisane, se dirigeaient vers l'hÆtellerie du Franc
Meunier , devant laquelle s'empressait, en grossissant de minute en minute,
un groupe compact, bruyant et plein de curiositÊ.
En ce temps-lÁ les paniques Êtaient frÊquentes, et peu de jours se
passaient sans qu'une ville ou l'autre enregistr×t sur ses archives quelque
ÊvÊnement de ce genre. Il y avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux ;
il y avait le roi qui faisait la guerre au cardinal ; il y avait l'Espagnol
qui faisait la guerre au roi. Puis, outre ces guerres sourdes ou publiques,
secrÉtes ou patentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les
huguenots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre Á tout le
monde. Les bourgeois s'armaient toujours contre les voleurs, contre les
loups, contre les laquais, -- souvent contre les seigneurs et les huguenots,
-- quelquefois contre le roi, -- mais jamais contre le cardinal et
l'Espagnol. Il rÊsulta donc de cette habitude prise, que, ce susdit premier
lundi du mois d'avril 1625, les bourgeois, entendant du bruit, et ne voyant
ni le guidon jaune et rouge, ni la livrÊe du duc de Richelieu, se
prÊcipitÉrent du cÆtÊ de l'hÆtel du Franc Meunier .
ArrivÊ lÁ, chacun put voir et reconnaÏtre la cause de cette rumeur.
Un jeune homme... -- traÚons son portrait d'un seul trait de plume :
figurez-vous don Quichotte Á dix-huit ans, don Quichotte dÊcorcelÊ, sans
haubert et sans cuissards, don Quichotte revËtu d'un pourpoint de laine dont
la couleur bleue s'Êtait transformÊe en une nuance insaisissable de
lie-de-vin et d'azur cÊleste. Visage long et brun ; la pommette des joues
saillante, signe d'astuce ; les muscles maxillaires ÊnormÊment dÊveloppÊs,
indice infaillible auquel on reconnaÏt le Gascon, mËme sans bÊret, et notre
jeune homme portait un bÊret ornÊ d'une espÉce de plume, l'oeil ouvert et
intelligent ; le nez crochu, mais finement dessinÊ ; trop grand pour un
adolescent, trop petit pour un homme fait, et qu'un oeil peu exercÊ eÙt pris
pour un fils de fermier en voyage, sans sa longue ÊpÊe qui, pendue Á un
baudrier de peau, battait les mollets de son propriÊtaire quand il Êtait Á
pied, et le poil hÊrissÊ de sa monture quand il Êtait Á cheval.
Car notre jeune homme avait une monture, et cette monture Êtait mËme si
remarquable, qu'elle fut remarquÊe : c'Êtait un bidet du BÊarn, ×gÊ de douze
ou quatorze ans, jaune de robe, sans crins Á la queue, mais non pas sans
javarts aux jambes, et qui, tout en marchant la tËte plus bas que les
genoux, ce qui rendait inutile l'application de la martingale, faisait
encore Êgalement ses huit lieues par jour. Malheureusement les qualitÊs de
ce cheval Êtaient si bien cachÊes sous son poil Êtrange et son allure
incongrue, que dans un temps oÝ tout le monde se connaissait en chevaux,
l'apparition du susdit bidet Á Meung, oÝ il Êtait entrÊ il y avait un quart
d'heure Á peu prÉs par la porte de Beaugency, produisit une sensation dont
la dÊfaveur rejaillit jusqu'Á son cavalier.
Et cette sensation avait ÊtÊ d'autant plus pÊnible au jeune d'Artagnan
(ainsi s'appelait le don Quichotte de cette autre Rossinante), qu'il ne se
cachait pas le cÆtÊ ridicule que lui donnait, si bon cavalier qu'il fÙt, une
pareille monture ; aussi avait-il fort soupirÊ en acceptant le don que lui
en avait fait M. d'Artagnan pÉre. Il n'ignorait pas qu'une pareille bËte
valait au moins vingt livres ; il est vrai que les paroles dont le prÊsent
avait ÊtÊ accompagnÊ n'avaient pas de prix.
" Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon -- dans ce pur patois de
BÊarn dont Henri IV n'avait jamais pu parvenir Á se dÊfaire --, mon fils, ce
cheval est nÊ dans la maison de votre pÉre, il y a tantÆt treize ans, et y
est restÊ depuis ce temps-lÁ, ce qui doit vous porter Á l'aimer. Ne le
vendez jamais, laissez-le mourir tranquillement et honorablement de
vieillesse, et si vous faites campagne avec lui, mÊnagez-le comme vous
mÊnageriez un vieux serviteur. A la cour, continua M. d'Artagnan pÉre, si
toutefois vous avez l'honneur d'y aller, honneur auquel, du reste, votre
vieille noblesse vous donne des droits, soutenez dignement votre nom de
gentilhomme, qui a ÊtÊ portÊ dignement par vos ancËtres depuis plus de cinq
cents ans. Pour vous et pour les vÆtres -- par les vÆtres, j'entends vos
parents et vos amis -- , ne supportez jamais rien que de M. le cardinal et
du roi. C'est par son courage, entendez-vous bien, par son courage seul,
qu'un gentilhomme fait son chemin aujourd'hui. Quiconque tremble une seconde
laisse peut-Ëtre Êchapper l'app×t que, pendant cette seconde justement, la
fortune lui tendait. Vous Ëtes jeune, vous devez Ëtre brave par deux raisons
: la premiÉre, c'est que vous Ëtes Gascon, et la seconde, c'est que vous
Ëtes mon fils. Ne craignez pas les occasions et cherchez les aventures. Je
vous ai fait apprendre Á manier l'ÊpÊe ; vous avez un jarret de fer, un
poignet d'acier ; battez-vous Á tout propos ; battez-vous d'autant plus que
les duels sont dÊfendus, et que, par consÊquent, il y a deux fois du courage
Á se battre. Je n'ai, mon fils, Á vous donner que quinze Êcus, mon cheval et
les conseils que vous venez d'entendre. Votre mÉre y ajoutera la recette
d'un certain baume qu'elle tient d'une bohÊmienne, et qui a une vertu
miraculeuse pour guÊrir toute blessure qui n'atteint pas le coeur. Faites
votre profit du tout, et vivez heureusement et longtemps. -- Je n'ai plus
qu'un mot Á ajouter, et c'est un exemple que je vous propose, non pas le
mien, car je n'ai, moi, jamais paru Á la cour et n'ai fait que les guerres
de religion en volontaire ; je veux parler de M. de TrÊville, qui Êtait mon
voisin autrefois, et qui a eu l'honneur de jouer tout enfant avec notre roi
Louis treiziÉme, que Dieu conserve ! Quelquefois leurs jeux dÊgÊnÊraient en
bataille, et dans ces batailles le roi n'Êtait pas toujours le plus fort.
Les coups qu'il en reÚut lui donnÉrent beaucoup d'estime et d'amitiÊ pour M.
de TrÊville. Plus tard, M. de TrÊville se battit contre d'autres dans son
premier voyage Á Paris, cinq fois ; depuis la mort du feu roi jusqu'Á la
majoritÊ du jeune sans compter les guerres et les siÉges, sept fois ; et
depuis cette majoritÊ jusqu'aujourd'hui, cent fois peut-Ëtre ! -- Aussi,
malgrÊ les Êdits, les ordonnances et les arrËts, le voilÁ capitaine des
mousquetaires, c'est-Á- dire chef d'une lÊgion de CÊsar, dont le roi fait un
trÉs grand cas, et que M. le cardinal redoute, lui qui ne redoute pas
grand-chose, comme chacun sait. De plus, M. de TrÊville gagne dix mille Êcus
par an ; c'est donc un fort grand seigneur. -- Il a commencÊ comme vous,
allez le voir avec cette lettre, et rÊglez-vous sur lui, afin de faire comme
lui. "
Sur quoi, M. d'Artagnan pÉre ceignit Á son fils sa propre ÊpÊe,
l'embrassa tendrement sur les deux joues et lui donna sa bÊnÊdiction.
En sortant de la chambre paternelle, le jeune homme trouva sa mÉre qui
l'attendait avec la fameuse recette dont les conseils que nous venons de
rapporter devaient nÊcessiter un assez frÊquent emploi. Les adieux furent de
ce cÆtÊ plus longs et plus tendres qu'ils ne l'avaient ÊtÊ de l'autre, non
pas que M. d'Artagnan n'aim×t son fils, qui Êtait sa seule progÊniture, mais
M. d'Artagnan Êtait un homme, et il eÙt regardÊ comme indigne d'un homme de
se laisser aller Á son Êmotion, tandis que Mme d'Artagnan Êtait femme et, de
plus, Êtait mÉre. -- Elle pleura abondamment, et, disons-le Á la louange de
M. d'Artagnan fils, quelques efforts qu'il tent×t pour rester ferme comme le
devait Ëtre un futur mousquetaire, la nature l'emporta, et il versa force
larmes, dont il parvint Á grand-peine Á cacher la moitiÊ.
Le mËme jour le jeune homme se mit en route, muni des trois prÊsents
paternels et qui se composaient, comme nous l'avons dit, de quinze Êcus, du
cheval et de la lettre pour M. de TrÊville ; comme on le pense bien, les
conseils avaient ÊtÊ donnÊs par-dessus le marchÊ.
Avec un pareil vade-mecum, d'Artagnan se trouva, au moral comme au
physique, une copie exacte du hÊros de Cervantes, auquel nous l'avons si
heureusement comparÊ lorsque nos devoirs d'historien nous ont fait une
nÊcessitÊ de tracer son portrait. Don Quichotte prenait les moulins Á vent
pour des gÊants et les moutons pour des armÊes, d'Artagnan prit chaque
sourire pour une insulte et chaque regard pour une provocation. Il en
rÊsulta qu'il eut toujours le poing fermÊ depuis Tarbes jusqu'Á Meung, et
que l'un dans l'autre il porta la main au pommeau de son ÊpÊe dix fois par
jour ; toutefois le poing ne descendit sur aucune m×choire, et l'ÊpÊe ne
sortit point de son fourreau. Ce n'est pas que la vue du malencontreux bidet
jaune n'ÊpanouÏt bien des sourires sur les visages des passants ; mais,
comme au-dessus du bidet sonnait une ÊpÊe de taille respectable et
qu'au-dessus de cette ÊpÊe brillait un oeil plutÆt fÊroce que fier, les
passants rÊprimaient leur hilaritÊ, ou, si l'hilaritÊ l'emportait sur la
prudence, ils t×chaient au moins de ne rire que d'un seul cÆtÊ, comme les
masques antiques. D'Artagnan demeura donc majestueux et intact dans sa
susceptibilitÊ jusqu'Á cette malheureuse ville de Meung.
Mais lÁ, comme il descendait de cheval Á la porte du Franc Meunier sans
que personne, hÆte, garÚon ou palefrenier, fÙt venu prendre l'Êtrier au
montoir, d'Artagnan avisa Á une fenËtre entrouverte du rez- de-chaussÊe un
gentilhomme de belle taille et de haute mine, quoique au visage lÊgÉrement
renfrognÊ, lequel causait avec deux personnes qui paraissaient l'Êcouter
avec dÊfÊrence. D'Artagnan crut tout naturellement, selon son habitude, Ëtre
l'objet de la conversation et Êcouta. Cette fois, d'Artagnan ne s'Êtait
trompÊ qu'Á moitiÊ : ce n'Êtait pas de lui qu'il Êtait question, mais de son
cheval. Le gentilhomme paraissait ÊnumÊrer Á ses auditeurs toutes ses
qualitÊs, et comme, ainsi que je l'ai dit, les auditeurs paraissaient avoir
une grande dÊfÊrence pour le narrateur, ils Êclataient de rire Á tout
moment. Or, comme un demi-sourire suffisait pour Êveiller l'irascibilitÊ du
jeune homme, on comprend quel effet produisit sur lui tant de bruyante
hilaritÊ.
Cependant d'Artagnan voulut d'abord se rendre compte de la physionomie
de l'impertinent qui se moquait de lui. Il fixa son regard fier sur
l'Êtranger et reconnut un homme de quarante Á quarante-cinq ans, aux yeux
noirs et perÚants, au teint p×le, au nez fortement accentuÊ, Á la moustache
noire et parfaitement taillÊe ; il Êtait vËtu d'un pourpoint et d'un
haut-de-chausses violet avec des aiguillettes de mËme couleur, sans aucun
ornement que les crevÊs habituels par lesquels passait la chemise. Ce
haut-de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs, paraissaient froissÊs comme
des habits de voyage longtemps renfermÊs dans un portemanteau. D'Artagnan
fit toutes ces remarques avec la rapiditÊ de l'observateur le plus
minutieux, et sans doute par un sentiment instinctif qui lui disait que cet
inconnu devait avoir une grande influence sur sa vie Á venir.
Or, comme au moment oÝ d'Artagnan fixait son regard sur le gentilhomme
au pourpoint violet, le gentilhomme faisait Á l'endroit du bidet bÊarnais
une de ses plus savantes et de ses plus profondes dÊmonstrations, ses deux
auditeurs ÊclatÉrent de rire, et lui-mËme laissa visiblement, contre son
habitude, errer, si l'on peut parler ainsi, un p×le sourire sur son visage.
Cette fois, il n'y avait plus de doute, d'Artagnan Êtait rÊellement insultÊ.
Aussi, plein de cette conviction, enfonÚa-t-il son bÊret sur ses yeux, et,
t×chant de copier quelques-uns des airs de cour qu'il avait surpris en
Gascogne chez des seigneurs en voyage, il s'avanÚa, une main sur la garde de
son ÊpÊe et l'autre appuyÊe sur la hanche. Malheureusement, au fur et Á
mesure qu'il avanÚait, la colÉre l'aveuglant de plus en plus, au lieu du
discours digne et hautain qu'il avait prÊparÊ pour formuler sa provocation,
il ne trouva plus au bout de sa langue qu'une personnalitÊ grossiÉre qu'il
accompagna d'un geste furieux.
" Eh ! Monsieur, s'Êcria-t-il, Monsieur, qui vous cachez derriÉre ce
volet ! oui, vous, dites-moi donc un peu de quoi vous riez, et nous rirons
ensemble. "
Le gentilhomme ramena lentement les yeux de la monture au cavalier,
comme s'il lui eÙt fallu un certain temps pour comprendre que c'Êtait Á lui
que s'adressaient de si Êtranges reproches ; puis, lorsqu'il ne put plus
conserver aucun doute, ses sourcils se froncÉrent lÊgÉrement, et aprÉs une
assez longue pause, avec un accent d'ironie et d'insolence impossible Á
dÊcrire, il rÊpondit Á d'Artagnan :
" Je ne vous parle pas, Monsieur.
-- Mais je vous parle, moi ! " s'Êcria le jeune homme exaspÊrÊ de ce
mÊlange d'insolence et de bonnes maniÉres, de convenances et de dÊdains.
L'inconnu le regarda encore un instant avec son lÊger sourire, et, se
retirant de la fenËtre, sortit lentement de l'hÆtellerie pour venir Á deux
pas de d'Artagnan se planter en face du cheval. Sa contenance tranquille et
sa physionomie railleuse avaient redoublÊ l'hilaritÊ de ceux avec lesquels
il causait et qui, eux, Êtaient restÊs Á la fenËtre.
D'Artagnan, le voyant arriver, tira son ÊpÊe d'un pied hors du
fourreau.
" Ce cheval est dÊcidÊment ou plutÆt a ÊtÊ dans sa jeunesse bouton
d'or, reprit l'inconnu continuant les investigations commencÊes et
s'adressant Á ses auditeurs de la fenËtre, sans paraÏtre aucunement
remarquer l'exaspÊration de d'Artagnan, qui cependant se redressait entre
lui et eux. C'est une couleur fort connue en botanique, mais jusqu'Á prÊsent
fort rare chez les chevaux.
-- Tel rit du cheval qui n'oserait pas rire du maÏtre ! s'Êcria l'Êmule
de TrÊville, furieux.
-- Je ne ris pas souvent, Monsieur, reprit l'inconnu, ainsi que vous
pouvez le voir vous-mËme Á l'air de mon visage ; mais je tiens cependant Á
conserver le privilÉge de rire quand il me plaÏt.
-- Et moi, s'Êcria d'Artagnan, je ne veux pas qu'on rie quand il me
dÊplaÏt !
-- En vÊritÊ, Monsieur ? continua l'inconnu plus calme que jamais, eh
bien, c'est parfaitement juste. " Et tournant sur ses talons, il s'apprËta Á
rentrer dans l'hÆtellerie par la grande porte, sous laquelle d'Artagnan en
arrivant avait remarquÊ un cheval tout sellÊ.
Mais d'Artagnan n'Êtait pas de caractÉre Á l×cher ainsi un homme qui
avait eu l'insolence de se moquer de lui. Il tira son ÊpÊe entiÉrement du
fourreau et se mit Á sa poursuite en criant :
" Tournez, tournez donc, Monsieur le railleur, que je ne vous frappe
point par-derriÉre.
-- Me frapper, moi ! dit l'autre en pivotant sur ses talons et en
regardant le jeune homme avec autant d'Êtonnement que de mÊpris. Allons,
allons donc, mon cher, vous Ëtes fou ! "
Puis, Á demi-voix, et comme s'il se fÙt parlÊ Á lui-mËme :
" C'est f×cheux, continua-t-il, quelle trouvaille pour Sa MajestÊ, qui
cherche des braves de tous cÆtÊs pour recruter ses mousquetaires ! "
Il achevait Á peine, que d'Artagnan lui allongea un si furieux coup de
pointe, que, s'il n'eÙt fait vivement un bond en arriÉre, il est probable
qu'il eÙt plaisantÊ pour la derniÉre fois. L'inconnu vit alors que la chose
passait la raillerie, tira son ÊpÊe, salua son adversaire et se mit
gravement en garde. Mais au mËme moment ses deux auditeurs, accompagnÊs de
l'hÆte, tombÉrent sur d'Artagnan Á grands coups de b×tons, de pelles et de
pincettes. Cela fit une diversion si rapide et si complÉte Á l'attaque, que
l'adversaire de d'Artagnan, pendant que celui- ci se retournait pour faire
face Á cette grËle de coups, rengainait avec la mËme prÊcision, et, d'acteur
qu'il avait manquÊ d'Ëtre, redevenait spectateur du combat, rÆle dont il
s'acquitta avec son impassibilitÊ ordinaire, tout en marmottant nÊanmoins :
" La peste soit des Gascons ! Remettez-le sur son cheval orange, et
qu'il s'en aille !
-- Pas avant de t'avoir tuÊ, l×che ! " criait d'Artagnan tout en
faisant face du mieux qu'il pouvait et sans reculer d'un pas Á ses trois
ennemis, qui le moulaient de coups.
" Encore une gasconnade, murmura le gentilhomme. Sur mon honneur, ces
Gascons sont incorrigibles ! Continuez donc la danse, puisqu'il le veut
absolument. Quand il sera las, il dira qu'il en a assez. "
Mais l'inconnu ne savait pas encore Á quel genre d'entËtÊ il avait
affaire ; d'Artagnan n'Êtait pas homme Á jamais demander merci. Le combat
continua donc quelques secondes encore ; enfin d'Artagnan, ÊpuisÊ, laissa
Êchapper son ÊpÊe qu'un coup de b×ton brisa en deux morceaux. Un autre coup,
qui lui entama le front, le renversa presque en mËme temps tout sanglant et
presque Êvanoui.
C'est Á ce moment que de tous cÆtÊs on accourut sur le lieu de la
scÉne. L'hÆte, craignant du scandale, emporta, avec l'aide de ses garÚons,
le blessÊ dans la cuisine oÝ quelques soins lui furent accordÊs.
Quant au gentilhomme, il Êtait revenu prendre sa place Á la fenËtre et
regardait avec une certaine impatience toute cette foule, qui semblait en
demeurant lÁ lui causer une vive contrariÊtÊ.
" Eh bien, comment va cet enragÊ ? reprit-il en se retournant au bruit
de la porte qui s'ouvrit et en s'adressant Á l'hÆte qui venait s'informer de
sa santÊ.
-- Votre Excellence est saine et sauve ? demanda l'hÆte.
-- Oui, parfaitement saine et sauve, mon cher hÆtelier, et c'est moi
qui vous demande ce qu'est devenu notre jeune homme.
-- Il va mieux, dit l'hÆte : il s'est Êvanoui tout Á fait.
-- Vraiment ? fit le gentilhomme.
-- Mais avant de s'Êvanouir il a rassemblÊ toutes ses forces pour vous
appeler et vous dÊfier en vous appelant.
-- Mais c'est donc le diable en personne que ce gaillard-lÁ ! s'Êcria
l'inconnu.
-- Oh ! non, Votre Excellence, ce n'est pas le diable, reprit l'hÆte
avec une grimace de mÊpris, car pendant son Êvanouissement nous l'avons
fouillÊ, et il n'a dans son paquet qu'une chemise et dans sa bourse que onze
Êcus, ce qui ne l'a pas empËchÊ de dire en s'Êvanouissant que si pareille
chose Êtait arrivÊe Á Paris, vous vous en repentiriez tout de suite, tandis
qu'ici vous ne vous en repentirez que plus tard.
-- Alors, dit froidement l'inconnu, c'est quelque prince du sang
dÊguisÊ.
-- Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit l'hÆte, afin que vous vous
teniez sur vos gardes.
-- Et il n'a nommÊ personne dans sa colÉre ?
-- Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait : " Nous verrons ce
que M. de TrÊville pensera de cette insulte faite Á son protÊgÊ. "
-- M. de TrÊville ? dit l'inconnu en devenant attentif ; il frappait
sur sa poche en prononÚant le nom de M. de TrÊville ?... Voyons, mon cher
hÆte, pendant que votre jeune homme Êtait Êvanoui, vous n'avez pas ÊtÊ, j'en
suis bien sÙr, sans regarder aussi cette poche-lÁ. Qu'y avait-il ?
-- Une lettre adressÊe Á M. de TrÊville, capitaine des mousquetaires.
-- En vÊritÊ !
-- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, Excellence. "
L'hÆte, qui n'Êtait pas douÊ d'une grande perspicacitÊ, ne remarqua
point l'expression que ses paroles avaient donnÊe Á la physionomie de
l'inconnu. Celui-ci quitta le rebord de la croisÊe sur lequel il Êtait
toujours restÊ appuyÊ du bout du coude, et fronÚa le sourcil en homme
inquiet.
" Diable ! murmura-t-il entre ses dents, TrÊville m'aurait-il envoyÊ ce
Gascon ? il est bien jeune ! Mais un coup d'ÊpÊe est un coup d'ÊpÊe, quel
que soit l'×ge de celui qui le donne, et l'on se dÊfie moins d'un enfant que
de tout autre ; il suffit parfois d'un faible obstacle pour contrarier un
grand dessein. "
Et l'inconnu tomba dans une rÊflexion qui dura quelques minutes.
" Voyons, l'hÆte, dit-il, est-ce que vous ne me dÊbarrasserez pas de ce
frÊnÊtique ? En conscience, je ne puis le tuer, et cependant, ajouta-t-il
avec une expression froidement menaÚante, cependant il me gËne. OÝ est-il ?
-- Dans la chambre de ma femme, oÝ on le panse, au premier Êtage.
-- Ses hardes et son sac sont avec lui ? il n'a pas quittÊ son
pourpoint ?
-- Tout cela, au contraire, est en bas dans la cuisine. Mais puisqu'il
vous gËne, ce jeune fou...
-- Sans doute. Il cause dans votre hÆtellerie un scandale auquel
d'honnËtes gens ne sauraient rÊsister. Montez chez vous, faites mon compte
et avertissez mon laquais.
-- Quoi ! Monsieur nous quitte dÊjÁ ?
-- Vous le savez bien, puisque je vous avais donnÊ l'ordre de seller
mon cheval. Ne m'a-t-on point obÊi ?
-- Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval est sous
la grande porte, tout appareillÊ pour partir.
-- C'est bien, faites ce que je vous ai dit alors. "
" Ouais ! se dit l'hÆte, aurait-il peur du petit garÚon ? "
Mais un coup d'oeil impÊratif de l'inconnu vint l'arrËter court. Il
salua humblement et sortit.
" Il ne faut pas que Milady soit aperÚue de ce drÆle, continua
l'Êtranger : elle ne doit pas tarder Á passer ; dÊjÁ mËme elle est en
retard. DÊcidÊment, mieux vaut que je monte Á cheval et que j'aille
au-devant d'elle... Si seulement je pouvais savoir ce que contient cette
lettre adressÊe Á TrÊville ! "
Et l'inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine.
Pendant ce temps, l'hÆte, qui ne doutait pas que ce ne fÙt la prÊsence
du jeune garÚon qui chass×t l'inconnu de son hÆtellerie, Êtait remontÊ chez
sa femme et avait trouvÊ d'Artagnan maÏtre enfin de ses esprits. Alors, tout
en lui faisant comprendre que la police pourrait bien lui faire un mauvais
parti pour avoir ÊtÊ chercher querelle Á un grand seigneur -- car, Á l'avis
de l'hÆte, l'inconnu ne pouvait Ëtre qu'un grand seigneur --, il le
dÊtermina, malgrÊ sa faiblesse, Á se lever et Á continuer son chemin.
D'Artagnan, Á moitiÊ abasourdi, sans pourpoint et la tËte tout emmaillotÊe
de linges, se leva donc et, poussÊ par l'hÆte, commenÚa de descendre ; mais,
en arrivant Á la cuisine, la premiÉre chose qu'il aperÚut fut son
provocateur qui causait tranquillement au marchepied d'un lourd carrosse
attelÊ de deux gros chevaux normands.
Son interlocutrice, dont la tËte apparaissait encadrÊe par la portiÉre,
Êtait une femme de vingt Á vingt-deux ans. Nous avons dÊjÁ dit avec quelle
rapiditÊ d'investigation d'Artagnan embrassait toute une physionomie ; il
vit donc du premier coup d'oeil que la femme Êtait jeune et belle. Or cette
beautÊ le frappa d'autant plus qu'elle Êtait parfaitement ÊtrangÉre aux pays
mÊridionaux que jusque-lÁ d'Artagnan avait habitÊs. C'Êtait une p×le et
blonde personne, aux longs cheveux bouclÊs tombant sur ses Êpaules, aux
grands yeux bleus languissants, aux lÉvres rosÊes et aux mains d'alb×tre.
Elle causait trÉs vivement avec l'inconnu.
" Ainsi, Son Eminence m'ordonne... , disait la dame.
-- De retourner Á l'instant mËme en Angleterre, et de la prÊvenir
directement si le duc quittait Londres.
-- Et quant Á mes autres instructions ? demanda la belle voyageuse.
-- Elles sont renfermÊes dans cette boÏte, que vous n'ouvrirez que de
l'autre cÆtÊ de la Manche.
-- TrÉs bien ; et vous, que faites-vous ?
-- Moi, je retourne Á Paris.
-- Sans ch×tier cet insolent petit garÚon ? " demanda la dame.
L'inconnu allait rÊpondre : mais, au moment oÝ il ouvrait la bouche,
d'Artagnan, qui avait tout entendu, s'ÊlanÚa sur le seuil de la porte.
" C'est cet insolent petit garÚon qui ch×tie les autres, s'Êcria-t-il,
et j'espÉre bien que cette fois-ci celui qu'il doit ch×tier ne lui Êchappera
pas comme la premiÉre.
-- Ne lui Êchappera pas ? reprit l'inconnu en fronÚant le sourcil.
-- Non, devant une femme, vous n'oseriez pas fuir, je prÊsume.
-- Songez, s'Êcria Milady en voyant le gentilhomme porter la main Á son
ÊpÊe, songez que le moindre retard peut tout perdre.
-- Vous avez raison, s'Êcria le gentilhomme ; partez donc de votre
cÆtÊ, moi, je pars du mien. "
Et, saluant la dame d'un signe de tËte, il s'ÊlanÚa sur son cheval,
tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les
deux interlocuteurs partirent donc au galop, s'Êloignant chacun par un cÆtÊ
opposÊ de la rue.
" Eh ! votre dÊpense " , vocifÊra l'hÆte, dont l'affection pour son
voyageur se changeait en un profond dÊdain en voyant qu'il s'Êloignait sans
solder ses comptes.
" Paie, maroufle " , s'Êcria le voyageur toujours galopant Á son
laquais, lequel jeta aux pieds de l'hÆte deux ou trois piÉces d'argent et se
mit Á galoper aprÉs son maÏtre.
" Ah ! l×che, ah ! misÊrable, ah ! faux gentilhomme ! " cria d'Artagnan
s'ÊlanÚant Á son tour aprÉs le laquais.
Mais le blessÊ Êtait trop faible encore pour supporter une pareille
secousse. A peine eut-il fait dix pas, que ses oreilles tintÉrent, qu'un
Êblouissement le prit, qu'un nuage de sang passa sur ses yeux et qu'il tomba
au milieu de la rue, en criant encore :
" L×che ! l×che ! l×che !
-- Il est en effet bien l×che " , murmura l'hÆte en s'approchant de
d'Artagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec le pauvre
garÚon, comme le hÊron de la fable avec son limaÚon du soir.
" Oui, bien l×che, murmura d'Artagnan ; mais elle, bien belle !
-- Qui, elle ? demanda l'hÆte.
-- Milady " , balbutia d'Artagnan.
Et il s'Êvanouit une seconde fois.
" C'est Êgal, dit l'hÆte, j'en perds deux, mais il me reste celui-lÁ,
que je suis sÙr de conserver au moins quelques jours. C'est toujours onze
Êcus de gagnÊs. "
On sait que onze Êcus faisaient juste la somme qui restait dans la
bourse de d'Artagnan.
L'hÆte avait comptÊ sur onze jours de maladie Á un Êcu par jour ; mais
il avait comptÊ sans son voyageur. Le lendemain, dÉs cinq heures du matin,
d'Artagnan se leva, descendit lui-mËme Á la cuisine, demanda, outre quelques
autres ingrÊdients dont la liste n'est pas parvenue jusqu'Á nous, du vin, de
l'huile, du romarin, et, la recette de sa mÉre Á la main, se composa un
baume dont il oignit ses nombreuses blessures, renouvelant ses compresses
lui-mËme et ne voulant admettre l'adjonction d'aucun mÊdecin. Gr×ce sans
doute Á l'efficacitÊ du baume de BohËme, et peut-Ëtre aussi gr×ce Á
l'absence de tout docteur, d'Artagnan se trouva sur pied dÉs le soir mËme,
et Á peu prÉs guÊri le lendemain.
Mais, au moment de payer ce romarin, cette huile et ce vin, seule
dÊpense du maÏtre qui avait gardÊ une diÉte absolue, tandis qu'au contraire
le cheval jaune, au dire de l'hÆtelier du moins, avait mangÊ trois fois plus
qu'on n'eÙt raisonnablement pu le supposer pour sa taille, d'Artagnan ne
trouva dans sa poche que sa petite bourse de velours r×pÊ ainsi que les onze
Êcus qu'elle contenait ; mais quant Á la lettre adressÊe Á M. de TrÊville,
elle avait disparu.
Le jeune homme commenÚa par chercher cette lettre avec une grande
patience, tournant et retournant vingt fois ses poches et ses goussets,
fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et refermant sa bourse ; mais
lorsqu'il eut acquis la conviction que la lettre Êtait introuvable, il entra
dans un troisiÉme accÉs de rage, qui faillit lui occasionner une nouvelle
consommation de vin et d'huile aromatisÊs : car, en voyant cette jeune
mauvaise tËte s'Êchauffer et menacer de tout casser dans l'Êtablissement si
l'on ne retrouvait pas sa lettre, l'hÆte s'Êtait dÊjÁ saisi d'un Êpieu, sa
femme d'un manche Á balai, et ses garÚons des mËmes b×tons qui avaient servi
la surveille.
" Ma lettre de recommandation ! s'Êcria d'Artagnan, ma lettre de
recommandation, sangdieu ! ou je vous embroche tous comme des ortolans ! "
Malheureusement une circonstance s'opposait Á ce que le jeune homme
accomplÏt sa menace : c'est que, comme nous l'avons dit, son ÊpÊe avait ÊtÊ,
dans sa premiÉre lutte, brisÊe en deux morceaux, ce qu'il avait parfaitement
oubliÊ. Il en rÊsulta que, lorsque d'Artagnan voulut en effet dÊgainer, il
se trouva purement et simplement armÊ d'un tronÚon d'ÊpÊe de huit ou dix
pouces Á peu prÉs, que l'hÆte avait soigneusement renfoncÊ dans le fourreau.
Quant au reste de la lame, le chef l'avait adroitement dÊtournÊ pour s'en
faire une lardoire.
Cependant cette dÊception n'eÙt probablement pas arrËtÊ notre fougueux
jeune homme, si l'hÆte n'avait rÊflÊchi que la rÊclamation que lui adressait
son voyageur Êtait parfaitement juste.
" Mais, au fait, dit-il en abaissant son Êpieu, oÝ est cette lettre ?
-- Oui, oÝ est cette lettre ? cria d'Artagnan. D'abord, je vous en
prÊviens, cette lettre est pour M. de TrÊville, et il faut qu'elle se
retrouve ; ou si elle ne se retrouve pas, il saura bien la faire retrouver,
lui ! "
Cette menace acheva d'intimider l'hÆte. AprÉs le roi et M. le cardinal,
M. de TrÊville Êtait l'homme dont le nom peut-Ëtre Êtait le plus souvent
rÊpÊtÊ par les militaires et mËme par les bourgeois. Il y avait bien le pÉre
Joseph, c'est vrai ; mais son nom Á lui n'Êtait jamais prononcÊ que tout
bas, tant Êtait grande la terreur qu'inspirait l'Eminence grise, comme on
appelait le familier du cardinal.
Aussi, jetant son Êpieu loin de lui, et ordonnant Á sa femme d'en faire
autant de son manche Á balai et Á ses valets de leurs b×tons, il donna le
premier l'exemple en se mettant lui-mËme Á la recherche de la lettre perdue.
" Est-ce que cette lettre renfermait quelque chose de prÊcieux ?
demanda l'hÆte au bout d'un instant d'investigations inutiles.
-- Sandis ! je le crois bien ! s'Êcria le Gascon qui comptait sur cette
lettre pour faire son chemin Á la cour ; elle contenait ma fortune.
-- Des bons sur l'Epargne ? demanda l'hÆte inquiet.
-- Des bons sur la trÊsorerie particuliÉre de Sa MajestÊ " , rÊpondit
d'Artagnan, qui, comptant entrer au service du roi gr×ce Á cette
recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir cette rÊponse quelque peu
hasardÊe.
" Diable ! fit l'hÆte tout Á fait dÊsespÊrÊ.
-- Mais il n'importe, continua d'Artagnan avec l'aplomb national, il
n'importe, et l'argent n'est rien : -- cette lettre Êtait tout. J'eusse
mieux aimÊ perdre mille pistoles que de la perdre. "
Il ne risquait pas davantage Á dire vingt mille, mais une certaine
pudeur juvÊnile le retint.
Un trait de lumiÉre frappa tout Á coup l'esprit de l'hÆte, qui se
donnait au diable en ne trouvant rien.
" Cette lettre n'est point perdue, s'Êcria-t-il.
-- Ah ! fit d'Artagnan.
-- Non ; elle vous a ÊtÊ prise.
-- Prise ! et par qui ?
-- Par le gentilhomme d'hier. Il est descendu Á la cuisine, oÝ Êtait
votre pourpoint. Il y est restÊ seul. Je gagerais que c'est lui qui l'a
volÊe.
-- Vous croyez ? " rÊpondit d'Artagnan peu convaincu ; car il savait
mieux que personne l'importance toute personnelle de cette lettre, et n'y
voyait rien qui pÙt tenter la cupiditÊ. Le fait est qu'aucun des valets,
aucun des voyageurs prÊsents n'eÙt rien gagnÊ Á possÊder ce papier.
" Vous dites donc, reprit d'Artagnan, que vous soupÚonnez cet
impertinent gentilhomme.
-- Je vous dis que j'en suis sÙr, continua l'hÆte ; lorsque je lui ai
annoncÊ que Votre Seigneurie Êtait le protÊgÊ de M. de TrÊville, et que vous
aviez mËme une lettre pour cet illustre gentilhomme, il a paru fort inquiet,
m'a demandÊ oÝ Êtait cette lettre, et est descendu immÊdiatement Á la
cuisine oÝ il savait qu'Êtait votre pourpoint.
-- Alors c'est mon voleur, rÊpondit d'Artagnan ; je m'en plaindrai Á M.
de TrÊville, et M. de TrÊville s'en plaindra au roi. " Puis il tira
majestueusement deux Êcus de sa poche, les donna Á l'hÆte, qui l'accompagna,
le chapeau Á la main, jusqu'Á la porte, remonta sur son cheval jaune, qui le
conduisit sans autre incident jusqu'Á la porte Saint- Antoine Á Paris, oÝ
son propriÊtaire le vendit trois Êcus, ce qui Êtait fort bien payÊ, attendu
que d'Artagnan l'avait fort surmenÊ pendant la derniÉre Êtape. Aussi le
maquignon auquel d'Artagnan le cÊda moyennant les neuf livres susdites ne
cacha-t-il point au jeune homme qu'il n'en donnait cette somme exorbitante
qu'Á cause de l'originalitÊ de sa couleur.
D'Artagnan entra donc dans Paris Á pied, portant son petit paquet sous
son bras, et marcha tant qu'il trouv×t Á louer une chambre qui convÏnt Á
l'exiguÐtÊ de ses ressources. Cette chambre fut une espÉce de mansarde, sise
rue des Fossoyeurs, prÉs du Luxembourg.
AussitÆt le denier Á Dieu donnÊ, d'Artagnan prit possession de son
logement, passa le reste de la journÊe Á coudre Á son pourpoint et Á ses
chausses des passementeries que sa mÉre avait dÊtachÊes d'un pourpoint
presque neuf de M. d'Artagnan pÉre, et qu'elle lui avait donnÊes en cachette
; puis il alla quai de la Ferraille, faire remettre une lame Á son ÊpÊe ;
puis il revint au Louvre s'informer, au premier mousquetaire qu'il
rencontra, de la situation de l'hÆtel de M. de TrÊville, lequel Êtait situÊ
rue du Vieux-Colombier, c'est-Á-dire justement dans le voisinage de la
chambre arrËtÊe par d'Artagnan : circonstance qui lui parut d'un heureux
augure pour le succÉs de son voyage.
AprÉs quoi, content de la faÚon dont il s'Êtait conduit Á Meung, sans
remords dans le passÊ, confiant dans le prÊsent et plein d'espÊrance dans
l'avenir, il se coucha et s'endormit du sommeil du brave.
Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu'Á neuf heures du
matin, heure Á laquelle il se leva pour se rendre chez ce fameux M. de
TrÊville, le troisiÉme personnage du royaume d'aprÉs l'estimation
paternelle.
CHAPITRE II. L'ANTICHAMBRE DE M. DE TREVILLE
M. de Troisvilles, comme s'appelait encore sa famille en Gascogne, ou
M. de TrÊville, comme il avait fini par s'appeler lui-mËme Á Paris, avait
rÊellement commencÊ comme d'Artagnan, c'est-Á-dire sans un sou vaillant,
mais avec ce fonds d'audace, d'esprit et d'entendement qui fait que le plus
pauvre gentill×tre gascon reÚoit souvent plus en ses espÊrances de
l'hÊritage paternel que le plus riche gentilhomme pÊrigourdin ou berrichon
ne reÚoit en rÊalitÊ. Sa bravoure insolente, son bonheur plus insolent
encore dans un temps oÝ les coups pleuvaient comme grËle, l'avaient hissÊ au
sommet de cette Êchelle difficile qu'on appelle la faveur de cour, et dont
il avait escaladÊ quatre Á quatre les Êchelons.
Il Êtait l'ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun sait, la
mÊmoire de son pÉre Henri IV. Le pÉre de M. de TrÊville l'avait si
fidÉlement servi dans ses guerres contre la Ligue, qu'Á dÊfaut d'argent
comptant -- chose qui toute la vie manqua au BÊarnais, lequel paya
constamment ses dettes avec la seule chose qu'il n'eÙt jamais besoin
d'emprunter, c'est-Á-dire avec de l'esprit --, qu'Á dÊfaut d'argent
comptant, disons-nous, il l'avait autorisÊ, aprÉs la reddition de Paris, Á
prendre pour armes un lion d'or passant sur gueules avec cette devise :
Fidelis et fortis . C'Êtait beaucoup pour l'honneur, mais c'Êtait mÊdiocre
pour le bien-Ëtre. Aussi, quand l'illustre compagnon du grand Henri mourut,
il laissa pour seul hÊritage Á Monsieur son fils son ÊpÊe et sa devise.
Gr×ce Á ce double don et au nom sans tache qui l'accompagnait, M. de
TrÊville fut admis dans la maison du jeune prince, oÝ il servit si bien de
son ÊpÊe et fut si fidÉle Á sa devise, que Louis XIII, une des bonnes lames
du royaume, avait l'habitude de dire que, s'il avait un ami qui se battÏt,
il lui donnerait le conseil de prendre pour second, lui d'abord, et TrÊville
aprÉs, et peut-Ëtre mËme avant lui.
Aussi Louis XIII avait-il un attachement rÊel pour TrÊville,
attachement royal, attachement ÊgoÐste, c'est vrai, mais qui n'en Êtait pas
moins un attachement. C'est que, dans ces temps malheureux, on cherchait
fort Á s'entourer d'hommes de la trempe de TrÊville. Beaucoup pouvaient
prendre pour devise l'ÊpithÉte de fort , qui faisait la seconde partie de
son exergue ; mais peu de gentilshommes pouvaient rÊclamer l'ÊpithÉte de
fidÉle , qui en formait la premiÉre. TrÊville Êtait un de ces derniers ;
c'Êtait une de ces rares organisations, Á l'intelligence obÊissante comme
celle du dogue, Á la valeur aveugle, Á l'oeil rapide, Á la main prompte, Á
qui l'oeil n'avait ÊtÊ donnÊ que pour voir si le roi Êtait mÊcontent de
quelqu'un, et la main que pour frapper ce dÊplaisant quelqu'un, un Besme, un
Maurevers, un Poltrot de MÊrÊ, un Vitry. Enfin, Á TrÊville, il n'avait
manquÊ jusque-lÁ que l'occasion ; mais il la guettait, et il se promettait
bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait Á la portÊe
de sa main. Aussi Louis XIII fit-il de TrÊville le capitaine de ses
mousquetaires, lesquels Êtaient Á Louis XIII, pour le dÊvouement ou plutÆt
pour le fanatisme, ce que ses ordinaires Êtaient Á Henri III et ce que sa
garde Êcossaise Êtait Á Louis XI.
De son cÆtÊ, et sous ce rapport, le cardinal n'Êtait pas en reste avec
le roi. Quand il avait vu la formidable Êlite dont Louis XIII s'entourait,
ce second ou plutÆt ce premier roi de France avait voulu, lui aussi, avoir
sa garde. Il eut donc ses mousquetaires comme Louis XIII avait les siens, et
l'on voyait ces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutes
les provinces de France et mËme dans tous les Etats Êtrangers, les hommes
cÊlÉbres pour les grands coups d'ÊpÊe. Aussi Richelieu et Louis XIII se
disputaient souvent, en faisant leur partie d'Êchecs, le soir, au sujet du
mÊrite de leurs serviteurs. Chacun vantait la tenue et le courage des siens,
et tout en se prononÚant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils
les excitaient tout bas Á en venir aux mains, et concevaient un vÊritable
chagrin ou une joie immodÊrÊe de la dÊfaite ou de la victoire des leurs.
Ainsi, du moins, le disent les MÊmoires d'un homme qui fut dans
quelques-unes de ces dÊfaites et dans beaucoup de ces victoires.
TrÊville avait pris le cÆtÊ faible de son maÏtre, et c'est Á cette
adresse qu'il devait la longue et constante faveur d'un roi qui n'a pas
laissÊ la rÊputation d'avoir ÊtÊ trÉs fidÉle Á ses amitiÊs. Il faisait
parader ses mousquetaires devant le cardinal Armand Duplessis avec un air
narquois qui hÊrissait de colÉre la moustache grise de Son Eminence.
TrÊville entendait admirablement bien la guerre de cette Êpoque, oÝ, quand
on ne vivait pas aux dÊpens de l'ennemi, on vivait aux dÊpens de ses
compatriotes : ses soldats formaient une lÊgion de diables Á quatre,
indisciplinÊe pour tout autre que pour lui.
DÊbraillÊs, avinÊs, ÊcorchÊs, les mousquetaires du roi, ou plutÆt ceux
de M. de TrÊville, s'Êpandaient dans les cabarets, dans les promenades, dans
les jeux publics, criant fort et retroussant leurs moustaches, faisant
sonner leurs ÊpÊes, heurtant avec voluptÊ les gardes de M. le cardinal quand
ils les rencontraient ; puis dÊgainant en pleine rue, avec mille
plaisanteries ; tuÊs quelquefois, mais sÙrs en ce cas d'Ëtre pleurÊs et
vengÊs ; tuant souvent, et sÙrs alors de ne pas moisir en prison, M. de
TrÊville Êtant lÁ pour les rÊclamer. Aussi M. de TrÊville Êtait-il louÊ sur
tous les tons, chantÊ sur toutes les gammes par ces hommes qui l'adoraient,
et qui, tout gens de sac et de corde qu'ils Êtaient, tremblaient devant lui
comme des Êcoliers devant leur maÏtre, obÊissant au moindre mot, et prËts Á
se faire tuer pour laver le moindre reproche.
M. de TrÊville avait usÊ de ce levier puissant, pour le roi d'abord et
les amis du roi, -- puis pour lui-mËme et pour ses amis. Au reste, dans
aucun des MÊmoires de ce temps, qui a laissÊ tant de mÊmoires, on ne voit
que ce digne gentilhomme ait ÊtÊ accusÊ, mËme par ses ennemis -- et il en
avait autant parmi les gens de plume que chez les gens d'ÊpÊe -- , nulle
part on ne voit, disons-nous, que ce digne gentilhomme ait ÊtÊ accusÊ de se
faire payer la coopÊration de ses sÊides. Avec un rare gÊnie d'intrigue, qui
le rendait l'Êgal des plus forts intrigants, il Êtait restÊ honnËte homme.
Bien plus, en dÊpit des grandes estocades qui dÊhanchent et des exercices
pÊnibles qui fatiguent, il Êtait devenu un des plus galants coureurs de
ruelles, un des plus fins damerets, un des plus alambiquÊs diseurs de phÊbus
de son Êpoque ; on parlait des bonnes fortunes de TrÊville comme on avait
parlÊ vingt ans auparavant de celles de Bassompierre -- et ce n'Êtait pas
peu dire. Le capitaine des mousquetaires Êtait donc admirÊ, craint et aimÊ,
ce qui constitue l'apogÊe des fortunes humaines.
Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans son vaste
rayonnement ; mais son pÉre, soleil pluribus impar , laissa sa splendeur
personnelle Á chacun de ses favoris, sa valeur individuelle Á chacun de ses
courtisans. Outre le lever du roi et celui du cardinal, on comptait alors Á
Paris plus de deux cents petits levers, un peu recherchÊs. Parmi les deux
cents petits levers, celui de TrÊville Êtait un des plus courus.
La cour de son hÆtel, situÊ rue du Vieux-Colombier, ressemblait Á un
camp, et cela dÉs six heures du matin en ÊtÊ et dÉs huit heures en hiver.
Cinquante Á soixante mousquetaires, qui semblaient s'y relayer pour
prÊsenter un nombre toujours imposant, s'y promenaient sans cesse, armÊs en
guerre et prËts Á tout. Le long d'un de ses grands escaliers sur
l'emplacement desquels notre civilisation b×tirait une maison tout entiÉre,
montaient et descendaient les solliciteurs de Paris qui couraient aprÉs une
faveur quelconque, les gentilshommes de province avides d'Ëtre enrÆlÊs, et
les laquais chamarrÊs de toutes couleurs, qui venaient apporter Á M. de
TrÊville les messages de leurs maÏtres. Dans l'antichambre, sur de longues
banquettes circulaires, reposaient les Êlus, c'est-Á-dire ceux qui Êtaient
convoquÊs. Un bourdonnement durait lÁ depuis le matin jusqu'au soir, tandis
que M. de TrÊville, dans son cabinet contigu Á cette antichambre, recevait
les visites, Êcoutait les plaintes, donnait ses ordres et, comme le roi Á
son balcon du Louvre, n'avait qu'Á se mettre Á sa fenËtre pour passer la
revue des hommes et des armes.
Le jour oÝ d'Artagnan se prÊsenta, l'assemblÊe Êtait imposante, surtout
pour un provincial arrivant de sa province : il est vrai que ce provincial
Êtait Gascon, et que surtout Á cette Êpoque les compatriotes de d'Artagnan
avaient la rÊputation de ne point facilement se laisser intimider. En effet,
une fois qu'on avait franchi la porte massive, chevillÊe de longs clous Á
tËte quadrangulaire, on tombait au milieu d'une troupe de gens d'ÊpÊe qui se
croisaient dans la cour, s'interpellant, se querellant et jouant entre eux.
Pour se frayer un passage au milieu de toutes ces vagues tourbillonnantes,
il eÙt fallu Ëtre officier, grand seigneur ou jolie femme.
Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce dÊsordre que notre jeune
homme s'avanÚa, le coeur palpitant, rangeant sa longue rapiÉre le long de
ses jambes maigres, et tenant une main au rebord de son feutre avec ce
demi-sourire du provincial embarrassÊ qui veut faire bonne contenance.
Avait-il dÊpassÊ un groupe, alors il respirait plus librement, mais il
comprenait qu'on se retournait pour le regarder, et pour la premiÉre fois de
sa vie, d'Artagnan, qui jusqu'Á ce jour avait une assez bonne opinion de
lui-mËme, se trouva ridicule.
ArrivÊ Á l'escalier, ce fut pis encore : il y avait sur les premiÉres
marches quatre mousquetaires qui se divertissaient Á l'exercice suivant,
tandis que dix ou douze de leurs camarades attendaient sur le palier que
leur tour vÏnt de prendre place Á la partie.
Un d'eux, placÊ sur le degrÊ supÊrieur, l'ÊpÊe nue Á la main, empËchait
ou du moins s'efforÚait d'empËcher les trois autres de monter.
Ces trois autres s'escrimaient contre lui de leurs ÊpÊes fort agiles.
D'Artagnan prit d'abord ces fers pour des fleurets d'escrime, il les crut
boutonnÊs : mais il reconnut bientÆt Á certaines Êgratignures que chaque
arme, au contraire, Êtait affilÊe et aiguisÊe Á souhait, et Á chacune de ces
Êgratignures, non seulement les spectateurs, mais encore les acteurs riaient
comme des fous.
Celui qui occupait le degrÊ en ce moment tenait merveilleusement ses
adversaires en respect. On faisait cercle autour d'eux : la condition
portait qu'Á chaque coup le touchÊ quitterait la partie, en perdant son tour
d'audience au profit du toucheur. En cinq minutes trois furent effleurÊs,
l'un au poignet, l'autre au menton, l'autre Á l'oreille, par le dÊfenseur du
degrÊ, qui lui-mËme ne fut pas atteint : adresse qui lui valut, selon les
conventions arrËtÊes, trois tours de faveur.
Si difficile non pas qu'il fÙt, mais qu'il voulÙt Ëtre Á Êtonner, ce
passe- temps Êtonna notre jeune voyageur ; il avait vu dans sa province,
cette terre oÝ s'Êchauffent cependant si promptement les tËtes, un peu plus
de prÊliminaires aux duels, et la gasconnade de ces quatre joueurs lui parut
la plus forte de toutes celles qu'il avait ouÐes jusqu'alors, mËme en
Gascogne. Il se crut transportÊ dans ce fameux pays des gÊants oÝ Gulliver
alla depuis et eut si grand-peur ; et cependant il n'Êtait pas au bout :
restaient le palier et l'antichambre.
Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires de
femmes, et dans l'antichambre des histoires de cour. Sur le palier,
d'Artagnan rougit ; dans l'antichambre, il frissonna. Son imagination
ÊveillÊe et vagabonde, qui en Gascogne le rendait redoutable aux jeunes
femmes de chambre et mËme quelquefois aux jeunes maÏtresses, n'avait jamais
rËvÊ, mËme dans ces moments de dÊlire, la moitiÊ de ces merveilles
amoureuses et le quart de ces prouesses galantes, rehaussÊes des noms les
plus connus et des dÊtails les moins voilÊs. Mais si son amour pour les
bonnes moeurs fut choquÊ sur le palier, son respect pour le cardinal fut
scandalisÊ dans l'antichambre. LÁ, Á son grand Êtonnement, d'Artagnan
entendait critiquer tout haut la politique qui faisait trembler l'Europe, et
la vie privÊe du cardinal, que tant de hauts et puissants seigneurs avaient
ÊtÊ punis d'avoir tentÊ d'approfondir : ce grand homme, rÊvÊrÊ par M.
d'Artagnan pÉre, servait de risÊe aux mousquetaires de M. de TrÊville, qui
raillaient ses jambes cagneuses et son dos voÙtÊ ; quelques-uns chantaient
des noÌls sur Mme d'Aiguillon, sa maÏtresse, et Mme de Combalet, sa niÉce,
tandis que les autres liaient des parties contre les pages et les gardes du
cardinal-duc, toutes choses qui paraissaient Á d'Artagnan de monstrueuses
impossibilitÊs.
Cependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout Á coup Á
l'improviste au milieu de tous ces quolibets cardinalesques, une espÉce de
b×illon calfeutrait pour un moment toutes ces bouches moqueuses ; on
regardait avec hÊsitation autour de soi, et l'on semblait craindre
l'indiscrÊtion de la cloison du cabinet de M. de TrÊville ; mais bientÆt une
allusion ramenait la conversation sur Son Eminence, et alors les Êclats
reprenaient de plus belle, et la lumiÉre n'Êtait mÊnagÊe sur aucune de ses
actions.
" Certes, voilÁ des gens qui vont Ëtre embastillÊs et pendus, pensa
d'Artagnan avec terreur, et moi sans aucun doute avec eux, car du moment oÝ
je les ai ÊcoutÊs et entendus, je serai tenu pour leur complice. Que dirait
Monsieur mon pÉre, qui m'a si fort recommandÊ le respect du cardinal, s'il
me savait dans la sociÊtÊ de pareils paÐens ? "
Aussi, comme on s'en doute sans que je le dise, d'Artagnan n'osait se
livrer Á la conversation ; seulement il regardait de tous ses yeux, Êcoutant
de toutes ses oreilles, tendant avidement ses cinq sens pour ne rien perdre,
et malgrÊ sa confiance dans les recommandations paternelles, il se sentait
portÊ par ses goÙts et entraÏnÊ par ses instincts Á louer plutÆt qu'Á bl×mer
les choses inouÐes qui se passaient lÁ.
Cependant, comme il Êtait absolument Êtranger Á la foule des courtisans
de M. de TrÊville, et que c'Êtait la premiÉre fois qu'on l'apercevait en ce
lieu, on vint lui demander ce qu'il dÊsirait. A cette demande, d'Artagnan se
nomma fort humblement, s'appuya du titre de compatriote, et pria le valet de
chambre qui Êtait venu lui faire cette question de demander pour lui Á M. de
TrÊville un moment d'audience, demande que celui-ci promit d'un ton
protecteur de transmettre en temps et lieu.
D'Artagnan, un peu revenu de sa surprise premiÉre, eut donc le loisir
d'Êtudier un peu les costumes et les physionomies.
Au centre du groupe le plus animÊ Êtait un mousquetaire de grande
taille, d'une figure hautaine et d'une bizarrerie de costume qui attirait
sur lui l'attention gÊnÊrale. Il ne portait pas, pour le moment, la casaque
d'uniforme, qui, au reste, n'Êtait pas absolument obligatoire dans cette
Êpoque de libertÊ moindre mais d'indÊpendance plus grande, mais un
justaucorps bleu de ciel, tant soit peu fanÊ et r×pÊ, et sur cet habit un
baudrier magnifique, en broderies d'or, et qui reluisait comme les Êcailles
dont l'eau se couvre au grand soleil. Un manteau long de velours cramoisi
tombait avec gr×ce sur ses Êpaules, dÊcouvrant par- devant seulement le
splendide baudrier, auquel pendait une gigantesque rapiÉre.
Ce mousquetaire venait de descendre de garde Á l'instant mËme, se
plaignait d'Ëtre enrhumÊ et toussait de temps en temps avec affectation.
Aussi avait-il pris le manteau, Á ce qu'il disait autour de lui, et tandis
qu'il parlait du haut de sa tËte, en frisant dÊdaigneusement sa moustache,
on admirait avec enthousiasme le baudrier brodÊ, et d'Artagnan plus que tout
autre.
" Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en vient ; c'est une
folie, je le sais bien, mais c'est la mode. D'ailleurs, il faut bien
employer Á quelque chose l'argent de sa lÊgitime.
-- Ah ! Porthos ! s'Êcria un des assistants, n'essaie pas de nous faire
croire que ce baudrier te vient de la gÊnÊrositÊ paternelle : il t'aura ÊtÊ
donnÊ par la dame voilÊe avec laquelle je t'ai rencontrÊ l'autre dimanche
vers la porte Saint-HonorÊ.
-- Non, sur mon honneur et foi de gentilhomme, je l'ai achetÊ moi-
mËme, et de mes propres deniers, rÊpondit celui qu'on venait de dÊsigner
sous le nom de Porthos.
-- Oui, comme j'ai achetÊ, moi, dit un autre mousquetaire, cette bourse
neuve, avec ce que ma maÏtresse avait mis dans la vieille.
-- Vrai, dit Porthos, et la preuve c'est que je l'ai payÊ douze
pistoles. "
L'admiration redoubla, quoique le doute continu×t d'exister.
" N'est-ce pas, Aramis ? " dit Porthos se tournant vers un autre
mousquetaire.
Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec celui qui
l'interrogeait et qui venait de le dÊsigner sous le nom d'Aramis : c'Êtait
un jeune homme de vingt-deux Á vingt-trois ans Á peine, Á la figure naÐve et
doucereuse, Á l'oeil noir et doux et aux joues roses et veloutÊes comme une
pËche en automne ; sa moustache fine dessinait sur sa lÉvre supÊrieure une
ligne d'une rectitude parfaite ; ses mains semblaient craindre de
s'abaisser, de peur que leurs veines ne se gonflassent, et de temps en temps
il se pinÚait le bout des oreilles pour les maintenir d'un incarnat tendre
et transparent. D'habitude il parlait peu et lentement, saluait beaucoup,
riait sans bruit en montrant ses dents, qu'il avait belles et dont, comme du
reste de sa personne, il semblait prendre le plus grand soin. Il rÊpondit
par un signe de tËte affirmatif Á l'interpellation de son ami.
Cette affirmation parut avoir fixÊ tous les doutes Á l'endroit du
baudrier ; on continua donc de l'admirer, mais on n'en parla plus ; et par
un de ces revirements rapides de la pensÊe, la conversation passa tout Á
coup Á un autre sujet.
" Que pensez-vous de ce que raconte l'Êcuyer de Chalais ? " demanda un
autre mousquetaire sans interpeller directement personne, mais s'adressant
au contraire Á tout le monde.
" Et que raconte-t-il ? demanda Porthos d'un ton suffisant.
-- Il raconte qu'il a trouvÊ Á Bruxelles Rochefort, l'×me damnÊe du
cardinal, dÊguisÊ en capucin ; ce Rochefort maudit, gr×ce Á ce dÊguisement,
avait jouÊ M. de Laigues comme un niais qu'il est.
-- Comme un vrai niais, dit Porthos ; mais la chose est-elle sÙre ?
-- Je la tiens d'Aramis, rÊpondit le mousquetaire.
-- Vraiment ?
-- Eh ! vous le savez bien, Porthos, dit Aramis ; je vous l'ai
racontÊe, Á vous-mËme hier, n'en parlons donc plus.
-- N'en parlons plus, voilÁ votre opinion Á vous, reprit Porthos. N'en
parlons plus ! peste ! comme vous concluez vite. Comment ! le cardinal fait
espionner un gentilhomme, fait voler sa correspondance par un traÏtre, un
brigand, un pendard ; fait, avec l'aide de cet espion et gr×ce Á cette
correspondance, couper le cou Á Chalais, sous le stupide prÊtexte qu'il a
voulu tuer le roi et marier Monsieur avec la reine ! Personne ne savait un
mot de cette Ênigme, vous nous l'apprenez hier, Á la grande satisfaction de
tous, et quand nous sommes encore tout Êbahis de cette nouvelle, vous venez
nous dire aujourd'hui : N'en parlons plus !
-- Parlons-en donc, voyons, puisque vous le dÊsirez, reprit Aramis avec
patience.
-- Ce Rochefort, s'Êcria Porthos, si j'Êtais l'Êcuyer du pauvre
Chalais, passerait avec moi un vilain moment.
-- Et vous, vous passeriez un triste quart d'heure avec le duc Rouge,
reprit Aramis.
-- Ah ! le duc Rouge ! bravo, bravo, le duc Rouge ! rÊpondit Porthos en
battant des mains et en approuvant de la tËte. Le " duc Rouge " est
charmant. Je rÊpandrai le mot, mon cher, soyez tranquille. A-t-il de
l'esprit, cet Aramis ! Quel malheur que vous n'ayez pas pu suivre votre
vocation, mon cher ! quel dÊlicieux abbÊ vous eussiez fait !
-- Oh ! ce n'est qu'un retard momentanÊ, reprit Aramis ; un jour, je le
serai. Vous savez bien, Porthos, que je continue d'Êtudier la thÊologie pour
cela.
-- Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera tÆt ou tard.
-- TÆt, dit Aramis.
-- Il n'attend qu'une chose pour le dÊcider tout Á fait et pour
reprendre sa soutane, qui est pendue derriÉre son uniforme, reprit un
mousquetaire.
-- Et quelle chose attend-il ? demanda un autre.
-- Il attend que la reine ait donnÊ un hÊritier Á la couronne de
France.
-- Ne plaisantons pas lÁ-dessus, Messieurs, dit Porthos ; gr×ce Á Dieu,
la reine est encore d'×ge Á le donner.
-- On dit que M. de Buckingham est en France, reprit Aramis avec un
rire narquois qui donnait Á cette phrase, si simple en apparence, une
signification passablement scandaleuse.
-- Aramis, mon ami, pour cette fois vous avez tort, interrompit
Porthos, et votre manie d'esprit vous entraÏne toujours au-delÁ des bornes ;
si M. de TrÊville vous entendait, vous seriez mal venu de parler ainsi.
-- Allez-vous me faire la leÚon, Porthos ? s'Êcria Aramis, dans l'oeil
doux duquel on vit passer comme un Êclair.
-- Mon cher, soyez mousquetaire ou abbÊ. Soyez l'un ou l'autre, mais
pas l'un et l'autre, reprit Porthos. Tenez, Athos vous l'a dit encore
l'autre jour : vous mangez Á tous les r×teliers. Ah ! ne nous f×chons pas,
je vous prie, ce serait inutile, vous savez bien ce qui est convenu entre
vous, Athos et moi. Vous allez chez Mme d'Aiguillon, et vous lui faites la
cour ; vous allez chez Mme de Bois-Tracy, la cousine de Mme de Chevreuse, et
vous passez pour Ëtre fort en avant dans les bonnes gr×ces de la dame. Oh !
mon Dieu, n'avouez pas votre bonheur, on ne vous demande pas votre secret,
on connaÏt votre discrÊtion. Mais puisque vous possÊdez cette vertu, que
diable ! Faites-en usage Á l'endroit de Sa MajestÊ. S'occupe qui voudra, et
comme on voudra du roi et du cardinal ; mais la reine est sacrÊe, et si l'on
en parle, que ce soit en bien.
-- Porthos, vous Ëtes prÊtentieux comme Narcisse, je vous en prÊviens,
rÊpondit Aramis ; vous savez que je hais la morale, exceptÊ quand elle est
faite par Athos. Quant Á vous, mon cher, vous avez un trop magnifique
baudrier pour Ëtre bien fort lÁ-dessus. Je serai abbÊ s'il me convient ; en
attendant, je suis mousquetaire : en cette qualitÊ, je dis ce qu'il me
plaÏt, et en ce moment il me plaÏt de vous dire que vous m'impatientez.
-- Aramis !
-- Porthos !
-- Eh ! Messieurs ! Messieurs ! s'Êcria-t-on autour d'eux.
-- M. de TrÊville attend M. d'Artagnan " , interrompit le laquais en
ouvrant la porte du cabinet.
A cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait ouverte, chacun se
tut, et au milieu du silence gÊnÊral le jeune Gascon traversa l'antichambre
dans une partie de sa longueur et entra chez le capitaine des mousquetaires,
se fÊlicitant de tout son coeur d'Êchapper aussi Á point Á la fin de cette
bizarre querelle.
M. de TrÊville Êtait pour le moment de fort mÊchante humeur ; nÊanmoins
il salua poliment le jeune homme, qui s'inclina jusqu'Á terre, et il sourit
en recevant son compliment, dont l'accent bÊarnais lui rappela Á la fois sa
jeunesse et son pays, double souvenir qui fait sourire l'homme Á tous les
×ges. Mais, se rapprochant presque aussitÆt de l'antichambre et faisant Á
d'Artagnan un signe de la main, comme pour lui demander la permission d'en
finir avec les autres avant de commencer avec lui, il appela trois fois, en
grossissant la voix Á chaque fois, de sorte qu'il parcourut tous les tons
intervallaires entre l'accent impÊratif et l'accent irritÊ :
" Athos ! Porthos ! Aramis ! "
Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons dÊjÁ fait connaissance,
et qui rÊpondaient aux deux derniers de ces trois noms, quittÉrent aussitÆt
les groupes dont ils faisaient partie et s'avancÉrent vers le cabinet, dont
la porte se referma derriÉre eux dÉs qu'ils en eurent franchi le seuil. Leur
contenance, bien qu'elle ne fÙt pas tout Á fait tranquille, excita
cependant, par son laisser-aller Á la fois plein de dignitÊ et de
soumission, l'admiration de d'Artagnan, qui voyait dans ces hommes des
demi-dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien armÊ de tous ses foudres.
Quand les deux mousquetaires furent entrÊs, quand la porte fut refermÊe
derriÉre eux, quand le murmure bourdonnant de l'antichambre, auquel l'appel
qui venait d'Ëtre fait avait sans doute donnÊ un nouvel aliment, eut
recommencÊ ; quand enfin M. de TrÊville eut trois ou quatre fois arpentÊ,
silencieux et le sourcil froncÊ, toute la longueur de son cabinet, passant
chaque fois devant Porthos et Aramis, roides et muets comme Á la parade, il
s'arrËta tout Á coup en face d'eux, et les couvrant des pieds Á la tËte d'un
regard irritÊ :
" Savez-vous ce que m'a dit le roi, s'Êcria-t-il, et cela pas plus tard
qu'hier au soir ? le savez-vous, Messieurs ?
-- Non, rÊpondirent aprÉs un instant de silence les deux mousquetaires
; non, Monsieur, nous l'ignorons.
-- Mais j'espÉre que vous nous ferez l'honneur de nous le dire, ajouta
Aramis de son ton le plus poli et avec la plus gracieuse rÊvÊrence.
-- Il m'a dit qu'il recruterait dÊsormais ses mousquetaires parmi les
gardes de M. le cardinal !
-- Parmi les gardes de M. le cardinal ! et pourquoi cela ? demanda
vivement Porthos.
-- Parce qu'il voyait bien que sa piquette avait besoin d'Ëtre
ragaillardie par un mÊlange de bon vin. "
Les deux mousquetaires rougirent jusqu'au blanc des yeux. D'Artagnan ne
savait oÝ il en Êtait et eÙt voulu Ëtre Á cent pieds sous terre.
" Oui, oui, continua M. de TrÊville en s'animant, oui, et Sa MajestÊ
avait raison, car, sur mon honneur, il est vrai que les mousquetaires font
triste figure Á la cour. M. le cardinal racontait hier au jeu du roi, avec
un air de condolÊance qui me dÊplut fort, qu'avant-hier ces damnÊs
mousquetaires, ces diables Á quatre -- il appuyait sur ces mots avec un
accent ironique qui me dÊplut encore davantage --, ces pourfendeurs,
ajoutait-il en me regardant de son oeil de chat-tigre, s'Êtaient attardÊs
rue FÊrou, dans un cabaret, et qu'une ronde de ses gardes -- j'ai cru qu'il
allait me rire au nez -- avait ÊtÊ forcÊe d'arrËter les perturbateurs.
Morbleu ! vous devez en savoir quelque chose ! ArrËter des mousquetaires !
Vous en Êtiez, vous autres, ne vous en dÊfendez pas, on vous a reconnus, et
le cardinal vous a nommÊs. VoilÁ bien ma faute, oui, ma faute, puisque c'est
moi qui choisis mes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable
m'avez-vous demandÊ la casaque quand vous alliez Ëtre si bien sous la
soutane ? Voyons, vous, Porthos, n'avez-vous un si beau baudrier d'or que
pour y suspendre une ÊpÊe de paille ? Et Athos ! je ne vois pas Athos. OÝ
est-il ?
-- Monsieur, rÊpondit tristement Aramis, il est malade, fort malade.
-- Malade, fort malade, dites-vous ? et de quelle maladie ?
-- On craint que ce ne soit de la petite vÊrole, Monsieur, rÊpondit
Porthos voulant mËler Á son tour un mot Á la conversation, et ce qui serait
f×cheux en ce que trÉs certainement cela g×terait son visage.
-- De la petite vÊrole ! VoilÁ encore une glorieuse histoire que vous
me contez lÁ, Porthos !... Malade de la petite vÊrole, Á son ×ge ?... Non
pas !... mais blessÊ sans doute, tuÊ peut-Ëtre... Ah ! si je le savais !...
Sangdieu ! Messieurs les mousquetaires, je n'entends pas que l'on hante
ainsi les mauvais lieux, qu'on se prenne de querelle dans la rue et qu'on
joue de l'ÊpÊe dans les carrefours. Je ne veux pas enfin qu'on prËte Á rire
aux gardes de M. le cardinal, qui sont de braves gens, tranquilles, adroits,
qui ne se mettent jamais dans le cas d'Ëtre arrËtÊs, et qui d'ailleurs ne se
laisseraient pas arrËter eux !... j'en suis sÙr... Ils aimeraient mieux
mourir sur la place que de faire un pas en arriÉre... Se sauver, dÊtaler,
fuir, c'est bon pour les mousquetaires du roi, cela ! "
Porthos et Aramis frÊmissaient de rage. Ils auraient volontiers
ÊtranglÊ M. de TrÊville, si au fond de tout cela ils n'avaient pas senti que
c'Êtait le grand amour qu'il leur portait qui le faisait leur parler ainsi.
Ils frappaient le tapis du pied, se mordaient les lÉvres jusqu'au sang et
serraient de toute leur force la garde de leur ÊpÊe. Au-dehors on avait
entendu appeler, comme nous l'avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l'on
avait devinÊ, Á l'accent de la voix de M. de TrÊville, qu'il Êtait
parfaitement en colÉre. Dix tËtes curieuses Êtaient appuyÊes Á la tapisserie
et p×lissaient de fureur, car leurs oreilles collÊes Á la porte ne perdaient
pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs bouches rÊpÊtaient au
fur et Á mesure les paroles insultantes du capitaine Á toute la population
de l'antichambre. En un instant depuis la porte du cabinet jusqu'Á la porte
de la rue, tout l'hÆtel fut en Êbullition.
" Ah ! les mousquetaires du roi se font arrËter par les gardes de M. le
cardinal " , continua M. de TrÊville aussi furieux Á l'intÊrieur que ses
soldats, mais saccadant ses paroles et les plongeant une Á une pour ainsi
dire et comme autant de coups de stylet dans la poitrine de ses auditeurs. "
Ah ! six gardes de Son Eminence arrËtent six mousquetaires de Sa MajestÊ !
Morbleu ! j'ai pris mon parti. Je vais de ce pas au Louvre ; je donne ma
dÊmission de capitaine des mousquetaires du roi pour demander une
lieutenance dans les gardes du cardinal, et s'il me refuse, morbleu ! je me
fais abbÊ. "
A ces paroles, le murmure de l'extÊrieur devint une explosion : partout
on n'entendait que jurons et blasphÉmes. Les morbleu ! les sangdieu ! les
morts de tous les diables ! se croisaient dans l'air. D'Artagnan cherchait
une tapisserie derriÉre laquelle se cacher, et se sentait une envie
dÊmesurÊe de se fourrer sous la table.
" Eh bien, mon capitaine, dit Porthos hors de lui, la vÊritÊ est que
nous Êtions six contre six, mais nous avons ÊtÊ pris en traÏtre, et avant
que nous eussions eu le temps de tirer nos ÊpÊes, deux d'entre nous Êtaient
tombÊs morts, et Athos, blessÊ griÉvement, ne valait guÉre mieux. Car vous
le connaissez, Athos ; eh bien, capitaine, il a essayÊ de se relever deux
fois, et il est retombÊ deux fois. Cependant nous ne nous sommes pas rendus,
non ! l'on nous a entraÏnÊs de force. En chemin, nous nous sommes sauvÊs.
Quant Á Athos, on l'avait cru mort, et on l'a laissÊ bien tranquillement sur
le champ de bataille, ne pensant pas qu'il valÙt la peine d'Ëtre emportÊ.
VoilÁ l'histoire. Que diable, capitaine ! on ne gagne pas toutes les
batailles. Le grand PompÊe a perdu celle de Pharsale, et le roi FranÚois
Ier, qui, Á ce que j'ai entendu dire, en valait bien un autre, a perdu
cependant celle de Pavie.
-- Et j'ai l'honneur de vous assurer que j'en ai tuÊ un avec sa propre
ÊpÊe, dit Aramis, car la mienne s'est brisÊe Á la premiÉre parade... TuÊ ou
poignardÊ, Monsieur, comme il vous sera agrÊable.
-- Je ne savais pas cela, reprit M. de TrÊville d'un ton un peu
radouci. M. le cardinal avait exagÊrÊ, Á ce que je vois.
-- Mais de gr×ce, Monsieur, continua Aramis, qui, voyant son capitaine
s'apaiser, osait hasarder une priÉre, de gr×ce, Monsieur, ne dites pas
qu'Athos lui-mËme est blessÊ : il serait au dÊsespoir que cela parvint aux
oreilles du roi, et comme la blessure est des plus graves, attendu qu'aprÉs
avoir traversÊ l'Êpaule elle pÊnÉtre dans la poitrine, il serait Á
craindre... "
Au mËme instant la portiÉre se souleva, et une tËte noble et belle,
mais affreusement p×le, parut sous la frange.
" Athos ! s'ÊcriÉrent les deux mousquetaires.
-- Athos ! rÊpÊta M. de TrÊville lui-mËme.
-- Vous m'avez mandÊ, Monsieur, dit Athos Á M. de TrÊville d'une voix
affaiblie mais parfaitement calme, vous m'avez demandÊ, Á ce que m'ont dit
nos camarades, et je m'empresse de me rendre Á vos ordres ; voilÁ, Monsieur,
que me voulez-vous ? "
Et Á ces mots le mousquetaire, en tenue irrÊprochable, sanglÊ comme de
coutume, entra d'un pas ferme dans le cabinet. M. de TrÊville, Êmu jusqu'au
fond du coeur de cette preuve de courage, se prÊcipita vers lui.
" J'Êtais en train de dire Á ces Messieurs, ajouta-t-il, que je dÊfends
Á mes mousquetaires d'exposer leurs jours sans nÊcessitÊ, car les braves
gens sont bien chers au roi, et le roi sait que ses mousquetaires sont les
plus braves gens de la terre. Votre main, Athos. "
Et sans attendre que le nouveau venu rÊpondÏt de lui-mËme Á cette
preuve d'affection, M. de TrÊville saisissait sa main droite et la lui
serrait de toutes ses forces, sans s'apercevoir qu'Athos, quel que fÙt son
empire sur lui-mËme, laissait Êchapper un mouvement de douleur et p×lissait
encore, ce que l'on aurait pu croire impossible.
La porte Êtait restÊe entrouverte, tant l'arrivÊe d'Athos, dont, malgrÊ
le secret gardÊ, la blessure Êtait connue de tous, avait produit de
sensation. Un brouhaha de satisfaction accueillit les derniers mots du
capitaine et deux ou trois tËtes, entraÏnÊes par l'enthousiasme, apparurent
par les ouvertures de la tapisserie. Sans doute, M. de TrÊville allait
rÊprimer par de vives paroles cette infraction aux lois de l'Êtiquette,
lorsqu'il sentit tout Á coup la main d'Athos se crisper dans la sienne, et
qu'en portant les yeux sur lui il s'aperÚut qu'il allait s'Êvanouir. Au mËme
instant, Athos, qui avait rassemblÊ toutes ses forces pour lutter contre la
douleur, vaincu enfin par elle, tomba sur le parquet comme s'il fÙt mort.
" Un chirurgien ! cria M. de TrÊville. Le mien, celui du roi, le
meilleur ! Un chirurgien ! ou, sang dieu ! mon brave Athos va trÊpasser. "
Aux cris de M. de TrÊville, tout le monde se prÊcipita dans son cabinet
sans qu'il songe×t Á en fermer la porte Á personne, chacun s'empressant
autour du blessÊ. Mais tout cet empressement eÙt ÊtÊ inutile, si le docteur
demandÊ ne se fÙt trouvÊ dans l'hÆtel mËme ; il fendit la foule, s'approcha
d'Athos toujours Êvanoui, et, comme tout ce bruit et tout ce mouvement le
gËnait fort, il demanda comme premiÉre chose et comme la plus urgente que le
mousquetaire fÙt emportÊ dans une chambre voisine. AussitÆt M. de TrÊville
ouvrit une porte et montra le chemin Á Porthos et Á Aramis, qui emportÉrent
leur camarade dans leurs bras. DerriÉre ce groupe marchait le chirurgien, et
derriÉre le chirurgien, la porte se referma.
Alors le cabinet de M. de TrÊville, ce lieu ordinairement si respectÊ,
devint momentanÊment une succursale de l'antichambre. Chacun discourait,
pÊrorait, parlait haut, jurant, sacrant, donnant le cardinal et ses gardes Á
tous les diables.
Un instant aprÉs, Porthos et Aramis rentrÉrent ; le chirurgien et M. de
TrÊville seuls Êtaient restÊs prÉs du blessÊ.
Enfin M. de TrÊville rentra Á son tour. Le blessÊ avait repris
connaissance ; le chirurgien dÊclarait que l'Êtat du mousquetaire n'avait
rien qui pÙt inquiÊter ses amis, sa faiblesse ayant ÊtÊ purement et
simplement occasionnÊe par la perte de son sang.
Puis M. de TrÊville fit un signe de la main, et chacun se retira,
exceptÊ d'Artagnan, qui n'oubliait point qu'il avait audience et qui, avec
sa tÊnacitÊ de Gascon, Êtait demeurÊ Á la mËme place.
Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut refermÊe, M. de
TrÊville se retourna et se trouva seul avec le jeune homme. L'ÊvÊnement qui
venait d'arriver lui avait quelque peu fait perdre le fil de ses idÊes. Il
s'informa de ce que lui voulait l'obstinÊ solliciteur. D'Artagnan alors se
nomma, et M. de TrÊville, se rappelant d'un seul coup tous ses souvenirs du
prÊsent et du passÊ, se trouva au courant de sa situation.
" Pardon lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote, mais je
vous avais parfaitement oubliÊ. Que voulez-vous ! un capitaine n'est rien
qu'un pÉre de famille chargÊ d'une plus grande responsabilitÊ qu'un pÉre de
famille ordinaire. Les soldats sont de grands enfants ; mais comme je tiens
Á ce que les ordres du roi, et surtout ceux de M. le cardinal, soient
exÊcutÊs... "
D'Artagnan ne put dissimuler un sourire. A ce sourire, M. de TrÊville
jugea qu'il n'avait point affaire Á un sot, et venant droit au fait, tout en
changeant de conversation :
" J'ai beaucoup aimÊ Monsieur votre pÉre, dit-il. Que puis-je faire
pour son fils ? h×tez-vous, mon temps n'est pas Á moi.
-- Monsieur, dit d'Artagnan, en quittant Tarbes et en venant ici, je me
proposais de vous demander, en souvenir de cette amitiÊ dont vous n'avez pas
perdu mÊmoire, une casaque de mousquetaire ; mais, aprÉs tout ce que je vois
depuis deux heures, je comprends qu'une telle faveur serait Ênorme, et je
tremble de ne point la mÊriter.
-- C'est une faveur en effet, jeune homme, rÊpondit M. de TrÊville ;
mais elle peut ne pas Ëtre si fort au-dessus de vous que vous le croyez ou
que vous avez l'air de le croire. Toutefois une dÊcision de Sa MajestÊ a
prÊvu ce cas, et je vous annonce avec regret qu'on ne reÚoit personne
mousquetaire avant l'Êpreuve prÊalable de quelques campagnes, de certaines
actions d'Êclat, ou d'un service de deux ans dans quelque autre rÊgiment
moins favorisÊ que le nÆtre. "
D'Artagnan s'inclina sans rien rÊpondre. Il se sentait encore plus
avide d'endosser l'uniforme de mousquetaire depuis qu'il y avait de si
grandes difficultÊs Á l'obtenir.
" Mais, continua TrÊville en fixant sur son compatriote un regard si
perÚant qu'on eÙt dit qu'il voulait lire jusqu'au fond de son coeur, mais,
en faveur de votre pÉre, mon ancien compagnon, comme je vous l'ai dit, je
veux faire quelque chose pour vous, jeune homme. Nos cadets de BÊarn ne sont
ordinairement pas riches, et je doute que les choses aient fort changÊ de
face depuis mon dÊpart de la province. Vous ne devez donc pas avoir de trop,
pour vivre, de l'argent que vous avez apportÊ avec vous. "
D'Artagnan se redressa d'un air fier qui voulait dire qu'il ne
demandait l'aumÆne Á personne.
" C'est bien, jeune homme, c'est bien, continua TrÊville, je connais
ces airs-lÁ, je suis venu Á Paris avec quatre Êcus dans ma poche, et je me
serais battu avec quiconque m'aurait dit que je n'Êtais pas en Êtat
d'acheter le Louvre. "
D'Artagnan se redressa de plus en plus ; gr×ce Á la vente de son
cheval, il commenÚait sa carriÉre avec quatre Êcus de plus que M. de
TrÊville n'avait commencÊ la sienne.
" Vous devez donc, disais-je, avoir besoin de conserver ce que vous
avez, si forte que soit cette somme ; mais vous devez avoir besoin aussi de
vous perfectionner dans les exercices qui conviennent Á un gentilhomme.
J'Êcrirai dÉs aujourd'hui une lettre au directeur de l'AcadÊmie royale, et
dÉs demain il vous recevra sans rÊtribution aucune. Ne refusez pas cette
petite douceur. Nos gentilshommes les mieux nÊs et les plus riches la
sollicitent quelquefois, sans pouvoir l'obtenir. Vous apprendrez le manÉge
du cheval, l'escrime et la danse ; vous y ferez de bonnes connaissances, et
de temps en temps vous reviendrez me voir pour me dire oÝ vous en Ëtes et si
je puis faire quelque chose pour vous. "
D'Artagnan, tout Êtranger qu'il fÙt encore aux faÚons de cour,
s'aperÚut de la froideur de cet accueil.
" HÊlas, Monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recommandation
que mon pÉre m'avait remise pour vous me fait dÊfaut aujourd'hui !
-- En effet, rÊpondit M. de TrÊville, je m'Êtonne que vous ayez
entrepris un aussi long voyage sans ce viatique obligÊ, notre seule
ressource Á nous autres BÊarnais.
-- Je l'avais, Monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme, s'Êcria
d'Artagnan ; mais on me l'a perfidement dÊrobÊ. "
Et il raconta toute la scÉne de Meung, dÊpeignit le gentilhomme inconnu
dans ses moindres dÊtails, le tout avec une chaleur, une vÊritÊ qui
charmÉrent M. de TrÊville.
" VoilÁ qui est Êtrange, dit ce dernier en mÊditant ; vous aviez donc
parlÊ de moi tout haut ?
-- Oui, Monsieur, sans doute j'avais commis cette imprudence ; que
voulez-vous, un nom comme le vÆtre devait me servir de bouclier en route :
jugez si je me suis mis souvent Á couvert ! "
La flatterie Êtait fort de mise alors, et M. de TrÊville aimait
l'encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc s'empËcher de
sourire avec une visible satisfaction, mais ce sourire s'effaÚa bientÆt, et
revenant de lui-mËme Á l'aventure de Meung :
" Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n'avait-il pas une lÊgÉre
cicatrice Á la tempe ?
-- Oui, comme le ferait l'Êraflure d'une balle.
-- N'Êtait-ce pas un homme de belle mine ?
-- Oui.
-- De haute taille ?
-- Oui.
-- P×le de teint et brun de poil ?
-- Oui, oui, c'est cela. Comment se fait-il, Monsieur, que vous
connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je le retrouverai,
je vous le jure, fÙt-ce en enfer...
-- Il attendait une femme ? continua TrÊville.
-- Il est du moins parti aprÉs avoir causÊ un instant avec celle qu'il
attendait.
-- Vous ne savez pas quel Êtait le sujet de leur conversation ?
-- Il lui remettait une boÏte, lui disait que cette boÏte contenait ses
instructions, et lui recommandait de ne l'ouvrir qu'Á Londres.
-- Cette femme Êtait Anglaise ?
-- Il l'appelait Milady.
-- C'est lui ! murmura TrÊville, c'est lui ! je le croyais encore Á
Bruxelles !
-- Oh ! Monsieur, si vous savez quel est cet homme, s'Êcria d'Artagnan,
indiquez-moi qui il est et d'oÝ il est, puis je vous tiens quitte de tout,
mËme de votre promesse de me faire entrer dans les mousquetaires ; car avant
toute chose je veux me venger.
-- Gardez-vous-en bien, jeune homme, s'Êcria TrÊville ; si vous le
voyez venir, au contraire, d'un cÆtÊ de la rue, passez de l'autre ! Ne vous
heurtez pas Á un pareil rocher : il vous briserait comme un verre.
-- Cela n'empËche pas, dit d'Artagnan, que si jamais je le retrouve...
-- En attendant, reprit TrÊville, ne le cherchez pas, si j'ai un
conseil Á vous donner. "
Tout Á coup TrÊville s'arrËta, frappÊ d'un soupÚon subit. Cette grande
haine que manifestait si hautement le jeune voyageur pour cet homme, qui,
chose assez peu vraisemblable, lui avait dÊrobÊ la lettre de son pÉre, cette
haine ne cachait-elle pas quelque perfidie ? ce jeune homme n'Êtait-il pas
envoyÊ par Son Eminence ? ne venait-il pas pour lui tendre quelque piÉge ?
ce prÊtendu d'Artagnan n'Êtait-il pas un Êmissaire du cardinal qu'on
cherchait Á introduire dans sa maison, et qu'on avait placÊ prÉs de lui pour
surprendre sa confiance et pour le perdre plus tard, comme cela s'Êtait
mille fois pratiquÊ ? Il regarda d'Artagnan plus fixement encore cette
seconde fois que la premiÉre. Il fut mÊdiocrement rassurÊ par l'aspect de
cette physionomie pÊtillante d'esprit astucieux et d'humilitÊ affectÊe.
" Je sais bien qu'il est Gascon, pensa-t-il ; mais il peut l'Ëtre aussi
bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, Êprouvons-le. "
" Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils de mon ancien
ami, car je tiens pour vraie l'histoire de cette lettre perdue, je veux,
dis- je, pour rÊparer la froideur que vous avez d'abord remarquÊe dans mon
accueil, vous dÊcouvrir les secrets de notre politique. Le roi et le
cardinal sont les meilleurs amis ; leurs apparents dÊmËlÊs ne sont que pour
tromper les sots. Je ne prÊtends pas qu'un compatriote, un joli cavalier, un
brave garÚon, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces feintises et
donne comme un niais dans le panneau, Á la suite de tant d'autres qui s'y
sont perdus. Songez bien que je suis dÊvouÊ Á ces deux maÏtres
tout-puissants, et que jamais mes dÊmarches sÊrieuses n'auront d'autre but
que le service du roi et celui de M. le cardinal, un des plus illustres
gÊnies que la France ait produits. Maintenant, jeune homme, rÊglez-vous
lÁ-dessus, et si vous avez, soit de famille, soit par relations, soit
d'instinct mËme, quelqu'une de ces inimitiÊs contre le cardinal telles que
nous les voyons Êclater chez les gentilshommes, dites-moi adieu, et
quittons-nous. Je vous aiderai en mille circonstances, mais sans vous
attacher Á ma personne. J'espÉre que ma franchise, en tout cas, vous fera
mon ami ; car vous Ëtes jusqu'Á prÊsent le seul jeune homme Á qui j'aie
parlÊ comme je le fais. "
TrÊville se disait Á part lui :
" Si le cardinal m'a dÊpËchÊ ce jeune renard, il n'aura certes pas
manquÊ, lui qui sait Á quel point je l'exÉcre, de dire Á son espion que le
meilleur moyen de me faire la cour est de me dire pis que pendre de lui ;
aussi, malgrÊ mes protestations, le rusÊ compÉre va-t-il me rÊpondre bien
certainement qu'il a l'Eminence en horreur. "
Il en fut tout autrement que s'y attendait TrÊville ; d'Artagnan
rÊpondit avec la plus grande simplicitÊ :
" Monsieur, j'arrive Á Paris avec des intentions toutes semblables. Mon
pÉre m'a recommandÊ de ne souffrir rien que du roi, de M. le cardinal et de
vous, qu'il tient pour les trois premiers de France. "
D'Artagnan ajoutait M. de TrÊville aux deux autres, comme on peut s'en
apercevoir, mais il pensait que cette adjonction ne devait rien g×ter.
" J'ai donc la plus grande vÊnÊration pour M. le cardinal,
continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tant mieux pour
moi, Monsieur, si vous me parlez, comme vous le dites, avec franchise ; car
alors vous me ferez l'honneur d'estimer cette ressemblance de goÙt ; mais si
vous avez eu quelque dÊfiance, bien naturelle d'ailleurs, je sens que je me
perds en disant la vÊritÊ ; mais, tant pis, vous ne laisserez pas que de
m'estimer, et c'est Á quoi je tiens plus qu'Á toute chose au monde. "
M. de TrÊville fut surpris au dernier point. Tant de pÊnÊtration, tant
de franchise enfin, lui causait de l'admiration, mais ne levait pas
entiÉrement ses doutes : plus ce jeune homme Êtait supÊrieur aux autres
jeunes gens, plus il Êtait Á redouter s'il se trompait. NÊanmoins il serra
la main Á d'Artagnan, et lui dit :
" Vous Ëtes un honnËte garÚon, mais dans ce moment je ne puis faire que
ce que je vous ai offert tout Á l'heure. Mon hÆtel vous sera toujours
ouvert. Plus tard, pouvant me demander Á toute heure et par consÊquent
saisir toutes les occasions, vous obtiendrez probablement ce que vous
dÊsirez obtenir.
-- C'est-Á-dire, Monsieur, reprit d'Artagnan, que vous attendez que je
m'en sois rendu digne. Eh bien, soyez tranquille, ajouta-t-il avec la
familiaritÊ du Gascon, vous n'attendrez pas longtemps. "
Et il salua pour se retirer, comme si dÊsormais le reste le regardait.
" Mais attendez donc, dit M. de TrÊville en l'arrËtant, je vous ai
promis une lettre pour le directeur de l'AcadÊmie. Etes-vous trop fier pour
l'accepter, mon jeune gentilhomme ?
-- Non, Monsieur, dit d'Artagnan ; je vous rÊponds qu'il n'en sera pas
de celle-ci comme de l'autre. Je la garderai si bien qu'elle arrivera, je
vous le jure, Á son adresse, et malheur Á celui qui tenterait de me
l'enlever ! "
M. de TrÊville sourit Á cette fanfaronnade, et, laissant son jeune
compatriote dans l'embrasure de la fenËtre oÝ ils se trouvaient et oÝ ils
avaient causÊ ensemble, il alla s'asseoir Á une table et se mit Á Êcrire la
lettre de recommandation promise. Pendant ce temps, d'Artagnan, : qui
n'avait rien de mieux Á faire, se mit Á battre une marche contre les
carreaux, regardant les mousquetaires qui s'en allaient les uns aprÉs les
autres, et les suivant du regard jusqu'Á ce qu'ils eussent disparu au
tournant de la rue.
M. de TrÊville, aprÉs avoir Êcrit la lettre, la cacheta et, se levant,
s'approcha du jeune homme pour la lui donner ; mais au moment mËme oÝ
d'Artagnan Êtendait la main pour la recevoir, M. de TrÊville fut bien ÊtonnÊ
de voir son protÊgÊ faire un soubresaut, rougir de colÉre et s'Êlancer hors
du cabinet en criant :
" Ah ! sangdieu ! il ne m'Êchappera pas, cette fois.
-- Et qui cela ? demanda M. de TrÊville.
-- Lui, mon voleur ! rÊpondit d'Artagnan. Ah ! traÏtre ! "
Et il disparut.
" Diable de fou ! murmura M. de TrÊville. A moins toutefois, ajouta-t-
il, que ce ne soit une maniÉre adroite de s'esquiver, en voyant qu'il a
manquÊ son coup. "
CHAPITRE IV. L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS
D'Artagnan, furieux, avait traversÊ l'antichambre en trois bonds et
s'ÊlanÚait sur l'escalier, dont il comptait descendre les degrÊs quatre Á
quatre, lorsque, emportÊ par sa course, il alla donner tËte baissÊe dans un
mousquetaire qui sortait de chez M. de TrÊville par une porte de dÊgagement,
et, le heurtant du front Á l'Êpaule, lui fit pousser un cri ou plutÆt un
hurlement.
" Excusez-moi, dit d'Artagnan, essayant de reprendre sa course,
excusez-moi, mais je suis pressÊ. "
A peine avait-il descendu le premier escalier, qu'un poignet de fer le
saisit par son Êcharpe et l'arrËta.
" Vous Ëtes pressÊ ! s'Êcria le mousquetaire, p×le comme un linceul ;
sous ce prÊtexte, vous me heurtez, vous dites : " Excusez-moi " , et vous
croyez que cela suffit ? Pas tout Á fait, mon jeune homme. Croyez-vous,
parce que vous avez entendu M. de TrÊville nous parler un peu cavaliÉrement
aujourd'hui, que l'on peut nous traiter comme il nous parle ?
DÊtrompez-vous, compagnon, vous n'Ëtes pas M. de TrÊville, vous.
-- Ma foi, rÊpliqua d'Artagnan, qui reconnut Athos, lequel, aprÉs le
pansement opÊrÊ par le docteur, regagnait son appartement, ma foi, je ne
l'ai pas fait exprÉs, j'ai dit : " Excusez-moi. " Il me semble donc que
c'est assez. Je vous rÊpÉte cependant, et cette fois c'est trop peut-Ëtre,
parole d'honneur ! je suis pressÊ, trÉs pressÊ. L×chez-moi donc, je vous
prie, et laissez-moi aller oÝ j'ai affaire.
-- Monsieur, dit Athos en le l×chant, vous n'Ëtes pas poli. On voit que
vous venez de loin. "
D'Artagnan avait dÊjÁ enjambÊ trois ou quatre degrÊs, mais Á la
remarque d'Athos il s'arrËta court.
" Morbleu, Monsieur ! dit-il, de si loin que je vienne, ce n'est pas
vous qui me donnerez une leÚon de belles maniÉres, je vous prÊviens.
-- Peut-Ëtre, dit Athos.
-- Ah ! si je n'Êtais pas si pressÊ, s'Êcria d'Artagnan, et si je ne
courais pas aprÉs quelqu'un...
-- Monsieur l'homme pressÊ, vous me trouverez sans courir, moi,
entendez-vous ?
-- Et oÝ cela, s'il vous plaÏt ?
-- PrÉs des Carmes-Deschaux.
-- A quelle heure ?
-- Vers midi.
-- Vers midi, c'est bien, j'y serai.
-- T×chez de ne pas me faire attendre, car Á midi un quart je vous
prÊviens que c'est moi qui courrai aprÉs vous et vous couperai les oreilles
Á la course.
-- Bon ! lui cria d'Artagnan ; on y sera Á midi moins dix minutes. "
Et il se mit Á courir comme si le diable l'emportait, espÊrant
retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne devait pas avoir
conduit bien loin.
Mais, Á la porte de la rue, causait Porthos avec un soldat aux gardes.
Entre les deux causeurs, il y avait juste l'espace d'un homme. D'Artagnan
crut que cet espace lui suffirait, et il s'ÊlanÚa pour passer comme une
flÉche entre eux deux. Mais d'Artagnan avait comptÊ sans le vent. Comme il
allait passer, le vent s'engouffra dans le long manteau de Porthos, et
d'Artagnan vint donner droit dans le manteau. Sans doute, Porthos avait des
raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle de son vËtement, car,
au lieu de laisser aller le pan qu'il tenait, il tira Á lui, de sorte que
d'Artagnan s'enroula dans le velours par un mouvement de rotation
qu'explique la rÊsistance de l'obstinÊ Porthos.
D'Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut sortir de dessous
le manteau qui l'aveuglait, et chercha son chemin dans le pli. Il redoutait
surtout d'avoir portÊ atteinte Á la fraÏcheur du magnifique baudrier que
nous connaissons ; mais, en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez
collÊ entre les deux Êpaules de Porthos, c'est- Á-dire prÊcisÊment sur le
baudrier.
HÊlas ! comme la plupart des choses de ce monde qui n'ont pour elles
que l'apparence, le baudrier Êtait d'or par-devant et de simple buffle
par-derriÉre. Porthos, en vrai glorieux qu'il Êtait, ne pouvant avoir un
baudrier d'or tout entier, en avait au moins la moitiÊ : on comprenait dÉs
lors la nÊcessitÊ du rhume et l'urgence du manteau.
" Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se dÊbarrasser
de d'Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous Ëtes donc enragÊ de vous
jeter comme cela sur les gens !
-- Excusez-moi, dit d'Artagnan reparaissant sous l'Êpaule du gÊant,
mais je suis trÉs pressÊ, je cours aprÉs quelqu'un, et...
-- Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par hasard ?
demanda Porthos.
-- Non, rÊpondit d'Artagnan piquÊ, non, et gr×ce Á mes yeux je vois
mËme ce que ne voient pas les autres. "
Porthos comprit ou ne comprit pas, toujours est-il que, se laissant
aller Á sa colÉre :
" Monsieur, dit-il, vous vous ferez Êtriller, je vous en prÊviens, si
vous vous frottez ainsi aux mousquetaires.
-- Etriller, Monsieur ! dit d'Artagnan, le mot est dur.
-- C'est celui qui convient Á un homme habituÊ Á regarder en face ses
ennemis.
-- Ah ! pardieu ! je sais bien que vous ne tournez pas le dos aux
vÆtres, vous. "
Et le jeune homme, enchantÊ de son espiÉglerie, s'Êloigna en riant Á
gorge dÊployÊe.
Porthos Êcuma de rage et fit un mouvement pour se prÊcipiter sur
d'Artagnan.
" Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n'aurez plus
votre manteau.
-- A une heure donc, derriÉre le Luxembourg.
-- TrÉs bien, Á une heure " , rÊpondit d'Artagnan en tournant l'angle
de la rue.
Mais ni dans la rue qu'il venait de parcourir, ni dans celle qu'il
embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si doucement qu'eÙt
marchÊ l'inconnu, il avait gagnÊ du chemin ; peut-Ëtre aussi Êtait-il entrÊ
dans quelque maison. D'Artagnan s'informa de lui Á tous ceux qu'il
rencontra, descendit jusqu'au bac, remonta par la rue de Seine et la
Croix-Rouge ; mais rien, absolument rien. Cependant cette course lui fut
profitable en ce sens qu'Á mesure que la sueur inondait son front, son coeur
se refroidissait.
Il se mit alors Á rÊflÊchir sur les ÊvÊnements qui venaient de se
passer ; ils Êtaient nombreux et nÊfastes : il Êtait onze heures du matin Á
peine, et dÊjÁ la matinÊe lui avait apportÊ la disgr×ce de M. de TrÊville,
qui ne pouvait manquer de trouver un peu cavaliÉre la faÚon dont d'Artagnan
l'avait quittÊ.
En outre, il avait ramassÊ deux bons duels avec deux hommes capables de
tuer chacun trois d'Artagnan, avec deux mousquetaires enfin, c'est-Á-dire
avec deux de ces Ëtres qu'il estimait si fort qu'il les mettait, dans sa
pensÊe et dans son coeur, au-dessus de tous les autres hommes.
La conjecture Êtait triste. SÙr d'Ëtre tuÊ par Athos, on comprend que
le jeune homme ne s'inquiÊtait pas beaucoup de Porthos. Pourtant, comme
l'espÊrance est la derniÉre chose qui s'Êteint dans le coeur de l'homme, il
en arriva Á espÊrer qu'il pourrait survivre, avec des blessures terribles,
bien entendu, Á ces deux duels, et, en cas de survivance, il se fit pour
l'avenir les rÊprimandes suivantes :
" Quel ÊcervelÊ je fais, et quel butor je suis ! Ce brave et malheureux
Athos Êtait blessÊ juste Á l'Êpaule contre laquelle je m'en vais, moi,
donner de la tËte comme un bÊlier. La seule chose qui m'Êtonne, c'est qu'il
ne m'ait pas tuÊ roide ; il en avait le droit, et la douleur que je lui ai
causÊe a dÙ Ëtre atroce. Quant Á Porthos ! Oh ! quant Á Porthos, ma foi,
c'est plus drÆle. "
Et malgrÊ lui le jeune homme se mit Á rire, tout en regardant nÊanmoins
si ce rire isolÊ, et sans cause aux yeux de ceux qui le voyaient rire,
n'allait pas blesser quelque passant.
" Quant Á Porthos, c'est plus drÆle ; mais je n'en suis pas moins un
misÊrable Êtourdi. Se jette-t-on ainsi sur les gens sans dire gare ! non !
et va-t-on leur regarder sous le manteau pour y voir ce qui n'y est pas ! Il
m'eÙt pardonnÊ bien certainement ; il m'eÙt pardonnÊ si je n'eusse pas ÊtÊ
lui parler de ce maudit baudrier, Á mots couverts, c'est vrai ; oui,
couverts joliment ! Ah ! maudit Gascon que je suis, je ferais de l'esprit
dans la poËle Á frire. Allons, d'Artagnan mon ami, continua-t-il, se parlant
Á lui-mËme avec toute l'amÊnitÊ qu'il croyait se devoir, si tu en rÊchappes,
ce qui n'est pas probable, il s'agit d'Ëtre Á l'avenir d'une politesse
parfaite. DÊsormais il faut qu'on t'admire, qu'on te cite comme modÉle. Etre
prÊvenant et poli, ce n'est pas Ëtre l×che. Regardez plutÆt Aramis : Aramis,
c'est la douceur, c'est la gr×ce en personne. Eh bien, personne s'est-il
jamais avisÊ de dire qu'Aramis Êtait un l×che ? Non, bien certainement, et
dÊsormais je veux en tout point me modeler sur lui. Ah ! justement le voici.
"
D'Artagnan, tout en marchant et en monologuant, Êtait arrivÊ Á quelques
pas de l'hÆtel d'Aiguillon, et devant cet hÆtel il avait aperÚu Aramis
causant gaiement avec trois gentilshommes des gardes du roi. De son cÆtÊ,
Aramis aperÚut d'Artagnan ; mais comme il n'oubliait point que c'Êtait
devant ce jeune homme que M. de TrÊville s'Êtait si fort emportÊ le matin,
et qu'un tÊmoin des reproches que les mousquetaires avaient reÚus ne lui
Êtait d'aucune faÚon agrÊable, il fit semblant de ne pas le voir.
D'Artagnan, tout entier au contraire Á ses plans de conciliation et de
courtoisie, s'approcha des quatre jeunes gens en leur faisant un grand salut
accompagnÊ du plus gracieux sourire. Aramis inclina lÊgÉrement la tËte, mais
ne sourit point. Tous quatre, au reste, interrompirent Á l'instant mËme leur
conversation.
D'Artagnan n'Êtait pas assez niais pour ne point s'apercevoir qu'il
Êtait de trop ; mais il n'Êtait pas encore assez rompu aux faÚons du beau
monde pour se tirer galamment d'une situation fausse comme l'est, en
gÊnÊral, celle d'un homme qui est venu se mËler Á des gens qu'il connaÏt Á
peine et Á une conversation qui ne le regarde pas. Il cherchait donc en
lui-mËme un moyen de faire sa retraite le moins gauchement possible,
lorsqu'il remarqua qu'Aramis avait laissÊ tomber son mouchoir et, par
mÊgarde sans doute, avait mis le pied dessus ; le moment lui parut arrivÊ de
rÊparer son inconvenance : il se baissa, et de l'air le plus gracieux qu'il
pÙt trouver, il tira le mouchoir de dessous le pied du mousquetaire,
quelques efforts que celui-ci fÏt pour le retenir, et lui dit en le lui
remettant :
" Je crois, Monsieur, que voici un mouchoir que vous seriez f×chÊ de
perdre. "
Le mouchoir Êtait en effet richement brodÊ et portait une couronne et
des armes Á l'un de ses coins. Aramis rougit excessivement et arracha plutÆt
qu'il ne prit le mouchoir des mains du Gascon.
" Ah ! Ah ! s'Êcria un des gardes, diras-tu encore, discret Aramis, que
tu es mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cette gracieuse dame a l'obligeance
de te prËter ses mouchoirs ? "
Aramis lanÚa Á d'Artagnan un de ces regards qui font comprendre Á un
homme qu'il vient de s'acquÊrir un ennemi mortel ; puis, reprenant son air
doucereux :
" Vous vous trompez, Messieurs, dit-il, ce mouchoir n'est pas Á moi, et
je ne sais pourquoi Monsieur a eu la fantaisie de me le remettre plutÆt qu'Á
l'un de vous, et la preuve de ce que je dis, c'est que voici le mien dans ma
poche. "
A ces mots, il tira son propre mouchoir, mouchoir fort ÊlÊgant aussi,
et de fine batiste, quoique la batiste fÙt chÉre Á cette Êpoque, mais
mouchoir sans broderie, sans armes et ornÊ d'un seul chiffre, celui de son
propriÊtaire.
Cette fois, d'Artagnan ne souffla pas mot, il avait reconnu sa bÊvue ;
mais les amis d'Aramis ne se laissÉrent pas convaincre par ses dÊnÊgations,
et l'un d'eux, s'adressant au jeune mousquetaire avec un sÊrieux affectÊ :
" Si cela Êtait, dit-il, ainsi que tu le prÊtends, je serais forcÊ, mon
cher Aramis, de te le redemander ; car, comme tu le sais, Bois-Tracy est de
mes intimes, et je ne veux pas qu'on fasse trophÊe des effets de sa femme.
-- Tu demandes cela mal, rÊpondit Aramis, et tout en reconnaissant la
justesse de ta rÊclamation quant au fond, je refuserais Á cause de la forme.
-- Le fait est, hasarda timidement d'Artagnan, que je n'ai pas vu
sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied dessus, voilÁ
tout, et j'ai pensÊ que, puisqu'il avait le pied dessus, le mouchoir Êtait Á
lui.
-- Et vous vous Ëtes trompÊ, mon cher Monsieur " , rÊpondit froidement
Aramis, peu sensible Á la rÊparation.
Puis, se retournant vers celui des gardes qui s'Êtait dÊclarÊ l'ami de
Bois-Tracy :
" D'ailleurs, continua-t-il, je rÊflÊchis, mon cher intime de
Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peux l'Ëtre toi-mËme
; de sorte qu'Á la rigueur ce mouchoir peut aussi bien Ëtre sorti de ta
poche que de la mienne.
-- Non, sur mon honneur ! s'Êcria le garde de Sa MajestÊ.
-- Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole, et alors il y
aura Êvidemment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisons mieux, Montaran,
prenons-en chacun la moitiÊ.
-- Du mouchoir ?
-- Oui.
-- Parfaitement, s'ÊcriÉrent les deux autres gardes, le jugement du roi
Salomon. DÊcidÊment, Aramis, tu es plein de sagesse. "
Les jeunes gens ÊclatÉrent de rire, et comme on le pense bien,
l'affaire n'eut pas d'autre suite. Au bout d'un instant, la conversation
cessa, et les trois gardes et le mousquetaire, aprÉs s'Ëtre cordialement
serrÊ la main, tirÉrent, les trois gardes de leur cÆtÊ et Aramis du sien.
" VoilÁ le moment de faire ma paix avec ce galant homme " , se dit Á
part lui d'Artagnan, qui s'Êtait tenu un peu Á l'Êcart pendant toute la
derniÉre partie de cette conversation. Et, sur ce bon sentiment, se
rapprochant d'Aramis, qui s'Êloignait sans faire autrement attention Á lui :
" Monsieur, lui dit-il, vous m'excuserez, je l'espÉre.
-- Ah ! Monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de vous faire
observer que vous n'avez point agi en cette circonstance comme un galant
homme le devait faire.
-- Quoi, Monsieur ! s'Êcria d'Artagnan, vous supposez...
-- Je suppose, Monsieur, que vous n'Ëtes pas un sot, et que vous savez
bien, quoique arrivant de Gascogne, qu'on ne marche pas sans cause sur les
mouchoirs de poche. Que diable ! Paris n'est point pavÊ en batiste.
-- Monsieur, vous avez tort de chercher Á m'humilier, dit d'Artagnan,
chez qui le naturel querelleur commenÚait Á parler plus haut que les
rÊsolutions pacifiques. Je suis de Gascogne, c'est vrai, et puisque vous le
savez, je n'aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants
; de sorte que, lorsqu'ils se sont excusÊs une fois, fÙt-ce d'une sottise,
ils sont convaincus qu'ils ont dÊjÁ fait moitiÊ plus qu'ils ne devaient
faire.
-- Monsieur, ce que je vous en dis, rÊpondit Aramis, n'est point pour
vous chercher une querelle. Dieu merci ! je ne suis pas un spadassin, et
n'Êtant mousquetaire que par intÊrim, je ne me bats que lorsque j'y suis
forcÊ, et toujours avec une grande rÊpugnance ; mais cette fois l'affaire
est grave, car voici une dame compromise par vous.
-- Par nous, c'est-Á-dire, s'Êcria d'Artagnan.
-- Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le mouchoir ?
-- Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber ?
-- J'ai dit et je rÊpÉte, Monsieur, que ce mouchoir n'est point sorti
de ma poche.
-- Eh bien, vous en avez menti deux fois, Monsieur, car je l'en ai vu
sortir, moi !
-- Ah ! vous le prenez sur ce ton, Monsieur le Gascon ! eh bien, je
vous apprendrai Á vivre.
-- Et moi je vous renverrai Á votre messe, Monsieur l'abbÊ ! DÊgainez,
s'il vous plaÏt, et Á l'instant mËme.
-- Non pas, s'il vous plaÏt, mon bel ami ; non, pas ici, du moins. Ne
voyez-vous pas que nous sommes en face de l'hÆtel d'Aiguillon, lequel est
plein de crÊatures du cardinal ? Qui me dit que ce n'est pas Son Eminence
qui vous a chargÊ de lui procurer ma tËte ? Or j'y tiens ridiculement, Á ma
tËte, attendu qu'elle me semble aller assez correctement Á mes Êpaules. Je
veux donc vous tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout doucement, dans
un endroit clos et couvert, lÁ oÝ vous ne puissiez vous vanter de votre mort
Á personne.
-- Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez votre
mouchoir, qu'il vous appartienne ou non ; peut-Ëtre aurez-vous l'occasion de
vous en servir.
-- Monsieur est Gascon ? demanda Aramis.
-- Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence ?
-- La prudence, Monsieur, est une vertu assez inutile aux
mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d'Eglise, et comme je
ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens Á rester prudent. A deux
heures, j'aurai l'honneur de vous attendre Á l'hÆtel de M. de TrÊville. LÁ
je vous indiquerai les bons endroits. "
Les deux jeunes gens se saluÉrent, puis Aramis s'Êloigna en remontant
la rue qui remontait au Luxembourg, tandis que d'Artagnan, voyant que
l'heure s'avanÚait, prenait le chemin des Carmes-Deschaux, tout en disant Á
part soi :
" DÊcidÊment, je n'en puis pas revenir ; mais au moins, si je suis tuÊ,
je serai tuÊ par un mousquetaire. "
CHAPITRE V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL
D'Artagnan ne connaissait personne Á Paris. Il alla donc au rendez-
vous d'Athos sans amener de second, rÊsolu de se contenter de ceux qu'aurait
choisis son adversaire. D'ailleurs son intention Êtait formelle de faire au
brave mousquetaire toutes les excuses convenables, mais sans faiblesse,
craignant qu'il ne rÊsult×t de ce duel ce qui rÊsulte toujours de f×cheux,
dans une affaire de ce genre, quand un homme jeune et vigoureux se bat
contre un adversaire blessÊ et affaibli : vaincu, il double le triomphe de
son antagoniste ; vainqueur, il est accusÊ de forfaiture et de facile
audace.
Au reste, ou nous avons mal exposÊ le caractÉre de notre chercheur
d'aventures, ou notre lecteur a dÊjÁ dÙ remarquer que d'Artagnan n'Êtait
point un homme ordinaire. Aussi, tout en se rÊpÊtant Á lui- mËme que sa mort
Êtait inÊvitable, il ne se rÊsigna point Á mourir tout doucettement, comme
un autre moins courageux et moins modÊrÊ que lui eÙt fait Á sa place. Il
rÊflÊchit aux diffÊrents caractÉres de ceux avec lesquels il allait se
battre, et commenÚa Á voir plus clair dans sa situation. Il espÊrait, gr×ce
aux excuses loyales qu'il lui rÊservait, se faire un ami d'Athos, dont l'air
grand seigneur et la mine austÉre lui agrÊaient fort. Il se flattait de
faire peur Á Porthos avec l'aventure du baudrier, qu'il pouvait, s'il
n'Êtait pas tuÊ sur le coup, raconter Á tout le monde, rÊcit qui, poussÊ
adroitement Á l'effet, devait couvrir Porthos de ridicule ; enfin, quant au
sournois Aramis, il n'en avait pas trÉs grand-peur, et en supposant qu'il
arriv×t jusqu'Á lui, il se chargeait de l'expÊdier bel et bien, ou du moins
en le frappant au visage, comme CÊsar avait recommandÊ de faire aux soldats
de PompÊe, d'endommager Á tout jamais cette beautÊ dont il Êtait si fier.
Ensuite il y avait chez d'Artagnan ce fonds inÊbranlable de rÊsolution
qu'avaient dÊposÊ dans son coeur les conseils de son pÉre, conseils dont la
substance Êtait : " Ne rien souffrir de personne que du roi, du cardinal et
de M. de TrÊville. " Il vola donc plutÆt qu'il ne marcha vers le couvent des
Carmes DÊchaussÊs, ou plutÆt Deschaux, comme on disait Á cette Êpoque, sorte
de b×timent sans fenËtres, bordÊ de prÊs arides, succursale du
PrÊ-aux-Clercs, et qui servait d'ordinaire aux rencontres des gens qui
n'avaient pas de temps Á perdre.
Lorsque d'Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui s'Êtendait
au pied de ce monastÉre, Athos attendait depuis cinq minutes seulement, et
midi sonnait. Il Êtait donc ponctuel comme la Samaritaine, et le plus
rigoureux casuiste Á l'Êgard des duels n'avait rien Á dire.
Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure, quoiqu'elle
eÙt ÊtÊ pansÊe Á neuf par le chirurgien de M. de TrÊville, s'Êtait assis sur
une borne et attendait son adversaire avec cette contenance paisible et cet
air digne qui ne l'abandonnaient jamais. A l'aspect de d'Artagnan, il se
leva et fit poliment quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de son cÆtÊ,
n'aborda son adversaire que le chapeau Á la main et sa plume traÏnant
jusqu'Á terre.
" Monsieur, dit Athos, j'ai fait prÊvenir deux de mes amis qui me
serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point encore arrivÊs. Je
m'Êtonne qu'ils tardent : ce n'est pas leur habitude.
-- Je n'ai pas de seconds, moi, Monsieur, dit d'Artagnan, car arrivÊ
d'hier seulement Á Paris, je n'y connais encore personne que M. de TrÊville,
auquel j'ai ÊtÊ recommandÊ par mon pÉre qui a l'honneur d'Ëtre quelque peu
de ses amis. "
Athos rÊflÊchit un instant.
" Vous ne connaissez que M. de TrÊville ? demanda-t-il.
-- Oui, Monsieur, je ne connais que lui.
-- Ah ÚÁ, mais... , continua Athos parlant moitiÊ Á lui-mËme, moitiÊ Á
d'Artagnan, ah... ÚÁ, mais si je vous tue, j'aurai l'air d'un mangeur
d'enfants, moi !
-- Pas trop, Monsieur, rÊpondit d'Artagnan avec un salut qui ne
manquait pas de dignitÊ ; pas trop, puisque vous me faites l'honneur de
tirer l'ÊpÊe contre moi avec une blessure dont vous devez Ëtre fort
incommodÊ.
-- TrÉs incommodÊ, sur ma parole, et vous m'avez fait un mal du diable,
je dois le dire ; mais je prendrai la main gauche, c'est mon habitude en
pareille circonstance. Ne croyez donc pas que je vous fasse une gr×ce, je
tire proprement des deux mains ; et il y aura mËme dÊsavantage pour vous :
un gaucher est trÉs gËnant pour les gens qui ne sont pas prÊvenus. Je
regrette de ne pas vous avoir fait part plus tÆt de cette circonstance.
-- Vous Ëtes vraiment, Monsieur, dit d'Artagnan en s'inclinant de
nouveau, d'une courtoisie dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant.
-- Vous me rendez confus, rÊpondit Athos avec son air de gentilhomme ;
causons donc d'autre chose, je vous prie, Á moins que cela ne vous soit
dÊsagrÊable. Ah ! sangbleu ! que vous m'avez fait mal ! l'Êpaule me brÙle.
-- Si vous vouliez permettre... , dit d'Artagnan avec timiditÊ.
-- Quoi, Monsieur ?
-- J'ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui me vient
de ma mÉre, et dont j'ai fait l'Êpreuve sur moi-mËme.
-- Eh bien ?
-- Eh bien, je suis sÙr qu'en moins de trois jours ce baume vous
guÊrirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez guÊri : eh bien,
Monsieur, ce me serait toujours un grand honneur d'Ëtre votre homme. "
D'Artagnan dit ces mots avec une simplicitÊ qui faisait honneur Á sa
courtoisie, sans porter aucunement atteinte Á son courage.
" Pardieu, Monsieur, dit Athos, voici une proposition qui me plaÏt, non
pas que je l'accepte, mais elle sent son gentilhomme d'une lieue. C'est
ainsi que parlaient et faisaient ces preux du temps de Charlemagne, sur
lesquels tout cavalier doit chercher Á se modeler. Malheureusement, nous ne
sommes plus au temps du grand empereur. Nous sommes au temps de M. le
cardinal, et d'ici Á trois jours on saurait, si bien gardÊ que soit le
secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous battre, et l'on
s'opposerait Á notre combat. Ah ÚÁ, mais ! ces fl×neurs ne viendront donc
pas ?
-- Si vous Ëtes pressÊ, Monsieur, dit d'Artagnan Á Athos avec la mËme
simplicitÊ qu'un instant auparavant il lui avait proposÊ de remettre le duel
Á trois jours, si vous Ëtes pressÊ et qu'il vous plaise de m'expÊdier tout
de suite, ne vous gËnez pas, je vous en prie.
-- VoilÁ encore un mot qui me plaÏt, dit Athos en faisant un gracieux
signe de tËte Á d'Artagnan, il n'est point d'un homme sans cervelle, et il
est Á coup sÙr d'un homme de coeur. Monsieur, j'aime les hommes de votre
trempe, et je vois que si nous ne nous tuons pas l'un l'autre, j'aurai plus
tard un vrai plaisir dans votre conversation. Attendons ces Messieurs, je
vous prie, j'ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un,
je crois. "
En effet, au bout de la rue de Vaugirard commenÚait Á apparaÏtre le
gigantesque Porthos.
" Quoi ! s'Êcria d'Artagnan, votre premier tÊmoin est M. Porthos ?
-- Oui, cela vous contrarie-t-il ?
-- Non, aucunement.
-- Et voici le second. "
D'Artagnan se retourna du cÆtÊ indiquÊ par Athos, et reconnut Aramis.
" Quoi ! s'Êcria-t-il d'un accent plus ÊtonnÊ que la premiÉre fois,
votre second tÊmoin est M. Aramis ?
-- Sans doute, ne savez-vous pas qu'on ne nous voit jamais l'un sans
l'autre, et qu'on nous appelle, dans les mousquetaires et dans les gardes, Á
la cour et Á la ville, Athos, Porthos et Aramis ou les trois insÊparables ?
AprÉs cela, comme vous arrivez de Dax ou de Pau...
-- De Tarbes, dit d'Artagnan.
-- Il vous est permis d'ignorer ce dÊtail, dit Athos.
-- Ma foi, dit d'Artagnan, vous Ëtes bien nommÊs, Messieurs, et mon
aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du moins que votre union
n'est point fondÊe sur les contrastes. "
Pendant ce temps, Porthos s'Êtait rapprochÊ, avait saluÊ de la main
Athos ; puis, se retournant vers d'Artagnan, il Êtait restÊ tout ÊtonnÊ.
Disons, en passant, qu'il avait changÊ de baudrier et quittÊ son
manteau.
" Ah ! ah ! fit-il, qu'est-ce que cela ?
-- C'est avec Monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la main
d'Artagnan, et en le saluant du mËme geste.
-- C'est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.
-- Mais Á une heure seulement, rÊpondit d'Artagnan.
-- Et moi aussi, c'est avec Monsieur que je me bats, dit Aramis en
arrivant Á son tour sur le terrain.
-- Mais Á deux heures seulement, fit d'Artagnan avec le mËme calme.
-- Mais Á propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ? demanda Aramis.
-- Ma foi, je ne sais pas trop, il m'a fait mal Á l'Êpaule ; et toi,
Porthos ?
-- Ma foi, je me bats parce que je me bats " , rÊpondit Porthos en
rougissant.
Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les lÉvres du
Gascon.
" Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme.
-- Et toi, Aramis ? demanda Athos.
-- Moi, je me bats pour cause de thÊologie " , rÊpondit Aramis tout en
faisant signe Á d'Artagnan qu'il le priait de tenir secrÉte la cause de son
duel.
Athos vit passer un second sourire sur les lÉvres de d'Artagnan.
" Vraiment, dit Athos.
-- Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas
d'accord, dit le Gascon.
-- DÊcidÊment c'est un homme d'esprit, murmura Athos.
-- Et maintenant que vous Ëtes rassemblÊs, Messieurs, dit d'Artagnan,
permettez-moi de vous faire mes excuses. "
A ce mot d'excuses , un nuage passa sur le front d'Athos, un sourire
hautain glissa sur les lÉvres de Porthos, et un signe nÊgatif fut la rÊponse
d'Aramis.
" Vous ne me comprenez pas, Messieurs, dit d'Artagnan en relevant sa
tËte, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil qui en dorait les
lignes fines et hardies : je vous demande excuse dans le cas oÝ je ne
pourrais vous payer ma dette Á tous trois, car M. Athos a le droit de me
tuer le premier, ce qui Æte beaucoup de sa valeur Á votre crÊance, Monsieur
Porthos, et ce qui rend la vÆtre Á peu prÉs nulle, Monsieur Aramis. Et
maintenant, Messieurs, je vous le rÊpÉte, excusez-moi, mais de cela
seulement, et en garde ! "
A ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir, d'Artagnan
tira son ÊpÊe.
Le sang Êtait montÊ Á la tËte de d'Artagnan, et dans ce moment il eÙt
tirÊ son ÊpÊe contre tous les mousquetaires du royaume, comme il venait de
faire contre Athos, Porthos et Aramis.
Il Êtait midi et un quart. Le soleil Êtait Á son zÊnith, et
l'emplacement choisi pour Ëtre le thÊ×tre du duel se trouvait exposÊ Á toute
son ardeur.
" Il fait trÉs chaud, dit Athos en tirant son ÊpÊe Á son tour, et
cependant je ne saurais Æter mon pourpoint ; car, tout Á l'heure encore,
j'ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais de gËner Monsieur en
lui montrant du sang qu'il ne m'aurait pas tirÊ lui-mËme.
-- C'est vrai, Monsieur, dit d'Artagnan, et tirÊ par un autre ou par
moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du regret le sang d'un
aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc en pourpoint comme vous.
-- Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme cela, et
songez que nous attendons notre tour.
-- Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez Á dire de pareilles
incongruitÊs, interrompit Aramis. Quant Á moi, je trouve les choses que ces
Messieurs se disent fort bien dites et tout Á fait dignes de deux
gentilshommes.
-- Quand vous voudrez, Monsieur, dit Athos en se mettant en garde.
-- J'attendais vos ordres " , dit d'Artagnan en croisant le fer.
Mais les deux rapiÉres avaient Á peine rÊsonnÊ en se touchant, qu'une
escouade des gardes de Son Eminence, commandÊe par M. de Jussac, se montra Á
l'angle du couvent.
" Les gardes du cardinal ! s'ÊcriÉrent Á la fois Porthos et Aramis.
L'ÊpÊe au fourreau, Messieurs ! l'ÊpÊe au fourreau ! "
Mais il Êtait trop tard. Les deux combattants avaient ÊtÊ vus dans une
pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions.
" HolÁ ! cria Jussac en s'avanÚant vers eux et en faisant signe Á ses
hommes d'en faire autant, holÁ ! mousquetaires, on se bat donc ici ? Et les
Êdits, qu'en faisons-nous ?
-- Vous Ëtes bien gÊnÊreux, Messieurs les gardes, dit Athos plein de
rancune, car Jussac Êtait l'un des agresseurs de l'avant-veille. Si nous
vous voyions battre, je vous rÊponds, moi, que nous nous garderions bien de
vous en empËcher. Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du plaisir
sans prendre aucune peine.
-- Messieurs, dit Jussac, c'est avec grand regret que je vous dÊclare
que la chose est impossible. Notre devoir avant tout. Rengainez donc, s'il
vous plaÏt, et nous suivez.
-- Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un grand
plaisir que nous obÊirions Á votre gracieuse invitation, si cela dÊpendait
de nous ; mais malheureusement la chose est impossible : M. de TrÊville nous
l'a dÊfendu. Passez donc votre chemin, c'est ce que vous avez de mieux Á
faire. "
Cette raillerie exaspÊra Jussac.
" Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous dÊsobÊissez.
-- Ils sont cinq, dit Athos Á demi-voix, et nous ne sommes que trois ;
nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici, car je le dÊclare,
je ne reparais pas vaincu devant le capitaine. "
Alors Porthos et Aramis se rapprochÉrent Á l'instant les uns des
autres, pendant que Jussac alignait ses soldats.
Ce seul moment suffit Á d'Artagnan pour prendre son parti : c'Êtait lÁ
un de ces ÊvÊnements qui dÊcident de la vie d'un homme, c'Êtait un choix Á
faire entre le roi et le cardinal ; ce choix fait, il fallait y persÊvÊrer.
Se battre, c'est-Á-dire dÊsobÊir Á la loi, c'est-Á-dire risquer sa tËte,
c'est-Á-dire se faire d'un seul coup l'ennemi d'un ministre plus puissant
que le roi lui-mËme : voilÁ ce qu'entrevit le jeune homme, et, disons-le Á
sa louange, il n'hÊsita point une seconde. Se tournant donc vers Athos et
ses amis :
" Messieurs, dit-il, je reprendrai, s'il vous plaÏt, quelque chose Á
vos paroles. Vous avez dit que vous n'Êtiez que trois, mais il me semble, Á
moi, que nous sommes quatre.
-- Mais vous n'Ëtes pas des nÆtres, dit Porthos.
-- C'est vrai, rÊpondit d'Artagnan ; je n'ai pas l'habit, mais j'ai
l'×me. Mon coeur est mousquetaire, je le sens bien, Monsieur, et cela
m'entraÏne.
-- Ecartez-vous, jeune homme, cria Jussac, qui sans doute Á ses gestes
et Á l'expression de son visage avait devinÊ le dessein de d'Artagnan. Vous
pouvez vous retirer, nous y consentons. Sauvez votre peau ; allez vite. "
D'Artagnan ne bougea point.
" DÊcidÊment vous Ëtes un joli garÚon, dit Athos en serrant la main du
jeune homme.
-- Allons ! allons ! prenons un parti, reprit Jussac.
-- Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque chose.
-- Monsieur est plein de gÊnÊrositÊ " , dit Athos.
Mais tous trois pensaient Á la jeunesse de d'Artagnan et redoutaient
son inexpÊrience.
" Nous ne serons que trois, dont un blessÊ, plus un enfant, reprit
Athos, et l'on n'en dira pas moins que nous Êtions quatre hommes.
-- Oui, mais reculer ! dit Porthos.
-- C'est difficile " , reprit Athos.
D'Artagnan comprit leur irrÊsolution.
" Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je vous jure sur
l'honneur que je ne veux pas m'en aller d'ici si nous sommes vaincus.
-- Comment vous appelle-t-on, mon brave ? dit Athos.
-- D'Artagnan, Monsieur.
-- Eh bien, Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan, en avant ! cria
Athos.
-- Eh bien, voyons, Messieurs, vous dÊcidez-vous Á vous dÊcider ? cria
pour la troisiÉme fois Jussac.
-- C'est fait, Messieurs, dit Athos.
-- Et quel parti prenez-vous ? demanda Jussac.
-- Nous allons avoir l'honneur de vous charger, rÊpondit Aramis en
levant son chapeau d'une main et tirant son ÊpÊe de l'autre.
-- Ah ! vous rÊsistez ! s'Êcria Jussac.
-- Sangdieu ! cela vous Êtonne ? "
Et les neuf combattants se prÊcipitÉrent les uns sur les autres avec
une furie qui n'excluait pas une certaine mÊthode.
Athos prit un certain Cahusac, favori du cardinal ; Porthos eut
Biscarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires.
Quant Á d'Artagnan, il se trouva lancÊ contre Jussac lui-mËme.
Le coeur du jeune Gascon battait Á lui briser la poitrine, non pas de
peur, Dieu merci ! il n'en avait pas l'ombre, mais d'Êmulation ; il se
battait comme un tigre en fureur, tournant dix fois autour de son
adversaire, changeant vingt fois ses gardes et son terrain. Jussac Êtait,
comme on le disait alors, friand de la lame, et avait fort pratiquÊ ;
cependant il avait toutes les peines du monde Á se dÊfendre contre un
adversaire qui, agile et bondissant, s'Êcartait Á tout moment des rÉgles
reÚues, attaquant de tous cÆtÊs Á la fois, et tout cela en parant en homme
qui a le plus grand respect pour son Êpiderme.
Enfin cette lutte finit par faire perdre patience Á Jussac. Furieux
d'Ëtre tenu en Êchec par celui qu'il avait regardÊ comme un enfant, il
s'Êchauffa et commenÚa Á faire des fautes. D'Artagnan, qui, Á dÊfaut de la
pratique, avait une profonde thÊorie, redoubla d'agilitÊ. Jussac, voulant en
finir, porta un coup terrible Á son adversaire en se fendant Á fond ; mais
celui-ci para prime, et tandis que Jussac se relevait, se glissant comme un
serpent sous son fer, il lui passa son ÊpÊe au travers du corps. Jussac
tomba comme une masse.
D'Artagnan jeta alors un coup d'oeil inquiet et rapide sur le champ de
bataille.
Aramis avait dÊjÁ tuÊ un de ses adversaires ; mais l'autre le pressait
vivement. Cependant Aramis Êtait en bonne situation et pouvait encore se
dÊfendre.
Biscarat et Porthos venaient de faire coup fourrÊ : Porthos avait reÚu
un coup d'ÊpÊe au travers du bras, et Biscarat au travers de la cuisse. Mais
comme ni l'une ni l'autre des deux blessures n'Êtait grave, ils ne s'en
escrimaient qu'avec plus d'acharnement.
Athos, blessÊ de nouveau par Cahusac, p×lissait Á vue d'oeil, mais il
ne reculait pas d'une semelle : il avait seulement changÊ son ÊpÊe de main,
et se battait de la main gauche.
D'Artagnan, selon les lois du duel de cette Êpoque, pouvait secourir
quelqu'un ; pendant qu'il cherchait du regard celui de ses compagnons qui
avait besoin de son aide, il surprit un coup d'oeil d'Athos. Ce coup d'oeil
Êtait d'une Êloquence sublime. Athos serait mort plutÆt que d'appeler au
secours ; mais il pouvait regarder, et du regard demander un appui.
D'Artagnan le devina, fit un bond terrible et tomba sur le flanc de Cahusac
en criant :
" A moi, Monsieur le garde, je vous tue ! "
Cahusac se retourna ; il Êtait temps. Athos, que son extrËme courage
soutenait seul, tomba sur un genou.
" Sangdieu ! criait-il Á d'Artagnan, ne le tuez pas, jeune homme, je
vous en prie ; j'ai une vieille affaire Á terminer avec lui, quand je serai
guÊri et bien portant. DÊsarmez-le seulement, liez-lui l'ÊpÊe. C'est cela.
Bien ! trÉs bien ! "
Cette exclamation Êtait arrachÊe Á Athos par l'ÊpÊe de Cahusac qui
sautait Á vingt pas de lui. D'Artagnan et Cahusac s'ÊlancÉrent ensemble,
l'un pour la ressaisir, l'autre pour s'en emparer ; mais d'Artagnan, plus
leste, arriva le premier et mit le pied dessus.
Cahusac courut Á celui des gardes qu'avait tuÊ Aramis, s'empara de sa
rapiÉre, et voulut revenir Á d'Artagnan ; mais sur son chemin il rencontra
Athos, qui, pendant cette pause d'un instant que lui avait procurÊe
d'Artagnan, avait repris haleine, et qui, de crainte que d'Artagnan ne lui
tu×t son ennemi, voulait recommencer le combat.
D'Artagnan comprit que ce serait dÊsobliger Athos que de ne pas le
laisser faire. En effet, quelques secondes aprÉs, Cahusac tomba la gorge
traversÊe d'un coup d'ÊpÊe.
Au mËme instant, Aramis appuyait son ÊpÊe contre la poitrine de son
adversaire renversÊ, et le forÚait Á demander merci.
Restaient Porthos et Biscarat. Porthos faisait mille fanfaronnades,
demandant Á Biscarat quelle heure il pouvait bien Ëtre, et lui faisait ses
compliments sur la compagnie que venait d'obtenir son frÉre dans le rÊgiment
de Navarre ; mais, tout en raillant, il ne gagnait rien. Biscarat Êtait un
de ces hommes de fer qui ne tombent que morts.
Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver et prendre tous
les combattants, blessÊs ou non, royalistes ou cardinalistes. Athos, Aramis
et d'Artagnan entourÉrent Biscarat et le sommÉrent de se rendre. Quoique
seul contre tous, et avec un coup d'ÊpÊe qui lui traversait la cuisse,
Biscarat voulait tenir ; mais Jussac, qui s'Êtait relevÊ sur son coude, lui
cria de se rendre. Biscarat Êtait un Gascon comme d'Artagnan ; il fit la
sourde oreille et se contenta de rire, et entre deux parades, trouvant le
temps de dÊsigner, du bout de son ÊpÊe, une place Á terre :
" Ici, dit-il, parodiant un verset de la Bible, ici mourra Biscarat,
seul de ceux qui sont avec lui.
-- Mais ils sont quatre contre toi ; finis-en, je te l'ordonne.
-- Ah ! si tu l'ordonnes, c'est autre chose, dit Biscarat, comme tu es
mon brigadier, je dois obÊir. "
Et, faisant un bond en arriÉre, il cassa son ÊpÊe sur son genou pour ne
pas la rendre, en jeta les morceaux par-dessus le mur du couvent et se
croisa les bras en sifflant un air cardinaliste.
La bravoure est toujours respectÊe, mËme dans un ennemi. Les
mousquetaires saluÉrent Biscarat de leurs ÊpÊes et les remirent au fourreau.
D'Artagnan en fit autant, puis, aidÊ de Biscarat, le seul qui fÙt restÊ
debout, il porta sous le porche du couvent Jussac, Cahusac et celui des
adversaires d'Aramis qui n'Êtait que blessÊ. Le quatriÉme, comme nous
l'avons dit, Êtait mort. Puis ils sonnÉrent la cloche, et, emportant quatre
ÊpÊes sur cinq, ils s'acheminÉrent ivres de joie vers l'hÆtel de M. de
TrÊville. On les voyait entrelacÊs, tenant toute la largeur de la rue, et
accostant chaque mousquetaire qu'ils rencontraient, si bien qu'Á la fin ce
fut une marche triomphale. Le coeur de d'Artagnan nageait dans l'ivresse, il
marchait entre Athos et Porthos en les Êtreignant tendrement.
" Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit-il Á ses nouveaux amis en
franchissant la porte de l'hÆtel de M. de TrÊville, au moins me voilÁ reÚu
apprenti, n'est-ce pas ? "
CHAPITRE VI. SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME
L'affaire fit grand bruit. M. de TrÊville gronda beaucoup tout haut
contre ses mousquetaires, et les fÊlicita tout bas ; mais comme il n'y avait
pas de temps Á perdre pour prÊvenir le roi, M. de TrÊville s'empressa de se
rendre au Louvre. Il Êtait dÊjÁ trop tard, le roi Êtait enfermÊ avec le
cardinal, et l'on dit Á M. de TrÊville que le roi travaillait et ne pouvait
recevoir en ce moment. Le soir, M. de TrÊville vint au jeu du roi. Le roi
gagnait, et comme Sa MajestÊ Êtait fort avare, elle Êtait d'excellente
humeur ; aussi, du plus loin que le roi aperÚut TrÊville :
" Venez ici, Monsieur le capitaine, dit-il, venez que je vous gronde ;
savez-vous que Son Eminence est venue me faire des plaintes sur vos
mousquetaires, et cela avec une telle Êmotion, que ce soir Son Eminence en
est malade ? Ah ÚÁ, mais ce sont des diables Á quatre, des gens Á pendre,
que vos mousquetaires !
-- Non, Sire, rÊpondit TrÊville, qui vit du premier coup d'oeil comment
la chose allait tourner ; non, tout au contraire, ce sont de bonnes
crÊatures, douces comme des agneaux, et qui n'ont qu'un dÊsir, je m'en
ferais garant : c'est que leur ÊpÊe ne sorte du fourreau que pour le service
de Votre MajestÊ. Mais, que voulez-vous, les gardes de M. le cardinal sont
sans cesse Á leur chercher querelle, et, pour l'honneur mËme du corps, les
pauvres jeunes gens sont obligÊs de se dÊfendre.
-- Ecoutez M. de TrÊville ! dit le roi, Êcoutez-le ! ne dirait-on pas
qu'il parle d'une communautÊ religieuse ! En vÊritÊ, mon cher capitaine,
j'ai envie de vous Æter votre brevet et de le donner Á Mlle de Chemerault, Á
laquelle j'ai promis une abbaye. Mais ne pensez pas que je vous croirai
ainsi sur parole. On m'appelle Louis le Juste, Monsieur de TrÊville, et tout
Á l'heure, tout Á l'heure nous verrons.
-- Ah ! c'est parce que je me fie Á cette justice, Sire, que
j'attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de Votre MajestÊ.
-- Attendez donc, Monsieur, attendez donc, dit le roi, je ne vous ferai
pas longtemps attendre. "
En effet, la chance tournait, et comme le roi commenÚait Á perdre ce
qu'il avait gagnÊ, il n'Êtait pas f×chÊ de trouver un prÊtexte pour faire --
qu'on nous passe cette expression de joueur, dont, nous l'avouons, nous ne
connaissons pas l'origine --, pour faire charlemagne. Le roi se leva donc au
bout d'un instant, et mettant dans sa poche l'argent qui Êtait devant lui et
dont la majeure partie venait de son gain :
" La Vieuville, dit-il, prenez ma place, il faut que je parle Á M. de
TrÊville pour affaire d'importance. Ah !... j'avais quatre-vingts louis
devant moi ; mettez la mËme somme, afin que ceux qui ont perdu n'aient point
Á se plaindre. La justice avant tout. "
Puis, se retournant vers M. de TrÊville et marchant avec lui vers
l'embrasure d'une fenËtre :
" Eh bien, Monsieur, continua-t-il, vous dites que ce sont les gardes
de l'Eminentissime qui ont ÊtÊ chercher querelle Á vos mousquetaires ?
-- Oui, Sire, comme toujours.
-- Et comment la chose est-elle venue, voyons ? car, vous le savez, mon
cher capitaine, il faut qu'un juge Êcoute les deux parties.
-- Ah ! mon Dieu ! de la faÚon la plus simple et la plus naturelle.
Trois de mes meilleurs soldats, que Votre MajestÊ connaÏt de nom et dont
elle a plus d'une fois apprÊciÊ le dÊvouement, et qui ont, je puis
l'affirmer au roi, son service fort Á coeur ; -- trois de mes meilleurs
soldats, dis-je, MM. Athos, Porthos et Aramis, avaient fait une partie de
plaisir avec un jeune cadet de Gascogne que je leur avais recommandÊ le
matin mËme. La partie allait avoir lieu Á Saint- Germain, je crois, et ils
s'Êtaient donnÊ rendez-vous aux Carmes- Deschaux, lorsqu'elle fut troublÊe
par M. de Jussac et MM. Cahusac, Biscarat, et deux autres gardes qui ne
venaient certes pas lÁ en si nombreuse compagnie sans mauvaise intention
contre les Êdits.
-- Ah ! ah ! vous m'y faites penser, dit le roi : sans doute, ils
venaient pour se battre eux-mËmes.
-- Je ne les accuse pas, Sire, mais je laisse Votre MajestÊ apprÊcier
ce que peuvent aller faire cinq hommes armÊs dans un lieu aussi dÊsert que
le sont les environs du couvent des Carmes.
-- Oui, vous avez raison, TrÊville, vous avez raison.
-- Alors, quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont changÊ d'idÊe et
ils ont oubliÊ leur haine particuliÉre pour la haine de corps ; car Votre
MajestÊ n'ignore pas que les mousquetaires, qui sont au roi et rien qu'au
roi, sont les ennemis naturels des gardes, qui sont Á M. le cardinal.
-- Oui, TrÊville, oui, dit le roi mÊlancoliquement, et c'est bien
triste, croyez-moi, de voir ainsi deux partis en France, deux tËtes Á la
royautÊ ; mais tout cela finira, TrÊville, tout cela finira. Vous dites donc
que les gardes ont cherchÊ querelle aux mousquetaires ?
-- Je dis qu'il est probable que les choses se sont passÊes ainsi, mais
je n'en jure pas, Sire. Vous savez combien la vÊritÊ est difficile Á
connaÏtre, et Á moins d'Ëtre douÊ de cet instinct admirable qui a fait
nommer Louis XIII le Juste...
-- Et vous avez raison, TrÊville ; mais ils n'Êtaient pas seuls, vos
mousquetaires, il y avait avec eux un enfant ?
-- Oui, Sire, et un homme blessÊ, de sorte que trois mousquetaires du
roi, dont un blessÊ, et un enfant, non seulement ont tenu tËte Á cinq des
plus terribles gardes de M. le cardinal, mais encore en ont portÊ quatre Á
terre.
-- Mais c'est une victoire, cela ! s'Êcria le roi tout rayonnant ; une
victoire complÉte !
-- Oui, Sire, aussi complÉte que celle du pont de CÊ.
-- Quatre hommes, dont un blessÊ, et un enfant, dites-vous ?
-- Un jeune homme Á peine ; lequel s'est mËme si parfaitement conduit
en cette occasion, que je prendrai la libertÊ de le recommander Á Votre
MajestÊ.
-- Comment s'appelle-t-il ?
-- D'Artagnan, Sire. C'est le fils d'un de mes plus anciens amis ; le
fils d'un homme qui a fait avec le roi votre pÉre, de glorieuse mÊmoire, la
guerre de partisan.
-- Et vous dites qu'il s'est bien conduit, ce jeune homme ? Racontez-
moi cela, TrÊville ; vous savez que j'aime les rÊcits de guerre et de
combat. "
Et le roi Louis XIII releva fiÉrement sa moustache en se posant sur la
hanche.
" Sire, reprit TrÊville, comme je vous l'ai dit, M. d'Artagnan est
presque un enfant, et comme il n'a pas l'honneur d'Ëtre mousquetaire, il
Êtait en habit bourgeois ; les gardes de M. le cardinal, reconnaissant sa
grande jeunesse et, de plus, qu'il Êtait Êtranger au corps, l'invitÉrent
donc Á se retirer avant qu'ils attaquassent.
-- Alors, vous voyez bien, TrÊville, interrompit le roi, que ce sont
eux qui ont attaquÊ.
-- C'est juste, Sire : ainsi, plus de doute ; ils le sommÉrent donc de
se retirer ; mais il rÊpondit qu'il Êtait mousquetaire de coeur et tout Á Sa
MajestÊ, qu'ainsi donc il resterait avec Messieurs les mousquetaires.
-- Brave jeune homme ! murmura le roi.
-- En effet, il demeura avec eux ; et Votre MajestÊ a lÁ un si ferme
champion, que ce fut lui qui donna Á Jussac ce terrible coup d'ÊpÊe qui met
si fort en colÉre M. le cardinal.
-- C'est lui qui a blessÊ Jussac ? s'Êcria le roi ; lui, un enfant !
Ceci, TrÊville, c'est impossible.
-- C'est comme j'ai l'honneur de le dire Á Votre MajestÊ.
-- Jussac, une des premiÉres lames du royaume !
-- Eh bien, Sire ! il a trouvÊ son maÏtre.
-- Je veux voir ce jeune homme, TrÊville, je veux le voir, et si l'on
peut faire quelque chose, Eh bien, nous nous en occuperons.
-- Quand Votre MajestÊ daignera-t-elle le recevoir ?
-- Demain Á midi, TrÊville.
-- L'amÉnerai-je seul ?
-- Non, amenez-les-moi tous les quatre ensemble. Je veux les remercier
tous Á la fois ; les hommes dÊvouÊs sont rares, TrÊville, et il faut
rÊcompenser le dÊvouement.
-- A midi, Sire, nous serons au Louvre.
-- Ah ! par le petit escalier, TrÊville, par le petit escalier. Il est
inutile que le cardinal sache...
-- Oui, Sire.
-- Vous comprenez, TrÊville, un Êdit est toujours un Êdit ; il est
dÊfendu de se battre, au bout du compte.
-- Mais cette rencontre, Sire, sort tout Á fait des conditions
ordinaires d'un duel : c'est une rixe, et la preuve, c'est qu'ils Êtaient
cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaires et M. d'Artagnan.
-- C'est juste, dit le roi ; mais n'importe, TrÊville, venez toujours
par le petit escalier. "
TrÊville sourit. Mais comme c'Êtait dÊjÁ beaucoup pour lui d'avoir
obtenu de cet enfant qu'il se rÊvolt×t contre son maÏtre, il salua
respectueusement le roi, et avec son agrÊment prit congÊ de lui.
DÉs le soir mËme, les trois mousquetaires furent prÊvenus de l'honneur
qui leur Êtait accordÊ. Comme ils connaissaient depuis longtemps le roi, ils
n'en furent pas trop ÊchauffÊs : mais d'Artagnan, avec son imagination
gasconne, y vit sa fortune Á venir, et passa la nuit Á faire des rËves d'or.
Aussi, dÉs huit heures du matin, Êtait-il chez Athos.
D'Artagnan trouva le mousquetaire tout habillÊ et prËt Á sortir. Comme
on n'avait rendez-vous chez le roi qu'Á midi, il avait formÊ le projet, avec
Porthos et Aramis, d'aller faire une partie de paume dans un tripot situÊ
tout prÉs des Êcuries du Luxembourg. Athos invita d'Artagnan Á les suivre,
et malgrÊ son ignorance de ce jeu, auquel il n'avait jamais jouÊ, celui-ci
accepta, ne sachant que faire de son temps, depuis neuf heures du matin
qu'il Êtait Á peine jusqu'Á midi.
Les deux mousquetaires Êtaient dÊjÁ arrivÊs et pelotaient ensemble.
Athos, qui Êtait trÉs fort Á tous les exercices du corps, passa avec
d'Artagnan du cÆtÊ opposÊ, et leur fit dÊfi. Mais au premier mouvement qu'il
essaya, quoiqu'il jou×t de la main gauche, il comprit que sa blessure Êtait
encore trop rÊcente pour lui permettre un pareil exercice. D'Artagnan resta
donc seul, et comme il dÊclara qu'il Êtait trop maladroit pour soutenir une
partie en rÉgle, on continua seulement Á s'envoyer des balles sans compter
le jeu. Mais une de ces balles, lancÊe par le poignet herculÊen de Porthos,
passa si prÉs du visage de d'Artagnan, qu'il pensa que si, au lieu de passer
Á cÆtÊ, elle eÙt donnÊ dedans, son audience Êtait probablement perdue,
attendu qu'il lui eÙt ÊtÊ de toute impossibilitÊ de se prÊsenter chez le
roi. Or, comme de cette audience, dans son imagination gasconne, dÊpendait
tout son avenir, il salua poliment Porthos et Aramis, dÊclarant qu'il ne
reprendrait la partie que lorsqu'il serait en Êtat de leur tenir tËte, et il
s'en revint prendre place prÉs de la corde et dans la galerie.
Malheureusement pour d'Artagnan, parmi les spectateurs se trouvait un
garde de Son Eminence, lequel, tout ÊchauffÊ encore de la dÊfaite de ses
compagnons, arrivÊe la veille seulement, s'Êtait promis de saisir la
premiÉre occasion de la venger. Il crut donc que cette occasion Êtait venue,
et s'adressant Á son voisin :
" Il n'est pas Êtonnant, dit-il, que ce jeune homme ait eu peur d'une
balle, c'est sans doute un apprenti mousquetaire. "
D'Artagnan se retourna comme si un serpent l'eÙt mordu, et regarda
fixement le garde qui venait de tenir cet insolent propos.
" Pardieu ! reprit celui-ci en frisant insolemment, sa moustache,
regardez-moi tant que vous voudrez, mon petit Monsieur, j'ai dit ce que j'ai
dit.
-- Et comme ce que vous avez dit est trop clair pour que vos paroles
aient besoin d'explication, rÊpondit d'Artagnan Á voix basse, je vous
prierai de me suivre.
-- Et quand cela ? demanda le garde avec le mËme air railleur.
-- Tout de suite, s'il vous plaÏt.
-- Et vous savez qui je suis, sans doute ?
-- Moi, je l'ignore complÉtement, et je ne m'en inquiÉte guÉre.
-- Et vous avez tort, car, si vous saviez mon nom, peut-Ëtre
seriez-vous moins pressÊ.
-- Comment vous appelez-vous ?
-- Bernajoux, pour vous servir.
-- Eh bien, Monsieur Bernajoux, dit tranquillement d'Artagnan, je vais
vous attendre sur la porte.
-- Allez, Monsieur, je vous suis.
-- Ne vous pressez pas trop, Monsieur, qu'on ne s'aperÚoive pas que
nous sortons ensemble ; vous comprenez que pour ce que nous allons faire,
trop de monde nous gËnerait.
-- C'est bien " , rÊpondit le garde, ÊtonnÊ que son nom n'eÙt pas
produit plus d'effet sur le jeune homme.
En effet, le nom de Bernajoux Êtait connu de tout le monde, de
d'Artagnan seul exceptÊ, peut-Ëtre ; car c'Êtait un de ceux qui figuraient
le plus souvent dans les rixes journaliÉres que tous les Êdits du roi et du
cardinal n'avaient pu rÊprimer.
Porthos et Aramis Êtaient si occupÊs de leur partie, et Athos les
regardait avec tant d'attention, qu'ils ne virent pas mËme sortir leur jeune
compagnon, lequel, ainsi qu'il l'avait dit au garde de Son Eminence,
s'arrËta sur la porte ; un instant aprÉs, celui-ci descendit Á son tour.
Comme d'Artagnan n'avait pas de temps Á perdre, vu l'audience du roi qui
Êtait fixÊe Á midi, il jeta les yeux autour de lui, et voyant que la rue
Êtait dÊserte :
" Ma foi, dit-il Á son adversaire, il est bien heureux pour vous,
quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n'avoir affaire qu'Á un apprenti
mousquetaire ; cependant, soyez tranquille, je ferai de mon mieux. En garde
!
-- Mais, dit celui que d'Artagnan provoquait ainsi, il me semble que le
lieu est assez mal choisi, et que nous serions mieux derriÉre l'abbaye de
Saint-Germain ou dans le PrÊ-aux-Clercs.
-- Ce que vous dites est plein de sens, rÊpondit d'Artagnan ;
malheureusement j'ai peu de temps Á moi, ayant un rendez-vous Á midi juste.
En garde donc, Monsieur, en garde ! "
Bernajoux n'Êtait pas homme Á se faire rÊpÊter deux fois un pareil
compliment. Au mËme instant son ÊpÊe brilla Á sa main, et il fondit sur son
adversaire que, gr×ce Á sa grande jeunesse, il espÊrait intimider.
Mais d'Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et tout frais
Êmoulu de sa victoire, tout gonflÊ de sa future faveur, il Êtait rÊsolu Á ne
pas reculer d'un pas : aussi les deux fers se trouvÉrent-ils engagÊs jusqu'Á
la garde, et comme d'Artagnan tenait ferme Á sa place, ce fut son adversaire
qui fit un pas de retraite. Mais d'Artagnan saisit le moment oÝ, dans ce
mouvement, le fer de Bernajoux dÊviait de la ligne, il dÊgagea, se fendit et
toucha son adversaire Á l'Êpaule. AussitÆt d'Artagnan, Á son tour, fit un
pas de retraite et releva son ÊpÊe ; mais Bernajoux lui cria que ce n'Êtait
rien, et se fendant aveuglÊment sur lui, il s'enferra de lui-mËme.
Cependant, comme il ne tombait pas, comme il ne se dÊclarait pas vaincu,
mais que seulement il rompait du cÆtÊ de l'hÆtel de M. de La TrÊmouille au
service duquel il avait un parent, d'Artagnan, ignorant lui-mËme la gravitÊ
de la derniÉre blessure que son adversaire avait reÚue, le pressait
vivement, et sans doute allait l'achever d'un troisiÉme coup, lorsque la
rumeur qui s'Êlevait de la rue s'Êtant Êtendue jusqu'au jeu de paume, deux
des amis du garde, qui l'avaient entendu Êchanger quelques paroles avec
d'Artagnan et qui l'avaient vu sortir Á la suite de ces paroles, se
prÊcipitÉrent l'ÊpÊe Á la main hors du tripot et tombÉrent sur le vainqueur.
Mais aussitÆt Athos, Porthos et Aramis parurent Á leur tour, et au moment oÝ
les deux gardes attaquaient leur jeune camarade, les forcÉrent Á se
retourner. En ce moment, Bernajoux tomba ; et comme les gardes Êtaient
seulement deux contre quatre, ils se mirent Á crier : " A nous, l'hÆtel de
La TrÊmouille ! " A ces cris, tout ce qui Êtait dans l'hÆtel sortit, se
ruant sur les quatre compagnons, qui de leur cÆtÊ se mirent Á crier : " A
nous, mousquetaires ! "
Ce cri Êtait ordinairement entendu ; car on savait les mousquetaires
ennemis de Son Eminence, et on les aimait pour la haine qu'ils portaient au
cardinal. Aussi les gardes des autres compagnies que celles appartenant au
duc Rouge, comme l'avait appelÊ Aramis, prenaient-ils en gÊnÊral parti dans
ces sortes de querelles pour les mousquetaires du roi. De trois gardes de la
compagnie de M. des Essarts qui passaient, deux vinrent donc en aide aux
quatre compagnons, tandis que l'autre courait Á l'hÆtel de M. de TrÊville,
criant : " A nous, mousquetaires, Á nous ! " Comme d'habitude, l'hÆtel de M.
de TrÊville Êtait plein de soldats de cette arme, qui accoururent au secours
de leurs camarades ; la mËlÊe devint gÊnÊrale, mais la force Êtait aux
mousquetaires : les gardes du cardinal et les gens de M. de La TrÊmouille se
retirÉrent dans l'hÆtel, dont ils fermÉrent les portes assez Á temps pour
empËcher que leurs ennemis n'y fissent irruption en mËme temps qu'eux. Quant
au blessÊ, il y avait ÊtÊ tout d'abord transportÊ et, comme nous l'avons
dit, en fort mauvais Êtat.
L'agitation Êtait Á son comble parmi les mousquetaires et leurs alliÊs,
et l'on dÊlibÊrait dÊjÁ si, pour punir l'insolence qu'avaient eue les
domestiques de M. de La TrÊmouille de faire une sortie sur les mousquetaires
du roi, on ne mettrait pas le feu Á son hÆtel. La proposition en avait ÊtÊ
faite et accueillie avec enthousiasme, lorsque heureusement onze heures
sonnÉrent ; d'Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur audience, et
comme ils eussent regrettÊ que l'on fÏt un si beau coup sans eux, ils
parvinrent Á calmer les tËtes. On se contenta donc de jeter quelques pavÊs
dans les portes, mais les portes rÊsistÉrent : alors on se lassa ;
d'ailleurs ceux qui devaient Ëtre regardÊs comme les chefs de l'entreprise
avaient depuis un instant quittÊ le groupe et s'acheminaient vers l'hÆtel de
M. de TrÊville, qui les attendait, dÊjÁ au courant de cette algarade.
" Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans perdre un instant, et t×chons
de voir le roi avant qu'il soit prÊvenu par le cardinal ; nous lui
raconterons la chose comme une suite de l'affaire d'hier, et les deux
passeront ensemble. "
M. de TrÊville, accompagnÊ des quatre jeunes gens, s'achemina donc vers
le Louvre ; mais, au grand Êtonnement du capitaine des mousquetaires, on lui
annonÚa que le roi Êtait allÊ courre le cerf dans la forËt de Saint-Germain.
M. de TrÊville se fit rÊpÊter deux fois cette nouvelle, et Á chaque fois ses
compagnons virent son visage se rembrunir.
" Est-ce que Sa MajestÊ, demanda-t-il, avait dÉs hier le projet de
faire cette chasse ?
-- Non, Votre Excellence, rÊpondit le valet de chambre, c'est le grand
veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu'on avait dÊtournÊ cette nuit un
cerf Á son intention. Il a d'abord rÊpondu qu'il n'irait pas, puis il n'a
pas su rÊsister au plaisir que lui promettait cette chasse, et aprÉs le
dÏner il est parti.
-- Et le roi a-t-il vu le cardinal ? demanda M. de TrÊville.
-- Selon toute probabilitÊ, rÊpondit le valet de chambre, car j'ai vu
ce matin les chevaux au carrosse de Son Eminence, j'ai demandÊ oÝ elle
allait, et l'on m'a rÊpondu : " A Saint-Germain. "
-- Nous sommes prÊvenus, dit M. de TrÊville, Messieurs, je verrai le
roi ce soir ; mais quant Á vous, je ne vous conseille pas de vous y
hasarder. "
L'avis Êtait trop raisonnable et surtout venait d'un homme qui
connaissait trop bien le roi, pour que les quatre jeunes gens essayassent de
le combattre. M. de TrÊville les invita donc Á rentrer chacun chez eux et Á
attendre de ses nouvelles.
En entrant Á son hÆtel, M. de TrÊville songea qu'il fallait prendre
date en portant plainte le premier. Il envoya un de ses domestiques chez M.
de La TrÊmouille avec une lettre dans laquelle il le priait de mettre hors
de chez lui le garde de M. le cardinal, et de rÊprimander ses gens de
l'audace qu'ils avaient eue de faire leur sortie contre les mousquetaires.
Mais M. de La TrÊmouille, dÊjÁ prÊvenu par son Êcuyer dont, comme on le
sait, Bernajoux Êtait le parent, lui fit rÊpondre que ce n'Êtait ni Á M. de
TrÊville, ni Á ses mousquetaires de se plaindre, mais bien au contraire Á
lui dont les mousquetaires avaient chargÊ les gens et voulu brÙler l'hÆtel.
Or, comme le dÊbat entre ces deux seigneurs eÙt pu durer longtemps, chacun
devant naturellement s'entËter dans son opinion, M. de TrÊville avisa un
expÊdient qui avait pour but de tout terminer : c'Êtait d'aller trouver
lui-mËme M. de La TrÊmouille.
Il se rendit donc aussitÆt Á son hÆtel et se fit annoncer.
Les deux seigneurs se saluÉrent poliment, car, s'il n'y avait pas
amitiÊ entre eux, il y avait du moins estime. Tous deux Êtaient gens de
coeur et d'honneur ; et comme M. de La TrÊmouille, protestant, et voyant
rarement le roi, n'Êtait d'aucun parti, il n'apportait en gÊnÊral dans ses
relations sociales aucune prÊvention. Cette fois, nÊanmoins, son accueil
quoique poli fut plus froid que d'habitude.
" Monsieur, dit M. de TrÊville, nous croyons avoir Á nous plaindre
chacun l'un de l'autre, et je suis venu moi-mËme pour que nous tirions de
compagnie cette affaire au clair.
-- Volontiers, rÊpondit M. de La TrÊmouille ; mais je vous prÊviens que
je suis bien renseignÊ, et tout le tort est Á vos mousquetaires.
-- Vous Ëtes un homme trop juste et trop raisonnable, Monsieur, dit M.
de TrÊville, pour ne pas accepter la proposition que je vais faire.
-- Faites, Monsieur, j'Êcoute.
-- Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre Êcuyer ?
-- Mais, Monsieur, fort mal. Outre le coup d'ÊpÊe qu'il a reÚu dans le
bras, et qui n'est pas autrement dangereux, il en a encore ramassÊ un autre
qui lui a traversÊ le poumon, de sorte que le mÊdecin en dit de pauvres
choses.
-- Mais le blessÊ a-t-il conservÊ sa connaissance ?
-- Parfaitement.
-- Parle-t-il ?
-- Avec difficultÊ, mais il parle.
-- Eh bien, Monsieur ! rendons-nous prÉs de lui ; adjurons-le, au nom
du Dieu devant lequel il va Ëtre appelÊ peut-Ëtre, de dire la vÊritÊ. Je le
prends pour juge dans sa propre cause, Monsieur, et ce qu'il dira je le
croirai. "
M. de La TrÊmouille rÊflÊchit un instant, puis, comme il Êtait
difficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta.
Tous deux descendirent dans la chambre oÝ Êtait le blessÊ. Celui-ci, en
voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui venaient lui faire visite,
essaya de se relever sur son lit, mais il Êtait trop faible, et, ÊpuisÊ par
l'effort qu'il avait fait, il retomba presque sans connaissance.
M. de La TrÊmouille s'approcha de lui et lui fit respirer des sels qui
le rappelÉrent Á la vie. Alors M. de TrÊville, ne voulant pas qu'on pÙt
l'accuser d'avoir influencÊ le malade, invita M. de La TrÊmouille Á
l'interroger lui-mËme.
Ce qu'avait prÊvu M. de TrÊville arriva. PlacÊ entre la vie et la mort
comme l'Êtait Bernajoux, il n'eut pas mËme l'idÊe de taire un instant la
vÊritÊ, et il raconta aux deux seigneurs les choses exactement, telles
qu'elles s'Êtaient passÊes.
C'Êtait tout ce que voulait M. de TrÊville ; il souhaita Á Bernajoux
une prompte convalescence, prit congÊ de M. de La TrÊmouille, rentra Á son
hÆtel et fit aussitÆt prÊvenir les quatre amis qu'il les attendait Á dÏner.
M. de TrÊville recevait fort bonne compagnie, toute anticardinaliste
d'ailleurs. On comprend donc que la conversation roula pendant tout le dÏner
sur les deux Êchecs que venaient d'Êprouver les gardes de Son Eminence. Or,
comme d'Artagnan avait ÊtÊ le hÊros de ces deux journÊes, ce fut sur lui que
tombÉrent toutes les fÊlicitations, qu'Athos, Porthos et Aramis lui
abandonnÉrent non seulement en bons camarades, mais en hommes qui avaient eu
assez souvent leur tour pour qu'ils lui laissassent le sien.
Vers six heures, M. de TrÊville annonÚa qu'il Êtait tenu d'aller au
Louvre ; mais comme l'heure de l'audience accordÊe par Sa MajestÊ Êtait
passÊe, au lieu de rÊclamer l'entrÊe par le petit escalier, il se plaÚa avec
les quatre jeunes gens dans l'antichambre. Le roi n'Êtait pas encore revenu
de la chasse. Nos jeunes gens attendaient depuis une demi-heure Á peine,
mËlÊs Á la foule des courtisans, lorsque toutes les portes s'ouvrirent et
qu'on annonÚa Sa MajestÊ.
A cette annonce, d'Artagnan se sentit frÊmir jusqu'Á la moelle des os.
L'instant qui allait suivre devait, selon toute probabilitÊ, dÊcider du
reste de sa vie. Aussi ses yeux se fixÉrent-ils avec angoisse sur la porte
par laquelle devait entrer le roi.
Louis XIII parut, marchant le premier ; il Êtait en costume de chasse,
encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant un fouet Á la main.
Au premier coup d'oeil, d'Artagnan jugea que l'esprit du roi Êtait Á
l'orage.
Cette disposition, toute visible qu'elle Êtait chez Sa MajestÊ,
n'empËcha pas les courtisans de se ranger sur son passage : dans les
antichambres royales, mieux vaut encore Ëtre vu d'un oeil irritÊ que de
n'Ëtre pas vu du tout. Les trois mousquetaires n'hÊsitÉrent donc pas, et
firent un pas en avant, tandis que d'Artagnan au contraire restait cachÊ
derriÉre eux ; mais quoique le roi connÙt personnellement Athos, Porthos et
Aramis, il passa devant eux sans les regarder, sans leur parler et comme
s'il ne les avait jamais vus. Quant Á M. de TrÊville, lorsque les yeux du
roi s'arrËtÉrent un instant sur lui, il soutint ce regard avec tant de
fermetÊ, que ce fut le roi qui dÊtourna la vue ; aprÉs quoi, tout en
grommelant, Sa MajestÊ rentra dans son appartement.
" Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne serons pas
encore fait chevaliers de l'ordre cette fois-ci.
-- Attendez ici dix minutes, dit M. de TrÊville ; et si au bout de dix
minutes vous ne me voyez pas sortir, retournez Á mon hÆtel : car il sera
inutile que vous m'attendiez plus longtemps. "
Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart d'heure, vingt
minutes ; et voyant que M. de TrÊville ne reparaissait point, ils sortirent
fort inquiets de ce qui allait arriver.
M. de TrÊville Êtait entrÊ hardiment dans le cabinet du roi, et avait
trouvÊ Sa MajestÊ de trÉs mÊchante humeur, assise sur un fauteuil et battant
ses bottes du manche de son fouet, ce qui ne l'avait pas empËchÊ de lui
demander avec le plus grand flegme des nouvelles de sa santÊ.
" Mauvaise, Monsieur, mauvaise, rÊpondit le roi, je m'ennuie. "
C'Êtait en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent prenait un
de ses courtisans, l'attirait Á une fenËtre et lui disait : " Monsieur un
tel, ennuyons-nous ensemble. "
" Comment ! Votre MajestÊ s'ennuie ! dit M. de TrÊville. N'a-t-elle
donc pas pris aujourd'hui le plaisir de la chasse ?
-- Beau plaisir, Monsieur ! Tout dÊgÊnÉre, sur mon ×me, et je ne sais
si c'est le gibier qui n'a plus de voie ou les chiens qui n'ont plus de nez.
Nous lanÚons un cerf dix cors, nous le courons six heures, et quand il est
prËt Á tenir, quand Saint-Simon met dÊjÁ le cor Á sa bouche pour sonner
l'hallali, crac ! toute la meute prend le change et s'emporte sur un daguet.
Vous verrez que je serai obligÊ de renoncer Á la chasse Á courre comme j'ai
renoncÊ Á la chasse au vol. Ah ! je suis un roi bien malheureux, Monsieur de
TrÊville ! je n'avais plus qu'un gerfaut, et il est mort avant-hier.
-- En effet, Sire, je comprends votre dÊsespoir, et le malheur est
grand ; mais il vous reste encore, ce me semble, bon nombre de faucons,
d'Êperviers et de tiercelets.
-- Et pas un homme pour les instruire, les fauconniers s'en vont, il
n'y a plus que moi qui connaisse l'art de la vÊnerie. AprÉs moi tout sera
dit, et l'on chassera avec des traquenards, des piÉges, des trappes. Si
j'avais le temps encore de former des ÊlÉves ! mais oui, M. le cardinal est
lÁ qui ne me laisse pas un instant de repos, qui me parle de l'Espagne, qui
me parle de l'Autriche, qui me parle de l'Angleterre ! Ah ! Á propos de M.
le cardinal, Monsieur de TrÊville, je suis mÊcontent de vous. "
M. de TrÊville attendait le roi Á cette chute. Il connaissait le roi de
longue main ; il avait compris que toutes ses plaintes n'Êtaient qu'une
prÊface, une espÉce d'excitation pour s'encourager lui-mËme, et que c'Êtait
oÝ il Êtait arrivÊ enfin qu'il en voulait venir.
" Et en quoi ai-je ÊtÊ assez malheureux pour dÊplaire Á Votre MajestÊ ?
demanda M. de TrÊville en feignant le plus profond Êtonnement.
-- Est-ce ainsi que vous faites votre charge, Monsieur ? continua le
roi sans rÊpondre directement Á la question de M. de TrÊville ; est-ce pour
cela que je vous ai nommÊ capitaine de mes mousquetaires, que ceux- ci
assassinent un homme, Êmeuvent tout un quartier et veulent brÙler Paris sans
que vous en disiez un mot ? Mais, au reste, continua le roi, sans doute que
je me h×te de vous accuser, sans doute que les perturbateurs sont en prison
et que vous venez m'annoncer que justice est faite.
-- Sire, rÊpondit tranquillement M. de TrÊville, je viens vous la
demander au contraire.
-- Et contre qui ? s'Êcria le roi.
-- Contre les calomniateurs, dit M. de TrÊville.
-- Ah ! voilÁ qui est nouveau, reprit le roi. N'allez-vous pas dire que
vos trois mousquetaires damnÊs, Athos, Porthos et Aramis et votre cadet de
BÊarn, ne se sont pas jetÊs comme des furieux sur le pauvre Bernajoux, et ne
l'ont pas maltraitÊ de telle faÚon qu'il est probable qu'il est en train de
trÊpasser Á cette heure ! N'allez-vous pas dire qu'ensuite ils n'ont pas
fait le siÉge de l'hÆtel du duc de La TrÊmouille, et qu'ils n'ont point
voulu le brÙler ! ce qui n'aurait peut-Ëtre pas ÊtÊ un trÉs grand malheur en
temps de guerre, vu que c'est un nid de huguenots, mais ce qui, en temps de
paix, est un f×cheux exemple. Dites, n'allez-vous pas nier tout cela ?
-- Et qui vous a fait ce beau rÊcit, Sire ? demanda tranquillement M.
de TrÊville.
-- Qui m'a fait ce beau rÊcit, Monsieur ! et qui voulez-vous que ce
soit, si ce n'est celui qui veille quand je dors, qui travaille quand je
m'amuse, qui mÉne tout au-dedans et au-dehors du royaume, en France comme en
Europe ?
-- Sa MajestÊ veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de TrÊville, car
je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de Sa MajestÊ.
-- Non Monsieur, je veux parler du soutien de l'Etat, de mon seul
serviteur, de mon seul ami, de M. le cardinal.
-- Son Eminence n'est pas Sa SaintetÊ, Sire.
-- Qu'entendez-vous par lÁ, Monsieur ?
-- Qu'il n'y a que le pape qui soit infaillible, et que cette
infaillibilitÊ ne s'Êtend pas aux cardinaux.
-- Vous voulez dire qu'il me trompe, vous voulez dire qu'il me trahit.
Vous l'accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement que vous l'accusez.
-- Non, Sire ; mais je dis qu'il se trompe lui-mËme ; je dis qu'il a
ÊtÊ mal renseignÊ ; je dis qu'il a eu h×te d'accuser les mousquetaires de
Votre MajestÊ, pour lesquels il est injuste, et qu'il n'a pas ÊtÊ puiser ses
renseignements aux bonnes sources.
-- L'accusation vient de M. de La TrÊmouille, du duc lui-mËme. Que
rÊpondrez-vous Á cela ?
-- Je pourrais rÊpondre, Sire, qu'il est trop intÊressÊ dans la
question pour Ëtre un tÊmoin bien impartial ; mais loin de lÁ, Sire, je
connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m'en rapporterai Á lui, mais
Á une condition, Sire.
-- Laquelle ?
-- C'est que Votre MajestÊ le fera venir, l'interrogera, mais
elle-mËme, en tËte Á tËte, sans tÊmoins, et que je reverrai Votre MajestÊ
aussitÆt qu'elle aura reÚu le duc.
-- Oui-da ! fit le roi, et vous vous en rapporterez Á ce que dira M. de
La TrÊmouille ?
-- Oui, Sire.
-- Vous accepterez son jugement ?
-- Sans doute.
-- Et vous vous soumettrez aux rÊparations qu'il exigera ?
-- Parfaitement.
-- La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye ! "
Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait toujours
Á la porte, entra.
" La Chesnaye, dit le roi, qu'on aille Á l'instant mËme me quÊrir M. de
La TrÊmouille ; je veux lui parler ce soir.
-- Votre MajestÊ me donne sa parole qu'elle ne verra personne entre M.
de La TrÊmouille et moi ?
-- Personne, foi de gentilhomme.
-- A demain, Sire, alors.
-- A demain, Monsieur.
-- A quelle heure, s'il plaÏt Á Votre MajestÊ ?
-- A l'heure que vous voudrez.
-- Mais, en venant par trop matin, je crains de rÊveiller Votre
MajestÊ.
-- Me rÊveiller ? Est-ce que je dors ? Je ne dors plus, Monsieur ; je
rËve quelquefois, voilÁ tout. Venez donc d'aussi bon matin que vous voudrez,
Á sept heures ; mais gare Á vous, si vos mousquetaires sont coupables !
-- Si mes mousquetaires sont coupables, Sire, les coupables seront
remis aux mains de Votre MajestÊ, qui ordonnera d'eux selon son bon plaisir.
Votre MajestÊ exige-t-elle quelque chose de plus ? qu'elle parle, je suis
prËt Á lui obÊir.
-- Non, Monsieur, non, et ce n'est pas sans raison qu'on m'a appelÊ
Louis le Juste. A demain donc, Monsieur, Á demain.
-- Dieu garde jusque-lÁ Votre MajestÊ ! "
Si peu que dormit le roi, M. de TrÊville dormit plus mal encore ; il
avait fait prÊvenir dÉs le soir mËme ses trois mousquetaires et leur
compagnon de se trouver chez lui Á six heures et demie du matin. Il les
emmena avec lui sans rien leur affirmer, sans leur rien promettre, et ne
leur cachant pas que leur faveur et mËme la sienne tenaient Á un coup de
dÊs.
ArrivÊ au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi Êtait
toujours irritÊ contre eux, ils s'Êloigneraient sans Ëtre vus ; si le roi
consentait Á les recevoir, on n'aurait qu'Á les faire appeler.
En arrivant dans l'antichambre particuliÉre du roi, M. de TrÊville
trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu'on n'avait pas rencontrÊ le duc de La
TrÊmouille la veille au soir Á son hÆtel, qu'il Êtait rentrÊ trop tard pour
se prÊsenter au Louvre, qu'il venait seulement d'arriver, et qu'il Êtait Á
cette heure chez le roi.
Cette circonstance plut beaucoup Á M. de TrÊville, qui, de cette faÚon,
fut certain qu'aucune suggestion ÊtrangÉre ne se glisserait entre la
dÊposition de M. de La TrÊmouille et lui.
En effet, dix minutes s'Êtaient Á peine ÊcoulÊes, que la porte du
cabinet s'ouvrit et que M. de TrÊville en vit sortir le duc de La
TrÊmouille, lequel vint Á lui et lui dit :
" Monsieur de TrÊville, Sa MajestÊ vient de m'envoyer quÊrir pour
savoir comment les choses s'Êtaient passÊes hier matin Á mon hÆtel. Je lui
ai dit la vÊritÊ, c'est-Á-dire que la faute Êtait Á mes gens, et que j'Êtais
prËt Á vous en faire mes excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les
recevoir, et me tenir toujours pour un de vos amis.
-- Monsieur le duc, dit M. de TrÊville, j'Êtais si plein de confiance
dans votre loyautÊ, que je n'avais pas voulu prÉs de Sa MajestÊ d'autre
dÊfenseur que vous-mËme. Je vois que je ne m'Êtais pas abusÊ, et je vous
remercie de ce qu'il y a encore en France un homme de qui on puisse dire
sans se tromper ce que j'ai dit de vous.
-- C'est bien, c'est bien ! dit le roi qui avait ÊcoutÊ tous ces
compliments entre les deux portes ; seulement, dites-lui, TrÊville,
puisqu'il se prÊtend un de vos amis, que moi aussi je voudrais Ëtre des
siens, mais qu'il me nÊglige ; qu'il y a tantÆt trois ans que je ne l'ai vu,
et que je ne le vois que quand je l'envoie chercher. Dites-lui tout cela de
ma part, car ce sont de ces choses qu'un roi ne peut dire lui-mËme.
-- Merci, Sire, merci, dit le duc ; mais que Votre MajestÊ croie bien
que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de TrÊville, que ce ne
sont point ceux qu'elle voit Á toute heure du jour qui lui sont le plus
dÊvouÊs.
-- Ah ! vous avez entendu ce que j'ai dit ; tant mieux, duc, tant
mieux, dit le roi en s'avanÚant jusque sur la porte. Ah ! c'est vous,
TrÊville ! oÝ sont vos mousquetaires ? Je vous avais dit avant-hier de me
les amener, pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?
-- Ils sont en bas, Sire, et avec votre congÊ La Chesnaye va leur dire
de monter.
-- Oui, oui, qu'ils viennent tout de suite ; il va Ëtre huit heures, et
Á neuf heures j'attends une visite. Allez, Monsieur le duc, et revenez
surtout. Entrez, TrÊville. "
Le duc salua et sortit. Au moment oÝ il ouvrait la porte, les trois
mousquetaires et d'Artagnan, conduits par La Chesnaye, apparaissaient au
haut de l'escalier.
" Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j'ai Á vous gronder. "
Les mousquetaires s'approchÉrent en s'inclinant ; d'Artagnan les
suivait par-derriÉre.
" Comment diable ! continua le roi ; Á vous quatre, sept gardes de Son
Eminence mis hors de combat en deux jours ! C'est trop, Messieurs, c'est
trop. A ce compte-lÁ, Son Eminence serait forcÊe de renouveler sa compagnie
dans trois semaines, et moi de faire appliquer les Êdits dans toute leur
rigueur. Un par hasard, je ne dis pas ; mais sept en deux jours, je le
rÊpÉte, c'est trop, c'est beaucoup trop.
-- Aussi, Sire, Votre MajestÊ voit qu'ils viennent tout contrits et
tout repentants lui faire leurs excuses.
-- Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le roi, je ne me fie
point Á leurs faces hypocrites ; il y a surtout lÁ-bas une figure de Gascon.
Venez ici, Monsieur. "
D'Artagnan, qui comprit que c'Êtait Á lui que le compliment
s'adressait, s'approcha en prenant son air le plus dÊsespÊrÊ.
" Eh bien, que me disiez-vous donc que c'Êtait un jeune homme ? c'est
un enfant, Monsieur de TrÊville, un vÊritable enfant ! Et c'est celui-lÁ qui
a donnÊ ce rude coup d'ÊpÊe Á Jussac ?
-- Et ces deux beaux coups d'ÊpÊe Á Bernajoux.
-- VÊritablement !
-- Sans compter, dit Athos, que s'il ne m'avait pas tirÊ des mains de
Biscarat, je n'aurais trÉs certainement pas l'honneur de faire en ce
moment-ci ma trÉs humble rÊvÊrence Á Votre MajestÊ.
-- Mais c'est donc un vÊritable dÊmon que ce BÊarnais, ventre-saint-
gris ! Monsieur de TrÊville, comme eÙt dit le roi mon pÉre. A ce mÊtier-lÁ,
on doit trouer force pourpoints et briser force ÊpÊes. Or les Gascons sont
toujours pauvres, n'est-ce pas ?
-- Sire, je dois dire qu'on n'a pas encore trouvÊ des mines d'or dans
leurs montagnes, quoique le Seigneur leur dÙt bien ce miracle en rÊcompense
de la maniÉre dont ils ont soutenu les prÊtentions du roi votre pÉre.
-- Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m'ont fait roi moi-
mËme, n'est-ce pas, TrÊville, puisque je suis le fils de mon pÉre ? Eh bien,
Á la bonne heure, je ne dis pas non. La Chesnaye, allez voir si, en
fouillant dans toutes mes poches, vous trouverez quarante pistoles ; et si
vous les trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons, jeune homme, la
main sur la conscience, comment cela s'est-il passÊ ? "
D'Artagnan raconta l'aventure de la veille dans tous ses dÊtails :
comment, n'ayant pas pu dormir de la joie qu'il Êprouvait Á voir Sa MajestÊ,
il Êtait arrivÊ chez ses amis trois heures avant l'heure de l'audience ;
comment ils Êtaient allÊs ensemble au tripot, et comment, sur la crainte
qu'il avait manifestÊe de recevoir une balle au visage, il avait ÊtÊ raillÊ
par Bernajoux, lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la
vie, et M. de La TrÊmouille, qui n'y Êtait pour rien, de la perte de son
hÆtel.
" C'est bien cela, murmurait le roi ; oui, c'est ainsi que le duc m'a
racontÊ la chose. Pauvre cardinal ! sept hommes en deux jours, et de ses
plus chers ; mais c'est assez comme cela, Messieurs, entendez-vous ! c'est
assez : vous avez pris votre revanche de la rue FÊrou, et au-delÁ ; vous
devez Ëtre satisfaits.
-- Si Votre MajestÊ l'est, dit TrÊville, nous le sommes.
-- Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignÊe d'or de la
main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d'Artagnan. Voici, dit-il,
une preuve de ma satisfaction. "
A cette Êpoque, les idÊes de fiertÊ qui sont de mise de nos jours
n'Êtaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main Á la main
de l'argent du roi, et n'en Êtait pas le moins du monde humiliÊ. D'Artagnan
mit donc les quarante pistoles dans sa poche sans faire aucune faÚon, et en
remerciant tout au contraire grandement Sa MajestÊ.
" LÁ, dit le roi en regardant sa pendule, lÁ, et maintenant qu'il est
huit heures et demie, retirez-vous ; car, je vous l'ai dit, j'attends
quelqu'un Á neuf heures. Merci de votre dÊvouement, Messieurs. J'y puis
compter, n'est-ce pas ?
-- Oh ! Sire, s'ÊcriÉrent d'une mËme voix les quatre compagnons, nous
nous ferions couper en morceaux pour Votre MajestÊ.
-- Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut mieux, et vous me serez
plus utiles. TrÊville, ajouta le roi Á demi-voix pendant que les autres se
retiraient, comme vous n'avez pas de place dans les mousquetaires et que
d'ailleurs pour entrer dans ce corps nous avons dÊcidÊ qu'il fallait faire
un noviciat, placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de M. des
Essarts, votre beau-frÉre. Ah ! pardieu ! TrÊville, je me rÊjouis de la
grimace que va faire le cardinal : il sera furieux, mais cela m'est Êgal ;
je suis dans mon droit. "
Et le roi salua de la main TrÊville, qui sortit et s'en vint rejoindre
ses mousquetaires, qu'il trouva partageant avec d'Artagnan les quarante
pistoles.
Et le cardinal, comme l'avait dit Sa MajestÊ, fut effectivement
furieux, si furieux que pendant huit jours il abandonna le jeu du roi, ce
qui n'empËchait pas le roi de lui faire la plus charmante mine du monde, et
toutes les fois qu'il le rencontrait de lui demander de sa voix la plus
caressante :
" Eh bien, Monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux et ce
pauvre Jussac, qui sont Á vous ? "
CHAPITRE VII. L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES
Lorsque d'Artagnan fut hors du Louvre, et qu'il consulta ses amis sur
l'emploi qu'il devait faire de sa part des quarante pistoles, Athos lui
conseilla de commander un bon repas Á la Pomme de Pin , Porthos de prendre
un laquais, et Aramis de se faire une maÏtresse convenable.
Le repas fut exÊcutÊ le jour mËme, et le laquais y servit Á table. Le
repas avait ÊtÊ commandÊ par Athos, et le laquais fourni par Porthos.
C'Êtait un Picard que le glorieux mousquetaire avait embauchÊ le jour mËme
et Á cette occasion sur le pont de la Tournelle, pendant qu'il faisait des
ronds en crachant dans l'eau.
Porthos avait prÊtendu que cette occupation Êtait la preuve d'une
organisation rÊflÊchie et contemplative, et il l'avait emmenÊ sans autre
recommandation. La grande mine de ce gentilhomme, pour le compte duquel il
se crut engagÊ, avait sÊduit Planchet -- c'Êtait le nom du Picard -- ; il y
eut chez lui un lÊger dÊsappointement lorsqu'il vit que la place Êtait dÊjÁ
prise par un confrÉre nommÊ Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut signifiÊ
que son Êtat de maison, quoi que grand, ne comportait pas deux domestiques,
et qu'il lui fallait entrer au service de d'Artagnan. Cependant, lorsqu'il
assista au dÏner que donnait son maÏtre et qu'il vit celui-ci tirer en
payant une poignÊe d'or de sa poche, il crut sa fortune faite et remercia le
Ciel d'Ëtre tombÊ en la possession d'un pareil CrÊsus ; il persÊvÊra dans
cette opinion jusqu'aprÉs le festin, des reliefs duquel il rÊpara de longues
abstinences. Mais en faisant, le soir, le lit de son maÏtre, les chimÉres de
Planchet s'Êvanouirent. Le lit Êtait le seul de l'appartement, qui se
composait d'une antichambre et d'une chambre Á coucher. Planchet coucha dans
l'antichambre sur une couverture tirÊe du lit de d'Artagnan, et dont
d'Artagnan se passa depuis.
Athos, de son cÆtÊ, avait un valet qu'il avait dressÊ Á son service
d'une faÚon toute particuliÉre, et que l'on appelait Grimaud. Il Êtait fort
silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons d'Athos, bien entendu. Depuis
cinq ou six ans qu'il vivait dans la plus profonde intimitÊ avec ses
compagnons Porthos et Aramis, ceux-ci se rappelaient l'avoir vu sourire
souvent, mais jamais ils ne l'avaient entendu rire. Ses paroles Êtaient
brÉves et expressives, disant toujours ce qu'elles voulaient dire, rien de
plus : pas d'enjolivements, pas de broderies, pas d'arabesques. Sa
conversation Êtait un fait sans aucun Êpisode.
Quoique Athos eÙt Á peine trente ans et fÙt d'une grande beautÊ de
corps et d'esprit, personne ne lui connaissait de maÏtresse. Jamais il ne
parlait de femmes. Seulement il n'empËchait pas qu'on en parl×t devant lui,
quoiqu'il fÙt facile de voir que ce genre de conversation, auquel il ne se
mËlait que par des mots amers et des aperÚus misanthropiques, lui Êtait
parfaitement dÊsagrÊable. Sa rÊserve, sa sauvagerie et son mutisme en
faisaient presque un vieillard ; il avait donc, pour ne point dÊroger Á ses
habitudes, habituÊ Grimaud Á lui obÊir sur un simple geste ou sur un simple
mouvement des lÉvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprËmes.
Quelquefois Grimaud, qui craignait son maÏtre comme le feu, tout en
ayant pour sa personne un grand attachement et pour son gÊnie une grande
vÊnÊration, croyait avoir parfaitement compris ce qu'il dÊsirait, s'ÊlanÚait
pour exÊcuter l'ordre reÚu, et faisait prÊcisÊment le contraire. Alors Athos
haussait les Êpaules et, sans se mettre en colÉre, rossait Grimaud. Ces
jours-lÁ, il parlait un peu.
Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractÉre tout opposÊ Á celui
d'Athos : non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait haut ; peu lui
importait au reste, il faut lui rendre cette justice, qu'on l'Êcout×t ou non
; il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s'entendre ; il
parlait de toutes choses exceptÊ de sciences, excipant Á cet endroit de la
haine invÊtÊrÊe que depuis son enfance il portait, disait-il, aux savants.
Il avait moins grand air qu'Athos, et le sentiment de son infÊrioritÊ Á ce
sujet l'avait, dans le commencement de leur liaison, rendu souvent injuste
pour ce gentilhomme, qu'il s'Êtait alors efforcÊ de dÊpasser par ses
splendides toilettes. Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire et rien
que par la faÚon dont il rejetait la tËte en arriÉre et avanÚait le pied,
Athos prenait Á l'instant mËme la place qui lui Êtait due et relÊguait le
fastueux Porthos au second rang. Porthos s'en consolait en remplissant
l'antichambre de M. de TrÊville et les corps de garde du Louvre du bruit de
ses bonnes fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment, aprÉs
avoir passÊ de la noblesse de robe Á la noblesse d'ÊpÊe, de la robine Á la
baronne, il n'Êtait question de rien de moins pour Porthos que d'une
princesse ÊtrangÉre qui lui voulait un bien Ênorme.
Un vieux proverbe dit : " Tel maÏtre, tel valet. " Passons donc du
valet d'Athos au valet de Porthos, de Grimaud Á Mousqueton.
Mousqueton Êtait un Normand dont son maÏtre avait changÊ le nom
pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore et plus belliqueux de
Mousqueton. Il Êtait entrÊ au service de Porthos Á la condition qu'il serait
habillÊ et logÊ seulement, mais d'une faÚon magnifique ; il ne rÊclamait que
deux heures par jour pour les consacrer Á une industrie qui devait suffire Á
pourvoir Á ses autres besoins. Porthos avait acceptÊ le marchÊ ; la chose
lui allait Á merveille. Il faisait tailler Á Mousqueton des pourpoints dans
ses vieux habits et dans ses manteaux de rechange, et, gr×ce Á un tailleur
fort intelligent qui lui remettait ses hardes Á neuf en les retournant, et
dont la femme Êtait soupÚonnÊe de vouloir faire descendre Porthos de ses
habitudes aristocratiques, Mousqueton faisait Á la suite de son maÏtre fort
bonne figure.
Quant Á Aramis, dont nous croyons avoir suffisamment exposÊ le
caractÉre, caractÉre du reste que, comme celui de ses compagnons, nous
pourrons suivre dans son dÊveloppement, son laquais s'appelait Bazin. Gr×ce
Á l'espÊrance qu'avait son maÏtre d'entrer un jour dans les ordres, il Êtait
toujours vËtu de noir, comme doit l'Ëtre le serviteur d'un homme d'Eglise.
C'Êtait un Berrichon de trente-cinq Á quarante ans, doux, paisible,
grassouillet, occupant Á lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait
son maÏtre, faisant Á la rigueur pour deux un dÏner de peu de plats, mais
excellent. Au reste, muet, aveugle, sourd et d'une fidÊlitÊ Á toute Êpreuve.
Maintenant que nous connaissons, superficiellement du moins, les
maÏtres et les valets, passons aux demeures occupÊes par chacun d'eux.
Athos habitait rue FÊrou, Á deux pas du Luxembourg ; son appartement se
composait de deux petites chambres, fort proprement meublÊes, dans une
maison garnie dont l'hÆtesse encore jeune et vÊritablement encore belle lui
faisait inutilement les doux yeux. Quelques fragments d'une grande splendeur
passÊe Êclataient ÚÁ et lÁ aux murailles de ce modeste logement : c'Êtait
une ÊpÊe, par exemple, richement damasquinÊe, qui remontait pour la faÚon Á
l'Êpoque de FranÚois Ier, et dont la poignÊe seule, incrustÊe de pierres
prÊcieuses, pouvait valoir deux cents pistoles, et que cependant, dans ses
moments de plus grande dÊtresse, Athos n'avait jamais consenti Á engager ni
Á vendre. Cette ÊpÊe avait longtemps fait l'ambition de Porthos. Porthos
aurait donnÊ dix annÊes de sa vie pour possÊder cette ÊpÊe.
Un jour qu'il avait rendez-vous avec une duchesse, il essaya mËme de
l'emprunter Á Athos. Athos, sans rien dire, vida ses poches, ramassa tous
ses bijoux : bourses, aiguillettes et chaÏnes d'or, il offrit tout Á Porthos
; mais quant Á l'ÊpÊe, lui dit-il, elle Êtait scellÊe Á sa place et ne
devait la quitter que lorsque son maÏtre quitterait lui-mËme son logement.
Outre son ÊpÊe, il y avait encore un portrait reprÊsentant un seigneur du
temps de Henri III, vËtu avec la plus grande ÊlÊgance, et qui portait
l'ordre du Saint-Esprit, et ce portrait avait avec Athos certaines
ressemblances de lignes, certaines similitudes de famille, qui indiquaient
que ce grand seigneur, chevalier des ordres du roi, Êtait son ancËtre.
Enfin, un coffre de magnifique orfÉvrerie, aux mËmes armes que l'ÊpÊe
et le portrait, faisait un milieu de cheminÊe qui jurait effroyablement avec
le reste de la garniture. Athos portait toujours la clef de ce coffre sur
lui. Mais un jour il l'avait ouvert devant Porthos, et Porthos avait pu
s'assurer que ce coffre ne contenait que des lettres et des papiers : des
lettres d'amour et des papiers de famille, sans doute.
Porthos habitait un appartement trÉs vaste et d'une trÉs somptueuse
apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque fois qu'il passait avec quelque
ami devant ses fenËtres, Á l'une desquelles Mousqueton se tenait toujours en
grande livrÊe, Porthos levait la tËte et la main, et disait : VoilÁ ma
demeure ! Mais jamais on ne le trouvait chez lui, jamais il n'invitait
personne Á y monter, et nul ne pouvait se faire une idÊe de ce que cette
somptueuse apparence renfermait de richesses rÊelles.
Quant Á Aramis, il habitait un petit logement composÊ d'un boudoir,
d'une salle Á manger et d'une chambre Á coucher, laquelle chambre, situÊe
comme le reste de l'appartement au rez-de-chaussÊe, donnait sur un petit
jardin frais, vert, ombreux et impÊnÊtrable aux yeux du voisinage.
Quant Á d'Artagnan, nous savons comment il Êtait logÊ, et nous avons
dÊjÁ fait connaissance avec son laquais, maÏtre Planchet.
D'Artagnan, qui Êtait fort curieux de sa nature, comme sont les gens,
du reste, qui ont le gÊnie de l'intrigue, fit tous ses efforts pour savoir
ce qu'Êtaient au juste Athos, Porthos et Aramis ; car, sous ces noms de
guerre, chacun des jeunes gens cachait son nom de gentilhomme, Athos
surtout, qui sentait son grand seigneur d'une lieue. Il s'adressa donc Á
Porthos pour avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et Á Aramis pour
connaÏtre Porthos.
Malheureusement, Porthos lui-mËme ne savait de la vie de son silencieux
camarade que ce qui en avait transpirÊ. On disait qu'il avait eu de grands
malheurs dans ses affaires amoureuses, et qu'une affreuse trahison avait
empoisonnÊ Á jamais la vie de ce galant homme. Quelle Êtait cette trahison ?
Tout le monde l'ignorait.
Quant Á Porthos, exceptÊ son vÊritable nom, que M. de TrÊville savait
seul, ainsi que celui de ses deux camarades, sa vie Êtait facile Á
connaÏtre. Vaniteux et indiscret, on voyait Á travers lui comme Á travers un
cristal. La seule chose qui eÙt pu Êgarer l'investigateur eÙt ÊtÊ que l'on
eÙt cru tout le bien qu'il disait de lui.
Quant Á Aramis, tout en ayant l'air de n'avoir aucun secret, c'Êtait un
garÚon tout confit de mystÉres, rÊpondant peu aux questions qu'on lui
faisait sur les autres, et Êludant celles que l'on faisait sur lui-mËme. Un
jour, d'Artagnan, aprÉs l'avoir longtemps interrogÊ sur Porthos et en avoir
appris ce bruit qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une
princesse, voulut savoir aussi Á quoi s'en tenir sur les aventures
amoureuses de son interlocuteur.
" Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez des
baronnes, des comtesses et des princesses des autres ?
-- Pardon, interrompit Aramis, j'ai parlÊ parce que Porthos en parle
lui- mËme, parce qu'il a criÊ toutes ces belles choses devant moi. Mais
croyez bien, mon cher Monsieur d'Artagnan, que si je les tenais d'une autre
source ou qu'il me les eÙt confiÊes, il n'y aurait pas eu de confesseur plus
discret que moi.
-- Je n'en doute pas, reprit d'Artagnan ; mais enfin, il me semble que
vous-mËme vous Ëtes assez familier avec les armoiries, tÊmoin certain
mouchoir brodÊ auquel je dois l'honneur de votre connaissance. "
Aramis, cette fois, ne se f×cha point, mais il prit son air le plus
modeste et rÊpondit affectueusement :
" Mon cher, n'oubliez pas que je veux Ëtre d'Eglise, et que je fuis
toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous avez vu ne m'avait
point ÊtÊ confiÊ, mais il avait ÊtÊ oubliÊ chez moi par un de mes amis. J'ai
dÙ le recueillir pour ne pas les compromettre, lui et la dame qu'il aime.
Quant Á moi, je n'ai point et ne veux point avoir de maÏtresse, suivant en
cela l'exemple trÉs judicieux d'Athos, qui n'en a pas plus que moi.
-- Mais, que diable ! vous n'Ëtes pas abbÊ, puisque vous Ëtes
mousquetaire.
-- Mousquetaire par intÊrim, mon cher, comme dit le cardinal,
mousquetaire contre mon grÊ, mais homme d'Eglise dans le coeur, croyez-moi.
Athos et Porthos m'ont fourrÊ lÁ-dedans pour m'occuper : j'ai eu, au moment
d'Ëtre ordonnÊ, une petite difficultÊ avec... Mais cela ne vous intÊresse
guÉre, et je vous prends un temps prÊcieux.
-- Point du tout, cela m'intÊresse fort, s'Êcria d'Artagnan, et je n'ai
pour le moment absolument rien Á faire.
-- Oui, mais moi j'ai mon brÊviaire Á dire, rÊpondit Aramis, puis
quelques vers Á composer que m'a demandÊs Mme d'Aiguillon ; ensuite je dois
passer rue Saint-HonorÊ, afin d'acheter du rouge pour Mme de Chevreuse. Vous
voyez, mon cher ami, que si rien ne vous presse, je suis trÉs pressÊ, moi. "
Et Aramis tendit affectueusement la main Á son compagnon, et prit congÊ
de lui.
D'Artagnan ne put, quelque peine qu'il se donn×t, en savoir davantage
sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de croire dans le
prÊsent tout ce qu'on disait de leur passÊ, espÊrant des rÊvÊlations plus
sÙres et plus Êtendues de l'avenir. En attendant, il considÊra Athos comme
un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph.
Au reste, la vie des quatre jeunes gens Êtait joyeuse : Athos jouait,
et toujours malheureusement. Cependant il n'empruntait jamais un sou Á ses
amis, quoique sa bourse fÙt sans cesse Á leur service, et lorsqu'il avait
jouÊ sur parole, il faisait toujours rÊveiller son crÊancier Á six heures du
matin pour lui payer sa dette de la veille.
Porthos avait des fougues : ces jours-lÁ, s'il gagnait, on le voyait
insolent et splendide ; s'il perdait, il disparaissait complÉtement pendant
quelques jours, aprÉs lesquels il reparaissait le visage blËme et la mine
allongÊe, mais avec de l'argent dans ses poches.
Quant Á Aramis, il ne jouait jamais. C'Êtait bien le plus mauvais
mousquetaire et le plus mÊchant convive qui se pÙt voir... Il avait toujours
besoin de travailler. Quelquefois, au milieu d'un dÏner, quand chacun, dans
l'entraÏnement du vin et dans la chaleur de la conversation, croyait que
l'on en avait encore pour deux ou trois heures Á rester Á table, Aramis
regardait sa montre, se levait avec un gracieux sourire et prenait congÊ de
la sociÊtÊ, pour aller, disait-il, consulter un casuiste avec lequel il
avait rendez-vous. D'autres fois, il retournait Á son logis pour Êcrire une
thÉse, et priait ses amis de ne pas le distraire.
Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mÊlancolique, si bien
sÊant Á sa noble figure, et Porthos buvait en jurant qu'Aramis ne serait
jamais qu'un curÊ de village.
Planchet, le valet de d'Artagnan, supporta noblement la bonne fortune ;
il recevait trente sous par jour, et pendant un mois il revenait au logis
gai comme pinson et affable envers son maÏtre. Quand le vent de l'adversitÊ
commenÚa Á souffler sur le mÊnage de la rue des Fossoyeurs, c'est-Á-dire
quand les quarante pistoles du roi Louis XIII furent mangÊes ou Á peu prÉs,
il commenÚa des plaintes qu'Athos trouva nausÊabondes, Porthos indÊcentes,
et Aramis ridicules. Athos conseilla donc Á d'Artagnan de congÊdier le
drÆle, Porthos voulait qu'on le b×tonn×t auparavant, et Aramis prÊtendit
qu'un maÏtre ne devait entendre que les compliments qu'on fait de lui.
" Cela vous est bien aisÊ Á dire, reprit d'Artagnan : Á vous, Athos,
qui vivez muet avec Grimaud, qui lui dÊfendez de parler, et qui, par
consÊquent, n'avez jamais de mauvaises paroles avec lui ; Á vous, Porthos,
qui menez un train magnifique et qui Ëtes un dieu pour votre valet
Mousqueton ; Á vous enfin, Aramis, qui, toujours distrait par vos Êtudes
thÊologiques, inspirez un profond respect Á votre serviteur Bazin, homme
doux et religieux ; mais moi qui suis sans consistance et sans ressources,
moi qui ne suis pas mousquetaire ni mËme garde, moi, que ferai-je pour
inspirer de l'affection, de la terreur ou du respect Á Planchet ?
-- La chose est grave, rÊpondirent les trois amis, c'est une affaire
d'intÊrieur ; il en est des valets comme des femmes, il faut les mettre tout
de suite sur le pied oÝ l'on dÊsire qu'ils restent. RÊflÊchissez donc. "
D'Artagnan rÊflÊchit et se rÊsolut Á rouer Planchet par provision, ce
qui fut exÊcutÊ avec la conscience que d'Artagnan mettait en toutes choses ;
puis, aprÉs l'avoir bien rossÊ, il lui dÊfendit de quitter son service sans
sa permission. " Car, ajouta-t-il, l'avenir ne peut me faire faute ;
j'attends inÊvitablement des temps meilleurs. Ta fortune est donc faite si
tu restes prÉs de moi, et je suis trop bon maÏtre pour te faire manquer ta
fortune en t'accordant le congÊ que tu me demandes. "
Cette maniÉre d'agir donna beaucoup de respect aux mousquetaires pour
la politique de d'Artagnan. Planchet fut Êgalement saisi d'admiration et ne
parla plus de s'en aller.
La vie des quatre jeunes gens Êtait devenue commune ; d'Artagnan, qui
n'avait aucune habitude, puisqu'il arrivait de sa province et tombait au
milieu d'un monde tout nouveau pour lui, prit aussitÆt les habitudes de ses
amis.
On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en ÊtÊ, et l'on
allait prendre le mot d'ordre et l'air des affaires chez M. de TrÊville.
D'Artagnan, bien qu'il ne fÙt pas mousquetaire, en faisait le service avec
une ponctualitÊ touchante : il Êtait toujours de garde, parce qu'il tenait
toujours compagnie Á celui de ses trois amis qui montait la sienne. On le
connaissait Á l'hÆtel des mousquetaires, et chacun le tenait pour un bon
camarade ; M. de TrÊville, qui l'avait apprÊciÊ du premier coup d'oeil, et
qui lui portait une vÊritable affection, ne cessait de le recommander au
roi.
De leur cÆtÊ, les trois mousquetaires aimaient fort leur jeune
camarade. L'amitiÊ qui unissait ces quatre hommes, et le besoin de se voir
trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, soit pour affaires, soit pour
plaisir, les faisaient sans cesse courir l'un aprÉs l'autre comme des ombres
; et l'on rencontrait toujours les insÊparables se cherchant du Luxembourg Á
la place Saint-Sulpice, ou de la rue du Vieux-Colombier au Luxembourg.
En attendant, les promesses de M. de TrÊville allaient leur train. Un
beau jour, le roi commanda Á M. le chevalier des Essarts de prendre
d'Artagnan comme cadet dans sa compagnie des gardes. D'Artagnan endossa en
soupirant cet habit, qu'il eÙt voulu, au prix de dix annÊes de son
existence, troquer contre la casaque de mousquetaire. Mais M. de TrÊville
promit cette faveur aprÉs un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait Ëtre
abrÊgÊ au reste, si l'occasion se prÊsentait pour d'Artagnan de rendre
quelque service au roi ou de faire quelque action d'Êclat. D'Artagnan se
retira sur cette promesse et, dÉs le lendemain, commenÚa son service.
Alors ce fut le tour d'Athos, de Porthos et d'Aramis de monter la garde
avec d'Artagnan quand il Êtait de garde. La compagnie de M. le chevalier des
Essarts prit ainsi quatre hommes au lieu d'un, le jour oÝ elle prit
d'Artagnan.
CHAPITRE VIII. UNE INTRIGUE DE COUREUR
Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que toutes les
choses de ce monde, aprÉs avoir eu un commencement avaient eu une fin, et
depuis cette fin nos quatre compagnons Êtaient tombÊs dans la gËne. D'abord
Athos avait soutenu pendant quelque temps l'association de ses propres
deniers. Porthos lui avait succÊdÊ, et, gr×ce Á une de ces disparitions
auxquelles on Êtait habituÊ, il avait pendant prÉs de quinze jours encore
subvenu aux besoins de tout le monde ; enfin Êtait arrivÊ le tour d'Aramis,
qui s'Êtait exÊcutÊ de bonne gr×ce, et qui Êtait parvenu, disait-il, en
vendant ses livres de thÊologie, Á se procurer quelques pistoles.
On eut alors, comme d'habitude, recours Á M. de TrÊville, qui fit
quelques avances sur la solde ; mais ces avances ne pouvaient conduire bien
loin trois mousquetaires qui avaient dÊjÁ force comptes arriÊrÊs, et un
garde qui n'en avait pas encore.
Enfin, quand on vit qu'on allait manquer tout Á fait, on rassembla par
un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos joua. Malheureusement, il
Êtait dans une mauvaise veine : il perdit tout, plus vingt-cinq pistoles sur
parole.
Alors la gËne devint de la dÊtresse ; on vit les affamÊs suivis de
leurs laquais courir les quais et les corps de garde, ramassant chez leurs
amis du dehors tous les dÏners qu'ils purent trouver ; car, suivant l'avis
d'Aramis, on devait dans la prospÊritÊ semer des repas Á droite et Á gauche
pour en rÊcolter quelques-uns dans la disgr×ce.
Athos fut invitÊ quatre fois et mena chaque fois ses amis avec leurs
laquais. Porthos eut six occasions et en fit Êgalement jouir ses camarades ;
Aramis en eut huit. C'Êtait un homme, comme on a dÊjÁ pu s'en apercevoir,
qui faisait peu de bruit et beaucoup de besogne.
Quant Á d'Artagnan, qui ne connaissait encore personne dans la
capitale, il ne trouva qu'un dÊjeuner de chocolat chez un prËtre de son
pays, et un dÏner chez un cornette des gardes. Il mena son armÊe chez le
prËtre, auquel on dÊvora sa provision de deux mois, et chez le cornette, qui
fit des merveilles ; mais, comme le disait Planchet, on ne mange toujours
qu'une fois, mËme quand on mange beaucoup.
D'Artagnan se trouva donc assez humiliÊ de n'avoir eu qu'un repas et
demi, car le dÊjeuner chez le prËtre ne pouvait compter que pour un
demi-repas, Á offrir Á ses compagnons en Êchange des festins que s'Êtaient
procurÊs Athos, Porthos et Aramis. Il se croyait Á charge Á la sociÊtÊ,
oubliant dans sa bonne foi toute juvÊnile qu'il avait nourri cette sociÊtÊ
pendant un mois, et son esprit prÊoccupÊ se mit Á travailler activement. Il
rÊflÊchit que cette coalition de quatre hommes jeunes, braves, entreprenants
et actifs devait avoir un autre but que des promenades dÊhanchÊes, des
leÚons d'escrime et des lazzi plus ou moins spirituels.
En effet, quatre hommes comme eux, quatre hommes dÊvouÊs les uns aux
autres depuis la bourse jusqu'Á la vie, quatre hommes se soutenant toujours,
ne reculant jamais, exÊcutant isolÊment ou ensemble les rÊsolutions prises
en commun ; quatre bras menaÚant les quatre points cardinaux ou se tournant
vers un seul point, devaient inÊvitablement, soit souterrainement, soit au
jour, soit par la mine, soit par la tranchÊe, soit par la ruse, soit par la
force, s'ouvrir un chemin vers le but qu'ils voulaient atteindre, si bien
dÊfendu ou si ÊloignÊ qu'il fÙt. La seule chose qui Êtonn×t d'Artagnan,
c'est que ses compagnons n'eussent point songÊ Á cela.
Il y songeait, lui, et sÊrieusement mËme, se creusant la cervelle pour
trouver une direction Á cette force unique quatre fois multipliÊe avec
laquelle il ne doutait pas que, comme avec le levier que cherchait
ArchimÉde, on ne parvÏnt Á soulever le monde, -- lorsque l'on frappa
doucement Á la porte. D'Artagnan rÊveilla Planchet et lui ordonna d'aller
ouvrir.
Que de cette phrase : d'Artagnan rÊveilla Planchet, le lecteur n'aille
pas augurer qu'il faisait nuit ou que le jour n'Êtait point encore venu. Non
! quatre heures venaient de sonner. Planchet, deux heures auparavant, Êtait
venu demander Á dÏner Á son maÏtre, lequel lui avait rÊpondu par le proverbe
: " Qui dort dÏne. " Et Planchet dÏnait en dormant.
Un homme fut introduit, de mine assez simple et qui avait l'air d'un
bourgeois.
Planchet, pour son dessert, eÙt bien voulu entendre la conversation ;
mais le bourgeois dÊclara Á d'Artagnan que ce qu'il avait Á lui dire Êtant
important et confidentiel, il dÊsirait demeurer en tËte Á tËte avec lui.
D'Artagnan congÊdia Planchet et fit asseoir son visiteur.
Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux hommes se
regardÉrent comme pour faire une connaissance prÊalable, aprÉs quoi
d'Artagnan s'inclina en signe qu'il Êcoutait.
" J'ai entendu parler de M. d'Artagnan comme d'un jeune homme fort
brave, dit le bourgeois, et cette rÊputation dont il jouit Á juste titre m'a
dÊcidÊ Á lui confier un secret.
-- Parlez, Monsieur, parlez " , dit d'Artagnan, qui d'instinct flaira
quelque chose d'avantageux.
Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua :
" J'ai ma femme qui est lingÉre chez la reine, Monsieur, et qui ne
manque ni de sagesse, ni de beautÊ. On me l'a fait Êpouser voilÁ bientÆt
trois ans, quoiqu'elle n'eÙt qu'un petit avoir, parce que M. de La Porte, le
portemanteau de la reine, est son parrain et la protÉge...
-- Eh bien, Monsieur ? demanda d'Artagnan.
-- Eh bien, reprit le bourgeois, Eh bien, Monsieur, ma femme a ÊtÊ
enlevÊe hier matin, comme elle sortait de sa chambre de travail.
-- Et par qui votre femme a-t-elle ÊtÊ enlevÊe ?
-- Je n'en sais rien sÙrement, Monsieur, mais je soupÚonne quelqu'un.
-- Et quelle est cette personne que vous soupÚonnez ?
-- Un homme qui la poursuivait depuis longtemps.
-- Diable !
-- Mais voulez-vous que je vous dise, Monsieur, continua le bourgeois,
je suis convaincu, moi, qu'il y a moins d'amour que de politique dans tout
cela.
-- Moins d'amour que de politique, reprit d'Artagnan d'un air fort
rÊflÊchi, et que soupÚonnez-vous ?
-- Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soupÚonne...
-- Monsieur, je vous ferai observer que je ne vous demande absolument
rien, moi. C'est vous qui Ëtes venu. C'est vous qui m'avez dit que vous
aviez un secret Á me confier. Faites donc Á votre guise, il est encore temps
de vous retirer.
-- Non, Monsieur, non ; vous m'avez l'air d'un honnËte jeune homme, et
j'aurai confiance en vous. Je crois donc que ce n'est pas Á cause de ses
amours que ma femme a ÊtÊ arrËtÊe, mais Á cause de celles d'une plus grande
dame qu'elle.
-- Ah ! ah ! serait-ce Á cause des amours de Mme de Bois-Tracy ? fit
d'Artagnan, qui voulut avoir l'air, vis-Á-vis de son bourgeois, d'Ëtre au
courant des affaires de la cour.
-- Plus haut, Monsieur, plus haut.
-- De Mme d'Aiguillon ?
-- Plus haut encore.
-- De Mme de Chevreuse ?
-- Plus haut, beaucoup plus haut !
-- De la... d'Artagnan s'arrËta.
-- Oui, Monsieur, rÊpondit si bas, qu'Á peine si on put l'entendre, le
bourgeois ÊpouvantÊ.
-- Et avec qui ?
-- Avec qui cela peut-il Ëtre, si ce n'est avec le duc de...
-- Le duc de...
-- Oui, Monsieur ! rÊpondit le bourgeois, en donnant Á sa voix une
intonation plus sourde encore.
-- Mais comment savez-vous tout cela, vous ?
-- Ah ! comment je le sais ?
-- Oui, comment le savez-vous ? Pas de demi-confidence, ou... vous
comprenez.
-- Je le sais par ma femme, Monsieur, par ma femme elle-mËme.
-- Qui le sait, elle, par qui ?
-- Par M. de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu'elle Êtait la filleule
de M. de La Porte, l'homme de confiance de la reine ? Eh bien, M. de La
Porte l'avait mise prÉs de Sa MajestÊ pour que notre pauvre reine au moins
eÙt quelqu'un Á qui se fier, abandonnÊe comme elle l'est par le roi,
espionnÊe comme elle l'est par le cardinal, trahie comme elle l'est par
tous.
-- Ah ! ah ! voilÁ qui se dessine, dit d'Artagnan.
-- Or ma femme est venue il y a quatre jours, Monsieur ; une de ses
conditions Êtait qu'elle devait me venir voir deux fois la semaine ; car,
ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, ma femme m'aime beaucoup ; ma
femme est donc venue, et m'a confiÊ que la reine, en ce moment- ci, avait de
grandes craintes.
-- Vraiment ?
-- Oui, M. le cardinal, Á ce qu'il paraÏt, la poursuit et la persÊcute
plus que jamais. Il ne peut pas lui pardonner l'histoire de la sarabande.
Vous savez l'histoire de la sarabande ?
-- Pardieu, si je la sais ! rÊpondit d'Artagnan, qui ne savait rien du
tout, mais qui voulait avoir l'air d'Ëtre au courant.
-- De sorte que, maintenant, ce n'est plus de la haine, c'est de la
vengeance.
-- Vraiment ?
-- Et la reine croit...
-- Eh bien, que croit la reine ?
-- Elle croit qu'on a Êcrit Á M. le duc de Buckingham en son nom.
-- Au nom de la reine ?
-- Oui, pour le faire venir Á Paris, et une fois venu Á Paris, pour
l'attirer dans quelque piÉge.
-- Diable ! mais votre femme, mon cher Monsieur, qu'a-t-elle Á faire
dans tout cela ?
-- On connaÏt son dÊvouement pour la reine, et l'on veut ou l'Êloigner
de sa maÏtresse, ou l'intimider pour avoir les secrets de Sa MajestÊ, ou la
sÊduire pour se servir d'elle comme d'un espion.
-- C'est probable, dit d'Artagnan ; mais l'homme qui l'a enlevÊe, le
connaissez-vous ?
-- Je vous ai dit que je croyais le connaÏtre.
-- Son nom ?
-- Je ne le sais pas ; ce que je sais seulement, c'est que c'est une
crÊature du cardinal, son ×me damnÊe.
-- Mais vous l'avez vu ?
-- Oui, ma femme me l'a montrÊ un jour.
-- A-t-il un signalement auquel on puisse le reconnaÏtre ?
-- Oh ! certainement, c'est un seigneur de haute mine, poil noir, teint
basanÊ, oeil perÚant, dents blanches et une cicatrice Á la tempe.
-- Une cicatrice Á la tempe ! s'Êcria d'Artagnan, et avec cela dents
blanches, oeil perÚant, teint basanÊ, poil noir, et haute mine ; c'est mon
homme de Meung !
-- C'est votre homme, dites-vous ?
-- Oui, oui ; mais cela ne fait rien Á la chose. Non, je me trompe,
cela la simplifie beaucoup, au contraire : si votre homme est le mien, je
ferai d'un coup deux vengeances, voilÁ tout ; mais oÝ rejoindre cet homme ?
-- Je n'en sais rien.
-- Vous n'avez aucun renseignement sur sa demeure ?
-- Aucun ; un jour que je reconduisais ma femme au Louvre, il en
sortait comme elle allait y entrer, et elle me l'a fait voir.
-- Diable ! diable ! murmura d'Artagnan, tout ceci est bien vague ; par
qui avez-vous su l'enlÉvement de votre femme ?
-- Par M. de La Porte.
-- Vous a-t-il donnÊ quelque dÊtail ?
-- Il n'en avait aucun.
-- Et vous n'avez rien appris d'un autre cÆtÊ ?
-- Si fait, j'ai reÚu...
-- Quoi ?
-- Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande imprudence ?
-- Vous revenez encore lÁ-dessus ; cependant je vous ferai observer
que, cette fois, il est un peu tard pour reculer.
-- Aussi je ne recule pas, mordieu ! s'Êcria le bourgeois en jurant
pour se monter la tËte. D'ailleurs, foi de Bonacieux...
-- Vous vous appelez Bonacieux ? interrompit d'Artagnan.
-- Oui, c'est mon nom.
-- Vous disiez donc : foi de Bonacieux ! pardon si je vous ai
interrompu ; mais il me semblait que ce nom ne m'Êtait pas inconnu.
-- C'est possible, Monsieur. Je suis votre propriÊtaire.
-- Ah ! ah ! fit d'Artagnan en se soulevant Á demi et en saluant, vous
Ëtes mon propriÊtaire ?
-- Oui, Monsieur, oui. Et comme depuis trois mois que vous Ëtes chez
moi, et que distrait sans doute par vos grandes occupations vous avez oubliÊ
de me payer mon loyer ; comme, dis-je, je ne vous ai pas tourmentÊ un seul
instant, j'ai pensÊ que vous auriez Êgard Á ma dÊlicatesse.
-- Comment donc ! mon cher Monsieur Bonacieux, reprit d'Artagnan,
croyez que je suis plein de reconnaissance pour un pareil procÊdÊ, et que,
comme je vous l'ai dit, si je puis vous Ëtre bon Á quelque chose...
-- Je vous crois, Monsieur, je vous crois, et comme j'allais vous le
dire, foi de Bonacieux, j'ai confiance en vous .
-- Achevez donc ce que vous avez commencÊ Á me dire. "
Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le prÊsenta Á d'Artagnan.
" Une lettre ! fit le jeune homme.
-- Que j'ai reÚue ce matin. "
D'Artagnan l'ouvrit, et comme le jour commenÚait Á baisser, il
s'approcha de la fenËtre. Le bourgeois le suivit.
" Ne cherchez pas votre femme, lut d'Artagnan, elle vous sera rendue
quand on n'aura plus besoin d'elle. Si vous faites une seule dÊmarche pour
la retrouver, vous Ëtes perdu. "
" VoilÁ qui est positif, continua d'Artagnan ; mais aprÉs tout, ce
n'est qu'une menace.
-- Oui, mais cette menace m'Êpouvante ; moi, Monsieur, je ne suis pas
homme d'ÊpÊe du tout, et j'ai peur de la Bastille.
-- Hum ! fit d'Artagnan ; mais c'est que je ne me soucie pas plus de la
Bastille que vous, moi. S'il ne s'agissait que d'un coup d'ÊpÊe, passe
encore.
-- Cependant, Monsieur, j'avais bien comptÊ sur vous dans cette
occasion.
-- Oui ?
-- Vous voyant sans cesse entourÊ de mousquetaires Á l'air fort
superbe, et reconnaissant que ces mousquetaires Êtaient ceux de M. de
TrÊville, et par consÊquent des ennemis du cardinal, j'avais pensÊ que vous
et vos amis, tout en rendant justice Á notre pauvre reine, seriez enchantÊs
de jouer un mauvais tour Á Son Eminence.
-- Sans doute.
-- Et puis j'avais pensÊ que, me devant trois mois de loyer dont je ne
vous ai jamais parlÊ...
-- Oui, oui, vous m'avez dÊjÁ donnÊ cette raison, et je la trouve
excellente.
-- Comptant de plus, tant que vous me ferez l'honneur de rester chez
moi, ne jamais vous parler de votre loyer Á venir...
-- TrÉs bien.
-- Et ajoutez Á cela, si besoin est, comptant vous offrir une
cinquantaine de pistoles si, contre toute probabilitÊ, vous vous trouviez
gËnÊ en ce moment.
-- A merveille ; mais vous Ëtes donc riche, mon cher Monsieur Bonacieux
?
-- Je suis Á mon aise, Monsieur, c'est le mot ; j'ai amassÊ quelque
chose comme deux ou trois mille Êcus de rente dans le commerce de la
mercerie, et surtout en plaÚant quelques fonds sur le dernier voyage du
cÊlÉbre navigateur Jean Mocquet ; de sorte que, vous comprenez, Monsieur...
Ah ! mais... s'Êcria le bourgeois.
-- Quoi ? demanda d'Artagnan.
-- Que vois-je lÁ ?
-- OÝ ?
-- Dans la rue, en face de vos fenËtres, dans l'embrasure de cette
porte : un homme enveloppÊ dans un manteau.
-- C'est lui ! s'ÊcriÉrent Á la fois d'Artagnan et le bourgeois, chacun
d'eux en mËme temps ayant reconnu son homme.
-- Ah ! cette fois-ci, s'Êcria d'Artagnan en sautant sur son ÊpÊe,
cette fois-ci, il ne m'Êchappera pas. "
Et tirant son ÊpÊe du fourreau, il se prÊcipita hors de l'appartement.
Sur l'escalier, il rencontra Athos et Porthos qui le venaient voir. Ils
s'ÊcartÉrent, d'Artagnan passa entre eux comme un trait.
" Ah ÚÁ, oÝ cours-tu ainsi ? lui criÉrent Á la fois les deux
mousquetaires.
-- L'homme de Meung ! " rÊpondit d'Artagnan, et il disparut.
D'Artagnan avait plus d'une fois racontÊ Á ses amis son aventure avec
l'inconnu, ainsi que l'apparition de la belle voyageuse Á laquelle cet homme
avait paru confier une si importante missive.
L'avis d'Athos avait ÊtÊ que d'Artagnan avait perdu sa lettre dans la
bagarre. Un gentilhomme, selon lui -- et, au portrait que d'Artagnan avait
fait de l'inconnu, ce ne pouvait Ëtre qu'un gentilhomme --, un gentilhomme
devait Ëtre incapable de cette bassesse, de voler une lettre.
Porthos n'avait vu dans tout cela qu'un rendez-vous amoureux donnÊ par
une dame Á un cavalier ou par un cavalier Á une dame, et qu'Êtait venue
troubler la prÊsence de d'Artagnan et de son cheval jaune.
Aramis avait dit que ces sortes de choses Êtant mystÊrieuses, mieux
valait ne les point approfondir.
Ils comprirent donc, sur les quelques mots ÊchappÊs Á d'Artagnan, de
quelle affaire il Êtait question, et comme ils pensÉrent qu'aprÉs avoir
rejoint son homme ou l'avoir perdu de vue, d'Artagnan finirait toujours par
remonter chez lui, ils continuÉrent leur chemin.
Lorsqu'ils entrÉrent dans la chambre de d'Artagnan, la chambre Êtait
vide : le propriÊtaire, craignant les suites de la rencontre qui allait sans
doute avoir lieu entre le jeune homme et l'inconnu, avait, par suite de
l'exposition qu'il avait faite lui-mËme de son caractÉre, jugÊ qu'il Êtait
prudent de dÊcamper.
CHAPITRE IX. D'ARTAGNAN SE DESSINE
Comme l'avaient prÊvu Athos et Porthos, au bout d'une demi-heure
d'Artagnan rentra. Cette fois encore il avait manquÊ son homme, qui avait
disparu comme par enchantement. D'Artagnan avait couru, l'ÊpÊe Á la main,
toutes les rues environnantes, mais il n'avait rien trouvÊ qui ressembl×t Á
celui qu'il cherchait, puis enfin il en Êtait revenu Á la chose par laquelle
il aurait dÙ commencer peut-Ëtre, et qui Êtait de frapper Á la porte contre
laquelle l'inconnu Êtait appuyÊ ; mais c'Êtait inutilement qu'il avait dix
ou douze fois de suite fait rÊsonner le marteau, personne n'avait rÊpondu,
et des voisins qui, attirÊs par le bruit, Êtaient accourus sur le seuil de
leur porte ou avaient mis le nez Á leurs fenËtres, lui avaient assurÊ que
cette maison, dont au reste toutes les ouvertures Êtaient closes, Êtait
depuis six mois complÉtement inhabitÊe.
Pendant que d'Artagnan courait les rues et frappait aux portes, Aramis
avait rejoint ses deux compagnons, de sorte qu'en revenant chez lui,
d'Artagnan trouva la rÊunion au grand complet.
" Eh bien ? dirent ensemble les trois mousquetaires en voyant entrer
d'Artagnan, la sueur sur le front et la figure bouleversÊe par la colÉre.
-- Eh bien, s'Êcria celui-ci en jetant son ÊpÊe sur le lit, il faut que
cet homme soit le diable en personne ; il a disparu comme un fantÆme, comme
une ombre, comme un spectre.
-- Croyez-vous aux apparitions ? demanda Athos Á Porthos.
-- Moi, je ne crois que ce que j'ai vu, et comme je n'ai jamais vu
d'apparitions, je n'y crois pas.
-- La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d'y croire : l'ombre de
Samuel apparut Á SaØl, et c'est un article de foi que je serais f×chÊ de
voir mettre en doute, Porthos.
-- Dans tous les cas, homme ou diable, corps ou ombre, illusion ou
rÊalitÊ, cet homme est nÊ pour ma damnation, car sa fuite nous fait manquer
une affaire superbe, Messieurs, une affaire dans laquelle il y avait cent
pistoles et peut-Ëtre plus Á gagner.
-- Comment cela ? " dirent Á la fois Porthos et Aramis.
Quant Á Athos, fidÉle Á son systÉme de mutisme, il se contenta
d'interroger d'Artagnan du regard.
" Planchet, dit d'Artagnan Á son domestique, qui passait en ce moment
la tËte par la porte entreb×illÊe pour t×cher de surprendre quelques bribes
de la conversation, descendez chez mon propriÊtaire, M. Bonacieux, et
dites-lui de nous envoyer une demi-douzaine de bouteilles de vin de
Beaugency : c'est celui que je prÊfÉre.
-- Ah ÚÁ, mais vous avez donc crÊdit ouvert chez votre propriÊtaire ?
demanda Porthos.
-- Oui, rÊpondit d'Artagnan, Á compter d'aujourd'hui, et soyez
tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons quÊrir d'autre.
-- Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis.
-- J'ai toujours dit que d'Artagnan Êtait la forte tËte de nous quatre,
fit Athos, qui, aprÉs avoir Êmis cette opinion Á laquelle d'Artagnan
rÊpondit par un salut, retomba aussitÆt dans son silence accoutumÊ.
-- Mais enfin, voyons, qu'y a-t-il ? demanda Porthos.
-- Oui, dit Aramis, confiez-nous cela, mon cher ami, Á moins que
l'honneur de quelque dame ne se trouve intÊressÊ Á cette confidence, Á ce
quel cas vous feriez mieux de la garder pour vous.
-- Soyez tranquilles, rÊpondit d'Artagnan, l'honneur de personne n'aura
Á se plaindre de ce que j'ai Á vous dire. "
Et alors il raconta mot Á mot Á ses amis ce qui venait de se passer
entre lui et son hÆte, et comment l'homme qui avait enlevÊ la femme du digne
propriÊtaire Êtait le mËme avec lequel il avait eu maille Á partir Á
l'hÆtellerie du Franc Meunier .
" Votre affaire n'est pas mauvaise, dit Athos aprÉs avoir goÙtÊ le vin
en connaisseur et indiquÊ d'un signe de tËte qu'il le trouvait bon, et l'on
pourra tirer de ce brave homme cinquante Á soixante pistoles. Maintenant,
reste Á savoir si cinquante Á soixante pistoles valent la peine de risquer
quatre tËtes.
-- Mais faites attention, s'Êcria d'Artagnan, qu'il y a une femme dans
cette affaire, une femme enlevÊe, une femme qu'on menace sans doute, qu'on
torture peut-Ëtre, et tout cela parce qu'elle est fidÉle Á sa maÏtresse !
-- Prenez garde, d'Artagnan, prenez garde, dit Aramis, vous vous
Êchauffez un peu trop, Á mon avis, sur le sort de Mme Bonacieux. La femme a
ÊtÊ crÊÊe pour notre perte, et c'est d'elle que nous viennent toutes nos
misÉres. "
Athos, Á cette sentence d'Aramis, fronÚa le sourcil et se mordit les
lÉvres.
" Ce n'est point de Mme Bonacieux que je m'inquiÉte, s'Êcria
d'Artagnan, mais de la reine, que le roi abandonne, que le cardinal
persÊcute, et qui voit tomber, les unes aprÉs les autres, les tËtes de tous
ses amis.
-- Pourquoi aime-t-elle ce que nous dÊtestons le plus au monde, les
Espagnols et les Anglais ?
-- L'Espagne est sa patrie, rÊpondit d'Artagnan, et il est tout simple
qu'elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la mËme terre qu'elle. Quant
au second reproche que vous lui faites, j'ai entendu dire qu'elle aimait non
pas les Anglais, mais un Anglais.
-- Eh ! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet Anglais Êtait bien
digne d'Ëtre aimÊ. Je n'ai jamais vu un plus grand air que le sien.
-- Sans compter qu'il s'habille comme personne, dit Porthos. J'Êtais au
Louvre le jour oÝ il a semÊ ses perles, et pardieu ! j'en ai ramassÊ deux
que j'ai bien vendues dix pistoles piÉce. Et toi, Aramis, le connais-tu ?
-- Aussi bien que vous, Messieurs, car j'Êtais de ceux qui l'ont arrËtÊ
dans le jardin d'Amiens, oÝ m'avait introduit M. de Putange, l'Êcuyer de la
reine. J'Êtais au sÊminaire Á cette Êpoque, et l'aventure me parut cruelle
pour le roi.
-- Ce qui ne m'empËcherait pas, dit d'Artagnan, si je savais oÝ est le
duc de Buckingham, de le prendre par la main et de le conduire prÉs de la
reine, ne fÙt-ce que pour faire enrager M. le cardinal ; car notre
vÊritable, notre seul, notre Êternel ennemi, Messieurs, c'est le cardinal,
et si nous pouvions trouver moyen de lui jouer quelque tour bien cruel,
j'avoue que j'y engagerais volontiers ma tËte.
-- Et, reprit Athos, le mercier vous a dit, d'Artagnan, que la reine
pensait qu'on avait fait venir Buckingham sur un faux avis ?
-- Elle en a peur.
-- Attendez donc, dit Aramis.
-- Quoi ? demanda Porthos.
-- Allez toujours, je cherche Á me rappeler des circonstances.
-- Et maintenant je suis convaincu, dit d'Artagnan, que l'enlÉvement de
cette femme de la reine se rattache aux ÊvÊnements dont nous parlons, et
peut-Ëtre Á la prÊsence de M. de Buckingham Á Paris.
-- Le Gascon est plein d'idÊes, dit Porthos avec admiration.
-- J'aime beaucoup l'entendre parler, dit Athos, son patois m'amuse.
-- Messieurs, reprit Aramis, Êcoutez ceci.
-- Ecoutons Aramis, dirent les trois amis.
-- Hier je me trouvais chez un savant docteur en thÊologie que je
consulte quelquefois pour mes Êtudes... "
Athos sourit.
" Il habite un quartier dÊsert, continua Aramis : ses goÙts, sa
profession l'exigent. Or, au moment oÝ je sortais de chez lui... "
Ici Aramis s'arrËta.
" Eh bien ? demandÉrent ses auditeurs, au moment oÝ vous sortiez de
chez lui ? "
Aramis parut faire un effort sur lui-mËme, comme un homme qui, en plein
courant de mensonge, se voit arrËter par quelque obstacle imprÊvu ; mais les
yeux de ses trois compagnons Êtaient fixÊs sur lui, leurs oreilles
attendaient bÊantes, il n'y avait pas moyen de reculer.
" Ce docteur a une niÉce, continua Aramis.
-- Ah ! il a une niÉce ! interrompit Porthos.
-- Dame fort respectable " , dit Aramis.
Les trois amis se mirent Á rire.
" Ah ! si vous riez ou si vous doutez, reprit Aramis, vous ne saurez
rien.
-- Nous sommes croyants comme des mahomÊtistes et muets comme des
catafalques, dit Athos.
-- Je continue donc, reprit Aramis. Cette niÉce vient quelquefois voir
son oncle ; or elle s'y trouvait hier en mËme temps que moi, par hasard, et
je dus m'offrir pour la conduire Á son carrosse.
-- Ah ! elle a un carrosse, la niÉce du docteur ? interrompit Porthos,
dont un des dÊfauts Êtait une grande incontinence de langue ; belle
connaissance, mon ami.
-- Porthos, reprit Aramis, je vous ai dÊjÁ fait observer plus d'une
fois que vous Ëtes fort indiscret, et que cela vous nuit prÉs des femmes.
-- Messieurs, Messieurs, s'Êcria d'Artagnan, qui entrevoyait le fond de
l'aventure, la chose est sÊrieuse ; t×chons donc de ne pas plaisanter si
nous pouvons. Allez, Aramis, allez.
-- Tout Á coup, un homme grand, brun, aux maniÉres de gentilhomme... ,
tenez, dans le genre du vÆtre, d'Artagnan.
-- Le mËme peut-Ëtre, dit celui-ci.
-- C'est possible, continua Aramis, ... s'approcha de moi, accompagnÊ
de cinq ou six hommes qui le suivaient Á dix pas en arriÉre, et du ton le
plus poli :
" Monsieur le duc, me dit-il, et vous, Madame " , continua-t-il en
s'adressant Á la dame que j'avais sous le bras...
-- A la niÉce du docteur ?
-- Silence donc, Porthos ! dit Athos, vous Ëtes insupportable.
-- " Veuillez monter dans ce carrosse, et cela sans " essayer la
moindre rÊsistance, sans faire le moindre bruit. "
-- Il vous avait pris pour Buckingham ! s'Êcria d'Artagnan.
-- Je le crois, rÊpondit Aramis.
-- Mais cette dame ? demanda Porthos.
-- Il l'avait prise pour la reine ! dit d'Artagnan.
-- Justement, rÊpondit Aramis.
-- Le Gascon est le diable ! s'Êcria Athos, rien ne lui Êchappe.
-- Le fait est, dit Porthos, qu'Aramis est de la taille et a quelque
chose de la tournure du beau duc ; mais cependant, il me semble que l'habit
de mousquetaire...
-- J'avais un manteau Ênorme, dit Aramis.
-- Au mois de juillet, diable ! fit Porthos, est-ce que le docteur
craint que tu ne sois reconnu ?
-- Je comprends encore, dit Athos, que l'espion se soit laissÊ prendre
par la tournure ; mais le visage...
-- J'avais un grand chapeau, dit Aramis.
-- Oh ! mon Dieu, s'Êcria Porthos, que de prÊcautions pour Êtudier la
thÊologie !
-- Messieurs, Messieurs, dit d'Artagnan, ne perdons pas notre temps Á
badiner ; Êparpillons-nous et cherchons la femme du mercier, c'est la clef
de l'intrigue.
-- Une femme de condition si infÊrieure ! vous croyez, d'Artagnan ? fit
Porthos en allongeant les lÉvres avec mÊpris.
-- C'est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la reine. Ne
vous l'ai-je pas dit, Messieurs ? Et d'ailleurs, c'est peut-Ëtre un calcul
de Sa MajestÊ d'avoir ÊtÊ, cette fois, chercher ses appuis si bas. Les
hautes tËtes se voient de loin, et le cardinal a bonne vue.
-- Eh bien, dit Porthos, faites d'abord prix avec le mercier, et bon
prix.
-- C'est inutile, dit d'Artagnan, car je crois que s'il ne nous paie
pas, nous serons assez payÊs d'un autre cÆtÊ. "
En ce moment, un bruit prÊcipitÊ de pas retentit dans l'escalier, la
porte s'ouvrit avec fracas, et le malheureux mercier s'ÊlanÚa dans la
chambre oÝ se tenait le conseil.
" Ah ! Messieurs, s'Êcria-t-il, sauvez-moi, au nom du Ciel, sauvez-moi
! Il y a quatre hommes qui viennent pour m'arrËter ; sauvez-moi, sauvez-moi
! "
Porthos et Aramis se levÉrent.
" Un moment, s'Êcria d'Artagnan en leur faisant signe de repousser au
fourreau leurs ÊpÊes Á demi tirÊes ; un moment, ce n'est pas du courage
qu'il faut ici, c'est de la prudence.
-- Cependant, s'Êcria Porthos, nous ne laisserons pas...
-- Vous laisserez faire d'Artagnan, dit Athos, c'est, je le rÊpÉte, la
forte tËte de nous tous, et moi, pour mon compte, je dÊclare que je lui
obÊis. Fais ce que tu voudras, d'Artagnan. "
En ce moment, les quatre gardes apparurent Á la porte de l'antichambre,
et voyant quatre mousquetaires debout et l'ÊpÊe au cÆtÊ, hÊsitÉrent Á aller
plus loin.
" Entrez, Messieurs, entrez, cria d'Artagnan ; vous Ëtes ici chez moi,
et nous sommes tous de fidÉles serviteurs du roi et de M. le cardinal.
-- Alors, Messieurs, vous ne vous opposerez pas Á ce que nous
exÊcutions les ordres que nous avons reÚus ? demanda celui qui paraissait le
chef de l'escouade.
-- Au contraire, Messieurs, et nous vous prËterions main-forte, si
besoin Êtait.
-- Mais que dit-il donc ? marmotta Porthos.
-- Tu es un niais, dit Athos, silence !
-- Mais vous m'avez promis... , dit tout bas le pauvre mercier.
-- Nous ne pouvons vous sauver qu'en restant libres, rÊpondit
rapidement et tout bas d'Artagnan, et si nous faisons mine de vous dÊfendre,
on nous arrËte avec vous.
-- Il me semble, cependant...
-- Venez, Messieurs, venez, dit tout haut d'Artagnan ; je n'ai aucun
motif de dÊfendre Monsieur. Je l'ai vu aujourd'hui pour la premiÉre fois, et
encore Á quelle occasion, il vous le dira lui-mËme, pour me venir rÊclamer
le prix de mon loyer. Est-ce vrai, Monsieur Bonacieux ? RÊpondez !
-- C'est la vÊritÊ pure, s'Êcria le mercier, mais Monsieur ne vous dit
pas...
-- Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la reine surtout,
ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver. Allez, allez, Messieurs,
emmenez cet homme ! "
Et d'Artagnan poussa le mercier tout Êtourdi aux mains des gardes, en
lui disant :
" Vous Ëtes un maraud, mon cher ; vous venez me demander de l'argent, Á
moi ! Á un mousquetaire ! En prison, Messieurs, encore une fois, emmenez-le
en prison, et gardez-le sous clef le plus longtemps possible, cela me
donnera du temps pour payer. "
Les sbires se confondirent en remerciements et emmenÉrent leur proie.
Au moment oÝ ils descendaient, d'Artagnan frappa sur l'Êpaule du chef :
" Ne boirai-je pas Á votre santÊ et vous Á la mienne ? dit-il, en
remplissant deux verres du vin de Beaugency qu'il tenait de la libÊralitÊ de
M. Bonacieux.
-- Ce sera bien de l'honneur pour moi, dit le chef des sbires, et
j'accepte avec reconnaissance.
-- Donc, Á la vÆtre, Monsieur... comment vous nommez-vous ?
-- Boisrenard.
-- Monsieur Boisrenard !
-- A la vÆtre, mon gentilhomme : comment vous nommez-vous, Á votre
tour, s'il vous plaÏt ?
-- D'Artagnan.
-- A la vÆtre, Monsieur d'Artagnan !
-- Et par-dessus toutes celles-lÁ, s'Êcria d'Artagnan comme emportÊ par
son enthousiasme, Á celle du roi et du cardinal. "
Le chef des sbires eÙt peut-Ëtre doutÊ de la sincÊritÊ de d'Artagnan,
si le vin eÙt ÊtÊ mauvais ; mais le vin Êtait bon, il fut convaincu.
" Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc faite lÁ ? dit Porthos
lorsque l'alguazil en chef eut rejoint ses compagnons, et que les quatre
amis se retrouvÉrent seuls. Fi donc ! quatre mousquetaires laisser arrËter
au milieu d'eux un malheureux qui crie Á l'aide ! Un gentilhomme trinquer
avec un recors !
-- Porthos, dit Aramis, Athos t'a dÊjÁ prÊvenu que tu Êtais un niais,
et je me range de son avis. D'Artagnan, tu es un grand homme, et quand tu
seras Á la place de M. de TrÊville, je te demande ta protection pour me
faire avoir une abbaye.
-- Ah ÚÁ, je m'y perds, dit Porthos, vous approuvez ce que d'Artagnan
vient de faire ?
-- Je le crois parbleu bien, dit Athos ; non seulement j'approuve ce
qu'il vient de faire, mais encore je l'en fÊlicite.
-- Et maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan sans se donner la peine
d'expliquer sa conduite Á Porthos, tous pour un, un pour tous, c'est notre
devise, n'est-ce pas ?
-- Cependant... dit Porthos.
-- Etends la main et jure ! " s'ÊcriÉrent Á la fois Athos et Aramis.
Vaincu par l'exemple, maugrÊant tout bas, Porthos Êtendit la main, et
les quatre amis rÊpÊtÉrent d'une seule voix la formule dictÊe par d'Artagnan
:
" Tous pour un, un pour tous. "
" C'est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit d'Artagnan
comme s'il n'avait fait autre chose que de commander toute sa vie, et
attention, car Á partir de ce moment, nous voilÁ aux prises avec le
cardinal. "
CHAPITRE X. UNE SOURICIERE AU XVIIe SIECLE
L'invention de la souriciÉre ne date pas de nos jours ; dÉs que les
sociÊtÊs, en se formant, eurent inventÊ une police quelconque, cette police,
Á son tour, inventa les souriciÉres.
Comme peut-Ëtre nos lecteurs ne sont pas familiarisÊs encore avec
l'argot de la rue de JÊrusalem, et que c'est, depuis que nous Êcrivons -- et
il y a quelque quinze ans de cela --, la premiÉre fois que nous employons ce
mot appliquÊ Á cette chose, expliquons-leur ce que c'est qu'une souriciÉre.
Quand, dans une maison quelle qu'elle soit, on a arrËtÊ un individu
soupÚonnÊ d'un crime quelconque, on tient secrÉte l'arrestation ; on place
quatre ou cinq hommes en embuscade dans la premiÉre piÉce, on ouvre la porte
Á tous ceux qui frappent, on la referme sur eux et on les arrËte ; de cette
faÚon, au bout de deux ou trois jours, on tient Á peu prÉs tous les
familiers de l'Êtablissement.
VoilÁ ce que c'est qu'une souriciÉre.
On fit donc une souriciÉre de l'appartement de maÏtre Bonacieux, et
quiconque y apparut fut pris et interrogÊ par les gens de M. le cardinal. Il
va sans dire que, comme une allÊe particuliÉre conduisait au premier Êtage
qu'habitait d'Artagnan, ceux qui venaient chez lui Êtaient exemptÊs de
toutes visites.
D'ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls ; ils s'Êtaient mis
en quËte chacun de son cÆtÊ, et n'avaient rien trouvÊ, rien dÊcouvert. Athos
avait ÊtÊ mËme jusqu'Á questionner M. de TrÊville, chose qui, vu le mutisme
habituel du digne mousquetaire, avait fort ÊtonnÊ son capitaine. Mais M. de
TrÊville ne savait rien, sinon que, la derniÉre fois qu'il avait vu le
cardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l'air fort soucieux, que le
roi Êtait inquiet, et que les yeux rouges de la reine indiquaient qu'elle
avait veillÊ ou pleurÊ. Mais cette derniÉre circonstance l'avait peu frappÊ,
la reine, depuis son mariage, veillant et pleurant beaucoup.
M. de TrÊville recommanda en tout cas Á Athos le service du roi et
surtout celui de la reine, le priant de faire la mËme recommandation Á ses
camarades.
Quant Á d'Artagnan, il ne bougeait pas de chez lui. Il avait converti
sa chambre en observatoire. Des fenËtres il voyait arriver ceux qui venaient
se faire prendre ; puis, comme il avait ÆtÊ les carreaux du plancher, qu'il
avait creusÊ le parquet et qu'un simple plafond le sÊparait de la chambre
au-dessous, oÝ se faisaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se
passait entre les inquisiteurs et les accusÊs.
Les interrogatoires, prÊcÊdÊs d'une perquisition minutieuse opÊrÊe sur
la personne arrËtÊe, Êtaient presque toujours ainsi conÚus :
" Mme Bonacieux vous a-t-elle remis quelque chose pour son mari ou pour
quelque autre personne ?
-- M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque chose pour sa femme ou pour
quelque autre personne ?
-- L'un et l'autre vous ont-ils fait quelque confidence de vive voix ?
"
" S'ils savaient quelque chose, ils ne questionneraient pas ainsi, se
dit Á lui-mËme d'Artagnan. Maintenant, que cherchent-ils Á savoir ? Si le
duc de Buckingham ne se trouve point Á Paris et s'il n'a pas eu ou s'il ne
doit point avoir quelque entrevue avec la reine. "
D'Artagnan s'arrËta Á cette idÊe, qui, d'aprÉs tout ce qu'il avait
entendu, ne manquait pas de probabilitÊ.
En attendant, la souriciÉre Êtait en permanence, et la vigilance de
d'Artagnan aussi.
Le soir du lendemain de l'arrestation du pauvre Bonacieux, comme Athos
venait de quitter d'Artagnan pour se rendre chez M. de TrÊville, comme neuf
heures venaient de sonner, et comme Planchet, qui n'avait pas encore fait le
lit, commenÚait sa besogne, on entendit frapper Á la porte de la rue ;
aussitÆt cette porte s'ouvrit et se referma : quelqu'un venait de se prendre
Á la souriciÉre.
D'Artagnan s'ÊlanÚa vers l'endroit dÊcarrelÊ, se coucha ventre Á terre
et Êcouta.
Des cris retentirent bientÆt, puis des gÊmissements qu'on cherchait Á
Êtouffer. D'interrogatoire, il n'en Êtait pas question.
" Diable ! se dit d'Artagnan, il me semble que c'est une femme : on la
fouille, elle rÊsiste, -- on la violente, -- les misÊrables ! "
Et d'Artagnan, malgrÊ sa prudence, se tenait Á quatre pour ne pas se
mËler Á la scÉne qui se passait au-dessous de lui.
" Mais je vous dis que je suis la maÏtresse de la maison, Messieurs ;
je vous dis que je suis Mme Bonacieux ;, je vous dis que j'appartiens Á la
reine ! " s'Êcriait la malheureuse femme.
" Mme Bonacieux ! murmura d'Artagnan ; serais-je assez heureux pour
avoir trouvÊ ce que tout le monde cherche ? "
" C'est justement vous que nous attendions " , reprirent les
interrogateurs.
La voix devint de plus en plus ÊtouffÊe : un mouvement tumultueux fit
retentir les boiseries. La victime rÊsistait autant qu'une femme peut
rÊsister Á quatre hommes.
" Pardon, Messieurs, par... " , murmura la voix, qui ne fit plus
entendre que des sons inarticulÊs.
" Ils la b×illonnent, ils vont l'entraÏner, s'Êcria d'Artagnan en se
redressant comme par un ressort. Mon ÊpÊe ; bon, elle est Á mon cÆtÊ.
Planchet !
-- Monsieur ?
-- Cours chercher Athos, Porthos et Aramis. L'un des trois sera
sÙrement chez lui, peut-Ëtre tous les trois seront-ils rentrÊs. Qu'ils
prennent des armes, qu'ils viennent, qu'ils accourent. Ah ! je me souviens,
Athos est chez M. de TrÊville.
-- Mais oÝ allez-vous, Monsieur, oÝ allez-vous ?
-- Je descends par la fenËtre, s'Êcria d'Artagnan, afin d'Ëtre plus tÆt
arrivÊ ; toi, remets les carreaux, balaie le plancher, sors par la porte et
cours oÝ je te dis.
-- Oh ! Monsieur, Monsieur, vous allez vous tuer, s'Êcria Planchet.
-- Tais-toi, imbÊcile " , dit d'Artagnan. Et s'accrochant de la main au
rebord de sa fenËtre, il se laissa tomber du premier Êtage, qui heureusement
n'Êtait pas ÊlevÊ, sans se faire une Êcorchure.
Puis il alla aussitÆt frapper Á la porte en murmurant :
" Je vais me faire prendre Á mon tour dans la souriciÉre, et malheur
aux chats qui se frotteront Á pareille souris. "
A peine le marteau eut-il rÊsonnÊ sous la main du jeune homme, que le
tumulte cessa, que des pas s'approchÉrent, que la porte s'ouvrit, et que
d'Artagnan, l'ÊpÊe nue, s'ÊlanÚa dans l'appartement de maÏtre Bonacieux,
dont la porte, sans doute mue par un ressort, se referma d'elle-mËme sur
lui.
Alors ceux qui habitaient encore la malheureuse maison de Bonacieux et
les voisins les plus proches entendirent de grands cris, des trÊpignements,
un cliquetis d'ÊpÊes et un bruit prolongÊ de meubles. Puis, un moment aprÉs,
ceux qui, surpris par ce bruit, s'Êtaient mis aux fenËtres pour en connaÏtre
la cause, purent voir la porte se rouvrir et quatre hommes vËtus de noir non
pas en sortir, mais s'envoler comme des corbeaux effarouchÊs, laissant par
terre et aux angles des tables des plumes de leurs ailes, c'est-Á-dire des
loques de leurs habits et des bribes de leurs manteaux.
D'Artagnan Êtait vainqueur sans beaucoup de peine, il faut le dire, car
un seul des alguazils Êtait armÊ, encore se dÊfendit-il pour la forme. Il
est vrai que les trois autres avaient essayÊ d'assommer le jeune homme avec
les chaises, les tabourets et les poteries ; mais deux ou trois Êgratignures
faites par la flamberge du Gascon les avaient ÊpouvantÊs. Dix minutes
avaient suffi Á leur dÊfaite et d'Artagnan Êtait restÊ maÏtre du champ de
bataille.
Les voisins, qui avaient ouvert leurs fenËtres avec le sang-froid
particulier aux habitants de Paris dans ces temps d'Êmeutes et de rixes
perpÊtuelles, les refermÉrent dÉs qu'ils eurent vu s'enfuir les quatre
hommes noirs : leur instinct leur disait que, pour le moment, tout Êtait
fini.
D'ailleurs il se faisait tard, et alors comme aujourd'hui on se
couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg.
D'Artagnan, restÊ seul avec Mme Bonacieux, se retourna vers elle : la
pauvre femme Êtait renversÊe sur un fauteuil et Á demi Êvanouie. D'Artagnan
l'examina d'un coup d'oeil rapide.
C'Êtait une charmante femme de vingt-cinq Á vingt-six ans, brune avec
des yeux bleus, ayant un nez lÊgÉrement retroussÊ, des dents admirables, un
teint marbrÊ de rose et d'opale. LÁ cependant s'arrËtaient les signes qui
pouvaient la faire confondre avec une grande dame. Les mains Êtaient
blanches, mais sans finesse : les pieds n'annonÚaient pas la femme de
qualitÊ. Heureusement, d'Artagnan n'en Êtait pas encore Á se prÊoccuper de
ces dÊtails.
Tandis que d'Artagnan examinait Mme Bonacieux, et en Êtait aux pieds,
comme nous l'avons dit, il vit Á terre un fin mouchoir de batiste, qu'il
ramassa selon son habitude, et au coin duquel il reconnut le mËme chiffre
qu'il avait vu au mouchoir qui avait failli lui faire couper la gorge avec
Aramis.
Depuis ce temps, d'Artagnan se mÊfiait des mouchoirs armoriÊs ; il
remit donc sans rien dire celui qu'il avait ramassÊ dans la poche de Mme
Bonacieux. En ce moment, Mme Bonacieux reprenait ses sens. Elle ouvrit les
yeux, regarda avec terreur autour d'elle, vit que l'appartement Êtait vide,
et qu'elle Êtait seule avec son libÊrateur. Elle lui tendit aussitÆt les
mains en souriant. Mme Bonacieux avait le plus charmant sourire du monde.
" Ah ! Monsieur ! dit-elle, c'est vous qui m'avez sauvÊe ; permettez-
moi que je vous remercie.
-- Madame, dit d'Artagnan, je n'ai fait que ce que tout gentilhomme eÙt
fait Á ma place, vous ne me devez donc aucun remerciement.
-- Si fait, Monsieur, si fait, et j'espÉre vous prouver que vous n'avez
pas rendu service Á une ingrate. Mais que me voulaient donc ces hommes, que
j'ai pris d'abord pour des voleurs, et pourquoi M. Bonacieux n'est- il point
ici ?
-- Madame, ces hommes Êtaient bien autrement dangereux que ne
pourraient Ëtre des voleurs, car ce sont des agents de M. le cardinal, et
quant Á votre mari, M. Bonacieux, il n'est point ici parce qu'hier on est
venu le prendre pour le conduire Á la Bastille.
-- Mon mari Á la Bastille ! s'Êcria Mme Bonacieux, oh ! mon Dieu !
qu'a-t-il donc fait ? pauvre cher homme ! lui, l'innocence mËme ! "
Et quelque chose comme un sourire perÚait sur la figure encore tout
effrayÊe de la jeune femme.
" Ce qu'il a fait, Madame ? dit d'Artagnan. Je crois que son seul crime
est d'avoir Á la fois le bonheur et le malheur d'Ëtre votre mari.
-- Mais, Monsieur, vous savez donc...
-- Je sais que vous avez ÊtÊ enlevÊe, Madame.
-- Et par qui ? Le savez-vous ? Oh ! si vous le savez, dites-le-moi.
-- Par un homme de quarante Á quarante-cinq ans, aux cheveux noirs, au
teint basanÊ, avec une cicatrice Á la tempe gauche.
-- C'est cela, c'est cela ; mais son nom ?
-- Ah ! son nom ? c'est ce que j'ignore.
-- Et mon mari savait-il que j'avais ÊtÊ enlevÊe ?
-- Il en avait ÊtÊ prÊvenu par une lettre que lui avait Êcrite le
ravisseur lui-mËme.
-- Et soupÚonne-t-il, demanda Mme Bonacieux avec embarras, la cause de
cet ÊvÊnement ?
-- Il l'attribuait, je crois, Á une cause politique.
-- J'en ai doutÊ d'abord, et maintenant je le pense comme lui. Ainsi
donc, ce cher M. Bonacieux ne m'a pas soupÚonnÊe un seul instant... ?
-- Ah ! loin de lÁ, Madame, il Êtait trop fier de votre sagesse et
surtout de votre amour. "
Un second sourire presque imperceptible effleura les lÉvres rosÊes de
la belle jeune femme.
" Mais, continua d'Artagnan, comment vous Ëtes-vous enfuie ?
-- J'ai profitÊ d'un moment oÝ l'on m'a laissÊe seule, et comme je
savais depuis ce matin Á quoi m'en tenir sur mon enlÉvement, Á l'aide de mes
draps je suis descendue par la fenËtre ; alors, comme je croyais mon mari
ici, je suis accourue.
-- Pour vous mettre sous sa protection ?
-- Oh ! non, pauvre cher homme, je savais bien qu'il Êtait incapable de
me dÊfendre ; mais comme il pouvait nous servir Á autre chose, je voulais le
prÊvenir.
-- De quoi ?
-- Oh ! ceci n'est pas mon secret, je ne puis donc pas vous le dire.
-- D'ailleurs, dit d'Artagnan (pardon, Madame, si, tout garde que je
suis, je vous rappelle Á la prudence), d'ailleurs je crois que nous ne
sommes pas ici en lieu opportun pour faire des confidences. Les hommes que
j'ai mis en fuite vont revenir avec main-forte ; s'ils nous retrouvent ici,
nous sommes perdus. J'ai bien fait prÊvenir trois de mes amis, mais qui sait
si on les aura trouvÊs chez eux !
-- Oui, oui, vous avez raison, s'Êcria Mme Bonacieux effrayÊe ; fuyons,
sauvons-nous. "
A ces mots, elle passa son bras sous celui de d'Artagnan et l'entraÏna
vivement.
" Mais oÝ fuir ? dit d'Artagnan, oÝ nous sauver ?
-- Eloignons-nous d'abord de cette maison, puis aprÉs nous verrons. "
Et la jeune femme et le jeune homme, sans se donner la peine de
refermer la porte, descendirent rapidement la rue des Fossoyeurs,
s'engagÉrent dans la rue des FossÊs-Monsieur-le-Prince et ne s'arrËtÉrent
qu'Á la place Saint-Sulpice.
" Et maintenant, qu'allons-nous faire, demanda d'Artagnan, et oÝ
voulez-vous que je vous conduise ?
-- Je suis fort embarrassÊe de vous rÊpondre, je vous l'avoue, dit Mme
Bonacieux ; mon intention Êtait de faire prÊvenir M. de La Porte par mon
mari, afin que M. de La Porte pÙt nous dire prÊcisÊment ce qui s'Êtait passÊ
au Louvre depuis trois jours, et s'il n'y avait pas danger pour moi de m'y
prÊsenter.
-- Mais moi, dit d'Artagnan, je puis aller prÊvenir M. de La Porte.
-- Sans doute ; seulement il n'y a qu'un malheur : c'est qu'on connaÏt
M. Bonacieux au Louvre et qu'on le laisserait passer, lui, tandis qu'on ne
vous connaÏt pas, vous, et que l'on vous fermera la porte.
-- Ah ! bah, dit d'Artagnan, vous avez bien Á quelque guichet du Louvre
un concierge qui vous est dÊvouÊ, et qui gr×ce Á un mot d'ordre... "
Mme Bonacieux regarda fixement le jeune homme.
" Et si je vous donnais ce mot d'ordre, dit-elle, l'oublieriez-vous
aussitÆt que vous vous en seriez servi ?
-- Parole d'honneur, foi de gentilhomme ! dit d'Artagnan avec un accent
Á la vÊritÊ duquel il n'y avait pas Á se tromper.
-- Tenez, je vous crois ; vous avez l'air d'un brave jeune homme,
d'ailleurs votre fortune est peut-Ëtre au bout de votre dÊvouement.
-- Je ferai sans promesse et de conscience tout ce que je pourrai pour
servir le roi et Ëtre agrÊable Á la reine, dit d'Artagnan ; disposez donc de
moi comme d'un ami.
-- Mais moi, oÝ me mettrez-vous pendant ce temps-lÁ ?
-- N'avez-vous pas une personne chez laquelle M. de La Porte puisse
revenir vous prendre ?
-- Non, je ne veux me fier Á personne.
-- Attendez, dit d'Artagnan ; nous sommes Á la porte d'Athos. Oui,
c'est cela.
-- Qu'est-ce qu'Athos ?
-- Un de mes amis.
-- Mais s'il est chez lui et qu'il me voie ?
-- Il n'y est pas, et j'emporterai la clef aprÉs vous avoir fait entrer
dans son appartement.
-- Mais s'il revient ?
-- Il ne reviendra pas ; d'ailleurs on lui dirait que j'ai amenÊ une
femme, et que cette femme est chez lui.
-- Mais cela me compromettra trÉs fort, savez-vous !
-- Que vous importe ! on ne vous connaÏt pas ; d'ailleurs nous sommes
dans une situation Á passer par-dessus quelques convenances !
-- Allons donc chez votre ami. OÝ demeure-t-il ?
-- Rue FÊrou, Á deux pas d'ici.
-- Allons. "
Et tous deux reprirent leur course. Comme l'avait prÊvu d'Artagnan,
Athos n'Êtait pas chez lui : il prit la clef, qu'on avait l'habitude de lui
donner comme Á un ami de la maison, monta l'escalier et introduisit Mme
Bonacieux dans le petit appartement dont nous avons dÊjÁ fait la
description.
" Vous Ëtes chez vous, dit-il ; attendez, fermez la porte en dedans et
n'ouvrez Á personne, Á moins que vous n'entendiez frapper trois coups ainsi
: tenez ; et il frappa trois fois : deux coups rapprochÊs l'un de l'autre et
assez forts, un coup plus distant et plus lÊger.
-- C'est bien, dit Mme Bonacieux ; maintenant, Á mon tour de vous
donner mes instructions.
-- J'Êcoute.
-- PrÊsentez-vous au guichet du Louvre, du cÆtÊ de la rue de l'Echelle,
et demandez Germain.
-- C'est bien. AprÉs ?
-- Il vous demandera ce que vous voulez, et alors vous lui rÊpondrez
par ces deux mots : Tours et Bruxelles. AussitÆt il se mettra Á vos ordres.
-- Et que lui ordonnerai-je ?
-- D'aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de la reine.
-- Et quand il l'aura ÊtÊ chercher et que M. de La Porte sera venu ?
-- Vous me l'enverrez.
-- C'est bien, mais oÝ et comment vous reverrai-je ?
-- Y tenez-vous beaucoup Á me revoir ?
-- Certainement.
-- Eh bien, reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez tranquille.
-- Je compte sur votre parole.
-- Comptez-y. "
D'Artagnan salua Mme Bonacieux en lui lanÚant le coup d'oeil le plus
amoureux qu'il lui fÙt possible de concentrer sur sa charmante petite
personne, et tandis qu'il descendait l'escalier, il entendit la porte se
fermer derriÉre lui Á double tour. En deux bonds il fut au Louvre : comme il
entrait au guichet de l'Echelle, dix heures sonnaient. Tous les ÊvÊnements
que nous venons de raconter s'Êtaient succÊdÊ en une demi-heure.
Tout s'exÊcuta comme l'avait annoncÊ Mme Bonacieux. Au mot d'ordre
convenu, Germain s'inclina ; dix minutes aprÉs, La Porte Êtait dans la loge
; en deux mots, d'Artagnan le mit au fait et lui indiqua oÝ Êtait Mme
Bonacieux. La Porte s'assura par deux fois de l'exactitude de l'adresse, et
partit en courant. Cependant, Á peine eut-il fait dix pas, qu'il revint.
" Jeune homme, dit-il Á d'Artagnan, un conseil.
-- Lequel ?
-- Vous pourriez Ëtre inquiÊtÊ pour ce qui vient de se passer.
-- Vous croyez ?
-- Oui.
-- Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde ?
-- Eh bien ?
-- Allez le voir pour qu'il puisse tÊmoigner que vous Êtiez chez lui Á
neuf heures et demie. En justice, cela s'appelle un alibi. "
D'Artagnan trouva le conseil prudent ; il prit ses jambes Á son cou, il
arriva chez M. de TrÊville ; mais, au lieu de passer au salon avec tout le
monde, il demanda Á entrer dans son cabinet. Comme d'Artagnan Êtait un des
habituÊs de l'hÆtel, on ne fit aucune difficultÊ d'accÊder Á sa demande ; et
l'on alla prÊvenir M. de TrÊville que son jeune compatriote, ayant quelque
chose d'important Á lui dire, sollicitait une audience particuliÉre. Cinq
minutes aprÉs, M. de TrÊville demandait Á d'Artagnan ce qu'il pouvait faire
pour son service et ce qui lui valait sa visite Á une heure si avancÊe.
" Pardon, Monsieur ! dit d'Artagnan, qui avait profitÊ du moment oÝ il
Êtait restÊ seul pour retarder l'horloge de trois quarts d'heure ; j'ai
pensÊ que, comme il n'Êtait que neuf heures vingt-cinq minutes, il Êtait
encore temps de me prÊsenter chez vous.
-- Neuf heures vingt-cinq minutes ! s'Êcria M. de TrÊville en regardant
sa pendule ; mais c'est impossible !
-- Voyez plutÆt, Monsieur, dit d'Artagnan, voilÁ qui fait foi.
-- C'est juste, dit M. de TrÊville, j'aurais cru qu'il Êtait plus tard.
Mais voyons, que me voulez-vous ? "
Alors d'Artagnan fit Á M. de TrÊville une longue histoire sur la reine.
Il lui exposa les craintes qu'il avait conÚues Á l'Êgard de Sa MajestÊ ; il
lui raconta ce qu'il avait entendu dire des projets du cardinal Á l'endroit
de Buckingham, et tout cela avec une tranquillitÊ et un aplomb dont M. de
TrÊville fut d'autant mieux la dupe, que lui-mËme, comme nous l'avons dit,
avait remarquÊ quelque chose de nouveau entre le cardinal, le roi et la
reine.
A dix heures sonnant, d'Artagnan quitta M. de TrÊville, qui le remercia
de ses renseignements, lui recommanda d'avoir toujours Á coeur le service du
roi et de la reine, et qui rentra dans le salon. Mais, au bas de l'escalier,
d'Artagnan se souvint qu'il avait oubliÊ sa canne : en consÊquence, il
remonta prÊcipitamment, rentra dans le cabinet, d'un tour de doigt remit la
pendule Á son heure, pour qu'on ne pÙt pas s'apercevoir, le lendemain,
qu'elle avait ÊtÊ dÊrangÊe, et sÙr dÊsormais qu'il y avait un tÊmoin pour
prouver son alibi, il descendit l'escalier et se trouva bientÆt dans la rue.
CHAPITRE XI. L'INTRIGUE SE NOUE
Sa visite faite Á M. de TrÊville, d'Artagnan prit, tout pensif, le plus
long pour rentrer chez lui.
A quoi pensait d'Artagnan, qu'il s'Êcartait ainsi de sa route,
regardant les Êtoiles du ciel, et tantÆt soupirant, tantÆt souriant ?
Il pensait Á Mme Bonacieux. Pour un apprenti mousquetaire, la jeune
femme Êtait presque une idÊalitÊ amoureuse. Jolie, mystÊrieuse, initiÊe Á
presque tous les secrets de cour, qui reflÊtaient tant de charmante gravitÊ
sur ses traits gracieux, elle Êtait soupÚonnÊe de n'Ëtre pas insensible, ce
qui est un attrait irrÊsistible pour les amants novices ; de plus,
d'Artagnan l'avait dÊlivrÊe des mains de ces dÊmons qui voulaient la
fouiller et la maltraiter, et cet important service avait Êtabli entre elle
et lui un de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si facilement un
plus tendre caractÉre.
D'Artagnan se voyait dÊjÁ, tant les rËves marchent vite sur les ailes
de l'imagination, accostÊ par un messager de la jeune femme qui lui
remettait quelque billet de rendez-vous, une chaÏne d'or ou un diamant. Nous
avons dit que les jeunes cavaliers recevaient sans honte de leur roi ;
ajoutons qu'en ce temps de facile morale, ils n'avaient pas plus de vergogne
Á l'endroit de leurs maÏtresses, et que celles-ci leur laissaient presque
toujours de prÊcieux et durables souvenirs, comme si elles eussent essayÊ de
conquÊrir la fragilitÊ de leurs sentiments par la soliditÊ de leurs dons.
On faisait alors son chemin par les femmes, sans en rougir. Celles qui
n'Êtaient que belles donnaient leur beautÊ, et de lÁ vient sans doute le
proverbe, que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a.
Celles qui Êtaient riches donnaient en outre une partie de leur argent, et
l'on pourrait citer bon nombre de hÊros de cette galante Êpoque qui
n'eussent gagnÊ ni leurs Êperons d'abord, ni leurs batailles ensuite, sans
la bourse plus ou moins garnie que leur maÏtresse attachait Á l'arÚon de
leur selle.
D'Artagnan ne possÊdait rien ; l'hÊsitation du provincial, vernis
lÊger, fleur ÊphÊmÉre, duvet de la pËche, s'Êtait ÊvaporÊe au vent des
conseils peu orthodoxes que les trois mousquetaires donnaient Á leur ami.
D'Artagnan, suivant l'Êtrange coutume du temps, se regardait Á Paris comme
en campagne, et cela ni plus ni moins que dans les Flandres : l'Espagnol
lÁ-bas, la femme ici. C'Êtait partout un ennemi Á combattre, des
contributions Á frapper.
Mais, disons-le, pour le moment d'Artagnan Êtait mÙ d'un sentiment plus
noble et plus dÊsintÊressÊ. Le mercier lui avait dit qu'il Êtait riche ; le
jeune homme avait pu deviner qu'avec un niais comme l'Êtait M. Bonacieux, ce
devait Ëtre la femme qui tenait la clef de la bourse. Mais tout cela n'avait
influÊ en rien sur le sentiment produit par la vue de Mme Bonacieux, et
l'intÊrËt Êtait restÊ Á peu prÉs Êtranger Á ce commencement d'amour qui en
avait ÊtÊ la suite. Nous disons : Á peu prÉs, car l'idÊe qu'une jeune femme,
belle, gracieuse, spirituelle, est riche en mËme temps, n'Æte rien Á ce
commencement d'amour, et tout au contraire le corrobore.
Il y a dans l'aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques
qui vont bien Á la beautÊ. Un bas fin et blanc, une robe de soie, une guimpe
de dentelle, un joli soulier au pied, un frais ruban sur la tËte, ne font
point jolie une femme laide, mais font belle une femme jolie, sans compter
les mains qui gagnent Á tout cela ; les mains, chez les femmes surtout, ont
besoin de rester oisives pour rester belles.
Puis d'Artagnan, comme le sait bien le lecteur, auquel nous n'avons pas
cachÊ l'Êtat de sa fortune, d'Artagnan n'Êtait pas un millionnaire ; il
espÊrait bien le devenir un jour, mais le temps qu'il se fixait lui-mËme
pour cet heureux changement Êtait assez ÊloignÊ. En attendant, quel
dÊsespoir que de voir une femme qu'on aime dÊsirer ces mille riens dont les
femmes composent leur bonheur, et de ne pouvoir lui donner ces mille riens !
Au moins, quand la femme est riche et que l'amant ne l'est pas, ce qu'il ne
peut lui offrir elle se l'offre elle-mËme ; et quoique ce soit ordinairement
avec l'argent du mari qu'elle se passe cette jouissance, il est rare que ce
soit Á lui qu'en revienne la reconnaissance.
Puis d'Artagnan, disposÊ Á Ëtre l'amant le plus tendre, Êtait en
attendant un ami trÉs dÊvouÊ. Au milieu de ses projets amoureux sur la femme
du mercier, il n'oubliait pas les siens. La jolie Mme Bonacieux Êtait femme
Á promener dans la plaine Saint-Denis ou dans la foire Saint- Germain en
compagnie d'Athos, de Porthos et d'Aramis, auxquels d'Artagnan serait fier
de montrer une telle conquËte. Puis, quand on a marchÊ longtemps, la faim
arrive ; d'Artagnan depuis quelque temps avait remarquÊ cela. On ferait de
ces petits dÏners charmants oÝ l'on touche d'un cÆtÊ la main d'un ami, et de
l'autre le pied d'une maÏtresse. Enfin, dans les moments pressants, dans les
positions extrËmes, d'Artagnan serait le sauveur de ses amis.
Et M. Bonacieux, que d'Artagnan avait poussÊ dans les mains des sbires
en le reniant bien haut et Á qui il avait promis tout bas de le sauver ?
Nous devons avouer Á nos lecteurs que d'Artagnan n'y songeait en aucune
faÚon, ou que, s'il y songeait, c'Êtait pour se dire qu'il Êtait bien oÝ il
Êtait, quelque part qu'il fÙt. L'amour est la plus ÊgoÐste de toutes les
passions.
Cependant, que nos lecteurs se rassurent : si d'Artagnan oublie son
hÆte ou fait semblant de l'oublier, sous prÊtexte qu'il ne sait pas oÝ on
l'a conduit, nous ne l'oublions pas, nous, et nous savons oÝ il est. Mais
pour le moment, faisons comme le Gascon amoureux. Quant au digne mercier,
nous reviendrons Á lui plus tard.
D'Artagnan, tout en rÊflÊchissant Á ses futures amours, tout en parlant
Á la nuit, tout en souriant aux Êtoiles, remontait la rue du Cherche-Midi ou
Chasse-Midi, ainsi qu'on l'appelait alors. Comme il se trouvait dans le
quartier d'Aramis, l'idÊe lui Êtait venue d'aller faire une visite Á son
ami, pour lui donner quelques explications sur les motifs qui lui avaient
fait envoyer Planchet avec invitation de se rendre immÊdiatement Á la
souriciÉre. Or, si Aramis s'Êtait trouvÊ chez lui lorsque Planchet y Êtait
venu, il avait sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs, et n'y trouvant
personne que ses deux autres compagnons peut-Ëtre, ils n'avaient dÙ savoir,
ni les uns ni les autres, ce que cela voulait dire. Ce dÊrangement mÊritait
donc une explication, voilÁ ce que disait tout haut d'Artagnan.
Puis, tout bas, il pensait que c'Êtait pour lui une occasion de parler
de la jolie petite Mme Bonacieux, dont son esprit, sinon son coeur, Êtait
dÊjÁ tout plein. Ce n'est pas Á propos d'un premier amour qu'il faut
demander de la discrÊtion. Ce premier amour est accompagnÊ d'une si grande
joie, qu'il faut que cette joie dÊborde, sans cela elle vous Êtoufferait.
Paris depuis deux heures Êtait sombre et commenÚait Á se faire dÊsert.
Onze heures sonnaient Á toutes les horloges du faubourg Saint- Germain, il
faisait un temps doux. D'Artagnan suivait une ruelle situÊe sur
l'emplacement oÝ passe aujourd'hui la rue d'Assas, respirant les Êmanations
embaumÊes qui venaient avec le vent de la rue de Vaugirard et qu'envoyaient
les jardins rafraÏchis par la rosÊe du soir et par la brise de la nuit. Au
loin rÊsonnaient, assourdis cependant par de bons volets, les chants des
buveurs dans quelques cabarets perdus dans la plaine. ArrivÊ au bout de la
ruelle, d'Artagnan tourna Á gauche. La maison qu'habitait Aramis se trouvait
situÊe entre la rue Cassette et la rue Servandoni.
D'Artagnan venait de dÊpasser la rue Cassette et reconnaissait dÊjÁ la
porte de la maison de son ami, enfouie sous un massif de sycomores et de
clÊmatites qui formaient un vaste bourrelet au-dessus d'elle lorsqu'il
aperÚut quelque chose comme une ombre qui sortait de la rue Servandoni. Ce
quelque chose Êtait enveloppÊ d'un manteau, et d'Artagnan crut d'abord que
c'Êtait un homme ; mais, Á la petitesse de la taille, Á l'incertitude de la
dÊmarche, Á l'embarras du pas, il reconnut bientÆt une femme. De plus, cette
femme, comme si elle n'eÙt pas ÊtÊ bien sÙre de la maison qu'elle cherchait,
levait les yeux pour se reconnaÏtre, s'arrËtait, retournait en arriÉre, puis
revenait encore. D'Artagnan fut intriguÊ.
" Si j'allais lui offrir mes services ! pensa-t-il. A son allure, on
voit qu'elle est jeune ; peut-Ëtre jolie. Oh ! oui. Mais une femme qui court
les rues Á cette heure ne sort guÉre que pour aller rejoindre son amant.
Peste ! si j'allais troubler les rendez-vous, ce serait une mauvaise porte
pour entrer en relations. "
Cependant, la jeune femme s'avanÚait toujours, comptant les maisons et
les fenËtres. Ce n'Êtait, au reste, chose ni longue, ni difficile. Il n'y
avait que trois hÆtels dans cette partie de la rue, et deux fenËtres ayant
vue sur cette rue ; l'une Êtait celle d'un pavillon parallÉle Á celui
qu'occupait Aramis, l'autre Êtait celle d'Aramis lui-mËme.
" Pardieu ! se dit d'Artagnan, auquel la niÉce du thÊologien revenait Á
l'esprit ; pardieu ! il serait drÆle que cette colombe attardÊe cherch×t la
maison de notre ami. Mais, sur mon ×me, cela y ressemble fort. Ah ! mon cher
Aramis, pour cette fois, j'en veux avoir le coeur net. "
Et d'Artagnan, se faisant le plus mince qu'il put, s'abrita dans le
cÆtÊ le plus obscur de la rue, prÉs d'un banc de pierre situÊ au fond d'une
niche.
La jeune femme continua de s'avancer, car outre la lÊgÉretÊ de son
allure, qui l'avait trahie, elle venait de faire entendre une petite toux
qui dÊnonÚait une voix des plus fraÏches. D'Artagnan pensa que cette toux
Êtait un signal.
Cependant, soit qu'on eÙt rÊpondu Á cette toux par un signe Êquivalent
qui avait fixÊ les irrÊsolutions de la nocturne chercheuse, soit que sans
secours Êtranger elle eÙt reconnu qu'elle Êtait arrivÊe au bout de sa
course, elle s'approcha rÊsolument du volet d'Aramis et frappa Á trois
intervalles Êgaux avec son doigt recourbÊ.
" C'est bien chez Aramis, murmura d'Artagnan. Ah ! Monsieur l'hypocrite
! je vous y prends Á faire de la thÊologie ! "
Les trois coups Êtaient Á peine frappÊs, que la croisÊe intÊrieure
s'ouvrit et qu'une lumiÉre parut Á travers les vitres du volet.
" Ah ! ah ! fit l'Êcouteur non pas aux portes, mais aux fenËtres, ah !
la visite Êtait attendue. Allons, le volet va s'ouvrir et la dame entrera
par escalade. TrÉs bien ! "
Mais, au grand Êtonnement de d'Artagnan, le volet resta fermÊ. De plus,
la lumiÉre qui avait flamboyÊ un instant, disparut, et tout rentra dans
l'obscuritÊ.
D'Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et continua de
regarder de tous ses yeux et d'Êcouter de toutes ses oreilles.
Il avait raison : au bout de quelques secondes, deux coups secs
retentirent dans l'intÊrieur.
La jeune femme de la rue rÊpondit par un seul coup, et le volet
s'entrouvrit.
On juge si d'Artagnan regardait et Êcoutait avec aviditÊ.
Malheureusement, la lumiÉre avait ÊtÊ transportÊe dans un autre
appartement. Mais les yeux du jeune homme s'Êtaient habituÊs Á la nuit.
D'ailleurs les yeux des Gascons ont, Á ce qu'on assure, comme ceux des
chats, la propriÊtÊ de voir pendant la nuit.
D'Artagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche un objet
blanc qu'elle dÊploya vivement et qui prit la forme d'un mouchoir. Cet objet
dÊployÊ, elle en fit remarquer le coin Á son interlocuteur.
Cela rappela Á d'Artagnan ce mouchoir qu'il avait trouvÊ aux pieds de
Mme Bonacieux, lequel lui avait rappelÊ celui qu'il avait trouvÊ aux pieds
d'Aramis.
" Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir ? "
PlacÊ oÝ il Êtait, d'Artagnan ne pouvait voir le visage d'Aramis, nous
disons d'Aramis, parce que le jeune homme ne faisait aucun doute que ce fÙt
son ami qui dialogu×t de l'intÊrieur avec la dame de l'extÊrieur ; la
curiositÊ l'emporta donc sur la prudence, et, profitant de la prÊoccupation
dans laquelle la vue du mouchoir paraissait plonger les deux personnages que
nous avons mis en scÉne, il sortit de sa cachette, et prompt comme l'Êclair,
mais Êtouffant le bruit de ses pas, il alla se coller Á un angle de la
muraille, d'oÝ son oeil pouvait parfaitement plonger dans l'intÊrieur de
l'appartement d'Aramis.
ArrivÊ lÁ, d'Artagnan pensa jeter un cri de surprise : ce n'Êtait pas
Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse, c'Êtait une femme. Seulement,
d'Artagnan y voyait assez pour reconnaÏtre la forme de ses vËtements, mais
pas assez pour distinguer ses traits.
Au mËme instant, la femme de l'appartement tira un second mouchoir de
sa poche, et l'Êchangea avec celui qu'on venait de lui montrer. Puis,
quelques mots furent prononcÊs entre les deux femmes. Enfin le volet se
referma ; la femme qui se trouvait Á l'extÊrieur de la fenËtre se retourna,
et vint passer Á quatre pas de d'Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante
; mais la prÊcaution avait ÊtÊ prise trop tard, d'Artagnan avait dÊjÁ
reconnu Mme Bonacieux.
Mme Bonacieux ! Le soupÚon que c'Êtait elle lui avait dÊjÁ traversÊ
l'esprit quand elle avait tirÊ le mouchoir de sa poche ; mais quelle
probabilitÊ que Mme Bonacieux, qui avait envoyÊ chercher M. de La Porte pour
se faire reconduire par lui au Louvre, courÙt les rues de Paris seule Á onze
heures et demie du soir, au risque de se faire enlever une seconde fois ?
Il fallait donc que ce fÙt pour une affaire bien importante ; et quelle
est l'affaire importante d'une femme de vingt-cinq ans ? L'amour.
Mais Êtait-ce pour son compte ou pour le compte d'une autre personne
qu'elle s'exposait Á de semblables hasards ? VoilÁ ce que se demandait Á
lui-mËme le jeune homme, que le dÊmon de la jalousie mordait au coeur ni
plus ni moins qu'un amant en titre.
Il y avait, au reste, un moyen bien simple de s'assurer oÝ allait Mme
Bonacieux : c'Êtait de la suivre. Ce moyen Êtait si simple, que d'Artagnan
l'employa tout naturellement et d'instinct.
Mais, Á la vue du jeune homme qui se dÊtachait de la muraille comme une
statue de sa niche, et au bruit des pas qu'elle entendit retentir derriÉre
elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri et s'enfuit.
D'Artagnan courut aprÉs elle. Ce n'Êtait pas une chose difficile pour
lui que de rejoindre une femme embarrassÊe dans son manteau. Il la rejoignit
donc au tiers de la rue dans laquelle elle s'Êtait engagÊe. La malheureuse
Êtait ÊpuisÊe, non pas de fatigue, mais de terreur, et quand d'Artagnan lui
posa la main sur l'Êpaule, elle tomba sur un genou en criant d'une voix
ÊtranglÊe :
" Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien. "
D'Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la taille ; mais
comme il sentait Á son poids qu'elle Êtait sur le point de se trouver mal,
il s'empressa de la rassurer par des protestations de dÊvouement. Ces
protestations n'Êtaient rien pour Mme Bonacieux ; car de pareilles
protestations peuvent se faire avec les plus mauvaises intentions du monde ;
mais la voix Êtait tout. La jeune femme crut reconnaÏtre le son de cette
voix : elle rouvrit les yeux, jeta un regard sur l'homme qui lui avait fait
si grand-peur, et, reconnaissant d'Artagnan, elle poussa un cri de joie.
" Oh ! c'est vous, c'est vous ! dit-elle ; merci, mon Dieu !
-- Oui, c'est moi, dit d'Artagnan, moi que Dieu a envoyÊ pour veiller
sur vous.
-- Etait-ce dans cette intention que vous me suiviez ? " demanda avec
un sourire plein de coquetterie la jeune femme, dont le caractÉre un peu
railleur reprenait le dessus, et chez laquelle toute crainte avait disparu
du moment oÝ elle avait reconnu un ami dans celui qu'elle avait pris pour un
ennemi.
" Non, dit d'Artagnan, non, je l'avoue ; c'est le hasard qui m'a mis
sur votre route ; j'ai vu une femme frapper Á la fenËtre d'un de mes amis...
-- D'un de vos amis ? interrompit Mme Bonacieux.
-- Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs amis.
-- Aramis ! qu'est-ce que cela ?
-- Allons donc ! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas Aramis ?
-- C'est la premiÉre fois que j'entends prononcer ce nom.
-- C'est donc la premiÉre fois que vous venez Á cette maison ?
-- Sans doute.
-- Et vous ne saviez pas qu'elle fÙt habitÊe par un jeune homme ?
-- Non.
-- Par un mousquetaire ?
-- Nullement.
-- Ce n'est donc pas lui que vous veniez chercher ?
-- Pas le moins du monde. D'ailleurs, vous l'avez bien vu, la personne
Á qui j'ai parlÊ est une femme.
-- C'est vrai ; mais cette femme est des amies d'Aramis.
-- Je n'en sais rien.
-- Puisqu'elle loge chez lui.
-- Cela ne me regarde pas.
-- Mais qui est-elle ?
-- Oh ! cela n'est point mon secret.
-- ChÉre Madame Bonacieux, vous Ëtes charmante ; mais en mËme temps
vous Ëtes la femme la plus mystÊrieuse...
-- Est-ce que je perds Á cela ?
-- Non ; vous Ëtes, au contraire, adorable.
-- Alors, donnez-moi le bras.
-- Bien volontiers. Et maintenant ?
-- Maintenant, conduisez-moi.
-- OÝ cela ?
-- OÝ je vais.
-- Mais oÝ allez-vous ?
-- Vous le verrez, puisque vous me laisserez Á la porte.
-- Faudra-t-il vous attendre ?
-- Ce sera inutile.
-- Vous reviendrez donc seule ?
-- Peut-Ëtre oui, peut-Ëtre non.
-- Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle un homme,
sera-t-elle une femme ?
-- Je n'en sais rien encore.
-- Je le saurai bien, moi !
-- Comment cela ?
-- Je vous attendrai pour vous voir sortir.
-- En ce cas, adieu !
-- Comment cela ?
-- Je n'ai pas besoin de vous.
-- Mais vous aviez rÊclamÊ...
-- L'aide d'un gentilhomme, et non la surveillance d'un espion.
-- Le mot est un peu dur !
-- Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgrÊ eux ?
-- Des indiscrets.
-- Le mot est trop doux.
-- Allons, Madame, je vois bien qu'il faut faire tout ce que vous
voulez.
-- Pourquoi vous Ëtre privÊ du mÊrite de le faire tout de suite ?
-- N'y en a-t-il donc aucun Á se repentir ?
-- Et vous repentez-vous rÊellement ?
-- Je n'en sais rien moi-mËme. Mais ce que je sais, c'est que je vous
promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me laissez vous
accompagner jusqu'oÝ vous allez.
-- Et vous me quitterez aprÉs ?
-- Oui.
-- Sans m'Êpier Á ma sortie ?
-- Non.
-- Parole d'honneur ?
-- Foi de gentilhomme !
-- Prenez mon bras et marchons alors. "
D'Artagnan offrit son bras Á Mme Bonacieux, qui s'y suspendit, moitiÊ
rieuse, moitiÊ tremblante, et tous deux gagnÉrent le haut de la rue de La
Harpe. ArrivÊe lÁ, la jeune femme parut hÊsiter, comme elle avait dÊjÁ fait
dans la rue de Vaugirard. Cependant, Á de certains signes, elle sembla
reconnaÏtre une porte ; et s'approchant de cette porte :
" Et maintenant, Monsieur, dit-elle, c'est ici que j'ai affaire ; mille
fois merci de votre honorable compagnie, qui m'a sauvÊe de tous les dangers
auxquels, seule, j'eusse ÊtÊ exposÊe. Mais le moment est venu de tenir votre
parole : je suis arrivÊe Á ma destination.
-- Et vous n'aurez plus rien Á craindre en revenant ?
-- Je n'aurai Á craindre que les voleurs.
-- N'est-ce donc rien ?
-- Que pourraient-ils me prendre ? je n'ai pas un denier sur moi.
-- Vous oubliez ce beau mouchoir brodÊ, armoriÊ.
-- Lequel ?
-- Celui que j'ai trouvÊ Á vos pieds et que j'ai remis dans votre
poche.
-- Taisez-vous, taisez-vous, malheureux ! s'Êcria la jeune femme,
voulez-vous me perdre ?
-- Vous voyez bien qu'il y a encore du danger pour vous, puisqu'un seul
mot vous fait trembler, et que vous avouez que, si on entendait ce mot, vous
seriez perdue. Ah ! tenez, Madame, s'Êcria d'Artagnan en lui saisissant la
main et la couvrant d'un ardent regard, tenez ! soyez plus gÊnÊreuse,
confiez-vous Á moi ; n'avez-vous donc pas lu dans mes yeux qu'il n'y a que
dÊvouement et sympathie dans mon coeur ?
-- Si fait, rÊpondit Mme Bonacieux ; aussi demandez-moi mes secrets, et
je vous les dirai ; mais ceux des autres, c'est autre chose.
-- C'est bien, dit d'Artagnan, je les dÊcouvrirai ; puisque ces secrets
peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut que ces secrets
deviennent les miens.
-- Gardez-vous-en bien, s'Êcria la jeune femme avec un sÊrieux qui fit
frissonner d'Artagnan malgrÊ lui. Oh ! ne vous mËlez en rien de ce qui me
regarde, ne cherchez point Á m'aider dans ce que j'accomplis ; et cela, je
vous le demande au nom de l'intÊrËt que je vous inspire, au nom du service
que vous m'avez rendu, et que je n'oublierai de ma vie. Croyez bien plutÆt Á
ce que je vous dis. Ne vous occupez plus de moi, je n'existe plus pour vous,
que ce soit comme si vous ne m'aviez jamais vue.
-- Aramis doit-il en faire autant que moi, Madame ? dit d'Artagnan
piquÊ.
-- VoilÁ dÊjÁ deux ou trois fois que vous avez prononcÊ ce nom,
Monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais pas.
-- Vous ne connaissez pas l'homme au volet duquel vous avez ÊtÊ
frapper. Allons donc, Madame ! vous me croyez par trop crÊdule, aussi !
-- Avouez que c'est pour me faire parler que vous inventez cette
histoire, et que vous crÊez ce personnage.
-- Je n'invente rien, Madame, je ne crÊe rien, je dis l'exacte vÊritÊ.
-- Et vous dites qu'un de vos amis demeure dans cette maison ?
-- Je le dis et je le rÊpÉte pour la troisiÉme fois, cette maison est
celle qu'habite mon ami, et cet ami est Aramis.
-- Tout cela s'Êclaircira plus tard, murmura la jeune femme :
maintenant, Monsieur, taisez-vous.
-- Si vous pouviez voir mon coeur tout Á dÊcouvert, dit d'Artagnan,
vous y liriez tant de curiositÊ, que vous auriez pitiÊ de moi, et tant
d'amour, que vous satisferiez Á l'instant mËme ma curiositÊ. On n'a rien Á
craindre de ceux qui vous aiment.
-- Vous parlez bien vite d'amour, Monsieur ! dit la jeune femme en
secouant la tËte.
-- C'est que l'amour m'est venu vite et pour la premiÉre fois, et que
je n'ai pas vingt ans. "
La jeune femme le regarda Á la dÊrobÊe.
" Ecoutez, je suis dÊjÁ sur la trace, dit d'Artagnan. Il y a trois
mois, j'ai manquÊ avoir un duel avec Aramis pour un mouchoir pareil Á celui
que vous avez montrÊ Á cette femme qui Êtait chez lui, pour un mouchoir
marquÊ de la mËme maniÉre, j'en suis sÙr.
-- Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je vous le
jure, avec ces questions.
-- Mais vous, si prudente, Madame, songez-y, si vous Êtiez arrËtÊe avec
ce mouchoir, et que ce mouchoir fÙt saisi, ne seriez-vous pas compromise ?
-- Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes : C. B. ,
Constance Bonacieux ?
-- Ou Camille de Bois-Tracy.
-- Silence, Monsieur, encore une fois silence ! Ah ! puisque les
dangers que je cours pour moi-mËme ne vous arrËtent pas, songez Á ceux que
vous pouvez courir, vous !
-- Moi ?
-- Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie Á me
connaÏtre.
-- Alors, je ne vous quitte plus.
-- Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les mains,
Monsieur, au nom du Ciel, au nom de l'honneur d'un militaire, au nom de la
courtoisie d'un gentilhomme, Êloignez-vous ; tenez, voilÁ minuit qui sonne,
c'est l'heure oÝ l'on m'attend.
-- Madame, dit le jeune homme en s'inclinant, je ne sais rien refuser Á
qui me demande ainsi ; soyez contente, je m'Êloigne.
-- Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m'Êpierez pas ?
-- Je rentre chez moi Á l'instant.
-- Ah ! je le savais bien, que vous Êtiez un brave jeune homme ! "
s'Êcria Mme Bonacieux en lui tendant une main et en posant l'autre sur le
marteau d'une petite porte presque perdue dans la muraille.
-- D'Artagnan saisit la main qu'on lui tendait et la baisa ardemment.
" Ah ! j'aimerais mieux ne vous avoir jamais vue, s'Êcria d'Artagnan
avec cette brutalitÊ naÐve que les femmes prÊfÉrent souvent aux affÊteries
de la politesse, parce qu'elle dÊcouvre le fond de la pensÊe et qu'elle
prouve que le sentiment l'emporte sur la raison.
-- Eh bien, reprit Mme Bonacieux d'une voix presque caressante, et en
serrant la main de d'Artagnan qui n'avait pas abandonnÊ la sienne ; Eh bien,
je n'en dirai pas autant que vous : ce qui est perdu pour aujourd'hui n'est
pas perdu pour l'avenir. Qui sait si, lorsque je serai dÊliÊe un jour, je ne
satisferai pas votre curiositÊ ?
-- Et faites-vous la mËme promesse Á mon amour ? s'Êcria d'Artagnan au
comble de la joie.
-- Oh ! de ce cÆtÊ, je ne veux point m'engager, cela dÊpendra des
sentiments que vous saurez m'inspirer.
-- Ainsi, aujourd'hui, Madame...
-- Aujourd'hui, Monsieur, je n'en suis encore qu'Á la reconnaissance.
-- Ah ! vous Ëtes trop charmante, dit d'Artagnan avec tristesse, et
vous abusez de mon amour.
-- Non, j'use de votre gÊnÊrositÊ, voilÁ tout. Mais, croyez-le bien,
avec certaines gens tout se retrouve.
-- Oh ! vous me rendez le plus heureux des hommes. N'oubliez pas cette
soirÊe, n'oubliez pas cette promesse.
-- Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai de tout. Eh
bien, partez donc, partez, au nom du Ciel ! On m'attendait Á minuit juste,
et je suis en retard.
-- De cinq minutes.
-- Oui ; mais dans certaines circonstances, cinq minutes sont cinq
siÉcles.
-- Quand on aime.
-- Eh bien, qui vous dit que je n'ai pas affaire Á un amoureux ?
-- C'est un homme qui vous attend ? s'Êcria d'Artagnan, un homme !
-- Allons, voilÁ la discussion qui va recommencer, fit Mme Bonacieux
avec un demi-sourire qui n'Êtait pas exempt d'une certaine teinte
d'impatience.
-- Non, non, je m'en vais, je pars ; je crois en vous, je veux avoir
tout le mÊrite de mon dÊvouement, ce dÊvouement dÙt-il Ëtre une stupiditÊ.
Adieu, Madame, adieu ! "
Et comme s'il ne se fÙt senti la force de se dÊtacher de la main qu'il
tenait que par une secousse, il s'Êloigna tout courant, tandis que Mme
Bonacieux frappait, comme au volet, trois coups lents et rÊguliers ; puis,
arrivÊ Á l'angle de la rue, il se retourna : la porte s'Êtait ouverte et
refermÊe, la jolie merciÉre avait disparu.
D'Artagnan continua son chemin, il avait donnÊ sa parole de ne pas
Êpier Mme Bonacieux, et sa vie eÙt-elle dÊpendu de l'endroit oÝ elle allait
se rendre, ou de la personne qui devait l'accompagner, d'Artagnan serait
rentrÊ chez lui, puisqu'il avait dit qu'il y rentrait. Cinq minutes aprÉs,
il Êtait dans la rue des Fossoyeurs.
" Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire. Il se
sera endormi en m'attendant, ou il sera retournÊ chez lui, et en rentrant il
aura appris qu'une femme y Êtait venue. Une femme chez Athos ! AprÉs tout,
continua d'Artagnan, il y en avait bien une chez Aramis. Tout cela est fort
Êtrange, et je serais bien curieux de savoir comment cela finira.
-- Mal, Monsieur, mal " , rÊpondit une voix que le jeune homme reconnut
pour celle de Planchet ; car tout en monologuant tout haut, Á la maniÉre des
gens trÉs prÊoccupÊs, il s'Êtait engagÊ dans l'allÊe au fond de laquelle
Êtait l'escalier qui conduisait Á sa chambre.
" Comment, mal ? que veux-tu dire, imbÊcile ? demanda d'Artagnan,
qu'est-il donc arrivÊ ?
-- Toutes sortes de malheurs.
-- Lesquels ?
-- D'abord M. Athos est arrËtÊ.
-- ArrËtÊ ! Athos ! arrËtÊ ! pourquoi ?
-- On l'a trouvÊ chez vous ; on l'a pris pour vous.
-- Et par qui a-t-il ÊtÊ arrËtÊ ?
-- Par la garde qu'ont ÊtÊ chercher les hommes noirs que vous avez mis
en fuite.
-- Pourquoi ne s'est-il pas nommÊ ? pourquoi n'a-t-il pas dit qu'il
Êtait Êtranger Á cette affaire ?
-- Il s'en est bien gardÊ, Monsieur ; il s'est au contraire approchÊ de
moi et m'a dit : " C'est ton maÏtre qui a besoin de sa libertÊ en ce moment,
et non pas moi, puisqu'il sait tout et que je ne sais rien. On le croira
arrËtÊ, et cela lui donnera du temps ; dans trois jours je dirai qui je
suis, et il faudra bien qu'on me fasse sortir. "
-- Bravo, Athos ! noble coeur, murmura d'Artagnan, je le reconnais bien
lÁ ! Et qu'ont fait les sbires ?
-- Quatre l'ont emmenÊ je ne sais oÝ, Á la Bastille ou au Fort-l'EvËque
; deux sont restÊs avec les hommes noirs, qui ont fouillÊ partout et qui ont
pris tous les papiers. Enfin les deux derniers, pendant cette expÊdition,
montaient la garde Á la porte ; puis, quand tout a ÊtÊ fini, ils sont
partis, laissant la maison vide et tout ouvert.
-- Et Porthos et Aramis ?
-- Je ne les avais pas trouvÊs, ils ne sont pas venus.
-- Mais ils peuvent venir d'un moment Á l'autre, car tu leur as fait
dire que je les attendais ?
-- Oui, Monsieur.
-- Eh bien, ne bouge pas d'ici ; s'ils viennent, prÊviens-les de ce qui
m'est arrivÊ, qu'ils m'attendent au cabaret de la Pomme de Pin ; ici il y
aurait danger, la maison peut Ëtre espionnÊe. Je cours chez M. de TrÊville
pour lui annoncer tout cela, et je les y rejoins.
-- C'est bien, Monsieur, dit Planchet.
-- Mais tu resteras, tu n'auras pas peur ! dit d'Artagnan en revenant
sur ses pas pour recommander le courage Á son laquais.
-- Soyez tranquille, Monsieur, dit Planchet, vous ne me connaissez pas
encore ; je suis brave quand je m'y mets, allez ; c'est le tout de m'y
mettre ; d'ailleurs je suis Picard.
-- Alors, c'est convenu, dit d'Artagnan, tu te fais tuer plutÆt que de
quitter ton poste.
-- Oui, Monsieur, et il n'y a rien que je ne fasse pour prouver Á
Monsieur que je lui suis attachÊ. "
" Bon, dit en lui-mËme d'Artagnan, il paraÏt que la mÊthode que j'ai
employÊe Á l'Êgard de ce garÚon est dÊcidÊment la bonne : j'en userai dans
l'occasion. "
Et de toute la vitesse de ses jambes, dÊjÁ quelque peu fatiguÊes
cependant par les courses de la journÊe, d'Artagnan se dirigea vers la rue
du Colombier.
M. de TrÊville n'Êtait point Á son hÆtel ; sa compagnie Êtait de garde
au Louvre ; il Êtait au Louvre avec sa compagnie.
Il fallait arriver jusqu'Á M. de TrÊville ; il Êtait important qu'il
fÙt prÊvenu de ce qui se passait. D'Artagnan rÊsolut d'essayer d'entrer au
Louvre. Son costume de garde dans la compagnie de M. des Essarts lui devait
Ëtre un passeport.
Il descendit donc la rue des Petits-Augustins, et remonta le quai pour
prendre le Pont-Neuf. Il avait eu un instant l'idÊe de passer le bac ; mais
en arrivant au bord de l'eau, il avait machinalement introduit sa main dans
sa poche et s'Êtait aperÚu qu'il n'avait pas de quoi payer le passeur.
Comme il arrivait Á la hauteur de la rue GuÊnÊgaud, il vit dÊboucher de
la rue Dauphine un groupe composÊ de deux personnes et dont l'allure le
frappa.
Les deux personnes qui composaient le groupe Êtaient : l'un, un homme ;
l'autre, une femme.
La femme avait la tournure de Mme Bonacieux, et l'homme ressemblait Á
s'y mÊprendre Á Aramis.
En outre, la femme avait cette mante noire que d'Artagnan voyait encore
se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et sur la porte de la rue de
La Harpe.
De plus, l'homme portait l'uniforme des mousquetaires.
Le capuchon de la femme Êtait rabattu, l'homme tenait son mouchoir sur
son visage ; tous deux, cette double prÊcaution l'indiquait, tous deux
avaient donc intÊrËt Á n'Ëtre point reconnus.
Ils prirent le pont : c'Êtait le chemin de d'Artagnan, puisque
d'Artagnan se rendait au Louvre ; d'Artagnan les suivit.
D'Artagnan n'avait pas fait vingt pas, qu'il fut convaincu que cette
femme, c'Êtait Mme Bonacieux, et que cet homme, c'Êtait Aramis.
Il sentit Á l'instant mËme tous les soupÚons de la jalousie qui
s'agitaient dans son coeur.
Il Êtait doublement trahi et par son ami et par celle qu'il aimait dÊjÁ
comme une maÏtresse. Mme Bonacieux lui avait jurÊ ses grands dieux qu'elle
ne connaissait pas Aramis, et un quart d'heure aprÉs qu'elle lui avait fait
ce serment, il la retrouvait au bras d'Aramis.
D'Artagnan ne rÊflÊchit pas seulement qu'il connaissait la jolie
merciÉre depuis trois heures seulement, qu'elle ne lui devait rien qu'un peu
de reconnaissance pour l'avoir dÊlivrÊe des hommes noirs qui voulaient
l'enlever, et qu'elle ne lui avait rien promis. Il se regarda comme un amant
outragÊ, trahi, bafouÊ ; le sang et la colÉre lui montÉrent au visage, il
rÊsolut de tout Êclaircir.
La jeune femme et le jeune homme s'Êtaient aperÚus qu'ils Êtaient
suivis, et ils avaient doublÊ le pas. D'Artagnan prit sa course, les
dÊpassa, puis revint sur eux au moment oÝ ils se trouvaient devant la
Samaritaine, ÊclairÊe par un rÊverbÉre qui projetait sa lueur sur toute
cette partie du pont.
D'Artagnan s'arrËta devant eux, et ils s'arrËtÉrent devant lui.
" Que voulez-vous, Monsieur ? demanda le mousquetaire en reculant d'un
pas et avec un accent Êtranger qui prouvait Á d'Artagnan qu'il s'Êtait
trompÊ dans une partie de ses conjectures.
-- Ce n'est pas Aramis ! s'Êcria-t-il.
-- Non, Monsieur, ce n'est point Aramis, et Á votre exclamation je vois
que vous m'avez pris pour un autre, et je vous pardonne.
-- Vous me pardonnez ! s'Êcria d'Artagnan.
-- Oui, rÊpondit l'inconnu. Laissez-moi donc passer, puisque ce n'est
pas Á moi que vous avez affaire.
-- Vous avez raison, Monsieur, dit d'Artagnan, ce n'est pas Á vous que
j'ai affaire, c'est Á Madame.
-- A Madame ! vous ne la connaissez pas, dit l'Êtranger.
-- Vous vous trompez, Monsieur, je la connais.
-- Ah ! fit Mme Bonacieux d'un ton de reproche ; ah, Monsieur ! j'avais
votre parole de militaire et votre foi de gentilhomme ; j'espÊrais pouvoir
compter dessus.
-- Et moi, Madame, dit d'Artagnan embarrassÊ, vous m'aviez promis...
-- Prenez mon bras, Madame, dit l'Êtranger, et continuons notre chemin.
"
Cependant d'Artagnan, Êtourdi, atterrÊ, anÊanti par tout ce qui lui
arrivait, restait debout et les bras croisÊs devant le mousquetaire et Mme
Bonacieux.
Le mousquetaire fit deux pas en avant et Êcarta d'Artagnan avec la
main.
D'Artagnan fit un bond en arriÉre et tira son ÊpÊe.
En mËme temps et avec la rapiditÊ de l'Êclair, l'inconnu tira la
sienne.
" Au nom du Ciel, Milord ! s'Êcria Mme Bonacieux en se jetant entre les
combattants et prenant les ÊpÊes Á pleines mains.
-- Milord ! s'Êcria d'Artagnan illuminÊ d'une idÊe subite, Milord !
pardon, Monsieur ; mais est-ce que vous seriez...
-- Milord duc de Buckingham, dit Mme Bonacieux Á demi-voix ; et
maintenant vous pouvez nous perdre tous.
-- Milord, Madame, pardon, cent fois pardon ; mais je l'aimais, Milord,
et j'Êtais jaloux ; vous savez ce que c'est que d'aimer, Milord ;
pardonnez-moi, et dites-moi comment je puis me faire tuer pour Votre Gr×ce.
-- Vous Ëtes un brave jeune homme, dit Buckingham en tendant Á
d'Artagnan une main que celui-ci serra respectueusement ; vous m'offrez vos
services, je les accepte ; suivez-nous Á vingt pas jusqu'au Louvre ; et si
quelqu'un nous Êpie, tuez-le ! "
D'Artagnan mit son ÊpÊe nue sous son bras, laissa prendre Á Mme
Bonacieux et au duc vingt pas d'avance et les suivit, prËt Á exÊcuter Á la
lettre les instructions du noble et ÊlÊgant ministre de Charles Ier.
Mais heureusement le jeune sÊide n'eut aucune occasion de donner au duc
cette preuve de son dÊvouement, et la jeune femme et le beau mousquetaire
rentrÉrent au Louvre par le guichet de l'Echelle sans avoir ÊtÊ inquiÊtÊs.
Quant Á d'Artagnan, il se rendit aussitÆt au cabaret de la Pomme de Pin
, oÝ il trouva Porthos et Aramis qui l'attendaient.
Mais, sans leur donner d'autre explication sur le dÊrangement qu'il
leur avait causÊ, il leur dit qu'il avait terminÊ seul l'affaire pour
laquelle il avait cru un instant avoir besoin de leur intervention. Et
maintenant, emportÊs que nous sommes par notre rÊcit, laissons nos trois
amis rentrer chacun chez soi, et suivons, dans les dÊtours du Louvre, le duc
de Buckingham et son guide.
CHAPITRE XII. GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM
Madame Bonacieux et le duc entrÉrent au Louvre sans difficultÊ ; Mme
Bonacieux Êtait connue pour appartenir Á la reine ; le duc portait
l'uniforme des mousquetaires de M. de TrÊville, qui, comme nous l'avons dit,
Êtait de garde ce soir-lÁ. D'ailleurs Germain Êtait dans les intÊrËts de la
reine, et si quelque chose arrivait, Mme Bonacieux serait accusÊe d'avoir
introduit son amant au Louvre, voilÁ tout ; elle prenait sur elle le crime :
sa rÊputation Êtait perdue, il est vrai, mais de quelle valeur Êtait dans le
monde la rÊputation d'une petite merciÉre ?
Une fois entrÊs dans l'intÊrieur de la cour, le duc et la jeune femme
suivirent le pied de la muraille pendant l'espace d'environ vingt-cinq pas ;
cet espace parcouru, Mme Bonacieux poussa une petite porte de service,
ouverte le jour, mais ordinairement fermÊe la nuit ; la porte cÊda ; tous
deux entrÉrent et se trouvÉrent dans l'obscuritÊ, mais Mme Bonacieux
connaissait tous les tours et dÊtours de cette partie du Louvre, destinÊe
aux gens de la suite. Elle referma les portes derriÉre elle, prit le duc par
la main, fit quelques pas en t×tonnant, saisit une rampe, toucha du pied un
degrÊ, et commenÚa de monter un escalier : le duc compta deux Êtages. Alors
elle prit Á droite, suivit un long corridor, redescendit un Êtage, fit
quelques pas encore, introduisit une clef dans une serrure, ouvrit une porte
et poussa le duc dans un appartement ÊclairÊ seulement par une lampe de
nuit, en disant : " Restez ici, Milord duc, on va venir. " Puis elle sortit
par la mËme porte, qu'elle ferma Á la clef, de sorte que le duc se trouva
littÊralement prisonnier.
Cependant, tout isolÊ qu'il se trouvait, il faut le dire, le duc de
Buckingham n'Êprouva pas un instant de crainte ; un des cÆtÊs saillants de
son caractÉre Êtait la recherche de l'aventure et l'amour du romanesque.
Brave, hardi, entreprenant, ce n'Êtait pas la premiÉre fois qu'il risquait
sa vie dans de pareilles tentatives ; il avait appris que ce prÊtendu
message d'Anne d'Autriche, sur la foi duquel il Êtait venu Á Paris, Êtait un
piÉge, et au lieu de regagner l'Angleterre, il avait, abusant de la position
qu'on lui avait faite, dÊclarÊ Á la reine qu'il ne partirait pas sans
l'avoir vue. La reine avait positivement refusÊ d'abord, puis enfin elle
avait craint que le duc, exaspÊrÊ, ne fÏt quelque folie. DÊjÁ elle Êtait
dÊcidÊe Á le recevoir et Á le supplier de partir aussitÆt, lorsque, le soir
mËme de cette dÊcision, Mme Bonacieux, qui Êtait chargÊe d'aller chercher le
duc et de le conduire au Louvre, fut enlevÊe. Pendant deux jours on ignora
complÉtement ce qu'elle Êtait devenue, et tout resta en suspens. Mais une
fois libre, une fois remise en rapport avec La Porte, les choses avaient
repris leur cours, et elle venait d'accomplir la pÊrilleuse entreprise que,
sans son arrestation, elle eÙt exÊcutÊe trois jours plus tÆt.
Buckingham, restÊ seul, s'approcha d'une glace. Cet habit de
mousquetaire lui allait Á merveille.
A trente-cinq ans qu'il avait alors, il passait Á juste titre pour le
plus beau gentilhomme et pour le plus ÊlÊgant cavalier de France et
d'Angleterre.
Favori de deux rois, riche Á millions, tout-puissant dans un royaume
qu'il bouleversait Á sa fantaisie et calmait Á son caprice, Georges
Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris une de ces existences
fabuleuses qui restent dans le cours des siÉcles comme un Êtonnement pour la
postÊritÊ.
Aussi, sÙr de lui-mËme, convaincu de sa puissance, certain que les lois
qui rÊgissent les autres hommes ne pouvaient l'atteindre, allait-il droit au
but qu'il s'Êtait fixÊ, ce but fÙt-il si ÊlevÊ et si Êblouissant que c'eÙt
ÊtÊ folie pour un autre que de l'envisager seulement. C'est ainsi qu'il
Êtait arrivÊ Á s'approcher plusieurs fois de la belle et fiÉre Anne
d'Autriche et Á s'en faire aimer, Á force d'Êblouissement.
Georges Villiers se plaÚa donc devant une glace, comme nous l'avons
dit, rendit Á sa belle chevelure blonde les ondulations que le poids de son
chapeau lui avait fait perdre, retroussa sa moustache, et le coeur tout
gonflÊ de joie, heureux et fier de toucher au moment qu'il avait si
longtemps dÊsirÊ, se sourit Á lui-mËme d'orgueil et d'espoir.
En ce moment, une porte cachÊe dans la tapisserie s'ouvrit et une femme
apparut. Buckingham vit cette apparition dans la glace ; il jeta un cri,
c'Êtait la reine !
Anne d'Autriche avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, c'est-Á-dire
qu'elle se trouvait dans tout l'Êclat de sa beautÊ.
Sa dÊmarche Êtait celle d'une reine ou d'une dÊesse ; ses yeux, qui
jetaient des reflets d'Êmeraude, Êtaient parfaitement beaux, et tout Á la
fois pleins de douceur et de majestÊ.
Sa bouche Êtait petite et vermeille, et quoique sa lÉvre infÊrieure,
comme celle des princes de la maison d'Autriche, avanÚ×t lÊgÉrement sur
l'autre, elle Êtait Êminemment gracieuse dans le sourire, mais aussi
profondÊment dÊdaigneuse dans le mÊpris.
Sa peau Êtait citÊe pour sa douceur et son veloutÊ, sa main et ses bras
Êtaient d'une beautÊ surprenante, et tous les poÉtes du temps les chantaient
comme incomparables.
Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu'ils Êtaient dans sa jeunesse,
Êtaient devenus ch×tains, et qu'elle portait frisÊs trÉs clair et avec
beaucoup de poudre, encadraient admirablement son visage, auquel le censeur
le plus rigide n'eÙt pu souhaiter qu'un peu moins de rouge, et le statuaire
le plus exigeant qu'un peu plus de finesse dans le nez.
Buckingham resta un instant Êbloui ; jamais Anne d'Autriche ne lui
Êtait apparue aussi belle, au milieu des bals, des fËtes, des carrousels,
qu'elle lui apparut en ce moment, vËtue d'une simple robe de satin blanc et
accompagnÊe de doÓa EstÊfania, la seule de ses femmes espagnoles qui n'eÙt
pas ÊtÊ chassÊe par la jalousie du roi et par les persÊcutions de Richelieu.
Anne d'Autriche fit deux pas en avant ; Buckingham se prÊcipita Á ses
genoux, et avant que la reine eÙt pu l'en empËcher, il baisa le bas de sa
robe.
" Duc, vous savez dÊjÁ que ce n'est pas moi qui vous ai fait Êcrire.
-- Oh ! oui, Madame, oui, Votre MajestÊ, s'Êcria le duc ; je sais que
j'ai ÊtÊ un fou, un insensÊ de croire que la neige s'animerait, que le
marbre s'Êchaufferait ; mais, que voulez-vous, quand on aime, on croit
facilement Á l'amour ; d'ailleurs je n'ai pas tout perdu Á ce voyage,
puisque je vous vois.
-- Oui, rÊpondit Anne, mais vous savez pourquoi et comment je vous
vois, Milord. Je vous vois par pitiÊ pour vous-mËme ; je vous vois parce
qu'insensible Á toutes mes peines, vous vous Ëtes obstinÊ Á rester dans une
ville oÝ, en restant, vous courez risque de la vie et me faites courir
risque de mon honneur ; je vous vois pour vous dire que tout nous sÊpare,
les profondeurs de la mer, l'inimitiÊ des royaumes, la saintetÊ des
serments. Il est sacrilÉge de lutter contre tant de choses, Milord. Je vous
vois enfin pour vous dire qu'il ne faut plus nous voir.
-- Parlez, Madame ; parlez, reine, dit Buckingham ; la douceur de votre
voix couvre la duretÊ de vos paroles. Vous parlez de sacrilÉge ! mais le
sacrilÉge est dans la sÊparation des coeurs que Dieu avait formÊs l'un pour
l'autre.
-- Milord, s'Êcria la reine, vous oubliez que je ne vous ai jamais dit
que je vous aimais.
-- Mais vous ne m'avez jamais dit non plus que vous ne m'aimiez point ;
et vraiment, me dire de semblables paroles, ce serait de la part de Votre
MajestÊ une trop grande ingratitude. Car, dites-moi, oÝ trouvez- vous un
amour pareil au mien, un amour que ni le temps, ni l'absence, ni le
dÊsespoir ne peuvent Êteindre ; un amour qui se contente d'un ruban ÊgarÊ,
d'un regard perdu, d'une parole ÊchappÊe ?
" Il y a trois ans, Madame, que je vous ai vue pour la premiÉre fois,
et depuis trois ans je vous aime ainsi.
" Voulez-vous que je vous dise comment vous Êtiez vËtue la premiÉre
fois que je vous vis ? voulez-vous que je dÊtaille chacun des ornements de
votre toilette ? Tenez, je vous vois encore : vous Êtiez assise sur des
carreaux, Á la mode d'Espagne ; vous aviez une robe de satin vert avec des
broderies d'or et d'argent ; des manches pendantes et renouÊes sur vos beaux
bras, sur ces bras admirables, avec de gros diamants ; vous aviez une fraise
fermÊe, un petit bonnet sur votre tËte, de la couleur de votre robe, et sur
ce bonnet une plume de hÊron.
" Oh ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que vous
Êtiez alors ; je les rouvre, et je vous vois telle que vous Ëtes maintenant,
c'est-Á-dire cent fois plus belle encore !
-- Quelle folie ! murmura Anne d'Autriche, qui n'avait pas le courage
d'en vouloir au duc d'avoir si bien conservÊ son portrait dans son coeur ;
quelle folie de nourrir une passion inutile avec de pareils souvenirs !
-- Et avec quoi voulez-vous donc que je vive ? je n'ai que des
souvenirs, moi. C'est mon bonheur, mon trÊsor, mon espÊrance. Chaque fois
que je vous vois, c'est un diamant de plus que je renferme dans l'Êcrin de
mon coeur. Celui-ci est le quatriÉme que vous laissez tomber et que je
ramasse ; car en trois ans, Madame, je ne vous ai vue que quatre fois :
cette premiÉre que je viens de vous dire, la seconde chez Mme de Chevreuse,
la troisiÉme dans les jardins d'Amiens.
-- Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette soirÊe.
-- Oh ! parlons-en, au contraire, Madame, parlons-en : c'est la soirÊe
heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vous la belle nuit qu'il
faisait ? Comme l'air Êtait doux et parfumÊ, comme le ciel Êtait bleu et
tout ÊmaillÊ d'Êtoiles ! Ah ! cette fois, Madame, j'avais pu Ëtre un instant
seul avec vous ; cette fois, vous Êtiez prËte Á tout me dire, l'isolement de
votre vie, les chagrins de votre coeur. Vous Êtiez appuyÊe Á mon bras,
tenez, Á celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tËte Á votre cÆtÊ, vos beaux
cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu'ils l'effleuraient je
frissonnais de la tËte aux pieds. Oh ! reine, reine ! oh ! vous ne savez pas
tout ce qu'il y a de fÊlicitÊs du ciel, de joies du paradis enfermÊes dans
un moment pareil. Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu'il me
reste de jours Á vivre, pour un pareil instant et pour une semblable nuit !
car cette nuit-lÁ, Madame, cette nuit-lÁ vous m'aimiez, je vous le jure.
-- Milord, il est possible, oui, que l'influence du lieu, que le charme
de cette belle soirÊe, que la fascination de votre regard, que ces mille
circonstances enfin qui se rÊunissent parfois pour perdre une femme se
soient groupÊes autour de moi dans cette fatale soirÊe ; mais vous l'avez
vu, Milord, la reine est venue au secours de la femme qui faiblissait : au
premier mot que vous avez osÊ dire, Á la premiÉre hardiesse Á laquelle j'ai
eu Á rÊpondre, j'ai appelÊ.
-- Oh ! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien aurait
succombÊ Á cette Êpreuve ; mais mon amour, Á moi, en est sorti plus ardent
et plus Êternel. Vous avez cru me fuir en revenant Á Paris, vous avez cru
que je n'oserais quitter le trÊsor sur lequel mon maÏtre m'avait chargÊ de
veiller. Ah ! que m'importent Á moi tous les trÊsors du monde et tous les
rois de la terre ! Huit jours aprÉs, j'Êtais de retour, Madame. Cette fois,
vous n'avez rien eu Á me dire : j'avais risquÊ ma faveur, ma vie, pour vous
voir une seconde, je n'ai pas mËme touchÊ votre main, et vous m'avez
pardonnÊ en me voyant si soumis et si repentant.
-- Oui, mais la calomnie s'est emparÊe de toutes ces folies dans
lesquelles je n'Êtais pour rien, vous le savez bien, Milord. Le roi, excitÊ
par M. le cardinal, a fait un Êclat terrible : Mme de Vernet a ÊtÊ chassÊe,
Putange exilÊ, Mme de Chevreuse est tombÊe en dÊfaveur, et lorsque vous avez
voulu revenir comme ambassadeur en France, le roi lui-mËme,
souvenez-vous-en, Milord, le roi lui-mËme s'y est opposÊ.
-- Oui, et la France va payer d'une guerre le refus de son roi. Je ne
puis plus vous voir, Madame ; eh bien, je veux chaque jour que vous
entendiez parler de moi.
" Quel but pensez-vous qu'aient eu cette expÊdition de RÊ et cette
ligue avec les protestants de La Rochelle que je projette ? Le plaisir de
vous voir !
" Je n'ai pas l'espoir de pÊnÊtrer Á main armÊe jusqu'Á Paris, je le
sais bien ; mais cette guerre pourra amener une paix, cette paix nÊcessitera
un nÊgociateur, ce nÊgociateur ce sera moi. On n'osera plus me refuser
alors, et je reviendrai Á Paris, et je vous reverrai, et je serai heureux un
instant. Des milliers d'hommes, il est vrai, auront payÊ mon bonheur de leur
vie ; mais que m'importera, Á moi, pourvu que je vous revoie ! Tout cela est
peut-Ëtre bien fou, peut-Ëtre bien insensÊ ; mais, dites- moi, quelle femme
a un amant plus amoureux ? quelle reine a eu un serviteur plus ardent ?
-- Milord, Milord, vous invoquez pour votre dÊfense des choses qui vous
accusent encore ; Milord, toutes ces preuves d'amour que vous voulez me
donner sont presque des crimes.
-- Parce que vous ne m'aimez pas, Madame : si vous m'aimiez, vous
verriez tout cela autrement ; si vous m'aimiez, oh ! mais, si vous m'aimiez,
ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah ! Mme de Chevreuse, dont
vous parliez tout Á l'heure, Mme de Chevreuse a ÊtÊ moins cruelle que vous ;
Holland l'a aimÊe, et elle a rÊpondu Á son amour.
-- Mme de Chevreuse n'Êtait pas reine, murmura Anne d'Autriche, vaincue
malgrÊ elle par l'expression d'un amour si profond.
-- Vous m'aimeriez donc si vous ne l'Êtiez pas, vous, Madame, dites,
vous m'aimeriez donc ? Je puis donc croire que c'est la dignitÊ seule de
votre rang qui vous fait cruelle pour moi ; je puis donc croire que si vous
eussiez ÊtÊ Mme de Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu espÊrer ? Merci
de ces douces paroles, Æ ma belle MajestÊ, cent fois merci.
-- Ah ! Milord, vous avez mal entendu, mal interprÊtÊ ; je n'ai pas
voulu dire...
-- Silence ! Silence ! dit le duc, si je suis heureux d'une erreur,
n'ayez pas la cruautÊ de me l'enlever. Vous l'avez dit vous-mËme, on m'a
attirÊ dans un piÉge, j'y laisserai ma vie peut-Ëtre, car, tenez, c'est
Êtrange, depuis quelque temps j'ai des pressentiments que je vais mourir. "
Et le duc sourit d'un sourire triste et charmant Á la fois.
" Oh ! mon Dieu ! s'Êcria Anne d'Autriche avec un accent d'effroi qui
prouvait quel intÊrËt plus grand qu'elle ne le voulait dire elle prenait au
duc.
-- Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, Madame, non ; c'est
mËme ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne me prÊoccupe point de
pareils rËves. Mais ce mot que vous venez de dire, cette espÊrance, que vous
m'avez presque donnÊe, aura tout payÊ, fÙt-ce mËme ma vie.
-- Eh bien, dit Anne d'Autriche, moi aussi, duc, moi, j'ai des
pressentiments, moi aussi j'ai des rËves. J'ai songÊ que je vous voyais
couchÊ sanglant, frappÊ d'une blessure.
-- Au cÆtÊ gauche, n'est-ce pas, avec un couteau ? interrompit
Buckingham.
-- Oui, c'est cela, Milord, c'est cela, au cÆtÊ gauche avec un couteau.
Qui a pu vous dire que j'avais fait ce rËve ? Je ne l'ai confiÊ qu'Á Dieu,
et encore dans mes priÉres.
-- Je n'en veux pas davantage, et vous m'aimez, Madame, c'est bien.
-- Je vous aime, moi ?
-- Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mËmes rËves qu'Á moi, si vous
ne m'aimiez pas ? Aurions-nous les mËmes pressentiments, si nos deux
existences ne se touchaient pas par le coeur ? Vous m'aimez, Æ reine, et
vous me pleurerez ?
-- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'Êcria Anne d'Autriche, c'est plus que
je n'en puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel, partez, retirez-vous ;
je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime pas ; mais ce que je sais,
c'est que je ne serai point parjure. Prenez donc pitiÊ de moi, et partez. Oh
! si vous Ëtes frappÊ en France, si vous mourez en France, si je pouvais
supposer que votre amour pour moi fÙt cause de votre mort, je ne me
consolerais jamais, j'en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous en
supplie.
-- Oh ! que vous Ëtes belle ainsi ! Oh ! que je vous aime ! dit
Buckingham.
-- Partez ! partez ! je vous en supplie, et revenez plus tard ; revenez
comme ambassadeur, revenez comme ministre, revenez entourÊ de gardes qui
vous dÊfendront, de serviteurs qui veilleront sur vous, et alors je ne
craindrai plus pour vos jours, et j'aurai du bonheur Á vous revoir.
-- Oh ! est-ce bien vrai ce que vous me dites ?
-- Oui...
-- Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne de vous et
qui me rappelle que je n'ai point fait un rËve ; quelque chose que vous ayez
portÊ et que je puisse porter Á mon tour, une bague, un collier, une chaÏne.
-- Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous donne ce que vous me
demandez ?
-- Oui.
-- A l'instant mËme ?
-- Oui.
-- Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre ?
-- Oui, je vous le jure !
-- Attendez, alors, attendez. "
Et Anne d'Autriche rentra dans son appartement et en sortit presque
aussitÆt, tenant Á la main un petit coffret en bois de rose Á son chiffre,
tout incrustÊ d'or.
" Tenez, Milord duc, tenez, dit-elle, gardez cela en mÊmoire de moi. "
Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois Á genoux.
" Vous m'avez promis de partir, dit la reine.
-- Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, Madame, et je pars. "
Anne d'Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en s'appuyant de
l'autre sur EstÊfania, car elle sentait que les forces allaient lui manquer.
Buckingham appuya avec passion ses lÉvres sur cette belle main, puis se
relevant :
" Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurai revue,
Madame, dussÊ-je bouleverser le monde pour cela. "
Et, fidÉle Á la promesse qu'il avait faite, il s'ÊlanÚa hors de
l'appartement.
Dans le corridor, il rencontra Mme Bonacieux qui l'attendait, et qui,
avec les mËmes prÊcautions et le mËme bonheur, le reconduisit hors du
Louvre.
CHAPITRE XIII. MONSIEUR BONACIEUX
Il y avait dans tout cela, comme on a pu le remarquer, un personnage
dont, malgrÊ sa position prÊcaire, on n'avait paru s'inquiÊter que fort
mÊdiocrement ; ce personnage Êtait M. Bonacieux, respectable martyr des
intrigues politiques et amoureuses qui s'enchevËtraient si bien les unes aux
autres, dans cette Êpoque Á la fois si chevaleresque et si galante.
Heureusement -- le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle pas --
heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue.
Les estafiers qui l'avaient arrËtÊ le conduisirent droit Á la Bastille,
oÝ on le fit passer tout tremblant devant un peloton de soldats qui
chargeaient leurs mousquets.
De lÁ, introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut, de la part
de ceux qui l'avaient amenÊ, l'objet des plus grossiÉres injures et des plus
farouches traitements. Les sbires voyaient qu'ils n'avaient pas affaire Á un
gentilhomme, et ils le traitaient en vÊritable croquant.
Au bout d'une demi-heure Á peu prÉs, un greffier vint mettre fin Á ses
tortures, mais non pas Á ses inquiÊtudes, en donnant l'ordre de conduire M.
Bonacieux dans la chambre des interrogatoires. Ordinairement on interrogeait
les prisonniers chez eux, mais avec M. Bonacieux on n'y faisait pas tant de
faÚons.
Deux gardes s'emparÉrent du mercier, lui firent traverser une cour, le
firent entrer dans un corridor oÝ il y avait trois sentinelles, ouvrirent
une porte et le poussÉrent dans une chambre basse, oÝ il n'y avait pour tous
meubles qu'une table, une chaise et un commissaire. Le commissaire Êtait
assis sur la chaise et occupÊ Á Êcrire sur la table.
Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table et, sur un
signe du commissaire, s'ÊloignÉrent hors de la portÊe de la voix.
Le commissaire, qui jusque-lÁ avait tenu sa tËte baissÊe sur ses
papiers, la releva pour voir Á qui il avait affaire. Ce commissaire Êtait un
homme Á la mine rÊbarbative, au nez pointu, aux pommettes jaunes et
saillantes, aux yeux petits mais investigateurs et vifs, Á la physionomie
tenant Á la fois de la fouine et du renard. Sa tËte, supportÊe par un cou
long et mobile, sortait de sa large robe noire en se balanÚant avec un
mouvement Á peu prÉs pareil Á celui de la tortue tirant sa tËte hors de sa
carapace.
Il commenÚa par demander Á M. Bonacieux ses nom et prÊnoms, son ×ge,
son Êtat et son domicile.
L'accusÊ rÊpondit qu'il s'appelait Jacques-Michel Bonacieux, qu'il
Êtait ×gÊ de cinquante et un ans, mercier retirÊ et qu'il demeurait rue des
Fossoyeurs, n 11.
Le commissaire alors, au lieu de continuer Á l'interroger, lui fit un
grand discours sur le danger qu'il y a pour un bourgeois obscur Á se mËler
des choses publiques.
Il compliqua cet exorde d'une exposition dans laquelle il raconta la
puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre incomparable, ce
vainqueur des ministres passÊs, cet exemple des ministres Á venir : actes et
puissance que nul ne contrecarrait impunÊment.
AprÉs cette deuxiÉme partie de son discours, fixant son regard
d'Êpervier sur le pauvre Bonacieux, il l'invita Á rÊflÊchir Á la gravitÊ de
sa situation.
Les rÊflexions du mercier Êtaient toutes faites : il donnait au diable
l'instant oÝ M. de La Porte avait eu l'idÊe de le marier avec sa filleule,
et l'instant surtout oÝ cette filleule avait ÊtÊ reÚue dame de la lingerie
chez la reine.
Le fond du caractÉre de maÏtre Bonacieux Êtait un profond ÊgoÐsme mËlÊ
Á une avarice sordide, le tout assaisonnÊ d'une poltronnerie extrËme.
L'amour que lui avait inspirÊ sa jeune femme, Êtant un sentiment tout
secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments primitifs que nous venons
d'ÊnumÊrer.
Bonacieux rÊflÊchit, en effet, sur ce qu'on venait de lui dire.
" Mais, Monsieur le commissaire, dit-il timidement, croyez bien que je
connais et que j'apprÊcie plus que personne le mÊrite de l'incomparable
Eminence par laquelle nous avons l'honneur d'Ëtre gouvernÊs.
-- Vraiment ? demanda le commissaire d'un air de doute ; mais s'il en
Êtait vÊritablement ainsi, comment seriez-vous Á la Bastille ?
-- Comment j'y suis, ou plutÆt pourquoi j'y suis, rÊpliqua M.
Bonacieux, voilÁ ce qu'il m'est parfaitement impossible de vous dire, vu que
je l'ignore moi-mËme ; mais, Á coup sÙr, ce n'est pas pour avoir dÊsobligÊ,
sciemment du moins, M. le cardinal.
-- Il faut cependant que vous ayez commis un crime, puisque vous Ëtes
ici accusÊ de haute trahison.
-- De haute trahison ! s'Êcria Bonacieux ÊpouvantÊ, de haute trahison !
et comment voulez-vous qu'un pauvre mercier qui dÊteste les huguenots et qui
abhorre les Espagnols soit accusÊ de haute trahison ? RÊflÊchissez,
Monsieur, la chose est matÊriellement impossible.
-- Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant l'accusÊ comme
si ses petits yeux avaient la facultÊ de lire jusqu'au plus profond des
coeurs, Monsieur Bonacieux, vous avez une femme ?
-- Oui, Monsieur, rÊpondit le mercier tout tremblant, sentant que
c'Êtait lÁ oÝ les affaires allaient s'embrouiller ; c'est-Á-dire, j'en avais
une.
-- Comment ? vous en aviez une ! qu'en avez-vous fait, si vous ne
l'avez plus ?
-- On me l'a enlevÊe, Monsieur.
-- On vous l'a enlevÊe ? dit le commissaire. Ah ! "
Bonacieux sentit Á ce " ah ! " que l'affaire s'embrouillait de plus en
plus.
" On vous l'a enlevÊe ! reprit le commissaire, et savez-vous quel est
l'homme qui a commis ce rapt ?
-- Je crois le connaÏtre.
-- Quel est-il ?
-- Songez que je n'affirme rien, Monsieur le commissaire, et que je
soupÚonne seulement.
-- Qui soupÚonnez-vous ? Voyons, rÊpondez franchement. "
M. Bonacieux Êtait dans la plus grande perplexitÊ : devait-il tout nier
ou tout dire ? En niant tout, on pouvait croire qu'il en savait trop long
pour avouer ; en disant tout, il faisait preuve de bonne volontÊ. Il se
dÊcida donc Á tout dire.
" Je soupÚonne, dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel a tout Á
fait l'air d'un grand seigneur ; il nous a suivis plusieurs fois, Á ce qu'il
m'a semblÊ, quand j'attendais ma femme devant le guichet du Louvre pour la
ramener chez moi. "
Le commissaire parut Êprouver quelque inquiÊtude.
" Et son nom ? dit-il.
-- Oh ! quant Á son nom, je n'en sais rien, mais si je le rencontre
jamais, je le reconnaÏtrai Á l'instant mËme, je vous en rÊponds, fÙt-il
entre mille personnes. "
Le front du commissaire se rembrunit.
" Vous le reconnaÏtriez entre mille, dites-vous ? continua-t-il...
-- C'est-Á-dire, reprit Bonacieux, qui vit qu'il avait fait fausse
route, c'est-Á-dire...
-- Vous avez rÊpondu que vous le reconnaÏtriez, dit le commissaire ;
c'est bien, en voici assez pour aujourd'hui ; il faut, avant que nous
allions plus loin, que quelqu'un soit prÊvenu que vous connaissez le
ravisseur de votre femme.
-- Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais ! s'Êcria Bonacieux
au dÊsespoir. Je vous ai dit au contraire...
-- Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux gardes.
-- Et oÝ faut-il le conduire ? demanda le greffier.
-- Dans un cachot.
-- Dans lequel ?
-- Oh ! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu'il ferme bien " ,
rÊpondit le commissaire avec une indiffÊrence qui pÊnÊtra d'horreur le
pauvre Bonacieux.
" HÊlas ! hÊlas ! se dit-il, le malheur est sur ma tËte ; ma femme aura
commis quelque crime effroyable ; on me croit son complice, et l'on me
punira avec elle : elle en aura parlÊ, elle aura avouÊ qu'elle m'avait tout
dit ; une femme, c'est si faible ! Un cachot, le premier venu ! c'est cela !
une nuit est bientÆt passÊe ; et demain, Á la roue, Á la potence ! Oh ! mon
Dieu ! mon Dieu ! ayez pitiÊ de moi ! "
Sans Êcouter le moins du monde les lamentations de maÏtre Bonacieux,
lamentations auxquelles d'ailleurs ils devaient Ëtre habituÊs, les deux
gardes prirent le prisonnier par un bras, et l'emmenÉrent, tandis que le
commissaire Êcrivait en h×te une lettre que son greffier attendait.
Bonacieux ne ferma pas l'oeil, non pas que son cachot fÙt par trop
dÊsagrÊable, mais parce que ses inquiÊtudes Êtaient trop grandes. Il resta
toute la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre bruit ; et quand les
premiers rayons du jour se glissÉrent dans sa chambre, l'aurore lui parut
avoir pris des teintes funÉbres.
Tout Á coup, il entendit tirer les verrous, et il fit un soubresaut
terrible. Il croyait qu'on venait le chercher pour le conduire Á l'Êchafaud
; aussi, lorsqu'il vit purement et simplement paraÏtre, au lieu de
l'exÊcuteur qu'il attendait, son commissaire et son greffier de la veille,
il fut tout prÉs de leur sauter au cou.
" Votre affaire s'est fort compliquÊe depuis hier au soir, mon brave
homme, lui dit le commissaire, et je vous conseille de dire toute la vÊritÊ
; car votre repentir peut seul conjurer la colÉre du cardinal.
-- Mais je suis prËt Á tout dire, s'Êcria Bonacieux, du moins tout ce
que je sais. Interrogez, je vous prie.
-- OÝ est votre femme, d'abord ?
-- Mais puisque je vous ai dit qu'on me l'avait enlevÊe.
-- Oui, mais depuis hier cinq heures de l'aprÉs-midi, gr×ce Á vous,
elle s'est ÊchappÊe.
-- Ma femme s'est ÊchappÊe ! s'Êcria Bonacieux. Oh ! la malheureuse !
Monsieur, si elle s'est ÊchappÊe, ce n'est pas ma faute, je vous le jure.
-- Qu'alliez-vous donc alors faire chez M. d'Artagnan, votre voisin,
avec lequel vous avez eu une longue confÊrence dans la journÊe ?
-- Ah ! oui, Monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et j'avoue
que j'ai eu tort. J'ai ÊtÊ chez M. d'Artagnan.
-- Quel Êtait le but de cette visite ?
-- De le prier de m'aider Á retrouver ma femme. Je croyais que j'avais
droit de la rÊclamer ; je me trompais, Á ce qu'il paraÏt, et je vous en
demande bien pardon.
-- Et qu'a rÊpondu M. d'Artagnan ?
-- M. d'Artagnan m'a promis son aide ; mais je me suis bientÆt aperÚu
qu'il me trahissait.
-- Vous en imposez Á la justice ! M. d'Artagnan a fait un pacte avec
vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les hommes de police qui
avaient arrËtÊ votre femme, et l'a soustraite Á toutes les recherches.
-- M. d'Artagnan a enlevÊ ma femme ! Ah ÚÁ, mais que me dites-vous lÁ ?
-- Heureusement M. d'Artagnan est entre nos mains, et vous allez lui
Ëtre confrontÊ.
-- Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux, s'Êcria Bonacieux ; je ne
serais pas f×chÊ de voir une figure de connaissance.
-- Faites entrer M. d'Artagnan " , dit le commissaire aux deux gardes.
Les deux gardes firent entrer Athos.
" Monsieur d'Artagnan, dit le commissaire en s'adressant Á Athos,
dÊclarez ce qui s'est passÊ entre vous et Monsieur.
-- Mais ! s'Êcria Bonacieux, ce n'est pas M. d'Artagnan que vous me
montrez lÁ !
-- Comment ! ce n'est pas M. d'Artagnan ? s'Êcria le commissaire.
-- Pas le moins du monde, rÊpondit Bonacieux.
-- Comment se nomme Monsieur ? demanda le commissaire.
-- Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas.
-- Comment ! vous ne le connaissez pas ?
-- Non.
-- Vous ne l'avez jamais vu ?
-- Si fait ; mais je ne sais comment il s'appelle.
-- Votre nom ? demanda le commissaire.
-- Athos, rÊpondit le mousquetaire.
-- Mais ce n'est pas un nom d'homme, Úa, c'est un nom de montagne !
s'Êcria le pauvre interrogateur qui commenÚait Á perdre la tËte.
-- C'est mon nom, dit tranquillement Athos.
-- Mais vous avez dit que vous vous nommiez d'Artagnan.
-- Moi ?
-- Oui, vous.
-- C'est-Á-dire que c'est Á moi qu'on a dit : " Vous Ëtes M. d'Artagnan
? " J'ai rÊpondu : " Vous croyez ? " Mes gardes se sont ÊcriÊs qu'ils en
Êtaient sÙrs. Je n'ai pas voulu les contrarier. D'ailleurs je pouvais me
tromper.
-- Monsieur, vous insultez Á la majestÊ de la justice.
-- Aucunement, fit tranquillement Athos.
-- Vous Ëtes M. d'Artagnan.
-- Vous voyez bien que vous me le dites encore.
-- Mais, s'Êcria Á son tour M. Bonacieux, je vous dis, Monsieur le
commissaire, qu'il n'y a pas un instant de doute Á avoir. M. d'Artagnan est
mon hÆte, et par consÊquent, quoiqu'il ne me paie pas mes loyers, et
justement mËme Á cause de cela, je dois le connaÏtre. M. d'Artagnan est un
jeune homme de dix-neuf Á vingt ans Á peine, et Monsieur en a trente au
moins. M. d'Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts, et Monsieur est
dans la compagnie des mousquetaires de M. de TrÊville : regardez l'uniforme,
Monsieur le commissaire, regardez l'uniforme.
-- C'est vrai, murmura le commissaire ; c'est pardieu vrai. "
En ce moment la porte s'ouvrit vivement, et un messager, introduit par
un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au commissaire.
" Oh ! la malheureuse ! s'Êcria le commissaire.
-- Comment ? que dites-vous ? de qui parlez-vous ? Ce n'est pas de ma
femme, j'espÉre !
-- Au contraire, c'est d'elle. Votre affaire est bonne, allez.
-- Ah ÚÁ !, s'Êcria le mercier exaspÊrÊ, faites-moi le plaisir de me
dire, Monsieur, comment mon affaire Á moi peut s'empirer de ce que fait ma
femme pendant que je suis en prison !
-- Parce que ce qu'elle fait est la suite d'un plan arrËtÊ entre vous,
plan infernal !
-- Je vous jure, Monsieur le commissaire, que vous Ëtes dans la plus
profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce que devait faire ma
femme, que je suis entiÉrement Êtranger Á ce qu'elle a fait, et que, si elle
a fait des sottises, je la renie, je la dÊmens, je la maudis.
-- Ah ÚÁ ! dit Athos au commissaire, si vous n'avez plus besoin de moi
ici, renvoyez-moi quelque part, il est trÉs ennuyeux, votre Monsieur
Bonacieux.
-- Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le commissaire
en dÊsignant d'un mËme geste Athos et Bonacieux, et qu'ils soient gardÊs
plus sÊvÉrement que jamais.
-- Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c'est Á M.
d'Artagnan que vous avez affaire, je ne vois pas trop en quoi je puis le
remplacer.
-- Faites ce que j'ai dit ! s'Êcria le commissaire, et le secret le
plus absolu ! Vous entendez ! "
Athos suivit ses gardes en levant les Êpaules, et M. Bonacieux en
poussant des lamentations Á fendre le coeur d'un tigre.
On ramena le mercier dans le mËme cachot oÝ il avait passÊ la nuit, et
l'on l'y laissa toute la journÊe. Toute la journÊe Bonacieux pleura comme un
vÊritable mercier, n'Êtant pas du tout homme d'ÊpÊe, il nous l'a dit
lui-mËme.
Le soir, vers les neuf heures, au moment oÝ il allait se dÊcider Á se
mettre au lit, il entendit des pas dans son corridor. Ces pas se
rapprochÉrent de son cachot, sa porte s'ouvrit, des gardes parurent.
" Suivez-moi, dit un exempt qui venait Á la suite des gardes.
-- Vous suivre ! s'Êcria Bonacieux ; vous suivre Á cette heure-ci ! et
oÝ cela, mon Dieu ?
-- OÝ nous avons l'ordre de vous conduire.
-- Mais ce n'est pas une rÊponse, cela.
-- C'est cependant la seule que nous puissions vous faire.
-- Ah ! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour cette fois
je suis perdu ! "
Et il suivit machinalement et sans rÊsistance les gardes qui venaient
le quÊrir.
Il prit le mËme corridor qu'il avait dÊjÁ pris, traversa une premiÉre
cour, puis un second corps de logis ; enfin, Á la porte de la cour d'entrÊe,
il trouva une voiture entourÊe de quatre gardes Á cheval. On le fit monter
dans cette voiture, l'exempt se plaÚa prÉs de lui, on ferma la portiÉre Á
clef, et tous deux se trouvÉrent dans une prison roulante.
La voiture se mit en mouvement, lente comme un char funÉbre. A travers
la grille cadenassÊe, le prisonnier apercevait les maisons et le pavÊ, voilÁ
tout ; mais, en vÊritable Parisien qu'il Êtait, Bonacieux reconnaissait
chaque rue aux bornes, aux enseignes, aux rÊverbÉres. Au moment d'arriver Á
Saint-Paul, lieu oÝ l'on exÊcutait les condamnÊs de la Bastille, il faillit
s'Êvanouir et se signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait
s'arrËter lÁ. La voiture passa cependant.
Plus loin, une grande terreur le prit encore, ce fut en cÆtoyant le
cimetiÉre Saint-Jean oÝ on enterrait les criminels d'Etat. Une seule chose
le rassura un peu, c'est qu'avant de les enterrer on leur coupait
gÊnÊralement la tËte, et que sa tËte Á lui Êtait encore sur ses Êpaules.
Mais lorsqu'il vit que la voiture prenait la route de la GrÉve, qu'il
aperÚut les toits aigus de l'HÆtel de Ville, que la voiture s'engagea sous
l'arcade, il crut que tout Êtait fini pour lui, voulut se confesser Á
l'exempt, et, sur son refus, poussa des cris si pitoyables que l'exempt
annonÚa que, s'il continuait Á l'assourdir ainsi, il lui mettrait un
b×illon.
Cette menace rassura quelque peu Bonacieux : si l'on eÙt dÙ l'exÊcuter
en GrÉve, ce n'Êtait pas la peine de le b×illonner, puisqu'on Êtait presque
arrivÊ au lieu de l'exÊcution. En effet, la voiture traversa la place fatale
sans s'arrËter. Il ne restait plus Á craindre que la Croix-du- Trahoir : la
voiture en prit justement le chemin.
Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'Êtait Á la Croix-du-Trahoir
qu'on exÊcutait les criminels subalternes. Bonacieux s'Êtait flattÊ en se
croyant digne de Saint-Paul ou de la place de GrÉve : c'Êtait Á la Croix-
du-Trahoir qu'allaient finir son voyage et sa destinÊe ! Il ne pouvait voir
encore cette malheureuse croix, mais il la sentait en quelque sorte venir
au-devant de lui. Lorsqu'il n'en fut plus qu'Á une vingtaine de pas, il
entendit une rumeur, et la voiture s'arrËta. C'Êtait plus que n'en pouvait
supporter le pauvre Bonacieux, dÊjÁ ÊcrasÊ par les Êmotions successives
qu'il avait ÊprouvÊes ; il poussa un faible gÊmissement, qu'on eÙt pu
prendre pour le dernier soupir d'un moribond, et il s'Êvanouit.
CHAPITRE XIV. L'HOMME DE MEUNG
Ce rassemblement Êtait produit non point par l'attente d'un homme qu'on
devait pendre, mais par la contemplation d'un pendu.
La voiture, arrËtÊe un instant, reprit donc sa marche, traversa la
foule, continua son chemin, enfila la rue Saint-HonorÊ, tourna la rue des
Bons-Enfants et s'arrËta devant une porte basse.
La porte s'ouvrit, deux gardes reÚurent dans leurs bras Bonacieux,
soutenu par l'exempt ; on le poussa dans une allÊe, on lui fit monter un
escalier, et on le dÊposa dans une antichambre.
Tous ces mouvements s'Êtaient opÊrÊs pour lui d'une faÚon machinale.
Il avait marchÊ comme on marche en rËve ; il avait entrevu les objets Á
travers un brouillard ; ses oreilles avaient perÚu des sons sans les
comprendre ; on eÙt pu l'exÊcuter dans ce moment qu'il n'eÙt pas fait un
geste pour entreprendre sa dÊfense, qu'il n'eÙt pas poussÊ un cri pour
implorer la pitiÊ.
Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuyÊ au mur et les bras
pendants, Á l'endroit mËme oÝ les gardes l'avaient dÊposÊ.
Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun objet
menaÚant, comme rien n'indiquait qu'il courÙt un danger rÊel, comme la
banquette Êtait convenablement rembourrÊe, comme la muraille Êtait
recouverte d'un beau cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge
flottaient devant la fenËtre, retenus par des embrasses d'or, il comprit peu
Á peu que sa frayeur Êtait exagÊrÊe, et il commenÚa de remuer la tËte Á
droite et Á gauche et de bas en haut.
A ce mouvement, auquel personne ne s'opposa, il reprit un peu de
courage et se risqua Á ramener une jambe, puis l'autre ; enfin, en s'aidant
de ses deux mains, il se souleva sur sa banquette et se trouva sur ses
pieds.
En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une portiÉre, continua
d'Êchanger encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la
piÉce voisine, et se retournant vers le prisonnier :
" C'est vous qui vous nommez Bonacieux ? dit-il.
-- Oui, Monsieur l'officier, balbutia le mercier, plus mort que vif,
pour vous servir.
-- Entrez " , dit l'officier.
Et il s'effaÚa pour que le mercier pÙt passer. Celui-ci obÊit sans
rÊplique, et entra dans la chambre oÝ il paraissait Ëtre attendu.
C'Êtait un grand cabinet, aux murailles garnies d'armes offensives et
dÊfensives, clos et ÊtouffÊ, et dans lequel il y avait dÊjÁ du feu, quoique
l'on fÙt Á peine Á la fin du mois de septembre. Une table carrÊe, couverte
de livres et de papiers sur lesquels Êtait dÊroulÊ un plan immense de la
ville de La Rochelle, tenait le milieu de l'appartement.
Debout devant la cheminÊe Êtait un homme de moyenne taille, Á la mine
haute et fiÉre, aux yeux perÚants, au front large, Á la figure amaigrie
qu'allongeait encore une royale surmontÊe d'une paire de moustaches. Quoique
cet homme eÙt trente-six Á trente-sept ans Á peine, cheveux, moustache et
royale s'en allaient grisonnant. Cet homme, moins l'ÊpÊe, avait toute la
mine d'un homme de guerre, et ses bottes de buffle encore lÊgÉrement
couvertes de poussiÉre indiquaient qu'il avait montÊ Á cheval dans la
journÊe.
Cet homme, c'Êtait Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu, non
point tel qu'on nous le reprÊsente, cassÊ comme un vieillard, souffrant
comme un martyr, le corps brisÊ, la voix Êteinte, enterrÊ dans un grand
fauteuil comme dans une tombe anticipÊe, ne vivant plus que par la force de
son gÊnie, et ne soutenant plus la lutte avec l'Europe que par l'Êternelle
application de sa pensÊe ; mais tel qu'il Êtait rÊellement Á cette Êpoque,
c'est-Á-dire adroit et galant cavalier, faible de corps dÊjÁ, mais soutenu
par cette puissance morale qui a fait de lui un des hommes les plus
extraordinaires qui aient existÊ ; se prÊparant enfin, aprÉs avoir soutenu
le duc de Nevers dans son duchÊ de Mantoue, aprÉs avoir pris NÏmes, Castres
et UzÉs, Á chasser les Anglais de l'Ïle de RÊ et Á faire le siÉge de La
Rochelle.
A la premiÉre vue, rien ne dÊnotait donc le cardinal, et il Êtait
impossible Á ceux-lÁ qui ne connaissaient point son visage de deviner devant
qui ils se trouvaient.
Le pauvre mercier demeura debout Á la porte, tandis que les yeux du
personnage que nous venons de dÊcrire se fixaient sur lui, et semblaient
vouloir pÊnÊtrer jusqu'au fond du passÊ.
" C'est lÁ ce Bonacieux ? demanda-t-il aprÉs un moment de silence.
-- Oui, Monseigneur, reprit l'officier.
-- C'est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous. "
L'officier prit sur la table les papiers dÊsignÊs, les remit Á celui
qui les demandait, s'inclina jusqu'Á terre, et sortit.
Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille.
De temps en temps, l'homme de la cheminÊe levait les yeux de dessus les
Êcritures, et les plongeait comme deux poignards jusqu'au fond du coeur du
pauvre mercier.
Au bout de dix minutes de lecture et dix secondes d'examen, le cardinal
Êtait fixÊ.
" Cette tËte-lÁ n'a jamais conspirÊ, murmura-t-il ; mais n'importe,
voyons toujours.
-- Vous Ëtes accusÊ de haute trahison, dit lentement le cardinal.
-- C'est ce qu'on m'a dÊjÁ appris, Monseigneur, s'Êcria Bonacieux,
donnant Á son interrogateur le titre qu'il avait entendu l'officier lui
donner ; mais je vous jure que je n'en savais rien. "
Le cardinal rÊprima un sourire.
" Vous avez conspirÊ avec votre femme, avec Mme de Chevreuse et avec
Milord duc de Buckingham.
-- En effet, Monseigneur, rÊpondit le mercier, je l'ai entendue
prononcer tous ces noms-lÁ.
-- Et Á quelle occasion ?
-- Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attirÊ le duc de
Buckingham Á Paris pour le perdre et pour perdre la reine avec lui.
-- Elle disait cela ? s'Êcria le cardinal avec violence.
-- Oui, Monseigneur ; mais moi je lui ai dit qu'elle avait tort de
tenir de pareils propos, et que Son Eminence Êtait incapable...
-- Taisez-vous, vous Ëtes un imbÊcile, reprit le cardinal.
-- C'est justement ce que ma femme m'a rÊpondu, Monseigneur.
-- Savez-vous qui a enlevÊ votre femme ?
-- Non, Monseigneur.
-- Vous avez des soupÚons, cependant ?
-- Oui, Monseigneur ; mais ces soupÚons ont paru contrarier M. le
commissaire, et je ne les ai plus.
-- Votre femme s'est ÊchappÊe, le saviez-vous ?
-- Non, Monseigneur, je l'ai appris depuis que je suis en prison, et
toujours par l'entremise de M. le commissaire, un homme bien aimable ! "
Le cardinal rÊprima un second sourire.
" Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis sa fuite ?
-- Absolument, Monseigneur ; mais elle a dÙ rentrer au Louvre.
-- A une heure du matin elle n'y Êtait pas rentrÊe encore.
-- Ah ! mon Dieu ! mais qu'est-elle devenue alors ?
-- On le saura, soyez tranquille ; on ne cache rien au cardinal ; le
cardinal sait tout.
-- En ce cas, Monseigneur, est-ce que vous croyez que le cardinal
consentira Á me dire ce qu'est devenue ma femme ?
-- Peut-Ëtre ; mais il faut d'abord que vous avouiez tout ce que vous
savez relativement aux relations de votre femme avec Mme de Chevreuse.
-- Mais, Monseigneur, je n'en sais rien ; je ne l'ai jamais vue.
-- Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre, revenait-elle
directement chez vous ?
-- Presque jamais : elle avait affaire Á des marchands de toile, chez
lesquels je la conduisais.
-- Et combien y en avait-il de marchands de toile ?
-- Deux, Monseigneur.
-- OÝ demeurent-ils ?
-- Un, rue de Vaugirard ; l'autre, rue de La Harpe.
-- Entriez-vous chez eux avec elle ?
-- Jamais, Monseigneur ; je l'attendais Á la porte.
-- Et quel prÊtexte vous donnait-elle pour entrer ainsi toute seule ?
-- Elle ne m'en donnait pas ; elle me disait d'attendre, et
j'attendais.
-- Vous Ëtes un mari complaisant, mon cher Monsieur Bonacieux ! " dit
le cardinal.
" Il m'appelle son cher Monsieur ! dit en lui-mËme le mercier. Peste !
les affaires vont bien ! "
" ReconnaÏtriez-vous ces portes ?
-- Oui.
-- Savez-vous les numÊros ?
-- Oui.
-- Quels sont-ils ?
-- N 25, dans la rue de Vaugirard ; n 75, dans la rue de La Harpe.
-- C'est bien " , dit le cardinal.
A ces mots, il prit une sonnette d'argent, et sonna ; l'officier
rentra.
" Allez, dit-il Á demi-voix, me chercher Rochefort ; et qu'il vienne Á
l'instant mËme, s'il est rentrÊ.
-- Le comte est lÁ, dit l'officier, il demande instamment Á parler Á
Votre Eminence ! "
" A Votre Eminence ! murmura Bonacieux, qui savait que tel Êtait le
titre qu'on donnait d'ordinaire Á M. le cardinal, ... Á Votre Eminence ! "
" Qu'il vienne alors, qu'il vienne ! " dit vivement Richelieu.
L'officier s'ÊlanÚa hors de l'appartement, avec cette rapiditÊ que
mettaient d'ordinaire tous les serviteurs du cardinal Á lui obÊir.
" A Votre Eminence ! " murmurait Bonacieux en roulant des yeux ÊgarÊs.
Cinq secondes ne s'Êtaient pas ÊcoulÊes depuis la disparition de
l'officier, que la porte s'ouvrit et qu'un nouveau personnage entra.
" C'est lui, s'Êcria Bonacieux.
-- Qui lui ? demanda le cardinal.
-- Celui qui m'a enlevÊ ma femme. "
Le cardinal sonna une seconde fois. L'officier reparut.
" Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et qu'il attende que
je le rappelle devant moi.
-- Non, Monseigneur ! non, ce n'est pas lui ! s'Êcria Bonacieux ; non,
je m'Êtais trompÊ : c'est un autre qui ne lui ressemble pas du tout !
Monsieur est un honnËte homme.
-- Emmenez cet imbÊcile ! " dit le cardinal.
L'officier prit Bonacieux sous le bras, et le reconduisit dans
l'antichambre oÝ il trouva ses deux gardes.
Le nouveau personnage qu'on venait d'introduire suivit des yeux avec
impatience Bonacieux jusqu'Á ce qu'il fÙt sorti, et dÉs que la porte se fut
refermÊe sur lui :
" Ils se sont vus, dit-il en s'approchant vivement du cardinal.
-- Qui ? demanda Son Eminence.
-- Elle et lui.
-- La reine et le duc ? s'Êcria Richelieu.
-- Oui.
-- Et oÝ cela ?
-- Au Louvre.
-- Vous en Ëtes sÙr ?
-- Parfaitement sÙr.
-- Qui vous l'a dit ?
-- Mme de Lannoy, qui est toute Á Votre Eminence, comme vous le savez.
-- Pourquoi ne l'a-t-elle pas dit plus tÆt ?
-- Soit hasard, soit dÊfiance, la reine a fait coucher Mme de Fargis
dans sa chambre, et l'a gardÊe toute la journÊe.
-- C'est bien, nous sommes battus. T×chons de prendre notre revanche.
-- Je vous y aiderai de toute mon ×me, Monseigneur, soyez tranquille.
-- Comment cela s'est-il passÊ ?
-- A minuit et demi, la reine Êtait avec ses femmes...
-- OÝ cela ?
-- Dans sa chambre Á coucher...
-- Bien.
-- Lorsqu'on est venu lui remettre un mouchoir de la part de sa dame de
lingerie...
-- AprÉs ?
-- AussitÆt la reine a manifestÊ une grande Êmotion, et, malgrÊ le
rouge dont elle avait le visage couvert, elle a p×li.
-- AprÉs ! aprÉs !
-- Cependant, elle s'est levÊe, et d'une voix altÊrÊe : " Mesdames,
a-t- elle dit, attendez-moi dix minutes, puis je reviens. " Et elle a ouvert
la porte de son alcÆve, puis elle est sortie.
-- Pourquoi Mme de Lannoy n'est-elle pas venue vous prÊvenir Á
l'instant mËme ?
-- Rien n'Êtait bien certain encore ; d'ailleurs, la reine avait dit :
" Mesdames, attendez-moi " ; et elle n'osait dÊsobÊir Á la reine.
-- Et combien de temps la reine est-elle restÊe hors de la chambre ?
-- Trois quarts d'heure.
-- Aucune de ses femmes ne l'accompagnait ?
-- DoÓa EstÊfania seulement.
-- Et elle est rentrÊe ensuite ?
-- Oui, mais pour prendre un petit coffret de bois de rose Á son
chiffre, et sortir aussitÆt.
-- Et quand elle est rentrÊe, plus tard, a-t-elle rapportÊ le coffret ?
-- Non.
-- Mme de Lannoy savait-elle ce qu'il y avait dans ce coffret ?
-- Oui : les ferrets en diamants que Sa MajestÊ a donnÊs Á la reine.
-- Et elle est rentrÊe sans ce coffret ?
-- Oui.
-- L'opinion de Mme de Lannoy est qu'elle les a remis alors Á
Buckingham ?
-- Elle en est sÙre.
-- Comment cela ?
-- Pendant la journÊe, Mme de Lannoy, en sa qualitÊ de dame d'atour de
la reine, a cherchÊ ce coffret, a paru inquiÉte de ne pas le trouver et a
fini par en demander des nouvelles Á la reine.
-- Et alors, la reine... ?
-- La reine est devenue fort rouge et a rÊpondu qu'ayant brisÊ la
veille un de ses ferrets, elle l'avait envoyÊ raccommoder chez son orfÉvre.
-- Il faut y passer et s'assurer si la chose est vraie ou non.
-- J'y suis passÊ.
-- Eh bien, l'orfÉvre ?
-- L'orfÉvre n'a entendu parler de rien.
-- Bien ! bien ! Rochefort, tout n'est pas perdu, et peut-Ëtre...
peut-Ëtre tout est-il pour le mieux !
-- Le fait est que je ne doute pas que le gÊnie de Votre Eminence...
-- Ne rÊpare les bËtises de mon agent, n'est-ce pas ?
-- C'est justement ce que j'allais dire, si Votre Eminence m'avait
laissÊ achever ma phrase.
-- Maintenant, savez-vous oÝ se cachaient la duchesse de Chevreuse et
le duc de Buckingham ?
-- Non, Monseigneur, mes gens n'ont pu rien me dire de positif lÁ-
dessus.
-- Je le sais, moi.
-- Vous, Monseigneur ?
-- Oui, ou du moins je m'en doute. Ils se tenaient, l'un rue de
Vaugirard, n 25, et l'autre rue de La Harpe, n 75.
-- Votre Eminence veut-elle que je les fasse arrËter tous deux ?
-- Il sera trop tard, ils seront partis.
-- N'importe, on peut s'en assurer.
-- Prenez dix hommes de mes gardes, et fouillez les deux maisons.
-- J'y vais, Monseigneur. "
Et Rochefort s'ÊlanÚa hors de l'appartement.
Le cardinal, restÊ seul, rÊflÊchit un instant et sonna une troisiÉme
fois.
Le mËme officier reparut.
" Faites entrer le prisonnier " , dit le cardinal.
MaÏtre Bonacieux fut introduit de nouveau, et, sur un signe du
cardinal, l'officier se retira.
" Vous m'avez trompÊ, dit sÊvÉrement le cardinal.
-- Moi, s'Êcria Bonacieux, moi, tromper Votre Eminence !
-- Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La Harpe, n'allait
pas chez des marchands de toile.
-- Et oÝ allait-elle, juste Dieu ?
-- Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de
Buckingham.
-- Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs ; oui, c'est cela,
Votre Eminence a raison. J'ai dit plusieurs fois Á ma femme qu'il Êtait
Êtonnant que des marchands de toile demeurassent dans des maisons pareilles,
dans des maisons qui n'avaient pas d'enseignes, et chaque fois ma femme
s'est mise Á rire. Ah ! Monseigneur, continua Bonacieux en se jetant aux
pieds de l'Eminence, ah ! que vous Ëtes bien le cardinal, le grand cardinal,
l'homme de gÊnie que tout le monde rÊvÉre. "
Le cardinal, tout mÊdiocre qu'Êtait le triomphe remportÊ sur un Ëtre
aussi vulgaire que l'Êtait Bonacieux, n'en jouit pas moins un instant ;
puis, presque aussitÆt, comme si une nouvelle pensÊe se prÊsentait Á son
esprit, un sourire plissa ses lÉvres, et tendant la main au mercier :
" Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous Ëtes un brave homme.
-- Le cardinal m'a touchÊ la main ! j'ai touchÊ la main du grand homme
! s'Êcria Bonacieux ; le grand homme m'a appelÊ son ami !
-- Oui, mon ami ; oui ! dit le cardinal avec ce ton paterne qu'il
savait prendre quelquefois, mais qui ne trompait que les gens qui ne le
connaissaient pas ; et comme on vous a soupÚonnÊ injustement, Eh bien, il
vous faut une indemnitÊ : tenez ! prenez ce sac de cent pistoles, et
pardonnez-moi.
-- Que je vous pardonne, Monseigneur ! dit Bonacieux hÊsitant Á prendre
le sac, craignant sans doute que ce prÊtendu don ne fÙt qu'une plaisanterie.
Mais vous Êtiez bien libre de me faire arrËter, vous Ëtes bien libre de me
faire torturer, vous Ëtes bien libre de me faire pendre : vous Ëtes le
maÏtre, et je n'aurais pas eu le plus petit mot Á dire. Vous pardonner,
Monseigneur ! Allons donc, vous n'y pensez pas !
-- Ah ! mon cher Monsieur Bonacieux ! vous y mettez de la gÊnÊrositÊ,
je le vois, et je vous en remercie. Ainsi donc, vous prenez ce sac, et vous
vous en allez sans Ëtre trop mÊcontent ?
-- Je m'en vais enchantÊ, Monseigneur.
-- Adieu donc, ou plutÆt Á revoir, car j'espÉre que nous nous
reverrons.
-- Tant que Monseigneur voudra, et je suis bien aux ordres de Son
Eminence.
-- Ce sera souvent, soyez tranquille, car j'ai trouvÊ un charme extrËme
Á votre conversation.
-- Oh ! Monseigneur !
-- Au revoir, Monsieur Bonacieux, au revoir. "
Et le cardinal lui fit un signe de la main, auquel Bonacieux rÊpondit
en s'inclinant jusqu'Á terre ; puis il sortit Á reculons, et quand il fut
dans l'antichambre, le cardinal l'entendit qui, dans son enthousiasme,
criait Á tue-tËte : " Vive Monseigneur ! vive Son Eminence ! vive le grand
cardinal ! " Le cardinal Êcouta en souriant cette brillante manifestation
des sentiments enthousiastes de maÏtre Bonacieux ; puis, quand les cris de
Bonacieux se furent perdus dans l'Êloignement :
" Bien, dit-il, voici dÊsormais un homme qui se fera tuer pour moi. "
Et le cardinal se mit Á examiner avec la plus grande attention la carte
de La Rochelle qui, ainsi que nous l'avons dit, Êtait Êtendue sur son
bureau, traÚant avec un crayon la ligne oÝ devait passer la fameuse digue
qui, dix-huit mois plus tard, fermait le port de la citÊ assiÊgÊe.
Comme il en Êtait au plus profond de ses mÊditations stratÊgiques, la
porte se rouvrit, et Rochefort rentra.
" Eh bien ? dit vivement le cardinal en se levant avec une promptitude
qui prouvait le degrÊ d'importance qu'il attachait Á la commission dont il
avait chargÊ le comte.
-- Eh bien, dit celui-ci, une jeune femme de vingt-six Á vingt-huit ans
et un homme de trente-cinq Á quarante ans ont logÊ effectivement, l'un
quatre jours et l'autre cinq, dans les maisons indiquÊes par Votre Eminence
: mais la femme est partie cette nuit, et l'homme ce matin.
-- C'Êtaient eux ! s'Êcria le cardinal, qui regardait Á la pendule ; et
maintenant, continua-t-il, il est trop tard pour faire courir aprÉs : la
duchesse est Á Tours, et le duc Á Boulogne. C'est Á Londres qu'il faut les
rejoindre.
-- Quels sont les ordres de Votre Eminence ?
-- Pas un mot de ce qui s'est passÊ ; que la reine reste dans une
sÊcuritÊ parfaite ; qu'elle ignore que nous savons son secret ; qu'elle
croie que nous sommes Á la recherche d'une conspiration quelconque. Envoyez-
moi le garde des sceaux SÊguier.
-- Et cet homme, qu'en a fait Votre Eminence ?
-- Quel homme ? demanda le cardinal.
-- Ce Bonacieux ?
-- J'en ai fait tout ce qu'on pouvait en faire. J'en ai fait l'espion
de sa femme. "
Le comte de Rochefort s'inclina en homme qui reconnaÏt la grande
supÊrioritÊ du maÏtre, et se retira.
RestÊ seul, le cardinal s'assit de nouveau, Êcrivit une lettre qu'il
cacheta de son sceau particulier, puis il sonna. L'officier entra pour la
quatriÉme fois.
" Faites-moi venir Vitray, dit-il, et dites-lui de s'apprËter pour un
voyage. "
Un instant aprÉs, l'homme qu'il avait demandÊ Êtait debout devant lui,
tout bottÊ et tout ÊperonnÊ.
" Vitray, dit-il, vous allez partir tout courant pour Londres. Vous ne
vous arrËterez pas un instant en route. Vous remettrez cette lettre Á
Milady. Voici un bon de deux cents pistoles, passez chez mon trÊsorier et
faites-vous payer. Il y en a autant Á toucher si vous Ëtes ici de retour
dans six jours et si vous avez bien fait ma commission. "
Le messager, sans rÊpondre un seul mot, s'inclina, prit la lettre, le
bon de deux cents pistoles, et sortit.
Voici ce que contenait la lettre :
" Milady,
Trouvez-vous au premier bal oÝ se trouvera le duc de Buckingham. Il
aura Á son pourpoint douze ferrets de diamants, approchez-vous de lui et
coupez-en deux.
AussitÆt que ces ferrets seront en votre possession, prÊvenez-moi. "
CHAPITRE XV. GENS DE ROBE ET GENS D'EPEE
Le lendemain du jour oÝ ces ÊvÊnements Êtaient arrivÊs, Athos n'ayant
point reparu, M. de TrÊville avait ÊtÊ prÊvenu par d'Artagnan et par Porthos
de sa disparition.
Quant Á Aramis, il avait demandÊ un congÊ de cinq jours, et il Êtait Á
Rouen, disait-on, pour affaires de famille.
M. de TrÊville Êtait le pÉre de ses soldats. Le moindre et le plus
inconnu d'entre eux, dÉs qu'il portait l'uniforme de la compagnie, Êtait
aussi certain de son aide et de son appui qu'aurait pu l'Ëtre son frÉre
lui-mËme.
Il se rendit donc Á l'instant chez le lieutenant criminel. On fit venir
l'officier qui commandait le poste de la Croix-Rouge, et les renseignements
successifs apprirent qu'Athos Êtait momentanÊment logÊ au Fort-l'EvËque.
Athos avait passÊ par toutes les Êpreuves que nous avons vu Bonacieux
subir.
Nous avons assistÊ Á la scÉne de confrontation entre les deux captifs.
Athos, qui n'avait rien dit jusque-lÁ de peur que d'Artagnan, inquiÊtÊ Á son
tour, n'eÙt point le temps qu'il lui fallait, Athos dÊclara, Á partir de ce
moment, qu'il se nommait Athos et non d'Artagnan.
Il ajouta qu'il ne connaissait ni Monsieur, ni Madame Bonacieux, qu'il
n'avait jamais parlÊ ni Á l'un, ni Á l'autre ; qu'il Êtait venu vers les dix
heures du soir pour faire visite Á M. d'Artagnan, son ami, mais que jusqu'Á
cette heure il Êtait restÊ chez M. de TrÊville, oÝ il avait dÏnÊ ; vingt
tÊmoins, ajouta-t-il, pouvaient attester le fait, et il nomma plusieurs
gentilshommes distinguÊs, entre autres M. le duc de La TrÊmouille.
Le second commissaire fut aussi Êtourdi que le premier de la
dÊclaration simple et ferme de ce mousquetaire, sur lequel il aurait bien
voulu prendre la revanche que les gens de robe aiment tant Á gagner sur les
gens d'ÊpÊe ; mais le nom de M. de TrÊville et celui de M. le duc de La
TrÊmouille mÊritaient rÊflexion.
Athos fut aussi envoyÊ au cardinal, mais malheureusement le cardinal
Êtait au Louvre chez le roi.
C'Êtait prÊcisÊment le moment oÝ M. de TrÊville, sortant de chez le
lieutenant criminel et de chez le gouverneur du Fort-l'EvËque, sans avoir pu
trouver Athos, arriva chez Sa MajestÊ.
Comme capitaine des mousquetaires, M. de TrÊville avait Á toute heure
ses entrÊes chez le roi.
On sait quelles Êtaient les prÊventions du roi contre la reine,
prÊventions habilement entretenues par le cardinal, qui, en fait
d'intrigues, se dÊfiait infiniment plus des femmes que des hommes. Une des
grandes causes surtout de cette prÊvention Êtait l'amitiÊ d'Anne d'Autriche
pour Mme de Chevreuse. Ces deux femmes l'inquiÊtaient plus que les guerres
avec l'Espagne, les dÊmËlÊs avec l'Angleterre et l'embarras des finances. A
ses yeux et dans sa conviction, Mme de Chevreuse servait la reine non
seulement dans ses intrigues politiques, mais, ce qui le tourmentait bien
plus encore, dans ses intrigues amoureuses.
Au premier mot de ce qu'avait dit M. le cardinal, que Mme de Chevreuse,
exilÊe Á Tours et qu'on croyait dans cette ville, Êtait venue Á Paris et,
pendant cinq jours qu'elle y Êtait restÊe, avait dÊpistÊ la police, le roi
Êtait entrÊ dans une furieuse colÉre. Capricieux et infidÉle, le roi voulait
Ëtre Louis le Juste et Louis le Chaste . La postÊritÊ comprendra
difficilement ce caractÉre, que l'histoire n'explique que par des faits et
jamais par des raisonnements.
Mais lorsque le cardinal ajouta que non seulement Mme de Chevreuse
Êtait venue Á Paris, mais encore que la reine avait renouÊ avec elle Á
l'aide d'une de ces correspondances mystÊrieuses qu'Á cette Êpoque on
nommait une cabale ; lorsqu'il affirma que lui, le cardinal, allait dÊmËler
les fils les plus obscurs de cette intrigue, quand, au moment d'arrËter sur
le fait, en flagrant dÊlit, nanti de toutes les preuves, l'Êmissaire de la
reine prÉs de l'exilÊe, un mousquetaire avait osÊ interrompre violemment le
cours de la justice en tombant, l'ÊpÊe Á la main, sur d'honnËtes gens de loi
chargÊs d'examiner avec impartialitÊ toute l'affaire pour la mettre sous les
yeux du roi, Louis XIII ne se contint plus, il fit un pas vers l'appartement
de la reine avec cette p×le et muette indignation qui, lorsqu'elle Êclatait,
conduisait ce prince jusqu'Á la plus froide cruautÊ.
Et cependant, dans tout cela, le cardinal n'avait pas encore dit un mot
du duc de Buckingham.
Ce fut alors que M. de TrÊville entra, froid, poli et dans une tenue
irrÊprochable.
Averti de ce qui venait de se passer par la prÊsence du cardinal et par
l'altÊration de la figure du roi, M. de TrÊville se sentit fort comme Samson
devant les Philistins.
Louis XIII mettait dÊjÁ la main sur le bouton de la porte ; au bruit
que fit M. de TrÊville en entrant, il se retourna.
" Vous arrivez bien, Monsieur, dit le roi, qui, lorsque ses passions
Êtaient montÊes Á un certain point, ne savait pas dissimuler, et j'en
apprends de belles sur le compte de vos mousquetaires.
-- Et moi, dit froidement M. de TrÊville, j'en ai de belles Á apprendre
Á Votre MajestÊ sur ses gens de robe.
-- PlaÏt-il ? dit le roi avec hauteur.
-- J'ai l'honneur d'apprendre Á Votre MajestÊ, continua M. de TrÊville
du mËme ton, qu'un parti de procureurs, de commissaires et de gens de
police, gens fort estimables mais fort acharnÊs, Á ce qu'il paraÏt, contre
l'uniforme, s'est permis d'arrËter dans une maison, d'emmener en pleine rue
et de jeter au Fort-l'EvËque, tout cela sur un ordre que l'on a refusÊ de me
reprÊsenter, un de mes mousquetaires, ou plutÆt des vÆtres, Sire, d'une
conduite irrÊprochable, d'une rÊputation presque illustre, et que Votre
MajestÊ connaÏt favorablement, M. Athos.
-- Athos, dit le roi machinalement ; oui, au fait, je connais ce nom.
-- Que Votre MajestÊ se le rappelle, dit M. de TrÊville ; M. Athos est
ce mousquetaire qui, dans le f×cheux duel que vous savez, a eu le malheur de
blesser griÉvement M. de Cahusac. -- A propos, Monseigneur, continua
TrÊville en s'adressant au cardinal, M. de Cahusac est tout Á fait rÊtabli,
n'est-ce pas ?
-- Merci ! dit le cardinal en se pinÚant les lÉvres de colÉre.
-- M. Athos Êtait donc allÊ rendre visite Á l'un de ses amis alors
absent, continua M. de TrÊville, Á un jeune BÊarnais, cadet aux gardes de Sa
MajestÊ, compagnie des Essarts ; mais Á peine venait-il de s'installer chez
son ami et de prendre un livre en l'attendant, qu'une nuÊe de recors et de
soldats mËlÊs ensemble vint faire le siÉge de la maison, enfonÚa plusieurs
portes... "
Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait : " C'est pour l'affaire
dont je vous ai parlÊ. "
" Nous savons tout cela, rÊpliqua le roi, car tout cela s'est fait pour
notre service.
-- Alors, dit TrÊville, c'est aussi pour le service de Votre MajestÊ
qu'on a saisi un de mes mousquetaires innocent, qu'on l'a placÊ entre deux
gardes comme un malfaiteur, et qu'on a promenÊ au milieu d'une populace
insolente ce galant homme, qui a versÊ dix fois son sang pour le service de
Votre MajestÊ et qui est prËt Á le rÊpandre encore.
-- Bah ! dit le roi ÊbranlÊ, les choses se sont passÊes ainsi ?
-- M. de TrÊville ne dit pas, reprit le cardinal avec le plus grand
flegme, que ce mousquetaire innocent, que ce galant homme venait, une heure
auparavant, de frapper Á coups d'ÊpÊe quatre commissaires instructeurs
dÊlÊguÊs par moi afin d'instruire une affaire de la plus haute importance.
-- Je dÊfie Votre Eminence de le prouver, s'Êcria M. de TrÊville avec
sa franchise toute gasconne et sa rudesse toute militaire, car, une heure
auparavant, M. Athos, qui, je le confierai Á Votre MajestÊ, est un homme de
la plus haute qualitÊ, me faisait l'honneur, aprÉs avoir dÏnÊ chez moi, de
causer dans le salon de mon hÆtel avec M. le duc de La TrÊmouille et M. le
comte de Ch×lus, qui s'y trouvaient. "
Le roi regarda le cardinal.
" Un procÉs-verbal fait foi, dit le cardinal rÊpondant tout haut Á
l'interrogation muette de Sa MajestÊ, et les gens maltraitÊs ont dressÊ le
suivant, que j'ai l'honneur de prÊsenter Á Votre MajestÊ.
-- ProcÉs-verbal de gens de robe vaut-il la parole d'honneur, rÊpondit
fiÉrement TrÊville, d'homme d'ÊpÊe ?
-- Allons, allons, TrÊville, taisez-vous, dit le roi.
-- Si Son Eminence a quelque soupÚon contre un de mes mousquetaires,
dit TrÊville, la justice de M. le cardinal est assez connue pour que je
demande moi-mËme une enquËte.
-- Dans la maison oÝ cette descente de justice a ÊtÊ faite, continua le
cardinal impassible, loge, je crois, un BÊarnais ami du mousquetaire.
-- Votre Eminence veut parler de M. d'Artagnan ?
-- Je veux parler d'un jeune homme que vous protÊgez, Monsieur de
TrÊville.
-- Oui, Votre Eminence, c'est cela mËme.
-- Ne soupÚonnez-vous pas ce jeune homme d'avoir donnÊ de mauvais
conseils...
-- A M. Athos, Á un homme qui a le double de son ×ge ? interrompit M.
de TrÊville ; non, Monseigneur. D'ailleurs, M. d'Artagnan a passÊ la soirÊe
chez moi.
-- Ah ÚÁ, dit le cardinal, tout le monde a donc passÊ la soirÊe chez
vous ?
-- Son Eminence douterait-elle de ma parole ? dit TrÊville, le rouge de
la colÉre au front.
-- Non, Dieu m'en garde ! dit le cardinal ; mais, seulement, Á quelle
heure Êtait-il chez vous ?
-- Oh ! cela je puis le dire sciemment Á Votre Eminence, car, comme il
entrait, je remarquai qu'il Êtait neuf heures et demie Á la pendule, quoique
j'eusse cru qu'il Êtait plus tard.
-- Et Á quelle heure est-il sorti de votre hÆtel ?
-- A dix heures et demie : une heure aprÉs l'ÊvÊnement.
-- Mais, enfin, rÊpondit le cardinal, qui ne soupÚonnait pas un instant
la loyautÊ de TrÊville, et qui sentait que la victoire lui Êchappait, mais,
enfin, Athos a ÊtÊ pris dans cette maison de la rue des Fossoyeurs.
-- Est-il dÊfendu Á un ami de visiter un ami ? Á un mousquetaire de ma
compagnie de fraterniser avec un garde de la compagnie de M. des Essarts ?
-- Oui, quand la maison oÝ il fraternise avec cet ami est suspecte.
-- C'est que cette maison est suspecte, TrÊville, dit le roi ;
peut-Ëtre ne le saviez-vous pas ?
-- En effet, Sire, je l'ignorais. En tout cas, elle peut Ëtre suspecte
partout ; mais je nie qu'elle le soit dans la partie qu'habite M. d'Artagnan
; car je puis vous affirmer, Sire, que, si j'en crois ce qu'il a dit, il
n'existe pas un plus dÊvouÊ serviteur de Sa MajestÊ, un admirateur plus
profond de M. le cardinal.
-- N'est-ce pas ce d'Artagnan qui a blessÊ un jour Jussac dans cette
malheureuse rencontre qui a eu lieu prÉs du couvent des Carmes- DÊchaussÊs ?
demanda le roi en regardant le cardinal, qui rougit de dÊpit.
-- Et le lendemain, Bernajoux. Oui, Sire, oui, c'est bien cela, et
Votre MajestÊ a bonne mÊmoire.
-- Allons, que rÊsolvons-nous ? dit le roi.
-- Cela regarde Votre MajestÊ plus que moi, dit le cardinal.
J'affirmerais la culpabilitÊ.
-- Et moi je la nie, dit TrÊville. Mais Sa MajestÊ a des juges, et ses
juges dÊcideront.
-- C'est cela, dit le roi, renvoyons la cause devant les juges : c'est
leur affaire de juger, et ils jugeront.
-- Seulement, reprit TrÊville, il est bien triste qu'en ce temps
malheureux oÝ nous sommes, la vie la plus pure, la vertu la plus
incontestable n'exemptent pas un homme de l'infamie et de la persÊcution.
Aussi l'armÊe sera-t-elle peu contente, je puis en rÊpondre, d'Ëtre en butte
Á des traitements rigoureux Á propos d'affaires de police. "
Le mot Êtait imprudent ; mais M. de TrÊville l'avait lancÊ avec
connaissance de cause. Il voulait une explosion, parce qu'en cela la mine
fait du feu, et que le feu Êclaire.
" Affaires de police ! s'Êcria le roi, relevant les paroles de M. de
TrÊville : affaires de police ! et qu'en savez-vous, Monsieur ? MËlez- vous
de vos mousquetaires, et ne me rompez pas la tËte. Il semble, Á vous
entendre, que, si par malheur on arrËte un mousquetaire, la France est en
danger. Eh ! que de bruit pour un mousquetaire ! j'en ferai arrËter dix,
ventrebleu ! cent, mËme ; toute la compagnie ! et je ne veux pas que l'on
souffle mot.
-- Du moment oÝ ils sont suspects Á Votre MajestÊ, dit TrÊville, les
mousquetaires sont coupables ; aussi, me voyez-vous, Sire, prËt Á vous
rendre mon ÊpÊe ; car aprÉs avoir accusÊ mes soldats, M. le cardinal, je
n'en doute pas, finira par m'accuser moi-mËme ; ainsi mieux vaut que je me
constitue prisonnier avec M. Athos, qui est arrËtÊ dÊjÁ, et M. d'Artagnan,
qu'on va arrËter sans doute.
-- TËte gasconne, en finirez-vous ? dit le roi.
-- Sire, rÊpondit TrÊville sans baisser le moindrement la voix,
ordonnez qu'on me rende mon mousquetaire, ou qu'il soit jugÊ.
-- On le jugera, dit le cardinal.
-- Eh bien, tant mieux ; car, dans ce cas, je demanderai Á Sa MajestÊ
la permission de plaider pour lui. "
Le roi craignit un Êclat.
" Si Son Eminence, dit-il, n'avait pas personnellement des motifs... "
Le cardinal vit venir le roi, et alla au-devant de lui :
" Pardon, dit-il, mais du moment oÝ Votre MajestÊ voit en moi un juge
prÊvenu, je me retire.
-- Voyons, dit le roi, me jurez-vous, par mon pÉre, que M. Athos Êtait
chez vous pendant l'ÊvÊnement, et qu'il n'y a point pris part ?
-- Par votre glorieux pÉre et par vous-mËme, qui Ëtes ce que j'aime et
ce que je vÊnÉre le plus au monde, je le jure !
-- Veuillez rÊflÊchir, Sire, dit le cardinal. Si nous rel×chons ainsi
le prisonnier, on ne pourra plus connaÏtre la vÊritÊ.
-- M. Athos sera toujours lÁ, reprit M. de TrÊville, prËt Á rÊpondre
quand il plaira aux gens de robe de l'interroger. Il ne dÊsertera pas,
Monsieur le cardinal ; soyez tranquille, je rÊponds de lui, moi.
-- Au fait, il ne dÊsertera pas, dit le roi ; on le retrouvera
toujours, comme dit M. de TrÊville. D'ailleurs, ajouta-t-il en baissant la
voix et en regardant d'un air suppliant Son Eminence, donnons-leur de la
sÊcuritÊ : cela est politique. "
Cette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu.
" Ordonnez, Sire, dit-il, vous avez le droit de gr×ce.
-- Le droit de gr×ce ne s'applique qu'aux coupables, dit TrÊville, qui
voulait avoir le dernier mot, et mon mousquetaire est innocent. Ce n'est
donc pas gr×ce que vous allez faire, Sire, c'est justice.
-- Et il est au Fort-l'EvËque ? dit le roi.
-- Oui, Sire, et au secret, dans un cachot, comme le dernier des
criminels.
-- Diable ! diable ! murmura le roi, que faut-il faire ?
-- Signer l'ordre de mise en libertÊ, et tout sera dit, reprit le
cardinal ; je crois, comme Votre MajestÊ, que la garantie de M. de TrÊville
est plus que suffisante. "
TrÊville s'inclina respectueusement avec une joie qui n'Êtait pas sans
mÊlange de crainte ; il eÙt prÊfÊrÊ une rÊsistance opini×tre du cardinal Á
cette soudaine facilitÊ.
Le roi signa l'ordre d'Êlargissement, et TrÊville l'emporta sans
retard.
Au moment oÝ il allait sortir, le cardinal lui fit un sourire amical,
et dit au roi :
" Une bonne harmonie rÉgne entre les chefs et les soldats, dans vos
mousquetaires, Sire ; voilÁ qui est bien profitable au service et bien
honorable pour tous. "
" Il me jouera quelque mauvais tour incessamment, se disait TrÊville ;
on n'a jamais le dernier mot avec un pareil homme. Mais h×tons-nous, car le
roi peut changer d'avis tout Á l'heure ; et au bout du compte, il est plus
difficile de remettre Á la Bastille ou au Fort-l'EvËque un homme qui en est
sorti, que d'y garder un prisonnier qu'on y tient. "
M. de TrÊville fit triomphalement son entrÊe au Fort-l'EvËque, oÝ il
dÊlivra le mousquetaire, que sa paisible indiffÊrence n'avait pas abandonnÊ.
Puis, la premiÉre fois qu'il revit d'Artagnan :
" Vous l'Êchappez belle, lui dit-il ; voilÁ votre coup d'ÊpÊe Á Jussac
payÊ. Reste bien encore celui de Bernajoux, mais il ne faudrait pas trop
vous y fier. "
Au reste, M. de TrÊville avait raison de se dÊfier du cardinal et de
penser que tout n'Êtait pas fini, car Á peine le capitaine des mousquetaires
eut-il fermÊ la porte derriÉre lui, que Son Eminence dit au roi :
" Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, nous allons causer
sÊrieusement, s'il plaÏt Á Votre MajestÊ. Sire, M. de Buckingham Êtait Á
Paris depuis cinq jours et n'en est parti que ce matin. "
CHAPITRE XVI. OU M. LE GARDE DES SCEAUX SEGUIER CHERCHA PLUS D'UNE FOIS LA CLOCHE POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS
Il est impossible de se faire une idÊe de l'impression que ces quelques
mots produisirent sur Louis XIII. Il rougit et p×lit successivement ; et le
cardinal vit tout d'abord qu'il venait de conquÊrir d'un seul coup tout le
terrain qu'il avait perdu.
" M. de Buckingham Á Paris ! s'Êcria-t-il, et qu'y vient-il faire ?
-- Sans doute conspirer avec nos ennemis les huguenots et les
Espagnols.
-- Non, pardieu, non ! conspirer contre mon honneur avec Mme de
Chevreuse, Mme de Longueville et les CondÊ !
-- Oh ! Sire, quelle idÊe ! La reine est trop sage, et surtout aime
trop Votre MajestÊ.
-- La femme est faible, Monsieur le cardinal, dit le roi ; et quant Á
m'aimer beaucoup, j'ai mon opinion faite sur cet amour.
-- Je n'en maintiens pas moins, dit le cardinal, que le duc de
Buckingham est venu Á Paris pour un projet tout politique.
-- Et moi je suis sÙr qu'il est venu pour autre chose, Monsieur le
cardinal ; mais si la reine est coupable, qu'elle tremble !
-- Au fait, dit le cardinal, quelque rÊpugnance que j'aie Á arrËter mon
esprit sur une pareille trahison, Votre MajestÊ m'y fait penser : Mme de
Lannoy, que, d'aprÉs l'ordre de Votre MajestÊ, j'ai interrogÊe plusieurs
fois, m'a dit ce matin que la nuit avant celle-ci Sa MajestÊ avait veillÊ
fort tard, que ce matin elle avait beaucoup pleurÊ et que toute la journÊe
elle avait Êcrit.
-- C'est cela, dit le roi ; Á lui sans doute , Cardinal, il me faut les
papiers de la reine.
-- Mais comment les prendre, Sire ? Il me semble que ce n'est ni moi,
ni Votre MajestÊ qui pouvons nous charger d'une pareille mission.
-- Comment s'y est-on pris pour la marÊchale d'Ancre ? s'Êcria le roi
au plus haut degrÊ de la colÉre ; on a fouillÊ ses armoires, et enfin on l'a
fouillÊe elle-mËme.
-- La marÊchale d'Ancre n'Êtait que la marÊchale d'Ancre, une
aventuriÉre florentine, Sire, voilÁ tout ; tandis que l'auguste Êpouse de
Votre MajestÊ est Anne d'Autriche, reine de France, c'est-Á-dire une des
plus grandes princesses du monde.
-- Elle n'en est que plus coupable, Monsieur le duc ! Plus elle a
oubliÊ la haute position oÝ elle Êtait placÊe, plus elle est bas descendue.
Il y a longtemps d'ailleurs que je suis dÊcidÊ Á en finir avec toutes ces
petites intrigues de politique et d'amour. Elle a aussi prÉs d'elle un
certain La Porte...
-- Que je crois la cheville ouvriÉre de tout cela, je l'avoue, dit le
cardinal.
-- Vous pensez donc, comme moi, qu'elle me trompe ? dit le roi.
-- Je crois, et je le rÊpÉte Á Votre MajestÊ, que la reine conspire
contre la puissance de son roi, mais je n'ai point dit contre son honneur.
-- Et moi je vous dis contre tous deux ; moi je vous dis que la reine
ne m'aime pas ; je vous dis qu'elle en aime un autre ; je vous dis qu'elle
aime cet inf×me duc de Buckingham ! Pourquoi ne l'avez-vous pas fait arrËter
pendant qu'il Êtait Á Paris ?
-- ArrËter le duc ! arrËter le premier ministre du roi Charles Ier ! Y
pensez-vous, Sire ? Quel Êclat ! et si alors les soupÚons de Votre MajestÊ,
ce dont je continue Á douter, avaient quelque consistance, quel Êclat
terrible ! quel scandale dÊsespÊrant !
-- Mais puisqu'il s'exposait comme un vagabond et un larronneur, il
fallait... "
Louis XIII s'arrËta lui-mËme, effrayÊ de ce qu'il allait dire, tandis
que Richelieu, allongeant le cou, attendait inutilement la parole qui Êtait
restÊe sur les lÉvres du roi.
" Il fallait ?
-- Rien, dit le roi, rien. Mais, pendant tout le temps qu'il a ÊtÊ Á
Paris, vous ne l'avez pas perdu de vue ?
-- Non, Sire.
-- OÝ logeait-il ?
-- Rue de La Harpe, n 75.
-- OÝ est-ce, cela ?
-- Du cÆtÊ du Luxembourg.
-- Et vous Ëtes sÙr que la reine et lui ne se sont pas vus ?
-- Je crois la reine trop attachÊe Á ses devoirs, Sire.
-- Mais ils ont correspondu, c'est Á lui que la reine a Êcrit toute la
journÊe ; Monsieur le duc, il me faut ces lettres !
-- Sire, cependant...
-- Monsieur le duc, Á quelque prix que ce soit, je les veux.
-- Je ferai pourtant observer Á Votre MajestÊ...
-- Me trahissez-vous donc aussi, Monsieur le cardinal, pour vous
opposer toujours ainsi Á mes volontÊs ? Etes-vous aussi d'accord avec
l'Espagnol et avec l'Anglais, avec Mme de Chevreuse et avec la reine ?
-- Sire, rÊpondit en soupirant le cardinal, je croyais Ëtre Á l'abri
d'un pareil soupÚon.
-- Monsieur le cardinal, vous m'avez entendu ; je veux ces lettres !
-- Il n'y aurait qu'un moyen.
-- Lequel ?
-- Ce serait de charger de cette mission M. le garde des sceaux
SÊguier. La chose rentre complÉtement dans les devoirs de sa charge.
-- Qu'on l'envoie chercher Á l'instant mËme !
-- Il doit Ëtre chez moi, Sire ; je l'avais fait prier de passer, et
lorsque je suis venu au Louvre, j'ai laissÊ l'ordre, s'il se prÊsentait, de
le faire attendre.
-- Qu'on aille le chercher Á l'instant mËme !
-- Les ordres de Votre MajestÊ seront exÊcutÊs ; mais...
-- Mais quoi ?
-- Mais la reine se refusera peut-Ëtre Á obÊir.
-- A mes ordres ?
-- Oui, si elle ignore que ces ordres viennent du roi.
-- Eh bien, pour qu'elle n'en doute pas, je vais la prÊvenir moi-mËme.
-- Votre MajestÊ n'oubliera pas que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour
prÊvenir une rupture.
-- Oui, duc, je sais que vous Ëtes fort indulgent pour la reine, trop
indulgent peut-Ëtre ; et nous aurons, je vous en prÊviens, Á parler plus
tard de cela.
-- Quand il plaira Á Votre MajestÊ ; mais je serai toujours heureux et
fier, Sire, de me sacrifier Á la bonne harmonie que je dÊsire voir rÊgner
entre vous et la reine de France.
-- Bien, cardinal, bien ; mais en attendant envoyez chercher M. le
garde des sceaux ; moi, j'entre chez la reine. "
Et Louis XIII, ouvrant la porte de communication, s'engagea dans le
corridor qui conduisait de chez lui chez Anne d'Autriche.
La reine Êtait au milieu de ses femmes, Mme de Guitaut, Mme de SablÊ,
Mme de Montbazon et Mme de GuÊmÊnÊe. Dans un coin Êtait cette camÊriste
espagnole doÓa EstÊfania, qui l'avait suivie de Madrid. Mme de GuÊmÊnÊe
faisait la lecture, et tout le monde Êcoutait avec attention la lectrice, Á
l'exception de la reine, qui, au contraire, avait provoquÊ cette lecture
afin de pouvoir, tout en feignant d'Êcouter, suivre le fil de ses propres
pensÊes.
Ces pensÊes, toutes dorÊes qu'elles Êtaient par un dernier reflet
d'amour, n'en Êtaient pas moins tristes. Anne d'Autriche, privÊe de la
confiance de son mari, poursuivie par la haine du cardinal, qui ne pouvait
lui pardonner d'avoir repoussÊ un sentiment plus doux, ayant sous les yeux
l'exemple de la reine mÉre, que cette haine avait tourmentÊe toute sa vie --
quoique Marie de MÊdicis, s'il faut en croire les mÊmoires du temps, eÙt
commencÊ par accorder au cardinal le sentiment qu'Anne d'Autriche finit
toujours par lui refuser --, Anne d'Autriche avait vu tomber autour d'elle
ses serviteurs les plus dÊvouÊs, ses confidents les plus intimes, ses
favoris les plus chers. Comme ces malheureux douÊs d'un don funeste, elle
portait malheur Á tout ce qu'elle touchait, son amitiÊ Êtait un signe fatal
qui appelait la persÊcution. Mme de Chevreuse et Mme de Vernet Êtaient
exilÊes ; enfin La Porte ne cachait pas Á sa maÏtresse qu'il s'attendait Á
Ëtre arrËtÊ d'un instant Á l'autre.
C'est au moment oÝ elle Êtait plongÊe au plus profond et au plus sombre
de ces rÊflexions, que la porte de la chambre s'ouvrit et que le roi entra.
La lectrice se tut Á l'instant mËme, toutes les dames se levÉrent, et
il se fit un profond silence.
Quant au roi, il ne fit aucune dÊmonstration de politesse ; seulement,
s'arrËtant devant la reine :
" Madame, dit-il d'une voix altÊrÊe, vous allez recevoir la visite de
M. le chancelier, qui vous communiquera certaines affaires dont je l'ai
chargÊ. "
La malheureuse reine, qu'on menaÚait sans cesse de divorce, d'exil et
de jugement mËme, p×lit sous son rouge et ne put s'empËcher de dire :
" Mais pourquoi cette visite, Sire ? Que me dira M. le chancelier que
Votre MajestÊ ne puisse me dire elle-mËme ? "
Le roi tourna sur ses talons sans rÊpondre, et presque au mËme instant
le capitaine des gardes, M. de Guitaut, annonÚa la visite de M. le
chancelier.
Lorsque le chancelier parut, le roi Êtait dÊjÁ sorti par une autre
porte.
Le chancelier entra demi-souriant, demi-rougissant. Comme nous le
retrouverons probablement dans le cours de cette histoire, il n'y a pas de
mal Á ce que nos lecteurs fassent dÉs Á prÊsent connaissance avec lui.
Ce chancelier Êtait un plaisant homme. Ce fut Des Roches le Masle,
chanoine Á Notre-Dame, et qui avait ÊtÊ autrefois valet de chambre du
cardinal, qui le proposa Á Son Eminence comme un homme tout dÊvouÊ. Le
cardinal s'y fia et s'en trouva bien.
On racontait de lui certaines histoires, entre autres celle-ci :
AprÉs une jeunesse orageuse, il s'Êtait retirÊ dans un couvent pour y
expier au moins pendant quelque temps les folies de l'adolescence.
Mais, en entrant dans ce saint lieu, le pauvre pÊnitent n'avait pu
refermer si vite la porte, que les passions qu'il fuyait n'y entrassent avec
lui. Il en Êtait obsÊdÊ sans rel×che, et le supÊrieur, auquel il avait
confiÊ cette disgr×ce, voulant autant qu'il Êtait en lui l'en garantir, lui
avait recommandÊ pour conjurer le dÊmon tentateur de recourir Á la corde de
la cloche et de sonner Á toute volÊe. Au bruit dÊnonciateur, les moines
seraient prÊvenus que la tentation assiÊgeait un frÉre, et toute la
communautÊ se mettrait en priÉres.
Le conseil parut bon au futur chancelier. Il conjura l'esprit malin Á
grand renfort de priÉres faites par les moines ; mais le diable ne se laisse
pas dÊpossÊder facilement d'une place oÝ il a mis garnison ; Á mesure qu'on
redoublait les exorcismes, il redoublait les tentations, de sorte que jour
et nuit la cloche sonnait Á toute volÊe, annonÚant l'extrËme dÊsir de
mortification qu'Êprouvait le pÊnitent.
Les moines n'avaient plus un instant de repos. Le jour, ils ne
faisaient que monter et descendre les escaliers qui conduisaient Á la
chapelle ; la nuit, outre complies et matines, ils Êtaient encore obligÊs de
sauter vingt fois Á bas de leurs lits et de se prosterner sur le carreau de
leurs cellules.
On ignore si ce fut le diable qui l×cha prise ou les moines qui se
lassÉrent ; mais, au bout de trois mois, le pÊnitent reparut dans le monde
avec la rÊputation du plus terrible possÊdÊ qui eÙt jamais existÊ.
En sortant du couvent, il entra dans la magistrature, devint prÊsident
Á mortier Á la place de son oncle, embrassa le parti du cardinal, ce qui ne
prouvait pas peu de sagacitÊ ; devint chancelier, servit Son Eminence avec
zÉle dans sa haine contre la reine mÉre et sa vengeance contre Anne
d'Autriche ; stimula les juges dans l'affaire de Chalais, encouragea les
essais de M. de Laffemas, grand gibecier de France ; puis enfin, investi de
toute la confiance du cardinal, confiance qu'il avait si bien gagnÊe, il en
vint Á recevoir la singuliÉre commission pour l'exÊcution de laquelle il se
prÊsentait chez la reine.
La reine Êtait encore debout quand il entra, mais Á peine l'eut-elle
aperÚu, qu'elle se rassit sur son fauteuil et fit signe Á ses femmes de se
rasseoir sur leurs coussins et leurs tabourets, et, d'un ton de suprËme
hauteur :
" Que dÊsirez-vous, Monsieur, demanda Anne d'Autriche, et dans quel but
vous prÊsentez-vous ici ?
-- Pour y faire au nom du roi, Madame, et sauf tout le respect que j'ai
l'honneur de devoir Á Votre MajestÊ, une perquisition exacte dans vos
papiers.
-- Comment, Monsieur ! une perquisition dans mes papiers... A moi !
mais voilÁ une chose indigne !
-- Veuillez me le pardonner, Madame, mais, dans cette circonstance, je
ne suis que l'instrument dont le roi se sert. Sa MajestÊ ne sort-elle pas
d'ici, et ne vous a-t-elle pas invitÊe elle-mËme Á vous prÊparer Á cette
visite ?
-- Fouillez donc, Monsieur ; je suis une criminelle, Á ce qu'il paraÏt
: EstÊfania, donnez les clefs de mes tables et de mes secrÊtaires. "
Le chancelier fit pour la forme une visite dans les meubles, mais il
savait bien que ce n'Êtait pas dans un meuble que la reine avait dÙ serrer
la lettre importante qu'elle avait Êcrite dans la journÊe.
Quand le chancelier eut rouvert et refermÊ vingt fois les tiroirs du
secrÊtaire, il fallut bien, quelque hÊsitation qu'il Êprouv×t, il fallut
bien, dis-je, en venir Á la conclusion de l'affaire, c'est-Á-dire Á fouiller
la reine elle-mËme. Le chancelier s'avanÚa donc vers Anne d'Autriche, et
d'un ton trÉs perplexe et d'un air fort embarrassÊ :
" Et maintenant, dit-il, il me reste Á faire la perquisition
principale.
-- Laquelle ? demanda la reine, qui ne comprenait pas ou plutÆt qui ne
voulait pas comprendre.
-- Sa MajestÊ est certaine qu'une lettre a ÊtÊ Êcrite par vous dans la
journÊe ; elle sait qu'elle n'a pas encore ÊtÊ envoyÊe Á son adresse. Cette
lettre ne se trouve ni dans votre table, ni dans votre secrÊtaire, et
cependant cette lettre est quelque part.
-- Oserez-vous porter la main sur votre reine ? dit Anne d'Autriche en
se dressant de toute sa hauteur et en fixant sur le chancelier ses yeux,
dont l'expression Êtait devenue presque menaÚante.
-- Je suis un fidÉle sujet du roi, Madame ; et tout ce que Sa MajestÊ
ordonnera, je le ferai.
-- Eh bien, c'est vrai, dit Anne d'Autriche, et les espions de M. le
cardinal l'ont bien servi. J'ai Êcrit aujourd'hui une lettre, cette lettre
n'est point partie. La lettre est lÁ. "
Et la reine ramena sa belle main Á son corsage.
" Alors donnez-moi cette lettre, Madame, dit le chancelier.
-- Je ne la donnerai qu'au roi, Monsieur, dit Anne.
-- Si le roi eÙt voulu que cette lettre lui fÙt remise, Madame, il vous
l'eÙt demandÊe lui-mËme. Mais, je vous le rÊpÉte, c'est moi qu'il a chargÊ
de vous la rÊclamer, et si vous ne la rendiez pas...
-- Eh bien ?
-- C'est encore moi qu'il a chargÊ de vous la prendre.
-- Comment, que voulez-vous dire ?
-- Que mes ordres vont loin, Madame, et que je suis autorisÊ Á chercher
le papier suspect sur la personne mËme de Votre MajestÊ.
-- Quelle horreur ! s'Êcria la reine.
-- Veuillez donc, Madame, agir plus facilement.
-- Cette conduite est d'une violence inf×me ; savez-vous cela, Monsieur
?
-- Le roi commande, Madame, excusez-moi.
-- Je ne le souffrirai pas ; non, non, plutÆt mourir ! " s'Êcria la
reine, chez laquelle se rÊvoltait le sang impÊrieux de l'Espagnole et de
l'Autrichienne.
Le chancelier fit une profonde rÊvÊrence, puis avec l'intention bien
patente de ne pas reculer d'une semelle dans l'accomplissement de la
commission dont il s'Êtait chargÊ, et comme eÙt pu le faire un valet de
bourreau dans la chambre de la question, il s'approcha d'Anne d'Autriche,
des yeux de laquelle on vit Á l'instant mËme jaillir des pleurs de rage.
La reine Êtait, comme nous l'avons dit, d'une grande beautÊ.
La commission pouvait donc passer pour dÊlicate, et le roi en Êtait
arrivÊ, Á force de jalousie contre Buckingham, Á n'Ëtre plus jaloux de
personne.
Sans doute le chancelier SÊguier chercha des yeux Á ce moment le cordon
de la fameuse cloche ; mais, ne le trouvant pas, il en prit son parti et
tendit la main vers l'endroit oÝ la reine avait avouÊ que se trouvait le
papier.
Anne d'Autriche fit un pas en arriÉre, si p×le qu'on eÙt dit qu'elle
allait mourir ; et, s'appuyant de la main gauche, pour ne pas tomber, Á une
table qui se trouvait derriÉre elle, elle tira de la droite un papier de sa
poitrine et le tendit au garde des sceaux.
" Tenez, Monsieur, la voilÁ, cette lettre, s'Êcria la reine d'une voix
entrecoupÊe et frÊmissante, prenez-la, et me dÊlivrez de votre odieuse
prÊsence. "
Le chancelier, qui de son cÆtÊ tremblait d'une Êmotion facile Á
concevoir, prit la lettre, salua jusqu'Á terre et se retira.
A peine la porte se fut-elle refermÊe sur lui, que la reine tomba Á
demi Êvanouie dans les bras de ses femmes.
Le chancelier alla porter la lettre au roi sans en avoir lu un seul
mot. Le roi la prit d'une main tremblante, chercha l'adresse, qui manquait,
devint trÉs p×le, l'ouvrit lentement, puis, voyant par les premiers mots
qu'elle Êtait adressÊe au roi d'Espagne, il lut trÉs rapidement.
C'Êtait tout un plan d'attaque contre le cardinal. La reine invitait
son frÉre et l'empereur d'Autriche Á faire semblant, blessÊs qu'ils Êtaient
par la politique de Richelieu, dont l'Êternelle prÊoccupation fut
l'abaissement de la maison d'Autriche, de dÊclarer la guerre Á la France et
d'imposer comme condition de la paix le renvoi du cardinal : mais d'amour,
il n'y en avait pas un seul mot dans toute cette lettre.
Le roi, tout joyeux, s'informa si le cardinal Êtait encore au Louvre.
On lui dit que Son Eminence attendait, dans le cabinet de travail, les
ordres de Sa MajestÊ.
Le roi se rendit aussitÆt prÉs de lui.
" Tenez, duc, lui dit-il, vous aviez raison, et c'est moi qui avais
tort ; toute l'intrigue est politique, et il n'Êtait aucunement question
d'amour dans cette lettre, que voici. En Êchange, il y est fort question de
vous. "
Le cardinal prit la lettre et la lut avec la plus grande attention ;
puis, lorsqu'il fut arrivÊ au bout, il la relut une seconde fois.
" Eh bien, Votre MajestÊ, dit-il, vous voyez jusqu'oÝ vont mes ennemis
: on vous menace de deux guerres, si vous ne me renvoyez pas. A votre place,
en vÊritÊ, Sire, je cÊderais Á de si puissantes instances, et ce serait de
mon cÆtÊ avec un vÊritable bonheur que je me retirerais des affaires.
-- Que dites-vous lÁ, duc ?
-- Je dis, Sire, que ma santÊ se perd dans ces luttes excessives et
dans ces travaux Êternels. Je dis que, selon toute probabilitÊ, je ne
pourrai pas soutenir les fatigues du siÉge de La Rochelle, et que mieux vaut
que vous nommiez lÁ ou M. de CondÊ, ou M. de Bassompierre, ou enfin quelque
vaillant homme dont c'est l'Êtat de mener la guerre, et non pas moi qui suis
homme d'Eglise et qu'on dÊtourne sans cesse de ma vocation pour m'appliquer
Á des choses auxquelles je n'ai aucune aptitude. Vous en serez plus heureux
Á l'intÊrieur, Sire, et je ne doute pas que vous n'en soyez plus grand Á
l'Êtranger.
-- Monsieur le duc, dit le roi, je comprends, soyez tranquille ; tous
ceux qui sont nommÊs dans cette lettre seront punis comme ils le mÊritent,
et la reine elle-mËme.
-- Que dites-vous lÁ, Sire ? Dieu me garde que, pour moi, la reine
Êprouve la moindre contrariÊtÊ ! elle m'a toujours cru son ennemi, Sire,
quoique Votre MajestÊ puisse attester que j'ai toujours pris chaudement son
parti, mËme contre vous. Oh ! si elle trahissait Votre MajestÊ Á l'endroit
de son honneur, ce serait autre chose, et je serais le premier Á dire : "
Pas de gr×ce, Sire, pas de gr×ce pour la coupable ! " Heureusement il n'en
est rien, et Votre MajestÊ vient d'en acquÊrir une nouvelle preuve.
-- C'est vrai, Monsieur le cardinal, dit le roi, et vous aviez raison,
comme toujours ; mais la reine n'en mÊrite pas moins toute ma colÉre.
-- C'est vous, Sire, qui avez encouru la sienne ; et vÊritablement,
quand elle bouderait sÊrieusement Votre MajestÊ, je le comprendrais ; Votre
MajestÊ l'a traitÊe avec une sÊvÊritÊ !...
-- C'est ainsi que je traiterai toujours mes ennemis et les vÆtres,
duc, si haut placÊs qu'ils soient et quelque pÊril que je coure Á agir
sÊvÉrement avec eux.
-- La reine est mon ennemie, mais n'est pas la vÆtre, Sire ; au
contraire, elle est Êpouse dÊvouÊe, soumise et irrÊprochable ; laissez-moi
donc, Sire, intercÊder pour elle prÉs de Votre MajestÊ.
-- Qu'elle s'humilie alors, et qu'elle revienne Á moi la premiÉre !
-- Au contraire, Sire, donnez l'exemple ; vous avez eu le premier tort,
puisque c'est vous qui avez soupÚonnÊ la reine.
-- Moi, revenir le premier ? dit le roi ; jamais !
-- Sire, je vous en supplie.
-- D'ailleurs, comment reviendrais-je le premier ?
-- En faisant une chose que vous sauriez lui Ëtre agrÊable.
-- Laquelle ?
-- Donnez un bal ; vous savez combien la reine aime la danse ; je vous
rÊponds que sa rancune ne tiendra point Á une pareille attention.
-- Monsieur le cardinal, vous savez que je n'aime pas tous les plaisirs
mondains.
-- La reine ne vous en sera que plus reconnaissante, puisqu'elle sait
votre antipathie pour ce plaisir ; d'ailleurs ce sera une occasion pour elle
de mettre ces beaux ferrets de diamants que vous lui avez donnÊs l'autre
jour Á sa fËte, et dont elle n'a pas encore eu le temps de se parer.
-- Nous verrons, Monsieur le cardinal, nous verrons, dit le roi, qui,
dans sa joie de trouver la reine coupable d'un crime dont il se souciait
peu, et innocente d'une faute qu'il redoutait fort, Êtait tout prËt Á se
raccommoder avec elle ; nous verrons, mais, sur mon honneur, vous Ëtes trop
indulgent.
-- Sire, dit le cardinal, laissez la sÊvÊritÊ aux ministres,
l'indulgence est la vertu royale ; usez-en, et vous verrez que vous vous en
trouverez bien. "
Sur quoi le cardinal, entendant la pendule sonner onze heures,
s'inclina profondÊment, demandant congÊ au roi pour se retirer, et le
suppliant de se raccommoder avec la reine.
Anne d'Autriche, qui, Á la suite de la saisie de sa lettre, s'attendait
Á quelque reproche, fut fort ÊtonnÊe de voir le lendemain le roi faire prÉs
d'elle des tentatives de rapprochement. Son premier mouvement fut rÊpulsif,
son orgueil de femme et sa dignitÊ de reine avaient ÊtÊ tous deux si
cruellement offensÊs, qu'elle ne pouvait revenir ainsi du premier coup ;
mais, vaincue par le conseil de ses femmes, elle eut enfin l'air de
commencer Á oublier. Le roi profita de ce premier moment de retour pour lui
dire qu'incessamment il comptait donner une fËte.
C'Êtait une chose si rare qu'une fËte pour la pauvre Anne d'Autriche,
qu'Á cette annonce, ainsi que l'avait pensÊ le cardinal, la derniÉre trace
de ses ressentiments disparut sinon dans son coeur, du moins sur son visage.
Elle demanda quel jour cette fËte devait avoir lieu, mais le roi rÊpondit
qu'il fallait qu'il s'entendÏt sur ce point avec le cardinal.
En effet, chaque jour le roi demandait au cardinal Á quelle Êpoque
cette fËte aurait lieu, et chaque jour le cardinal, sous un prÊtexte
quelconque, diffÊrait de la fixer.
Dix jours s'ÊcoulÉrent ainsi.
Le huitiÉme jour aprÉs la scÉne que nous avons racontÊe, le cardinal
reÚut une lettre, au timbre de Londres, qui contenait seulement ces quelques
lignes :
" Je les ai ; mais je ne puis quitter Londres, attendu que je manque
d'argent ; envoyez-moi cinq cents pistoles, et quatre ou cinq jours aprÉs
les avoir reÚues, je serai Á Paris. "
Le jour mËme oÝ le cardinal avait reÚu cette lettre, le roi lui adressa
sa question habituelle.
Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas :
" Elle arrivera, dit-elle, quatre ou cinq jours aprÉs avoir reÚu
l'argent ; il faut quatre ou cinq jours Á l'argent pour aller, quatre ou
cinq jours Á elle pour revenir, cela fait dix jours ; maintenant faisons la
part des vents contraires, des mauvais hasards, des faiblesses de femme, et
mettons cela Á douze jours.
-- Eh bien, Monsieur le duc, dit le roi, vous avez calculÊ ?
-- Oui, Sire : nous sommes aujourd'hui le 20 septembre ; les Êchevins
de la ville donnent une fËte le 3 octobre. Cela s'arrangera Á merveille, car
vous n'aurez pas l'air de faire un retour vers la reine. "
Puis le cardinal ajouta :
" A propos, Sire, n'oubliez pas de dire Á Sa MajestÊ, la veille de
cette fËte, que vous dÊsirez voir comment lui vont ses ferrets de diamants.
"
CHAPITRE XVII. LE MENAGE BONACIEUX
C'Êtait la seconde fois que le cardinal revenait sur ce point des
ferrets de diamants avec le roi. Louis XIII fut donc frappÊ de cette
insistance, et pensa que cette recommandation cachait un mystÉre.
Plus d'une fois le roi avait ÊtÊ humiliÊ que le cardinal, dont la
police, sans avoir atteint encore la perfection de la police moderne, Êtait
excellente, fÙt mieux instruit que lui-mËme de ce qui se passait dans son
propre mÊnage. Il espÊra donc, dans une conversation avec Anne d'Autriche,
tirer quelque lumiÉre de cette conversation et revenir ensuite prÉs de Son
Eminence avec quelque secret que le cardinal sÙt ou ne sÙt pas, ce qui, dans
l'un ou l'autre cas, le rehaussait infiniment aux yeux de son ministre.
Il alla donc trouver la reine, et, selon son habitude, l'aborda avec de
nouvelles menaces contre ceux qui l'entouraient. Anne d'Autriche baissa la
tËte, laissa s'Êcouler le torrent sans rÊpondre et espÊrant qu'il finirait
par s'arrËter ; mais ce n'Êtait pas cela que voulait Louis XIII ; Louis XIII
voulait une discussion de laquelle jaillÏt une lumiÉre quelconque, convaincu
qu'il Êtait que le cardinal avait quelque arriÉre- pensÊe et lui machinait
une surprise terrible comme en savait faire Son Eminence. Il arriva Á ce but
par sa persistance Á accuser.
" Mais, s'Êcria Anne d'Autriche, lassÊe de ces vagues attaques ; mais,
Sire, vous ne me dites pas tout ce que vous avez dans le coeur. Qu'ai-je
donc fait ? Voyons, quel crime ai-je donc commis ? Il est impossible que
Votre MajestÊ fasse tout ce bruit pour une lettre Êcrite Á mon frÉre. "
Le roi, attaquÊ Á son tour d'une maniÉre si directe, ne sut que
rÊpondre ; il pensa que c'Êtait lÁ le moment de placer la recommandation
qu'il ne devait faire que la veille de la fËte.
" Madame, dit-il avec majestÊ, il y aura incessamment bal Á l'hÆtel de
ville ; j'entends que, pour faire honneur Á nos braves Êchevins, vous y
paraissiez en habit de cÊrÊmonie, et surtout parÊe des ferrets de diamants
que je vous ai donnÊs pour votre fËte. Voici ma rÊponse. "
La rÊponse Êtait terrible. Anne d'Autriche crut que Louis XIII savait
tout, et que le cardinal avait obtenu de lui cette longue dissimulation de
sept ou huit jours, qui Êtait au reste dans son caractÉre. Elle devint
excessivement p×le, appuya sur une console sa main d'une admirable beautÊ,
et qui semblait alors une main de cire, et, regardant le roi avec des yeux
ÊpouvantÊs, elle ne rÊpondit pas une seule syllabe.
" Vous entendez, Madame, dit le roi, qui jouissait de cet embarras dans
toute son Êtendue, mais sans en deviner la cause, vous entendez ?
-- Oui, Sire, j'entends, balbutia la reine.
-- Vous paraÏtrez Á ce bal ?
-- Oui.
-- Avec vos ferrets ?
-- Oui. "
La p×leur de la reine augmenta encore, s'il Êtait possible ; le roi
s'en aperÚut, et en jouit avec cette froide cruautÊ qui Êtait un des mauvais
cÆtÊs de son caractÉre.
" Alors, c'est convenu, dit le roi, et voilÁ tout ce que j'avais Á vous
dire.
-- Mais quel jour ce bal aura-t-il lieu ? " demanda Anne d'Autriche.
Louis XIII sentit instinctivement qu'il ne devait pas rÊpondre Á cette
question, la reine l'ayant faite d'une voix presque mourante.
" Mais trÉs incessamment, Madame, dit-il ; mais je ne me rappelle plus
prÊcisÊment la date du jour, je la demanderai au cardinal.
-- C'est donc le cardinal qui vous a annoncÊ cette fËte ? s'Êcria la
reine.
-- Oui, Madame, rÊpondit le roi ÊtonnÊ ; mais pourquoi cela ?
-- C'est lui, qui vous a dit de m'inviter Á y paraÏtre avec ces ferrets
?
-- C'est-Á-dire, Madame...
-- C'est lui, Sire, c'est lui !
-- Eh bien ! qu'importe que ce soit lui ou moi ? y a-t-il un crime Á
cette invitation ?
-- Non, Sire.
-- Alors vous paraÏtrez ?
-- Oui, Sire.
-- C'est bien, dit le roi en se retirant, c'est bien, j'y compte. "
La reine fit une rÊvÊrence, moins par Êtiquette que parce que ses
genoux se dÊrobaient sous elle.
Le roi partit enchantÊ.
" Je suis perdue, murmura la reine, perdue, car le cardinal sait tout,
et c'est lui qui pousse le roi, qui ne sait rien encore, mais qui saura tout
bientÆt. Je suis perdue ! Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! "
Elle s'agenouilla sur un coussin et pria, la tËte enfoncÊe entre ses
bras palpitants.
En effet, la position Êtait terrible. Buckingham Êtait retournÊ Á
Londres, Mme de Chevreuse Êtait Á Tours. Plus surveillÊe que jamais, la
reine sentait sourdement qu'une de ses femmes la trahissait, sans savoir
dire laquelle. La Porte ne pouvait pas quitter le Louvre. Elle n'avait pas
une ×me au monde Á qui se fier.
Aussi, en prÊsence du malheur qui la menaÚait et de l'abandon qui Êtait
le sien, Êclata-t-elle en sanglots.
" Ne puis-je donc Ëtre bonne Á rien Á Votre MajestÊ ? " dit tout Á coup
une voix pleine de douceur et de pitiÊ.
La reine se retourna vivement, car il n'y avait pas Á se tromper Á
l'expression de cette voix : c'Êtait une amie qui parlait ainsi.
En effet, Á l'une des portes qui donnaient dans l'appartement de la
reine apparut la jolie Mme Bonacieux ; elle Êtait occupÊe Á ranger les robes
et le linge dans un cabinet, lorsque le roi Êtait entrÊ ; elle n'avait pas
pu sortir, et avait tout entendu.
La reine poussa un cri perÚant en se voyant surprise, car dans son
trouble elle ne reconnut pas d'abord la jeune femme qui lui avait ÊtÊ donnÊe
par La Porte.
" Oh ! ne craignez rien, Madame, dit la jeune femme en joignant les
mains et en pleurant elle-mËme des angoisses de la reine ; je suis Á Votre
MajestÊ corps et ×me, et si loin que je sois d'elle, si infÊrieure que soit
ma position, je crois que j'ai trouvÊ un moyen de tirer Votre MajestÊ de
peine.
-- Vous ! Æ Ciel ! vous ! s'Êcria la reine ; mais voyons regardez-moi
en face. Je suis trahie de tous cÆtÊs, puis-je me fier Á vous ?
-- Oh ! Madame ! s'Êcria la jeune femme en tombant Á genoux : sur mon
×me, je suis prËte Á mourir pour Votre MajestÊ ! "
Ce cri Êtait sorti du plus profond du coeur, et, comme le premier, il
n'y avait pas Á se tromper.
" Oui, continua Mme Bonacieux, oui, il y a des traÏtres ici ; mais, par
le saint nom de la Vierge, je vous jure que personne n'est plus dÊvouÊ que
moi Á Votre MajestÊ. Ces ferrets que le roi redemande, vous les avez donnÊs
au duc de Buckingham, n'est-ce pas ? Ces ferrets Êtaient enfermÊs dans une
petite boÏte en bois de rose qu'il tenait sous son bras ? Est-ce que je me
trompe ? Est-ce que ce n'est pas cela ?
-- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la reine dont les dents
claquaient d'effroi.
-- Eh bien, ces ferrets, continua Mme Bonacieux, il faut les ravoir.
-- Oui, sans doute, il le faut, s'Êcria la reine ; mais comment faire,
comment y arriver ?
-- Il faut envoyer quelqu'un au duc.
-- Mais qui ?... qui ?... A qui me fier ?
-- Ayez confiance en moi, Madame ; faites-moi cet honneur, ma reine, et
je trouverai le messager, moi !
-- Mais il faudra Êcrire !
-- Oh ! oui. C'est indispensable. Deux mots de la main de Votre MajestÊ
et votre cachet particulier.
-- Mais ces deux mots, c'est ma condamnation. C'est le divorce, l'exil
!
-- Oui, s'ils tombent entre des mains inf×mes ! Mais je rÊponds que ces
deux mots seront remis Á leur adresse.
-- Oh ! mon Dieu ! il faut donc que je remette ma vie, mon honneur, ma
rÊputation entre vos mains !
-- Oui ! oui, Madame, il le faut, et je sauverai tout cela, moi !
-- Mais comment ? dites-le-moi, au moins.
-- Mon mari a ÊtÊ remis en libertÊ il y a deux ou trois jours ; je n'ai
pas encore eu le temps de le revoir. C'est un brave et honnËte homme qui n'a
ni haine, ni amour pour personne. Il fera ce que je voudrai : il partira sur
un ordre de moi, sans savoir ce qu'il porte, et il remettra la lettre de
Votre MajestÊ, sans mËme savoir qu'elle est de Votre MajestÊ, Á l'adresse
qu'elle indiquera. "
La reine prit les deux mains de la jeune femme avec un Êlan passionnÊ,
la regarda comme pour lire au fond de son coeur, et ne voyant que sincÊritÊ
dans ses beaux yeux, elle l'embrassa tendrement.
" Fais cela, s'Êcria-t-elle, et tu m'auras sauvÊ la vie, tu m'auras
sauvÊ l'honneur !
-- Oh ! n'exagÊrez pas le service que j'ai le bonheur de vous rendre ;
je n'ai rien Á sauver Á Votre MajestÊ, qui est seulement victime de perfides
complots.
-- C'est vrai, c'est vrai, mon enfant, dit la reine, et tu as raison.
-- Donnez-moi donc cette lettre, Madame, le temps presse. "
La reine courut Á une petite table sur laquelle se trouvaient encre,
papier et plumes : elle Êcrivit deux lignes, cacheta la lettre de son cachet
et la remit Á Mme Bonacieux.
" Et maintenant, dit la reine, nous oublions une chose nÊcessaire.
-- Laquelle ?
-- L'argent. "
Mme Bonacieux rougit.
" Oui, c'est vrai, dit-elle, et j'avouerai Á Votre MajestÊ que mon
mari...
-- Ton mari n'en a pas, c'est cela que tu veux dire.
-- Si fait, il en a, mais il est fort avare, c'est lÁ son dÊfaut.
Cependant, que Votre MajestÊ ne s'inquiÉte pas, nous trouverons moyen...
-- C'est que je n'en ai pas non plus, dit la reine (ceux qui liront les
MÊmoires de Mme de Motteville ne s'Êtonneront pas de cette rÊponse) ; mais,
attends. "
Anne d'Autriche courut Á son Êcrin.
" Tiens, dit-elle, voici une bague d'un grand prix, Á ce qu'on assure ;
elle vient de mon frÉre le roi d'Espagne, elle est Á moi et j'en puis
disposer. Prends cette bague et fais-en de l'argent, et que ton mari parte.
-- Dans une heure, vous serez obÊie.
-- Tu vois l'adresse, ajouta la reine, parlant si bas qu'Á peine
pouvait-on entendre ce qu'elle disait : A Milord duc de Buckingham, Á
Londres.
-- La lettre sera remise Á lui-mËme.
-- GÊnÊreuse enfant ! " s'Êcria Anne d'Autriche.
Mme Bonacieux baisa les mains de la reine, cacha le papier dans son
corsage et disparut avec la lÊgÉretÊ d'un oiseau.
Dix minutes aprÉs, elle Êtait chez elle ; comme elle l'avait dit Á la
reine, elle n'avait pas revu son mari depuis sa mise en libertÊ ; elle
ignorait donc le changement qui s'Êtait fait en lui Á l'endroit du cardinal,
changement qu'avaient opÊrÊ la flatterie et l'argent de Son Eminence et
qu'avaient corroborÊ, depuis, deux ou trois visites du comte de Rochefort,
devenu le meilleur ami de Bonacieux, auquel il avait fait croire sans
beaucoup de peine qu'aucun sentiment coupable n'avait amenÊ l'enlÉvement de
sa femme, mais que c'Êtait seulement une prÊcaution politique.
Elle trouva M. Bonacieux seul : le pauvre homme remettait Á grand-
peine de l'ordre dans la maison, dont il avait trouvÊ les meubles Á peu prÉs
brisÊs et les armoires Á peu prÉs vides, la justice n'Êtant pas une des
trois choses que le roi Salomon indique comme ne laissant point de traces de
leur passage. Quant Á la servante, elle s'Êtait enfuie lors de l'arrestation
de son maÏtre. La terreur avait gagnÊ la pauvre fille au point qu'elle
n'avait cessÊ de marcher de Paris jusqu'en Bourgogne, son pays natal.
Le digne mercier avait, aussitÆt sa rentrÊe dans sa maison, fait part Á
sa femme de son heureux retour, et sa femme lui avait rÊpondu pour le
fÊliciter et pour lui dire que le premier moment qu'elle pourrait dÊrober Á
ses devoirs serait consacrÊ tout entier Á lui rendre visite.
Ce premier moment s'Êtait fait attendre cinq jours, ce qui, dans toute
autre circonstance, eÙt paru un peu bien long Á maÏtre Bonacieux ; mais il
avait, dans la visite qu'il avait faite au cardinal et dans les visites que
lui faisait Rochefort, ample sujet Á rÊflexion, et, comme on sait, rien ne
fait passer le temps comme de rÊflÊchir.
D'autant plus que les rÊflexions de Bonacieux Êtaient toutes couleur de
rose. Rochefort l'appelait son ami, son cher Bonacieux, et ne cessait de lui
dire que le cardinal faisait le plus grand cas de lui. Le mercier se voyait
dÊjÁ sur le chemin des honneurs et de la fortune.
De son cÆtÊ, Mme Bonacieux avait rÊflÊchi, mais, il faut le dire, Á
tout autre chose que l'ambition ; malgrÊ elle, ses pensÊes avaient eu pour
mobile constant ce beau jeune homme si brave et qui paraissait si amoureux.
MariÊe Á dix-huit ans Á M. Bonacieux, ayant toujours vÊcu au milieu des amis
de son mari, peu susceptibles d'inspirer un sentiment quelconque Á une jeune
femme dont le coeur Êtait plus ÊlevÊ que sa position, Mme Bonacieux Êtait
restÊe insensible aux sÊductions vulgaires ; mais, Á cette Êpoque surtout,
le titre de gentilhomme avait une grande influence sur la bourgeoisie, et
d'Artagnan Êtait gentilhomme ; de plus, il portait l'uniforme des gardes,
qui, aprÉs l'uniforme des mousquetaires, Êtait le plus apprÊciÊ des dames.
Il Êtait, nous le rÊpÊtons, beau, jeune, aventureux ; il parlait d'amour en
homme qui aime et qui a soif d'Ëtre aimÊ ; il y en avait lÁ plus qu'il n'en
fallait pour tourner une tËte de vingt-trois ans, et Mme Bonacieux en Êtait
arrivÊe juste Á cet ×ge heureux de la vie.
Les deux Êpoux, quoiqu'ils ne se fussent pas vus depuis plus de huit
jours, et que pendant cette semaine de graves ÊvÊnements eussent passÊ entre
eux, s'abordÉrent donc avec une certaine prÊoccupation ; nÊanmoins, M.
Bonacieux manifesta une joie rÊelle et s'avanÚa vers sa femme Á bras
ouverts.
Mme Bonacieux lui prÊsenta le front.
" Causons un peu, dit-elle.
-- Comment ? dit Bonacieux ÊtonnÊ.
-- Oui, sans doute, j'ai une chose de la plus haute importance Á vous
dire.
-- Au fait, et moi aussi, j'ai quelques questions assez sÊrieuses Á
vous adresser. Expliquez-moi un peu votre enlÉvement, je vous prie.
-- Il ne s'agit point de cela pour le moment, dit Mme Bonacieux.
-- Et de quoi s'agit-il donc ? de ma captivitÊ ?
-- Je l'ai apprise le jour mËme ; mais comme vous n'Êtiez coupable
d'aucun crime, comme vous n'Êtiez complice d'aucune intrigue, comme vous ne
saviez rien enfin qui pÙt vous compromettre, ni vous, ni personne, je n'ai
attachÊ Á cet ÊvÊnement que l'importance qu'il mÊritait.
-- Vous en parlez bien Á votre aise, Madame ! reprit Bonacieux blessÊ
du peu d'intÊrËt que lui tÊmoignait sa femme ; savez-vous que j'ai ÊtÊ
plongÊ un jour et une nuit dans un cachot de la Bastille ?
-- Un jour et une nuit sont bientÆt passÊs ; laissons donc votre
captivitÊ, et revenons Á ce qui m'amÉne prÉs de vous.
-- Comment ? ce qui vous amÉne prÉs de moi ! N'est-ce donc pas le dÊsir
de revoir un mari dont vous Ëtes sÊparÊe depuis huit jours ? demanda le
mercier piquÊ au vif.
-- C'est cela d'abord, et autre chose ensuite.
-- Parlez !
-- Une chose du plus haut intÊrËt et de laquelle dÊpend notre fortune Á
venir peut-Ëtre.
-- Notre fortune a fort changÊ de face depuis que je vous ai vue,
Madame Bonacieux, et je ne serais pas ÊtonnÊ que d'ici Á quelques mois elle
ne fÏt envie Á beaucoup de gens.
-- Oui, surtout si vous voulez suivre les instructions que je vais vous
donner.
-- A moi ?
-- Oui, Á vous. Il y a une bonne et sainte action Á faire, Monsieur, et
beaucoup d'argent Á gagner en mËme temps. "
Mme Bonacieux savait qu'en parlant d'argent Á son mari, elle le prenait
par son faible.
Mais un homme, fÙt-ce un mercier, lorsqu'il a causÊ dix minutes avec le
cardinal de Richelieu, n'est plus le mËme homme.
" Beaucoup d'argent Á gagner ! dit Bonacieux en allongeant les lÉvres.
-- Oui, beaucoup.
-- Combien, Á peu prÉs ?
-- Mille pistoles peut-Ëtre.
-- Ce que vous avez Á me demander est donc bien grave ?
-- Oui.
-- Que faut-il faire ?
-- Vous partirez sur-le-champ, je vous remettrai un papier dont vous ne
vous dessaisirez sous aucun prÊtexte, et que vous remettrez en main propre.
-- Et pour oÝ partirai-je ?
-- Pour Londres.
-- Moi, pour Londres ! Allons donc, vous raillez, je n'ai pas affaire Á
Londres.
-- Mais d'autres ont besoin que vous y alliez.
-- Quels sont ces autres ? Je vous avertis, je ne fais plus rien en
aveugle, et je veux savoir non seulement Á quoi je m'expose, mais encore
pour qui je m'expose.
-- Une personne illustre vous envoie, une personne illustre vous attend
: la rÊcompense dÊpassera vos dÊsirs, voilÁ tout ce que je puis vous
promettre.
-- Des intrigues encore, toujours des intrigues ! merci, je m'en dÊfie
maintenant, et M. le cardinal m'a ÊclairÊ lÁ-dessus.
-- Le cardinal ! s'Êcria Mme Bonacieux, vous avez vu le cardinal ?
-- Il m'a fait appeler, rÊpondit fiÉrement le mercier.
-- Et vous vous Ëtes rendu Á son invitation, imprudent que vous Ëtes.
-- Je dois dire que je n'avais pas le choix de m'y rendre ou de ne pas
m'y rendre, car j'Êtais entre deux gardes. Il est vrai encore de dire que,
comme alors je ne connaissais pas Son Eminence, si j'avais pu me dispenser
de cette visite, j'en eusse ÊtÊ fort enchantÊ.
-- Il vous a donc maltraitÊ ? il vous a donc fait des menaces ?
-- Il m'a tendu la main et m'a appelÊ son ami, -- son ami ! entendez-
vous, Madame ? Je suis l'ami du grand cardinal !
-- Du grand cardinal !
-- Lui contesteriez-vous ce titre, par hasard, Madame ?
-- Je ne lui conteste rien, mais je vous dis que la faveur d'un
ministre est ÊphÊmÉre, et qu'il faut Ëtre fou pour s'attacher Á un ministre
; il est des pouvoirs au-dessus du sien, qui ne reposent pas sur le caprice
d'un homme ou l'issue d'un ÊvÊnement ; c'est Á ces pouvoirs qu'il faut se
rallier.
-- J'en suis f×chÊ, Madame, mais je ne connais pas d'autre pouvoir que
celui du grand homme que j'ai l'honneur de servir.
-- Vous servez le cardinal ?
-- Oui, Madame, et comme son serviteur je ne permettrai pas que vous
vous livriez Á des complots contre la sÙretÊ de l'Etat, et que vous serviez,
vous, les intrigues d'une femme qui n'est pas FranÚaise et qui a le coeur
espagnol. Heureusement, le grand cardinal est lÁ, son regard vigilant
surveille et pÊnÉtre jusqu'au fond du coeur. "
Bonacieux rÊpÊtait mot pour mot une phrase qu'il avait entendu dire au
comte de Rochefort ; mais la pauvre femme, qui avait comptÊ sur son mari et
qui, dans cet espoir, avait rÊpondu de lui Á la reine, n'en frÊmit pas
moins, et du danger dans lequel elle avait failli se jeter, et de
l'impuissance dans laquelle elle se trouvait. Cependant, connaissant la
faiblesse et surtout la cupiditÊ de son mari, elle ne dÊsespÊrait pas de
l'amener Á ses fins.
" Ah ! vous Ëtes cardinaliste, Monsieur, s'Êcria-t-elle ; ah ! vous
servez le parti de ceux qui maltraitent votre femme et qui insultent votre
reine !
-- Les intÊrËts particuliers ne sont rien devant les intÊrËts de tous.
Je suis pour ceux qui sauvent l'Etat " , dit avec emphase Bonacieux.
C'Êtait une autre phrase du comte de Rochefort, qu'il avait retenue et
qu'il trouvait l'occasion de placer.
" Et savez-vous ce que c'est que l'Etat dont vous parlez ? dit Mme
Bonacieux en haussant les Êpaules. Contentez-vous d'Ëtre un bourgeois sans
finesse aucune, et tournez-vous du cÆtÊ qui vous offre le plus d'avantages.
-- Eh ! eh ! dit Bonacieux en frappant sur un sac Á la panse arrondie
et qui rendit un son argentin ; que dites-vous de ceci, Madame la prËcheuse
?
-- D'oÝ vient cet argent ?
-- Vous ne devinez pas ?
-- Du cardinal ?
-- De lui et de mon ami le comte de Rochefort.
-- Le comte de Rochefort ! mais c'est lui qui m'a enlevÊe !
-- Cela se peut, Madame.
-- Et vous recevez de l'argent de cet homme ?
-- Ne m'avez-vous pas dit que cet enlÉvement Êtait tout politique ?
-- Oui ; mais cet enlÉvement avait pour but de me faire trahir ma
maÏtresse, de m'arracher par des tortures des aveux qui pussent compromettre
l'honneur et peut-Ëtre la vie de mon auguste maÏtresse.
-- Madame, reprit Bonacieux, votre auguste maÏtresse est une perfide
Espagnole, et ce que le cardinal fait est bien fait.
-- Monsieur, dit la jeune femme, je vous savais l×che, avare et
imbÊcile, mais je ne vous savais pas inf×me !
-- Madame, dit Bonacieux, qui n'avait jamais vu sa femme en colÉre, et
qui reculait devant le courroux conjugal ; Madame, que dites-vous donc ?
-- Je dis que vous Ëtes un misÊrable ! continua Mme Bonacieux, qui vit
qu'elle reprenait quelque influence sur son mari. Ah ! vous faites de la
politique, vous ! et de la politique cardinaliste encore ! Ah ! vous vous
vendez, corps et ×me, au dÊmon pour de l'argent.
-- Non, mais au cardinal.
-- C'est la mËme chose ! s'Êcria la jeune femme. Qui dit Richelieu, dit
Satan.
-- Taisez-vous, Madame, taisez-vous, on pourrait vous entendre !
-- Oui, vous avez raison, et je serais honteuse pour vous de votre
l×chetÊ.
-- Mais qu'exigez-vous donc de moi ? voyons !
-- Je vous l'ai dit : que vous partiez Á l'instant mËme, Monsieur, que
vous accomplissiez loyalement la commission dont je daigne vous charger, et
Á cette condition j'oublie tout, je pardonne, et il y a plus -- elle lui
tendit la main
-- je vous rends mon amitiÊ. "
Bonacieux Êtait poltron et avare ; mais il aimait sa femme : il fut
attendri. Un homme de cinquante ans ne tient pas longtemps rancune Á une
femme de vingt-trois. Mme Bonacieux vit qu'il hÊsitait :
" Allons, Ëtes-vous dÊcidÊ ? dit-elle.
-- Mais, ma chÉre amie, rÊflÊchissez donc un peu Á ce que vous exigez
de moi ; Londres est loin de Paris, fort loin, et peut-Ëtre la commission
dont vous me chargez n'est-elle pas sans dangers.
-- Qu'importe, si vous les Êvitez !
-- Tenez, Madame Bonacieux, dit le mercier, tenez, dÊcidÊment, je
refuse : les intrigues me font peur. J'ai vu la Bastille, moi. Brrrrou !
c'est affreux, la Bastille ! Rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule.
On m'a menacÊ de la torture. Savez-vous ce que c'est que la torture ? Des
coins de bois qu'on vous enfonce entre les jambes jusqu'Á ce que les os
Êclatent ! Non, dÊcidÊment, je n'irai pas. Et morbleu ! que n'y allez- vous
vous-mËme ? car, en vÊritÊ, je crois que je me suis trompÊ sur votre compte
jusqu'Á prÊsent : je crois que vous Ëtes un homme, et des plus enragÊs
encore !
-- Et vous, vous Ëtes une femme, une misÊrable femme, stupide et
abrutie. Ah ! vous avez peur ! Eh bien, si vous ne partez pas Á l'instant
mËme, je vous fais arrËter par l'ordre de la reine, et je vous fais mettre Á
cette Bastille que vous craignez tant. "
Bonacieux tomba dans une rÊflexion profonde ; il pesa mÙrement les deux
colÉres dans son cerveau, celle du cardinal et celle de la reine : celle du
cardinal l'emporta ÊnormÊment.
" Faites-moi arrËter de la part de la reine, dit-il, et moi je me
rÊclamerai de Son Eminence. "
Pour le coup, Mme Bonacieux vit qu'elle avait ÊtÊ trop loin, et elle
fut ÊpouvantÊe de s'Ëtre si fort avancÊe. Elle contempla un instant avec
effroi cette figure stupide, d'une rÊsolution invincible, comme celle des
sots qui ont peur.
" Eh bien, soit ! dit-elle. Peut-Ëtre, au bout du compte, avez-vous
raison : un homme en sait plus long que les femmes en politique, et vous
surtout, Monsieur Bonacieux, qui avez causÊ avec le cardinal. Et cependant,
il est bien dur, ajouta-t-elle, que mon mari, un homme sur l'affection
duquel je croyais pouvoir compter, me traite aussi disgracieusement et ne
satisfasse point Á ma fantaisie.
-- C'est que vos fantaisies peuvent mener trop loin, reprit Bonacieux
triomphant, et je m'en dÊfie.
-- J'y renoncerai donc, dit la jeune femme en soupirant ; c'est bien,
n'en parlons plus.
-- Si, au moins, vous me disiez quelle chose je vais faire Á Londres,
reprit Bonacieux, qui se rappelait un peu tard que Rochefort lui avait
recommandÊ d'essayer de surprendre les secrets de sa femme.
-- Il est inutile que vous le sachiez, dit la jeune femme, qu'une
dÊfiance instinctive repoussait maintenant en arriÉre : il s'agissait d'une
bagatelle comme en dÊsirent les femmes, d'une emplette sur laquelle il y
avait beaucoup Á gagner. "
Mais plus la jeune femme se dÊfendait, plus au contraire Bonacieux
pensa que le secret qu'elle refusait de lui confier Êtait important. Il
rÊsolut donc de courir Á l'instant mËme chez le comte de Rochefort, et de
lui dire que la reine cherchait un messager pour l'envoyer Á Londres.
" Pardon, si je vous quitte, ma chÉre Madame Bonacieux, dit-il ; mais,
ne sachant pas que vous me viendriez voir, j'avais pris rendez-vous avec un
de mes amis ; je reviens Á l'instant mËme, et si vous voulez m'attendre
seulement une demi-minute, aussitÆt que j'en aurai fini avec cet ami, je
reviens vous prendre, et, comme il commence Á se faire tard, je vous
reconduis au Louvre.
-- Merci, Monsieur, rÊpondit Mme Bonacieux : vous n'Ëtes point assez
brave pour m'Ëtre d'une utilitÊ quelconque, et je m'en retournerai bien au
Louvre toute seule.
-- Comme il vous plaira, Madame Bonacieux, reprit l'ex-mercier. Vous
reverrai-je bientÆt ?
-- Sans doute ; la semaine prochaine, je l'espÉre, mon service me
laissera quelque libertÊ, et j'en profiterai pour revenir mettre de l'ordre
dans nos affaires, qui doivent Ëtre quelque peu dÊrangÊes.
-- C'est bien ; je vous attendrai. Vous ne m'en voulez pas ?
-- Moi ! pas le moins du monde.
-- A bientÆt, alors ?
-- A bientÆt. "
Bonacieux baisa la main de sa femme, et s'Êloigna rapidement.
" Allons, dit Mme Bonacieux, lorsque son mari eut refermÊ la porte de
la rue, et qu'elle se trouva seule, il ne manquait plus Á cet imbÊcile que
d'Ëtre cardinaliste ! Et moi qui avais rÊpondu Á la reine, moi qui avais
promis Á ma pauvre maÏtresse... Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! elle va me prendre
pour quelqu'une de ces misÊrables dont fourmille le palais, et qu'on a
placÊes prÉs d'elle pour l'espionner ! Ah ! Monsieur Bonacieux ! je ne vous
ai jamais beaucoup aimÊ ; maintenant, c'est bien pis : je vous hais ! et,
sur ma parole, vous me le paierez ! "
Au moment oÝ elle disait ces mots, un coup frappÊ au plafond lui fit
lever la tËte, et une voix, qui parvint Á elle Á travers le plancher, lui
cria :
" ChÉre Madame Bonacieux, ouvrez-moi la petite porte de l'allÊe, et je
vais descendre prÉs de vous. "
CHAPITRE XVIII. L'AMANT ET LE MARI
" Ah ! Madame, dit d'Artagnan en entrant par la porte que lui ouvrait
la jeune femme, permettez-moi de vous le dire, vous avez lÁ un triste mari.
-- Vous avez donc entendu notre conversation ? demanda vivement Mme
Bonacieux en regardant d'Artagnan avec inquiÊtude.
-- Tout entiÉre.
-- Mais comment cela ? mon Dieu !
-- Par un procÊdÊ Á moi connu, et par lequel j'ai entendu aussi la
conversation plus animÊe que vous avez eue avec les sbires du cardinal.
-- Et qu'avez-vous compris dans ce que nous disions ?
-- Mille choses : d'abord, que votre mari est un niais et un sot,
heureusement ; puis, que vous Êtiez embarrassÊe, ce dont j'ai ÊtÊ fort aise,
et que cela me donne une occasion de me mettre Á votre service, et Dieu sait
si je suis prËt Á me jeter dans le feu pour vous ; enfin que la reine a
besoin qu'un homme brave, intelligent et dÊvouÊ fasse pour elle un voyage Á
Londres. J'ai au moins deux des trois qualitÊs qu'il vous faut, et me voilÁ.
"
Mme Bonacieux ne rÊpondit pas, mais son coeur battait de joie, et une
secrÉte espÊrance brilla Á ses yeux.
" Et quelle garantie me donnerez-vous, demanda-t-elle, si je consens Á
vous confier cette mission ?
-- Mon amour pour vous. Voyons, dites, ordonnez : que faut-il faire ?
-- Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la jeune femme, dois-je vous confier
un pareil secret, Monsieur ? Vous Ëtes presque un enfant !
-- Allons, je vois qu'il vous faut quelqu'un qui vous rÊponde de moi.
-- J'avoue que cela me rassurerait fort.
-- Connaissez-vous Athos ?
-- Non.
-- Porthos ?
-- Non.
-- Aramis ?
-- Non. Quels sont ces Messieurs ?
-- Des mousquetaires du roi. Connaissez-vous M. de TrÊville, leur
capitaine ?
-- Oh ! oui, celui-lÁ, je le connais, non pas personnellement, mais
pour en avoir entendu plus d'une fois parler Á la reine comme d'un brave et
loyal gentilhomme.
-- Vous ne craignez pas que lui vous trahisse pour le cardinal,
n'est-ce pas ?
-- Oh ! non, certainement.
-- Eh bien, rÊvÊlez-lui votre secret, et demandez-lui, si important, si
prÊcieux, si terrible qu'il soit, si vous pouvez me le confier.
-- Mais ce secret ne m'appartient pas, et je ne puis le rÊvÊler ainsi.
-- Vous l'alliez bien confier Á M. Bonacieux, dit d'Artagnan avec
dÊpit.
-- Comme on confie une lettre au creux d'un arbre, Á l'aile d'un
pigeon, au collier d'un chien.
-- Et cependant, moi, vous voyez bien que je vous aime.
-- Vous le dites.
-- Je suis un galant homme !
-- Je le crois.
-- Je suis brave !
-- Oh ! cela, j'en suis sÙre.
-- Alors, mettez-moi donc Á l'Êpreuve. "
Mme Bonacieux regarda le jeune homme, retenue par une derniÉre
hÊsitation. Mais il y avait une telle ardeur dans ses yeux, une telle
persuasion dans sa voix, qu'elle se sentit entraÏnÊe Á se fier Á lui.
D'ailleurs elle se trouvait dans une de ces circonstances oÝ il faut risquer
le tout pour le tout. La reine Êtait aussi bien perdue par une trop grande
retenue que par une trop grande confiance. Puis, avouons-le, le sentiment
involontaire qu'elle Êprouvait pour ce jeune protecteur la dÊcida Á parler.
" Ecoutez, lui dit-elle, je me rends Á vos protestations et je cÉde Á
vos assurances. Mais je vous jure devant Dieu qui nous entend, que si vous
me trahissez et que mes ennemis me pardonnent, je me tuerai en vous accusant
de ma mort.
-- Et moi, je vous jure devant Dieu, Madame, dit d'Artagnan, que si je
suis pris en accomplissant les ordres que vous me donnez, je mourrai avant
de rien faire ou dire qui compromette quelqu'un. "
Alors la jeune femme lui confia le terrible secret dont le hasard lui
avait dÊjÁ rÊvÊlÊ une partie en face de la Samaritaine. Ce fut leur mutuelle
dÊclaration d'amour.
D'Artagnan rayonnait de joie et d'orgueil. Ce secret qu'il possÊdait,
cette femme qu'il aimait, la confiance et l'amour, faisaient de lui un
gÊant.
" Je pars, dit-il, je pars sur-le-champ.
-- Comment ! vous partez ! s'Êcria Mme Bonacieux, et votre rÊgiment,
votre capitaine ?
-- Sur mon ×me, vous m'aviez fait oublier tout cela, chÉre Constance !
oui, vous avez raison, il me faut un congÊ.
-- Encore un obstacle, murmura Mme Bonacieux avec douleur.
-- Oh ! celui-lÁ, s'Êcria d'Artagnan aprÉs un moment de rÊflexion, je
le surmonterai, soyez tranquille.
-- Comment cela ?
-- J'irai trouver ce soir mËme M. de TrÊville, que je chargerai de
demander pour moi cette faveur Á son beau-frÉre, M. des Essarts.
-- Maintenant, autre chose.
-- Quoi ? demanda d'Artagnan, voyant que Mme Bonacieux hÊsitait Á
continuer.
-- Vous n'avez peut-Ëtre pas d'argent ?
-- Peut-Ëtre est de trop, dit d'Artagnan en souriant.
-- Alors, reprit Mme Bonacieux en ouvrant une armoire et en tirant de
cette armoire le sac qu'une demi-heure auparavant caressait si amoureusement
son mari, prenez ce sac.
-- Celui du cardinal ! s'Êcria en Êclatant de rire d'Artagnan qui,
comme on s'en souvient, gr×ce Á ses carreaux enlevÊs, n'avait pas perdu une
syllabe de la conversation du mercier et de sa femme.
-- Celui du cardinal, rÊpondit Mme Bonacieux ; vous voyez qu'il se
prÊsente sous un aspect assez respectable.
-- Pardieu ! s'Êcria d'Artagnan, ce sera une chose doublement
divertissante que de sauver la reine avec l'argent de Son Eminence !
-- Vous Ëtes un aimable et charmant jeune homme, dit Mme Bonacieux.
Croyez que Sa MajestÊ ne sera point ingrate.
-- Oh ! je suis dÊjÁ grandement rÊcompensÊ ! s'Êcria d'Artagnan. Je
vous aime, vous me permettez de vous le dire ; c'est dÊjÁ plus de bonheur
que je n'en osais espÊrer.
-- Silence ! dit Mme Bonacieux en tressaillant.
-- Quoi ?
-- On parle dans la rue.
-- C'est la voix...
-- De mon mari. Oui, je l'ai reconnue ! "
D'Artagnan courut Á la porte et poussa le verrou.
" Il n'entrera pas que je ne sois parti, dit-il, et quand je serai
parti, vous lui ouvrirez.
-- Mais je devrais Ëtre partie aussi, moi. Et la disparition de cet
argent, comment la justifier si je suis lÁ ?
-- Vous avez raison, il faut sortir.
-- Sortir, comment ? On nous verra si nous sortons.
-- Alors il faut monter chez moi.
-- Ah ! s'Êcria Mme Bonacieux, vous me dites cela d'un ton qui me fait
peur. "
Mme Bonacieux prononÚa ces paroles avec une larme dans les yeux.
D'Artagnan vit cette larme, et, troublÊ, attendri, il se jeta Á ses genoux.
" Chez moi, dit-il, vous serez en sÙretÊ comme dans un temple, je vous
en donne ma parole de gentilhomme.
-- Partons, dit-elle, je me fie Á vous, mon ami. "
D'Artagnan rouvrit avec prÊcaution le verrou, et tous deux, lÊgers
comme des ombres, se glissÉrent par la porte intÊrieure dans l'allÊe,
montÉrent sans bruit l'escalier et rentrÉrent dans la chambre de d'Artagnan.
Une fois chez lui, pour plus de sÙretÊ, le jeune homme barricada la
porte ; ils s'approchÉrent tous deux de la fenËtre, et par une fente du
volet ils virent M. Bonacieux qui causait avec un homme en manteau.
A la vue de l'homme en manteau, d'Artagnan bondit, et, tirant son ÊpÊe
Á demi, s'ÊlanÚa vers la porte.
C'Êtait l'homme de Meung.
" Qu'allez-vous faire ? s'Êcria Mme Bonacieux ; vous nous perdez.
-- Mais j'ai jurÊ de tuer cet homme ! dit d'Artagnan.
-- Votre vie est vouÊe en ce moment et ne vous appartient pas. Au nom
de la reine, je vous dÊfends de vous jeter dans aucun pÊril Êtranger Á celui
du voyage.
-- Et en votre nom, n'ordonnez-vous rien ?
-- En mon nom, dit Mme Bonacieux avec une vive Êmotion ; en mon nom, je
vous en prie. Mais Êcoutons, il me semble qu'ils parlent de moi. "
D'Artagnan se rapprocha de la fenËtre et prËta l'oreille.
M. Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant l'appartement vide, il
Êtait revenu Á l'homme au manteau qu'un instant il avait laissÊ seul.
" Elle est partie, dit-il, elle sera retournÊe au Louvre.
-- Vous Ëtes sÙr, rÊpondit l'Êtranger, qu'elle ne s'est pas doutÊe dans
quelles intentions vous Ëtes sorti ?
-- Non, rÊpondit Bonacieux avec suffisance ; c'est une femme trop
superficielle.
-- Le cadet aux gardes est-il chez lui ?
-- Je ne le crois pas ; comme vous le voyez, son volet est fermÊ, et
l'on ne voit aucune lumiÉre briller Á travers les fentes.
-- C'est Êgal, il faudrait s'en assurer.
-- Comment cela ?
-- En allant frapper Á sa porte.
-- Je demanderai Á son valet.
-- Allez. "
Bonacieux rentra chez lui, passa par la mËme porte qui venait de donner
passage aux deux fugitifs, monta jusqu'au palier de d'Artagnan et frappa.
Personne ne rÊpondit. Porthos, pour faire plus grande figure, avait
empruntÊ ce soir-lÁ Planchet. Quant Á d'Artagnan, il n'avait garde de donner
signe d'existence.
Au moment oÝ le doigt de Bonacieux rÊsonna sur la porte, les deux
jeunes gens sentirent bondir leurs coeurs.
" Il n'y a personne chez lui, dit Bonacieux.
-- N'importe, rentrons toujours chez vous, nous serons plus en sÙretÊ
que sur le seuil d'une porte.
-- Ah ! mon Dieu ! murmura Mme Bonacieux, nous n'allons plus rien
entendre.
-- Au contraire, dit d'Artagnan, nous n'entendrons que mieux. "
D'Artagnan enleva les trois ou quatre carreaux qui faisaient de sa
chambre une autre oreille de Denys, Êtendit un tapis Á terre, se mit Á
genoux, et fit signe Á Mme Bonacieux de se pencher, comme il le faisait,
vers l'ouverture.
" Vous Ëtes sÙr qu'il n'y a personne ? dit l'inconnu.
-- J'en rÊponds, dit Bonacieux.
-- Et vous pensez que votre femme ?...
-- Est retournÊe au Louvre.
-- Sans parler Á aucune personne qu'Á vous ?
-- J'en suis sÙr.
-- C'est un point important, comprenez-vous ?
-- Ainsi, la nouvelle que je vous ai apportÊe a donc une valeur... ?
-- TrÉs grande, mon cher Bonacieux, je ne vous le cache pas.
-- Alors le cardinal sera content de moi ?
-- Je n'en doute pas.
-- Le grand cardinal !
-- Vous Ëtes sÙr que, dans sa conversation avec vous, votre femme n'a
pas prononcÊ de noms propres ?
-- Je ne crois pas.
-- Elle n'a nommÊ ni Mme de Chevreuse, ni M. de Buckingham, ni Mme de
Vernet ?
-- Non, elle m'a dit seulement qu'elle voulait m'envoyer Á Londres pour
servir les intÊrËts d'une personne illustre. "
" Le traÏtre ! murmura Mme Bonacieux.
-- Silence ! " dit d'Artagnan en lui prenant une main qu'elle lui
abandonna sans y penser.
" N'importe, continua l'homme au manteau, vous Ëtes un niais de n'avoir
pas feint d'accepter la commission, vous auriez la lettre Á prÊsent ; l'Etat
qu'on menace Êtait sauvÊ, et vous...
-- Et moi ?
-- Eh bien, vous ! le cardinal vous donnait des lettres de noblesse...
-- Il vous l'a dit ?
-- Oui, je sais qu'il voulait vous faire cette surprise.
-- Soyez tranquille, reprit Bonacieux ; ma femme m'adore, et il est
encore temps. "
" Le niais ! murmura Mme Bonacieux.
-- Silence ! " dit d'Artagnan en lui serrant plus fortement la main.
" Comment est-il encore temps ? reprit l'homme au manteau.
-- Je retourne au Louvre, je demande Mme Bonacieux, je dis que j'ai
rÊflÊchi, je renoue l'affaire, j'obtiens la lettre, et je cours chez le
cardinal.
-- Eh bien, allez vite ; je reviendrai bientÆt savoir le rÊsultat de
votre dÊmarche. "
L'inconnu sortit.
" L'inf×me ! dit Mme Bonacieux en adressant encore cette ÊpithÉte Á son
mari.
-- Silence ! " rÊpÊta d'Artagnan en lui serrant la main plus fortement
encore.
Un hurlement terrible interrompit alors les rÊflexions de d'Artagnan et
de Mme Bonacieux. C'Êtait son mari, qui s'Êtait aperÚu de la disparition de
son sac et qui criait au voleur.
" Oh ! mon Dieu ! s'Êcria Mme Bonacieux, il va ameuter tout le
quartier. "
Bonacieux cria longtemps ; mais comme de pareils cris, attendu leur
frÊquence, n'attiraient personne dans la rue des Fossoyeurs, et que
d'ailleurs la maison du mercier Êtait depuis quelque temps assez mal famÊe,
voyant que personne ne venait, il sortit en continuant de crier, et l'on
entendit sa voix qui s'Êloignait dans la direction de la rue du Bac.
" Et maintenant qu'il est parti, Á votre tour de vous Êloigner, dit Mme
Bonacieux ; du courage, mais surtout de la prudence, et songez que vous vous
devez Á la reine.
-- A elle et Á vous ! s'Êcria d'Artagnan. Soyez tranquille, belle
Constance, je reviendrai digne de sa reconnaissance ; mais reviendrai- je
aussi digne de votre amour ? "
La jeune femme ne rÊpondit que par la vive rougeur qui colora ses
joues. Quelques instants aprÉs, d'Artagnan sortit Á son tour, enveloppÊ, lui
aussi, d'un grand manteau que retroussait cavaliÉrement le fourreau d'une
longue ÊpÊe.
Mme Bonacieux le suivit des yeux avec ce long regard d'amour dont la
femme accompagne l'homme qu'elle se sent aimer ; mais lorsqu'il eut disparu
Á l'angle de la rue, elle tomba Á genoux, et joignant les mains :
" O mon Dieu ! s'Êcria-t-elle, protÊgez la reine, protÊgez-moi ! "
CHAPITRE XIX. PLAN DE CAMPAGNE
D'Artagnan se rendit droit chez M. de TrÊville. Il avait rÊflÊchi que,
dans quelques minutes, le cardinal serait averti par ce damnÊ inconnu, qui
paraissait Ëtre son agent, et il pensait avec raison qu'il n'y avait pas un
instant Á perdre.
Le coeur du jeune homme dÊbordait de joie. Une occasion oÝ il y avait Á
la fois gloire Á acquÊrir et argent Á gagner se prÊsentait Á lui, et, comme
premier encouragement, venait de le rapprocher d'une femme qu'il adorait. Ce
hasard faisait donc presque du premier coup, pour lui plus qu'il n'eÙt osÊ
demander Á la Providence.
M. de TrÊville Êtait dans son salon avec sa cour habituelle de
gentilshommes. D'Artagnan, que l'on connaissait comme un familier de la
maison, alla droit Á son cabinet et le fit prÊvenir qu'il l'attendait pour
chose d'importance.
D'Artagnan Êtait lÁ depuis cinq minutes Á peine, lorsque M. de TrÊville
entra. Au premier coup d'oeil et Á la joie qui se peignait sur son visage,
le digne capitaine comprit qu'il se passait effectivement quelque chose de
nouveau.
Tout le long de la route, d'Artagnan s'Êtait demandÊ s'il se confierait
Á M. de TrÊville, ou si seulement il lui demanderait de lui accorder carte
blanche pour une affaire secrÉte. Mais M. de TrÊville avait toujours ÊtÊ si
parfait pour lui, il Êtait si fort dÊvouÊ au roi et Á la reine, il haÐssait
si cordialement le cardinal, que le jeune homme rÊsolut de tout lui dire.
" Vous m'avez fait demander, mon jeune ami ? dit M. de TrÊville.
-- Oui, Monsieur, dit d'Artagnan, et vous me pardonnerez, je l'espÉre,
de vous avoir dÊrangÊ, quand vous saurez de quelle chose importante il est
question.
-- Dites alors, je vous Êcoute.
-- Il ne s'agit de rien de moins, dit d'Artagnan, en baissant la voix,
que de l'honneur et peut-Ëtre de la vie de la reine.
-- Que dites-vous lÁ ? demanda M. de TrÊville en regardant tout autour
de lui s'ils Êtaient bien seuls, et en ramenant son regard interrogateur sur
d'Artagnan.
-- Je dis, Monsieur, que le hasard m'a rendu maÏtre d'un secret...
-- Que vous garderez, j'espÉre, jeune homme, sur votre vie.
-- Mais que je dois vous confier, Á vous, Monsieur, car vous seul
pouvez m'aider dans la mission que je viens de recevoir de Sa MajestÊ.
-- Ce secret est-il Á vous ?
-- Non, Monsieur, c'est celui de la reine.
-- Etes-vous autorisÊ par Sa MajestÊ Á me le confier ?
-- Non, Monsieur, car au contraire le plus profond mystÉre m'est
recommandÊ.
-- Et pourquoi donc allez-vous le trahir vis-Á-vis de moi ?
-- Parce que, je vous le dis, sans vous je ne puis rien, et que j'ai
peur que vous ne me refusiez la gr×ce que je viens vous demander, si vous ne
savez pas dans quel but je vous la demande.
-- Gardez votre secret, jeune homme, et dites-moi ce que vous dÊsirez.
-- Je dÊsire que vous obteniez pour moi, de M. des Essarts, un congÊ de
quinze jours.
-- Quand cela ?
-- Cette nuit mËme.
-- Vous quittez Paris ?
-- Je vais en mission.
-- Pouvez-vous me dire oÝ ?
-- A Londres.
-- Quelqu'un a-t-il intÊrËt Á ce que vous n'arriviez pas Á votre but ?
-- Le cardinal, je le crois, donnerait tout au monde pour m'empËcher de
rÊussir.
-- Et vous partez seul ?
-- Je pars seul.
-- En ce cas, vous ne passerez pas Bondy ; c'est moi qui vous le dis,
foi de TrÊville.
-- Comment cela ?
-- On vous fera assassiner.
-- Je serai mort en faisant mon devoir.
-- Mais votre mission ne sera pas remplie.
-- C'est vrai, dit d'Artagnan.
-- Croyez-moi, continua TrÊville, dans les entreprises de ce genre, il
faut Ëtre quatre pour arriver un.
-- Ah ! vous avez raison, Monsieur, dit d'Artagnan ; mais vous
connaissez Athos, Porthos et Aramis, et vous savez si je puis disposer
d'eux.
-- Sans leur confier le secret que je n'ai pas voulu savoir ?
-- Nous nous sommes jurÊ, une fois pour toutes, confiance aveugle et
dÊvouement Á toute Êpreuve ; d'ailleurs vous pouvez leur dire que vous avez
toute confiance en moi, et ils ne seront pas plus incrÊdules que vous.
-- Je puis leur envoyer Á chacun un congÊ de quinze jours, voilÁ tout :
Á Athos, que sa blessure fait toujours souffrir, pour aller aux eaux de
Forges ! Á Porthos et Á Aramis, pour suivre leur ami, qu'ils ne veulent pas
abandonner dans une si douloureuse position. L'envoi de leur congÊ sera la
preuve que j'autorise leur voyage.
-- Merci, Monsieur, et vous Ëtes cent fois bon.
-- Allez donc les trouver Á l'instant mËme, et que tout s'exÊcute cette
nuit. Ah ! et d'abord Êcrivez-moi votre requËte Á M. des Essarts. Peut- Ëtre
aviez-vous un espion Á vos trousses, et votre visite, qui dans ce cas est
dÊjÁ connue du cardinal, sera lÊgitimÊe ainsi. "
D'Artagnan formula cette demande, et M. de TrÊville, en la recevant de
ses mains, assura qu'avant deux heures du matin les quatre congÊs seraient
au domicile respectif des voyageurs.
" Ayez la bontÊ d'envoyer le mien chez Athos, dit d'Artagnan. Je
craindrais, en rentrant chez moi, d'y faire quelque mauvaise rencontre.
-- Soyez tranquille. Adieu et bon voyage ! A propos ! " dit M. de
TrÊville en le rappelant.
D'Artagnan revint sur ses pas.
" Avez-vous de l'argent ? "
D'Artagnan fit sonner le sac qu'il avait dans sa poche.
" Assez ? demanda M. de TrÊville.
-- Trois cents pistoles.
-- C'est bien, on va au bout du monde avec cela ; allez donc. "
D'Artagnan salua M. de TrÊville, qui lui tendit la main ; d'Artagnan la
lui serra avec un respect mËlÊ de reconnaissance. Depuis qu'il Êtait arrivÊ
Á Paris, il n'avait eu qu'Á se louer de cet excellent homme, qu'il avait
toujours trouvÊ digne, loyal et grand.
Sa premiÉre visite fut pour Aramis ; il n'Êtait pas revenu chez son ami
depuis la fameuse soirÊe oÝ il avait suivi Mme Bonacieux. Il y a plus : Á
peine avait-il vu le jeune mousquetaire, et Á chaque fois qu'il l'avait
revu, il avait cru remarquer une profonde tristesse empreinte sur son
visage.
Ce soir encore, Aramis veillait sombre et rËveur ; d'Artagnan lui fit
quelques questions sur cette mÊlancolie profonde ; Aramis s'excusa sur un
commentaire du dix-huitiÉme chapitre de saint Augustin qu'il Êtait forcÊ
d'Êcrire en latin pour la semaine suivante, et qui le prÊoccupait beaucoup.
Comme les deux amis causaient depuis quelques instants, un serviteur de
M. de TrÊville entra porteur d'un paquet cachetÊ.
" Qu'est-ce lÁ ? demanda Aramis.
-- Le congÊ que Monsieur a demandÊ, rÊpondit le laquais.
-- Moi, je n'ai pas demandÊ de congÊ.
-- Taisez-vous et prenez, dit d'Artagnan. Et vous, mon ami, voici une
demi-pistole pour votre peine ; vous direz Á M. de TrÊville que M. Aramis le
remercie bien sincÉrement. Allez. "
Le laquais salua jusqu'Á terre et sortit.
" Que signifie cela ? demanda Aramis.
-- Prenez ce qu'il vous faut pour un voyage de quinze jours, et suivez-
moi.
-- Mais je ne puis quitter Paris en ce moment, sans savoir... "
Aramis s'arrËta.
" Ce qu'elle est devenue, n'est-ce pas ? continua d'Artagnan.
-- Qui ? reprit Aramis.
-- La femme qui Êtait ici, la femme au mouchoir brodÊ.
-- Qui vous a dit qu'il y avait une femme ici ? rÊpliqua Aramis en
devenant p×le comme la mort.
-- Je l'ai vue.
-- Et vous savez qui elle est ?
-- Je crois m'en douter, du moins.
-- Ecoutez, dit Aramis, puisque vous savez tant de choses, savez-vous
ce qu'est devenue cette femme ?
-- Je prÊsume qu'elle est retournÊe Á Tours.
-- A Tours ? oui, c'est bien cela ; vous la connaissez. Mais comment
est-elle retournÊe Á Tours sans me rien dire ?
-- Parce qu'elle a craint d'Ëtre arrËtÊe.
-- Comment ne m'a-t-elle pas Êcrit ?
-- Parce qu'elle craint de vous compromettre.
-- D'Artagnan, vous me rendez la vie ! s'Êcria Aramis. Je me croyais
mÊprisÊ, trahi. J'Êtais si heureux de la revoir ! Je ne pouvais croire
qu'elle risqu×t sa libertÊ pour moi, et cependant pour quelle cause
serait-elle revenue Á Paris ?
-- Pour la cause qui aujourd'hui nous fait aller en Angleterre.
-- Et quelle est cette cause ? demanda Aramis.
-- Vous le saurez un jour, Aramis ; mais, pour le moment, j'imiterai la
retenue de la niÉce du docteur. "
Aramis sourit, car il se rappelait le conte qu'il avait fait certain
soir Á ses amis.
" Eh bien, donc, puisqu'elle a quittÊ Paris et que vous en Ëtes sÙr,
d'Artagnan, rien ne m'y arrËte plus, et je suis prËt Á vous suivre. Vous
dites que nous allons ?...
-- Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je vous invite
mËme Á vous h×ter, car nous avons dÊjÁ perdu beaucoup de temps. A propos,
prÊvenez Bazin.
-- Bazin vient avec nous ? demanda Aramis.
-- Peut-Ëtre. En tout cas, il est bon qu'il nous suive pour le moment
chez Athos. "
Aramis appela Bazin, et aprÉs lui avoir ordonnÊ de le venir joindre
chez Athos :
" Partons donc " , dit-il en prenant son manteau, son ÊpÊe et ses trois
pistolets, et en ouvrant inutilement trois ou quatre tiroirs pour voir s'il
n'y trouverait pas quelque pistole ÊgarÊe. Puis, quand il se fut bien assurÊ
que cette recherche Êtait superflue, il suivit d'Artagnan en se demandant
comment il se faisait que le jeune cadet aux gardes sÙt aussi bien que lui
quelle Êtait la femme Á laquelle il avait donnÊ l'hospitalitÊ, et sÙt mieux
que lui ce qu'elle Êtait devenue.
Seulement, en sortant, Aramis posa sa main sur le bras de d'Artagnan,
et le regardant fixement :
" Vous n'avez parlÊ de cette femme Á personne ? dit-il.
-- A personne au monde.
-- Pas mËme Á Athos et Á Porthos ?
-- Je ne leur en ai pas soufflÊ le moindre mot.
-- A la bonne heure. "
Et, tranquille sur ce point important, Aramis continua son chemin avec
d'Artagnan, et tous deux arrivÉrent bien tÆt chez Athos.
Ils le trouvÉrent tenant son congÊ d'une main et la lettre de M. de
TrÊville de l'autre.
" Pouvez-vous m'expliquer ce que signifient ce congÊ et cette lettre
que je viens de recevoir ? " dit Athos ÊtonnÊ.
" Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santÊ l'exige absolument,
que vous vous reposiez quinze jours.
Allez donc prendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous
conviendront, et rÊtablissez-vous promptement.
Votre affectionnÊ
TrÊville "
" Eh bien, ce congÊ et cette lettre signifient qu'il faut me suivre,
Athos.
-- Aux eaux de Forges ?
-- LÁ ou ailleurs.
-- Pour le service du roi ?
-- Du roi ou de la reine : ne sommes-nous pas serviteurs de Leurs
MajestÊs ? "
En ce moment, Porthos entra.
" Pardieu, dit-il, voici une chose Êtrange : depuis quand, dans les
mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congÊs sans qu'ils les demandent ?
-- Depuis, dit d'Artagnan, qu'ils ont des amis qui les demandent pour
eux.
-- Ah ! ah ! dit Porthos, il paraÏt qu'il y a du nouveau ici ?
-- Oui, nous partons, dit Aramis.
-- Pour quel pays ? demanda Porthos.
-- Ma foi, je n'en sais trop rien, dit Athos ; demande cela Á
d'Artagnan.
-- Pour Londres, Messieurs, dit d'Artagnan.
-- Pour Londres ! s'Êcria Porthos ; et qu'allons-nous faire Á Londres ?
-- VoilÁ ce que je ne puis vous dire, Messieurs, et il faut vous fier Á
moi.
-- Mais pour aller Á Londres, ajouta Porthos, il faut de l'argent, et
je n'en ai pas.
-- Ni moi, dit Aramis.
-- Ni moi, dit Athos.
-- J'en ai, moi, reprit d'Artagnan en tirant son trÊsor de sa poche et
en le posant sur la table. Il y a dans ce sac trois cents pistoles ;
prenons-en chacun soixante-quinze ; c'est autant qu'il en faut pour aller Á
Londres et pour en revenir. D'ailleurs, soyez tranquilles, nous n'y
arriverons pas tous, Á Londres.
-- Et pourquoi cela ?
-- Parce que, selon toute probabilitÊ, il y en aura quelques-uns
d'entre nous qui resteront en route.
-- Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons ?
-- Et des plus dangereuses, je vous en avertis.
-- Ah ÚÁ, mais, puisque nous risquons de nous faire tuer, dit Porthos,
je voudrais bien savoir pourquoi, au moins ?
-- Tu en seras bien plus avancÊ ! dit Athos.
-- Cependant, dit Aramis, je suis de l'avis de Porthos.
-- Le roi a-t-il l'habitude de vous rendre des comptes ? Non ; il vous
dit tout bonnement : " Messieurs, on se bat en Gascogne ou dans les Flandres
; allez vous battre " , et vous y allez. Pourquoi ? vous ne vous en
inquiÊtez mËme pas.
-- D'Artagnan a raison, dit Athos, voilÁ nos trois congÊs qui viennent
de M. de TrÊville, et voilÁ trois cents pistoles qui viennent je ne sais
d'oÝ. Allons nous faire tuer oÝ l'on nous dit d'aller. La vie vaut-elle la
peine de faire autant de questions ? D'Artagnan, je suis prËt Á te suivre.
-- Et moi aussi, dit Porthos.
-- Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien, je ne suis pas f×chÊ de
quitter Paris. J'ai besoin de distractions.
-- Eh bien, vous en aurez, des distractions, Messieurs, soyez
tranquilles, dit d'Artagnan.
-- Et maintenant, quand partons-nous ? dit Athos.
-- Tout de suite, rÊpondit d'Artagnan, il n'y a pas une minute Á
perdre.
-- HolÁ ! Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin ! criÉrent les quatre
jeunes gens appelant leurs laquais, graissez nos bottes et ramenez les
chevaux de l'hÆtel. "
En effet, chaque mousquetaire laissait Á l'hÆtel gÊnÊral comme Á une
caserne son cheval et celui de son laquais.
Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toute h×te.
" Maintenant, dressons le plan de campagne, dit Porthos. OÝ allons-
nous d'abord ?
-- A Calais, dit d'Artagnan ; c'est la ligne la plus directe pour
arriver Á Londres.
-- Eh bien, dit Porthos, voici mon avis.
-- Parle.
-- Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects : d'Artagnan nous
donnera Á chacun ses instructions, je partirai en avant par la route de
Boulogne pour Êclairer le chemin ; Athos partira deux heures aprÉs par celle
d'Amiens ; Aramis nous suivra par celle de Noyon ; quant Á d'Artagnan, il
partira par celle qu'il voudra, avec les habits de Planchet, tandis que
Planchet nous suivra en d'Artagnan et avec l'uniforme des gardes.
-- Messieurs, dit Athos, mon avis est qu'il ne convient pas de mettre
en rien des laquais dans une pareille affaire : un secret peut par hasard
Ëtre trahi par des gentilshommes, mais il est presque toujours vendu par des
laquais.
-- Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d'Artagnan, en ce que
j'ignore moi-mËme quelles instructions je puis vous donner. Je suis porteur
d'une lettre, voilÁ tout. Je n'ai pas et ne puis faire trois copies de cette
lettre, puisqu'elle est scellÊe ; il faut donc, Á mon avis, voyager de
compagnie. Cette lettre est lÁ, dans cette poche. Et il montra la poche oÝ
Êtait la lettre. Si je suis tuÊ, l'un de vous la prendra et vous continuerez
la route ; s'il est tuÊ, ce sera le tour d'un autre, et ainsi de suite ;
pourvu qu'un seul arrive, c'est tout ce qu'il faut.
-- Bravo, d'Artagnan ! ton avis est le mien, dit Athos. Il faut Ëtre
consÊquent, d'ailleurs : je vais prendre les eaux, vous m'accompagnerez ; au
lieu des eaux de Forges, je vais prendre les eaux de mer ; je suis libre. On
veut nous arrËter, je montre la lettre de M. de TrÊville, et vous montrez
vos congÊs ; on nous attaque, nous nous dÊfendons ; on nous juge, nous
soutenons mordicus que nous n'avions d'autre intention que de nous tremper
un certain nombre de fois dans la mer ; on aurait trop bon marchÊ de quatre
hommes isolÊs, tandis que quatre hommes rÊunis font une troupe. Nous
armerons les quatre laquais de pistolets et de mousquetons ; si l'on envoie
une armÊe contre nous, nous livrerons bataille, et le survivant, comme l'a
dit d'Artagnan, portera la lettre.
-- Bien dit, s'Êcria Aramis ; tu ne parles pas souvent, Athos, mais
quand tu parles, c'est comme saint Jean Bouche d'or. J'adopte le plan
d'Athos. Et toi, Porthos ?
-- Moi aussi, dit Porthos, s'il convient Á d'Artagnan. D'Artagnan,
porteur de la lettre, est naturellement le chef de l'entreprise ; qu'il
dÊcide, et nous exÊcuterons.
-- Eh bien, dit d'Artagnan, je dÊcide que nous adoptions le plan
d'Athos et que nous partions dans une demi-heure.
-- AdoptÊ ! " reprirent en choeur les trois mousquetaires.
Et chacun, allongeant la main vers le sac, prit soixante-quinze
pistoles et fit ses prÊparatifs pour partir Á l'heure convenue.
A deux heures du matin, nos quatre aventuriers sortirent de Paris par
la barriÉre Saint-Denis ; tant qu'il fit nuit, ils restÉrent muets ; malgrÊ
eux, ils subissaient l'influence de l'obscuritÊ et voyaient des embÙches
partout.
Aux premiers rayons du jour, leurs langues se dÊliÉrent ; avec le
soleil, la gaietÊ revint : c'Êtait comme Á la veille d'un combat, le coeur
battait, les yeux riaient ; on sentait que la vie qu'on allait peut-Ëtre
quitter Êtait, au bout du compte, une bonne chose.
L'aspect de la caravane, au reste, Êtait des plus formidables : les
chevaux noirs des mousquetaires, leur tournure martiale, cette habitude de
l'escadron qui fait marcher rÊguliÉrement ces nobles compagnons du soldat,
eussent trahi le plus strict incognito.
Les valets suivaient, armÊs jusqu'aux dents.
Tout alla bien jusqu'Á Chantilly, oÝ l'on arriva vers les huit heures
du matin. Il fallait dÊjeuner. On descendit devant une auberge que
recommandait une enseigne reprÊsentant Saint Martin donnant la moitiÊ de son
manteau Á un pauvre . On enjoignit aux laquais de ne pas desseller les
chevaux et de se tenir prËts Á repartir immÊdiatement.
On entra dans la salle commune, et l'on se mit Á table. Un gentilhomme,
qui venait d'arriver par la route de Dammartin, Êtait assis Á cette mËme
table et dÊjeunait. Il entama la conversation sur la pluie et le beau temps
; les voyageurs rÊpondirent : il but Á leur santÊ ; les voyageurs lui
rendirent sa politesse.
Mais au moment oÝ Mousqueton venait annoncer que les chevaux Êtaient
prËts et oÝ l'on se levait de table, l'Êtranger proposa Á Porthos la santÊ
du cardinal. Porthos rÊpondit qu'il ne demandait pas mieux, si l'Êtranger Á
son tour voulait boire Á la santÊ du roi. L'Êtranger s'Êcria qu'il ne
connaissait d'autre roi que Son Eminence. Porthos l'appela ivrogne ;
l'Êtranger tira son ÊpÊe.
" Vous avez fait une sottise, dit Athos ; n'importe, il n'y a plus Á
reculer maintenant : tuez cet homme et venez nous rejoindre le plus vite que
vous pourrez. "
Et tous trois remontÉrent Á cheval et repartirent Á toute bride, tandis
que Porthos promettait Á son adversaire de le perforer de tous les coups
connus dans l'escrime.
" Et d'un ! dit Athos au bout de cinq cents pas.
-- Mais pourquoi cet homme s'est-il attaquÊ Á Porthos plutÆt qu'Á tout
autre ? demanda Aramis.
-- Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous, il l'a pris pour
le chef, dit d'Artagnan.
-- J'ai toujours dit que ce cadet de Gascogne Êtait un puits de sagesse
" , murmura Athos.
Et les voyageurs continuÉrent leur route.
A Beauvais, on s'arrËta deux heures, tant pour faire souffler les
chevaux que pour attendre Porthos. Au bout de deux heures, comme Porthos
n'arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se remit en chemin.
A une lieue de Beauvais, Á un endroit oÝ le chemin se trouvait resserrÊ
entre deux talus, on rencontra huit ou dix hommes qui, profitant de ce que
la route Êtait dÊpavÊe en cet endroit, avaient l'air d'y travailler en y
creusant des trous et en pratiquant des orniÉres boueuses.
Aramis, craignant de salir ses bottes dans ce mortier artificiel, les
apostropha durement. Athos voulut le retenir, il Êtait trop tard. Les
ouvriers se mirent Á railler les voyageurs, et firent perdre par leur
insolence la tËte mËme au froid Athos qui poussa son cheval contre l'un
d'eux.
Alors chacun de ces hommes recula jusqu'au fossÊ et y prit un mousquet
cachÊ ; il en rÊsulta que nos sept voyageurs furent littÊralement passÊs par
les armes. Aramis reÚut une balle qui lui traversa l'Êpaule, et Mousqueton
une autre balle qui se logea dans les parties charnues qui prolongent le bas
des reins. Cependant Mousqueton seul tomba de cheval, non pas qu'il fÙt
griÉvement blessÊ, mais, comme il ne pouvait voir sa blessure, sans doute il
crut Ëtre plus dangereusement blessÊ qu'il ne l'Êtait.
" C'est une embuscade, dit d'Artagnan, ne brÙlons pas une amorce, et en
route. "
Aramis, tout blessÊ qu'il Êtait, saisit la criniÉre de son cheval, qui
l'emporta avec les autres. Celui de Mousqueton les avait rejoints, et
galopait tout seul Á son rang.
" Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos.
-- J'aimerais mieux un chapeau, dit d'Artagnan ; le mien a ÊtÊ emportÊ
par une balle. C'est bien heureux, ma foi, que la lettre que je porte n'ait
pas ÊtÊ dedans.
-- Ah ÚÁ, mais ils vont tuer le pauvre Porthos quand il passera, dit
Aramis.
-- Si Porthos Êtait sur ses jambes, il nous aurait rejoints maintenant,
dit Athos. M'est avis que, sur le terrain, l'ivrogne se sera dÊgrisÊ. "
Et l'on galopa encore pendant deux heures, quoique les chevaux fussent
si fatiguÊs, qu'il Êtait Á craindre qu'ils ne refusassent bientÆt le
service.
Les voyageurs avaient pris la traverse, espÊrant de cette faÚon Ëtre
moins inquiÊtÊs, mais, Á CrÉve-coeur, Aramis dÊclara qu'il ne pouvait aller
plus loin. En effet, il avait fallu tout le courage qu'il cachait sous sa
forme ÊlÊgante et sous ses faÚons polies pour arriver jusque-lÁ. A tout
moment il p×lissait, et l'on Êtait obligÊ de le soutenir sur son cheval ; on
le descendit Á la porte d'un cabaret, on lui laissa Bazin qui, au reste,
dans une escarmouche, Êtait plus embarrassant qu'utile, et l'on repartit
dans l'espÊrance d'aller coucher Á Amiens.
" Morbleu ! dit Athos, quand ils se retrouvÉrent en route, rÊduits Á
deux maÏtres et Á Grimaud et Planchet, morbleu ! je ne serai plus leur dupe,
et je vous rÊponds qu'ils ne me feront pas ouvrir la bouche ni tirer l'ÊpÊe
d'ici Á Calais. J'en jure...
-- Ne jurons pas, dit d'Artagnan, galopons, si toutefois nos chevaux y
consentent. "
Et les voyageurs enfoncÉrent leurs Êperons dans le ventre de leurs
chevaux, qui, vigoureusement stimulÊs, retrouvÉrent des forces. On arriva Á
Amiens Á minuit, et l'on descendit Á l'auberge du Lis d'Or .
L'hÆtelier avait l'air du plus honnËte homme de la terre, il reÚut les
voyageurs son bougeoir d'une main et son bonnet de coton de l'autre ; il
voulut loger les deux voyageurs chacun dans une charmante chambre,
malheureusement chacune de ces chambres Êtait Á l'extrÊmitÊ de l'hÆtel.
D'Artagnan et Athos refusÉrent ; l'hÆte rÊpondit qu'il n'y en avait
cependant pas d'autres dignes de Leurs Excellences ; mais les voyageurs
dÊclarÉrent qu'ils coucheraient dans la chambre commune, chacun sur un
matelas qu'on leur jetterait Á terre. L'hÆte insista, les voyageurs tinrent
bon ; il fallut faire ce qu'ils voulurent.
Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte en
dedans, lorsqu'on frappa au volet de la cour ; ils demandÉrent qui Êtait lÁ,
reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent.
En effet, c'Êtaient Planchet et Grimaud.
" Grimaud suffira pour garder les chevaux, dit Planchet ; si ces
Messieurs veulent, je coucherai en travers de leur porte ; de cette
faÚon-lÁ, ils seront sÙrs qu'on n'arrivera pas jusqu'Á eux.
-- Et sur quoi coucheras-tu ? dit d'Artagnan.-- Voici mon lit " ,
rÊpondit Planchet.
Et il montra une botte de paille.
" Viens donc, dit d'Artagnan, tu as raison : la figure de l'hÆte ne me
convient pas, elle est trop gracieuse.
-- Ni Á moi non plus " , dit Athos.
Planchet monta par la fenËtre, s'installa en travers de la porte,
tandis que Grimaud allait s'enfermer dans l'Êcurie, rÊpondant qu'Á cinq
heures du matin lui et les quatre chevaux seraient prËts.
La nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deux heures du
matin d'ouvrir la porte ;, mais comme Planchet se rÊveilla en sursaut et
cria : -- Qui va lÁ ? -- on rÊpondit qu'on se trompait, et on s'Êloigna.
A quatre heures du matin, on entendit un grand bruit dans les Êcuries.
Grimaud avait voulu rÊveiller les garÚons d'Êcurie, et les garÚons d'Êcurie
le battaient. Quand on ouvrit la fenËtre, on vit le pauvre garÚon sans
connaissance, la tËte fendue d'un coup de manche Á fourche.
Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux ; les
chevaux Êtaient fourbus. Celui de Mousqueton seul, qui avait voyagÊ sans
maÏtre pendant cinq ou six heures la veille, aurait pu continuer la route ;
mais, par une erreur inconcevable, le chirurgien vÊtÊrinaire qu'on avait
envoyÊ chercher, Á ce qu'il paraÏt, pour saigner le cheval de l'hÆte, avait
saignÊ celui de Mousqueton.
Cela commenÚait Á devenir inquiÊtant : tous ces accidents successifs
Êtaient peut-Ëtre le rÊsultat du hasard, mais ils pouvaient tout aussi bien
Ëtre le fruit d'un complot. Athos et d'Artagnan sortirent, tandis que
Planchet allait s'informer s'il n'y avait pas trois chevaux Á vendre dans
les environs. A la porte Êtaient deux chevaux tout ÊquipÊs, frais et
vigoureux. Cela faisait bien l'affaire. Il demanda oÝ Êtaient les maÏtres ;
on lui dit que les maÏtres avaient passÊ la nuit dans l'auberge et rÊglaient
leur compte Á cette heure avec le maÏtre.
Athos descendit pour payer la dÊpense, tandis que d'Artagnan et
Planchet se tenaient sur la porte de la rue ; l'hÆtelier Êtait dans une
chambre basse et reculÊe, on pria Athos d'y passer.
Athos entra sans dÊfiance et tira deux pistoles pour payer : l'hÆte
Êtait seul et assis devant son bureau, dont un des tiroirs Êtait entrouvert.
Il prit l'argent que lui prÊsenta Athos, le tourna et le retourna dans ses
mains, et tout Á coup, s'Êcriant que la piÉce Êtait fausse, il dÊclara qu'il
allait le faire arrËter, lui et son compagnon, comme faux-monnayeurs.
" DrÆle ! dit Athos, en marchant sur lui, je vais te couper les
oreilles ! "
Au mËme moment, quatre hommes armÊs jusqu'aux dents entrÉrent par les
portes latÊrales et se jetÉrent sur Athos.
" Je suis pris, cria Athos de toutes les forces de ses poumons ; au
large, d'Artagnan ! pique, pique ! " et il l×cha deux coups de pistolet.
D'Artagnan et Planchet ne se le firent pas rÊpÊter Á deux fois, ils
dÊtachÉrent les deux chevaux qui attendaient Á la porte, sautÉrent dessus,
leur enfoncÉrent leurs Êperons dans le ventre et partirent au triple galop.
" Sais-tu ce qu'est devenu Athos ? demanda d'Artagnan Á Planchet en
courant.
-- Ah ! Monsieur, dit Planchet, j'en ai vu tomber deux Á ses deux
coups, et il m'a semblÊ, Á travers la porte vitrÊe, qu'il ferraillait avec
les autres.
-- Brave Athos ! murmura d'Artagnan. Et quand on pense qu'il faut
l'abandonner ! Au reste, autant nous attend peut-Ëtre Á deux pas d'ici. En
avant, Planchet, en avant ! tu es un brave homme.
-- Je vous l'ai dit, Monsieur, rÊpondit Planchet, les Picards, Úa se
reconnaÏt Á l'user ; d'ailleurs je suis ici dans mon pays, Úa m'excite. "
Et tous deux, piquant de plus belle, arrivÉrent Á Saint-Omer d'une
seule traite. A Saint-Omer, ils firent souffler les chevaux la bride passÊe
Á leurs bras, de peur d'accident, et mangÉrent un morceau sur le pouce tout
debout dans la rue ; aprÉs quoi ils repartirent.
A cent pas des portes de Calais, le cheval de d'Artagnan s'abattit, et
il n'y eut pas moyen de le faire se relever : le sang lui sortait par le nez
et par les yeux ; restait celui de Planchet, mais celui-lÁ s'Êtait arrËtÊ,
et il n'y eut plus moyen de le faire repartir.
Heureusement, comme nous l'avons dit, ils Êtaient Á cent pas de la
ville ; ils laissÉrent les deux montures sur le grand chemin et coururent au
port. Planchet fit remarquer Á son maÏtre un gentilhomme qui arrivait avec
son valet et qui ne les prÊcÊdait que d'une cinquantaine de pas.
Ils s'approchÉrent vivement de ce gentilhomme, qui paraissait fort
affairÊ. Il avait ses bottes couvertes de poussiÉre, et s'informait s'il ne
pourrait point passer Á l'instant mËme en Angleterre.
" Rien ne serait plus facile, rÊpondit le patron d'un b×timent prËt Á
mettre Á la voile ; mais, ce matin, est arrivÊ l'ordre de ne laisser partir
personne sans une permission expresse de M. le cardinal.
-- J'ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant un papier de sa
poche ; la voici.
-- Faites-la viser par le gouverneur du port, dit le patron, et
donnez-moi la prÊfÊrence.
-- OÝ trouverai-je le gouverneur ?
-- A sa campagne.
-- Et cette campagne est situÊe ?
-- A un quart de lieue de la ville ; tenez, vous la voyez d'ici, au
pied de cette petite Êminence, ce toit en ardoises.
-- TrÉs bien ! " dit le gentilhomme.
Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de campagne du
gouverneur.
D'Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme Á cinq cents pas de
distance.
Une fois hors de la ville, d'Artagnan pressa le pas et rejoignit le
gentilhomme comme il entrait dans un petit bois.
" Monsieur, lui dit d'Artagnan, vous me paraissez fort pressÊ ?
-- On ne peut plus pressÊ, Monsieur.
-- J'en suis dÊsespÊrÊ, dit d'Artagnan, car, comme je suis trÉs pressÊ
aussi, je voulais vous prier de me rendre un service.
-- Lequel ?
-- De me laisser passer le premier.
-- Impossible, dit le gentilhomme, j'ai fait soixante lieues en
quarante- quatre heures, et il faut que demain Á midi je sois Á Londres.
-- J'ai fait le mËme chemin en quarante heures, et il faut que demain Á
dix heures du matin je sois Á Londres.
-- DÊsespÊrÊ, Monsieur ; mais je suis arrivÊ le premier et je ne
passerai pas le second.
-- DÊsespÊrÊ, Monsieur ; mais je suis arrivÊ le second, et je passerai
le premier.
-- Service du roi ! dit le gentilhomme.
-- Service de moi ! dit d'Artagnan.
-- Mais c'est une mauvaise querelle que vous me cherchez lÁ, ce me
semble.
-- Parbleu ! que voulez-vous que ce soit ?
-- Que dÊsirez-vous ?
-- Vous voulez le savoir ?
-- Certainement.
-- Eh bien, je veux l'ordre dont vous Ëtes porteur, attendu que je n'en
ai pas, moi, et qu'il m'en faut un.
-- Vous plaisantez, je prÊsume.
-- Je ne plaisante jamais.
-- Laissez-moi passer !
-- Vous ne passerez pas.
-- Mon brave jeune homme, je vais vous casser la tËte. HolÁ, Lubin !
mes pistolets.
-- Planchet, dit d'Artagnan, charge-toi du valet, je me charge du
maÏtre. "
Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, et comme il
Êtait fort et vigoureux, il le renversa les reins contre terre et lui mit le
genou sur la poitrine.
" Faites votre affaire, Monsieur, dit Planchet ; moi, j'ai fait la
mienne. "
Voyant cela, le gentilhomme tira son ÊpÊe et fondit sur d'Artagnan ;
mais il avait affaire Á forte partie.
En trois secondes d'Artagnan lui fournit trois coups d'ÊpÊe en disant Á
chaque coup :
" Un pour Athos, un pour Porthos, un pour Aramis. "
Au troisiÉme coup, le gentilhomme tomba comme une masse.
D'Artagnan le crut mort, ou tout au moins Êvanoui, et s'approcha pour
lui prendre l'ordre ; mais au moment oÝ il Êtendait le bras afin de le
fouiller, le blessÊ qui n'avait pas l×chÊ son ÊpÊe, lui porta un coup de
pointe dans la poitrine en disant :
" Un pour vous.
-- Et un pour moi ! au dernier les bons ! " s'Êcria d'Artagnan furieux,
en le clouant par terre d'un quatriÉme coup d'ÊpÊe dans le ventre.
Cette fois, le gentilhomme ferma les yeux et s'Êvanouit.
D'Artagnan fouilla dans la poche oÝ il l'avait vu remettre l'ordre de
passage, et le prit. Il Êtait au nom du comte de Wardes.
Puis, jetant un dernier coup d'oeil sur le beau jeune homme, qui avait
vingt-cinq ans Á peine et qu'il laissait lÁ, gisant, privÊ de sentiment et
peut-Ëtre mort, il poussa un soupir sur cette Êtrange destinÊe qui porte les
hommes Á se dÊtruire les uns les autres pour les intÊrËts de gens qui leur
sont Êtrangers et qui souvent ne savent pas mËme qu'ils existent.
Mais il fut bientÆt tirÊ de ces rÊflexions par Lubin, qui poussait des
hurlements et criait de toutes ses forces au secours.
Planchet lui appliqua la main sur la gorge et serra de toutes ses
forces.
" Monsieur, dit-il, tant que je le tiendrai ainsi, il ne criera pas,
j'en suis bien sÙr ; mais aussitÆt que je le l×cherai, il va se remettre Á
crier. Je le reconnais pour un Normand, et les Normands sont entËtÊs. "
En effet, tout comprimÊ qu'il Êtait, Lubin essayait encore de filer des
sons.
" Attends ! " dit d'Artagnan.
Et prenant son mouchoir, il le b×illonna.
" Maintenant, dit Planchet, lions-le Á un arbre. "
La chose fut faite en conscience, puis on tira le comte de Wardes prÉs
de son domestique ; et comme la nuit commenÚait Á tomber et que le garrottÊ
et le blessÊ Êtaient tous deux Á quelques pas dans le bois, il Êtait Êvident
qu'ils devaient rester jusqu'au lendemain.
" Et maintenant, dit d'Artagnan, chez le gouverneur !
-- Mais vous Ëtes blessÊ, ce me semble ? dit Planchet.
-- Ce n'est rien, occupons-nous du plus pressÊ ; puis nous reviendrons
Á ma blessure, qui, au reste, ne me paraÏt pas trÉs dangereuse. "
Et tous deux s'acheminÉrent Á grands pas vers la campagne du digne
fonctionnaire.
On annonÚa M. le comte de Wardes.
D'Artagnan fut introduit.
" Vous avez un ordre signÊ du cardinal ? dit le gouverneur.
-- Oui, Monsieur, rÊpondit d'Artagnan, le voici.
-- Ah ! ah ! il est en rÉgle et bien recommandÊ, dit le gouverneur.
-- C'est tout simple, rÊpondit d'Artagnan, je suis de ses plus fidÉles.
-- Il paraÏt que Son Eminence veut empËcher quelqu'un de parvenir en
Angleterre.
-- Oui, un certain d'Artagnan, un gentilhomme bÊarnais qui est parti de
Paris avec trois de ses amis dans l'intention de gagner Londres.
-- Le connaissez-vous personnellement ? demanda le gouverneur.
-- Qui cela ?
-- Ce d'Artagnan ?
-- A merveille.
-- Donnez-moi son signalement alors.
-- Rien de plus facile. "
Et d'Artagnan donna trait pour trait le signalement du comte de Wardes.
" Est-il accompagnÊ ? demanda le gouverneur.
-- Oui, d'un valet nommÊ Lubin.
-- On veillera sur eux, et si on leur met la main dessus, Son Eminence
peut Ëtre tranquille, ils seront reconduits Á Paris sous bonne escorte.
-- Et ce faisant, Monsieur le gouverneur, dit d'Artagnan, vous aurez
bien mÊritÊ du cardinal.
-- Vous le reverrez Á votre retour, Monsieur le comte ?
-- Sans aucun doute.
-- Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur.
-- Je n'y manquerai pas. "
Et joyeux de cette assurance, le gouverneur visa le laissez-passer et
le remit Á d'Artagnan.
D'Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles, il salua le
gouverneur, le remercia et partit.
Une fois dehors, lui et Planchet prirent leur course, et faisant un
long dÊtour, ils ÊvitÉrent le bois et rentrÉrent par une autre porte.
Le b×timent Êtait toujours prËt Á partir, le patron attendait sur le
port.
" Eh bien ? dit-il en apercevant d'Artagnan.
-- Voici ma passe visÊe, dit celui-ci.
-- Et cet autre gentilhomme ?
-- Il ne partira pas aujourd'hui, dit d'Artagnan, mais soyez
tranquille, je paierai le passage pour nous deux.
-- En ce cas, partons, dit le patron.
-- Partons ! " rÊpÊta d'Artagnan.
Et il sauta avec Planchet dans le canot ; cinq minutes aprÉs, ils
Êtaient Á bord.
Il Êtait temps : Á une demi-lieue en mer, d'Artagnan vit briller une
lumiÉre et entendit une dÊtonation.
C'Êtait le coup de canon qui annonÚait la fermeture du port.
Il Êtait temps de s'occuper de sa blessure ; heureusement, comme
l'avait pensÊ d'Artagnan, elle n'Êtait pas des plus dangereuses : la pointe
de l'ÊpÊe avait rencontrÊ une cÆte et avait glissÊ le long de l'os ; de
plus, la chemise s'Êtait collÊe aussitÆt Á la plaie, et Á peine avait-elle
rÊpandu quelques gouttes de sang.
D'Artagnan Êtait brisÊ de fatigue : on lui Êtendit un matelas sur le
pont, il se jeta dessus et s'endormit.
Le lendemain, au point du jour, il se trouva Á trois ou quatre lieues
seulement des cÆtes d'Angleterre ; la brise avait ÊtÊ faible toute la nuit,
et l'on avait peu marchÊ.
A dix heures, le b×timent jetait l'ancre dans le port de Douvres.
A dix heures et demie, d'Artagnan mettait le pied sur la terre
d'Angleterre, en s'Êcriant :
" Enfin, m'y voilÁ ! "
Mais ce n'Êtait pas tout : il fallait gagner Londres. En Angleterre, la
poste Êtait assez bien servie. D'Artagnan et Planchet prirent chacun un
bidet, un postillon courut devant eux ; en quatre heures ils arrivÉrent aux
portes de la capitale.
D'Artagnan ne connaissait pas Londres, d'Artagnan ne savait pas un mot
d'anglais ; mais il Êcrivit le nom de Buckingham sur un papier, et chacun
lui indiqua l'hÆtel du duc.
Le duc Êtait Á la chasse Á Windsor, avec le roi.
D'Artagnan demanda le valet de chambre de confiance du duc, qui,
l'ayant accompagnÊ dans tous ses voyages, parlait parfaitement franÚais ; il
lui dit qu'il arrivait de Paris pour affaire de vie et de mort, et qu'il
fallait qu'il parl×t Á son maÏtre Á l'instant mËme.
La confiance avec laquelle parlait d'Artagnan convainquit Patrice ;
c'Êtait le nom de ce ministre du ministre. Il fit seller deux chevaux et se
chargea de conduire le jeune garde. Quant Á Planchet, on l'avait descendu de
sa monture, raide comme un jonc : le pauvre garÚon Êtait au bout de ses
forces ; d'Artagnan semblait de fer.
On arriva au ch×teau ; lÁ on se renseigna : le roi et Buckingham
chassaient Á l'oiseau dans des marais situÊs Á deux ou trois lieues de lÁ.
En vingt minutes on fut au lieu indiquÊ. BientÆt Patrice entendit la
voix de son maÏtre, qui appelait son faucon.
" Qui faut-il que j'annonce Á Milord duc ? demanda Patrice.
-- Le jeune homme qui, un soir, lui a cherchÊ une querelle sur le Pont-
Neuf, en face de la Samaritaine.
-- SinguliÉre recommandation !
-- Vous verrez qu'elle en vaut bien une autre. "
Patrice mit son cheval au galop, atteignit le duc et lui annonÚa dans
les termes que nous avons dits qu'un messager l'attendait.
Buckingham reconnut d'Artagnan Á l'instant mËme, et se doutant que
quelque chose se passait en France dont on lui faisait parvenir la nouvelle,
il ne prit que le temps de demander oÝ Êtait celui qui la lui apportait ; et
ayant reconnu de loin l'uniforme des gardes, il mit son cheval au galop et
vint droit Á d'Artagnan. Patrice, par discrÊtion, se tint Á l'Êcart.
" Il n'est point arrivÊ malheur Á la reine ? s'Êcria Buckingham,
rÊpandant toute sa pensÊe et tout son amour dans cette interrogation.
-- Je ne crois pas ; cependant je crois qu'elle court quelque grand
pÊril dont Votre Gr×ce seule peut la tirer.
-- Moi ? s'Êcria Buckingham. Eh quoi ! je serais assez heureux pour lui
Ëtre bon Á quelque chose ! Parlez ! parlez !
-- Prenez cette lettre, dit d'Artagnan.
-- Cette lettre ! de qui vient cette lettre ?
-- De Sa MajestÊ, Á ce que je pense.
-- De Sa MajestÊ ! " dit Buckingham, p×lissant si fort que d'Artagnan
crut qu'il allait se trouver mal.
Et il brisa le cachet.
" Quelle est cette dÊchirure ? dit-il en montrant Á d'Artagnan un
endroit oÝ elle Êtait percÊe Á jour.
-- Ah ! ah ! dit d'Artagnan, je n'avais pas vu cela ; c'est l'ÊpÊe du
comte de Wardes qui aura fait ce beau coup en me trouant la poitrine.
-- Vous Ëtes blessÊ ? demanda Buckingham en rompant le cachet.
-- Oh ! rien ! dit d'Artagnan, une Êgratignure.
-- Juste Ciel ! qu'ai-je lu ! s'Êcria le duc. Patrice, reste ici, ou
plutÆt rejoins le roi partout oÝ il sera, et dis Á Sa MajestÊ que je la
supplie bien humblement de m'excuser, mais qu'une affaire de la plus haute
importance me rappelle Á Londres. Venez, Monsieur, venez. "
Et tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale.
CHAPITRE XXI. LA COMTESSE DE WINTER
Tout le long de la route, le duc se fit mettre au courant par
d'Artagnan non pas de tout ce qui s'Êtait passÊ, mais de ce que d'Artagnan
savait. En rapprochant ce qu'il avait entendu sortir de la bouche du jeune
homme de ses souvenirs Á lui, il put donc se faire une idÊe assez exacte
d'une position de la gravitÊ de laquelle, au reste, la lettre de la reine,
si courte et si peu explicite qu'elle fÙt, lui donnait la mesure. Mais ce
qui l'Êtonnait surtout, c'est que le cardinal, intÊressÊ comme il l'Êtait Á
ce que le jeune homme ne mÏt pas le pied en Angleterre, ne fÙt point parvenu
Á l'arrËter en route. Ce fut alors, et sur la manifestation de cet
Êtonnement, que d'Artagnan lui raconta les prÊcautions prises, et comment,
gr×ce au dÊvouement de ses trois amis qu'il avait ÊparpillÊs tout sanglants
sur la route, il Êtait arrivÊ Á en Ëtre quitte pour le coup d'ÊpÊe qui avait
traversÊ le billet de la reine, et qu'il avait rendu Á M. de Wardes en si
terrible monnaie. Tout en Êcoutant ce rÊcit, fait avec la plus grande
simplicitÊ, le duc regardait de temps en temps le jeune homme d'un air
ÊtonnÊ, comme s'il n'eÙt pas pu comprendre que tant de prudence, de courage
et de dÊvouement s'alli×t avec un visage qui n'indiquait pas encore vingt
ans.
Les chevaux allaient comme le vent, et en quelques minutes ils furent
aux portes de Londres. D'Artagnan avait cru qu'en arrivant dans la ville le
duc allait ralentir l'allure du sien, mais il n'en fut pas ainsi : il
continua sa route Á fond de train, s'inquiÊtant peu de renverser ceux qui
Êtaient sur son chemin. En effet, en traversant la CitÊ, deux ou trois
accidents de ce genre arrivÉrent ; mais Buckingham ne dÊtourna pas mËme la
tËte pour regarder ce qu'Êtaient devenus ceux qu'il avait culbutÊs.
D'Artagnan le suivait au milieu de cris qui ressemblaient fort Á des
malÊdictions.
En entrant dans la cour de l'hÆtel, Buckingham sauta Á bas de son
cheval, et, sans s'inquiÊter de ce qu'il deviendrait, il lui jeta la bride
sur le cou et s'ÊlanÚa vers le perron. D'Artagnan en fit autant, avec un peu
plus d'inquiÊtude, cependant, pour ces nobles animaux dont il avait pu
apprÊcier le mÊrite ; mais il eut la consolation de voir que trois ou quatre
valets s'Êtaient dÊjÁ ÊlancÊs des cuisines et des Êcuries, et s'emparaient
aussitÆt de leurs montures.
Le duc marchait si rapidement, que d'Artagnan avait peine Á le suivre.
Il traversa successivement plusieurs salons d'une ÊlÊgance dont les plus
grands seigneurs de France n'avaient pas mËme l'idÊe, et il parvint enfin
dans une chambre Á coucher qui Êtait Á la fois un miracle de goÙt et de
richesse. Dans l'alcÆve de cette chambre Êtait une porte, prise dans la
tapisserie, que le duc ouvrit avec une petite clef d'or qu'il portait
suspendue Á son cou par une chaÏne du mËme mÊtal. Par discrÊtion, d'Artagnan
Êtait restÊ en arriÉre ; mais au moment oÝ Buckingham franchissait le seuil
de cette porte, il se retourna, et voyant l'hÊsitation du jeune homme :
" Venez, lui dit-il, et si vous avez le bonheur d'Ëtre admis en la
prÊsence de Sa MajestÊ, dites-lui ce que vous avez vu. "
EncouragÊ par cette invitation, d'Artagnan suivit le duc, qui referma
la porte derriÉre lui.
Tous deux se trouvÉrent alors dans une petite chapelle toute tapissÊe
de soie de Perse et brochÊe d'or, ardemment ÊclairÊe par un grand nombre de
bougies. Au-dessus d'une espÉce d'autel, et au-dessous d'un dais de velours
bleu surmontÊ de plumes blanches et rouges, Êtait un portrait de grandeur
naturelle reprÊsentant Anne d'Autriche, si parfaitement ressemblant, que
d'Artagnan poussa un cri de surprise : on eÙt cru que la reine allait
parler.
Sur l'autel, et au-dessous du portrait, Êtait le coffret qui renfermait
les ferrets de diamants.
Le duc s'approcha de l'autel, s'agenouilla comme eÙt pu faire un prËtre
devant le Christ ; puis il ouvrit le coffret.
" Tenez, lui dit-il en tirant du coffre un gros noeud de ruban bleu
tout Êtincelant de diamants ; tenez, voici ces prÊcieux ferrets avec
lesquels j'avais fait le serment d'Ëtre enterrÊ. La reine me les avait
donnÊs, la reine me les reprend : sa volontÊ, comme celle de Dieu, soit
faite en toutes choses. "
Puis il se mit Á baiser les uns aprÉs les autres ces ferrets dont il
fallait se sÊparer. Tout Á coup, il poussa un cri terrible.
" Qu'y a-t-il ? demanda d'Artagnan avec inquiÊtude, et que vous
arrive-t-il, Milord ?
-- Il y a que tout est perdu, s'Êcria Buckingham en devenant p×le comme
un trÊpassÊ ; deux de ces ferrets manquent, il n'y en a plus que dix.
-- Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu'on les lui ait volÊs ?
-- On me les a volÊs, reprit le duc, et c'est le cardinal qui a fait le
coup. Tenez, voyez, les rubans qui les soutenaient ont ÊtÊ coupÊs avec des
ciseaux.
-- Si Milord pouvait se douter qui a commis le vol... Peut-Ëtre la
personne les a-t-elle encore entre les mains.
-- Attendez, attendez ! s'Êcria le duc. La seule fois que j'ai mis ces
ferrets, c'Êtait au bal du roi, il y a huit jours, Á Windsor. La comtesse de
Winter, avec laquelle j'Êtais brouillÊ, s'est rapprochÊe de moi Á ce bal. Ce
raccommodement, c'Êtait une vengeance de femme jalouse. Depuis ce jour, je
ne l'ai pas revue. Cette femme est un agent du cardinal.
-- Mais il en a donc dans le monde entier ! s'Êcria d'Artagnan.
-- Oh ! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de colÉre ; oui,
c'est un terrible lutteur. Mais cependant, quand doit avoir lieu ce bal ?
-- Lundi prochain.
-- Lundi prochain ! cinq jours encore, c'est plus de temps qu'il ne
nous en faut. Patrice ! s'Êcria le duc en ouvrant la porte de la chapelle,
Patrice ! "
Son valet de chambre de confiance parut.
" Mon joaillier et mon secrÊtaire ! "
Le valet de chambre sortit avec une promptitude et un mutisme qui
prouvaient l'habitude qu'il avait contractÊe d'obÊir aveuglÊment et sans
rÊplique.
Mais, quoique ce fÙt le joaillier qui eÙt ÊtÊ appelÊ le premier, ce fut
le secrÊtaire qui parut d'abord. C'Êtait tout simple, il habitait l'hÆtel.
Il trouva Buckingham assis devant une table dans sa chambre Á coucher, et
Êcrivant quelques ordres de sa propre main.
" Monsieur Jackson, lui dit-il, vous allez vous rendre de ce pas chez
le lord-chancelier, et lui dire que je le charge de l'exÊcution de ces
ordres. Je dÊsire qu'ils soient promulguÊs Á l'instant mËme.
-- Mais, Monseigneur, si le lord-chancelier m'interroge sur les motifs
qui ont pu porter Votre Gr×ce Á une mesure si extraordinaire, que
rÊpondrai-je ?
-- Que tel a ÊtÊ mon bon plaisir, et que je n'ai de compte Á rendre Á
personne de ma volontÊ.
-- Sera-ce la rÊponse qu'il devra transmettre Á Sa MajestÊ, reprit en
souriant le secrÊtaire, si par hasard Sa MajestÊ avait la curiositÊ de
savoir pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir des ports de la Grande-
Bretagne ?
-- Vous avez raison, Monsieur, rÊpondit Buckingham ; il dirait en ce
cas au roi que j'ai dÊcidÊ la guerre, et que cette mesure est mon premier
acte d'hostilitÊ contre la France. "
Le secrÊtaire s'inclina et sortit.
" Nous voilÁ tranquilles de ce cÆtÊ, dit Buckingham en se retournant
vers d'Artagnan. Si les ferrets ne sont point dÊjÁ partis pour la France,
ils n'y arriveront qu'aprÉs vous.
-- Comment cela ?
-- Je viens de mettre un embargo sur tous les b×timents qui se trouvent
Á cette heure dans les ports de Sa MajestÊ, et, Á moins de permission
particuliÉre, pas un seul n'osera lever l'ancre. "
D'Artagnan regarda avec stupÊfaction cet homme qui mettait le pouvoir
illimitÊ dont il Êtait revËtu par la confiance d'un roi au service de ses
amours. Buckingham vit, Á l'expression du visage du jeune homme, ce qui se
passait dans sa pensÊe, et il sourit.
" Oui, dit-il, oui, c'est qu'Anne d'Autriche est ma vÊritable reine ;
sur un mot d'elle, je trahirais mon pays, je trahirais mon roi, je trahirais
mon Dieu. Elle m'a demandÊ de ne point envoyer aux protestants de La
Rochelle le secours que je leur avais promis, et je l'ai fait. Je manquais Á
ma parole, mais qu'importe ! j'obÊissais Á son dÊsir ; n'ai-je point ÊtÊ
grandement payÊ de mon obÊissance, dites ? car c'est Á cette obÊissance que
je dois son portrait. "
D'Artagnan admira Á quels fils fragiles et inconnus sont parfois
suspendues les destinÊes d'un peuple et la vie des hommes.
Il en Êtait au plus profond de ses rÊflexions, lorsque l'orfÉvre entra
: c'Êtait un Irlandais des plus habiles dans son art, et qui avouait lui-
mËme qu'il gagnait cent mille livres par an avec le duc de Buckingham.
" Monsieur O'Reilly, lui dit le duc en le conduisant dans la chapelle,
voyez ces ferrets de diamants, et dites-moi ce qu'ils valent la piÉce. "
L'orfÉvre jeta un seul coup d'oeil sur la faÚon ÊlÊgante dont ils
Êtaient montÊs, calcula l'un dans l'autre la valeur des diamants, et sans
hÊsitation aucune :
" Quinze cents pistoles la piÉce, Milord, rÊpondit-il.
-- Combien faudrait-il de jours pour faire deux ferrets comme ceux-lÁ ?
Vous voyez qu'il en manque deux.
-- Huit jours, Milord.
-- Je les paierai trois mille pistoles la piÉce, il me les faut
aprÉs-demain.
-- Milord les aura.
-- Vous Ëtes un homme prÊcieux, Monsieur O'Reilly, mais ce n'est pas le
tout : ces ferrets ne peuvent Ëtre confiÊs Á personne, il faut qu'ils soient
faits dans ce palais.
-- Impossible, Milord, il n'y a que moi qui puisse les exÊcuter pour
qu'on ne voie pas la diffÊrence entre les nouveaux et les anciens.
-- Aussi, mon cher Monsieur O'Reilly, vous Ëtes mon prisonnier, et vous
voudriez sortir Á cette heure de mon palais que vous ne le pourriez pas ;
prenez-en donc votre parti. Nommez-moi ceux de vos garÚons dont vous aurez
besoin, et dÊsignez-moi les ustensiles qu'ils doivent apporter. "
L'orfÉvre connaissait le duc, il savait que toute observation Êtait
inutile, il en prit donc Á l'instant mËme son parti.
" Il me sera permis de prÊvenir ma femme ? demanda-t-il.
-- Oh ! il vous sera mËme permis de la voir, mon cher Monsieur O'Reilly
: votre captivitÊ sera douce, soyez tranquille ; et comme tout dÊrangement
vaut un dÊdommagement, voici, en dehors du prix des deux ferrets, un bon de
mille pistoles pour vous faire oublier l'ennui que je vous cause. "
D'Artagnan ne revenait pas de la surprise que lui causait ce ministre,
qui remuait Á pleines mains les hommes et les millions.
Quant Á l'orfÉvre, il Êcrivit Á sa femme en lui envoyant le bon de
mille pistoles, et en la chargeant de lui retourner en Êchange son plus
habile apprenti, un assortiment de diamants dont il lui donnait le poids et
le titre, et une liste des outils qui lui Êtaient nÊcessaires.
Buckingham conduisit l'orfÉvre dans la chambre qui lui Êtait destinÊe,
et qui, au bout d'une demi-heure, fut transformÊe en atelier. Puis il mit
une sentinelle Á chaque porte, avec dÊfense de laisser entrer qui que ce
fÙt, Á l'exception de son valet de chambre Patrice. Il est inutile d'ajouter
qu'il Êtait absolument dÊfendu Á l'orfÉvre O'Reilly et Á son aide de sortir
sous quelque prÊtexte que ce fÙt. Ce point rÊglÊ, le duc revint Á
d'Artagnan.
" Maintenant, mon jeune ami, dit-il, l'Angleterre est Á nous deux ; que
voulez-vous, que dÊsirez-vous ?
-- Un lit, rÊpondit d'Artagnan ; c'est, pour le moment, je l'avoue, la
chose dont j'ai le plus besoin. "
Buckingham donna Á d'Artagnan une chambre qui touchait Á la sienne. Il
voulait garder le jeune homme sous sa main, non pas qu'il se dÊfi×t de lui,
mais pour avoir quelqu'un Á qui parler constamment de la reine.
Une heure aprÉs fut promulguÊe dans Londres l'ordonnance de ne laisser
sortir des ports aucun b×timent chargÊ pour la France, pas mËme le paquebot
des lettres. Aux yeux de tous, c'Êtait une dÊclaration de guerre entre les
deux royaumes.
Le surlendemain, Á onze heures, les deux ferrets en diamants Êtaient
achevÊs, mais si exactement imitÊs, mais si parfaitement pareils, que
Buckingham ne put reconnaÏtre les nouveaux des anciens, et que les plus
exercÊs en pareille matiÉre y auraient ÊtÊ trompÊs comme lui.
AussitÆt il fit appeler d'Artagnan.
" Tenez, lui dit-il, voici les ferrets de diamants que vous Ëtes venu
chercher, et soyez mon tÊmoin que tout ce que la puissance humaine pouvait
faire, je l'ai fait.
-- Soyez tranquille, Milord : je dirai ce que j'ai vu ; mais Votre
Gr×ce me remet les ferrets sans la boÏte ?
-- La boÏte vous embarrasserait. D'ailleurs la boÏte m'est d'autant
plus prÊcieuse, qu'elle me reste seule. Vous direz que je la garde.
-- Je ferai votre commission mot Á mot, Milord.
-- Et maintenant, reprit Buckingham en regardant fixement le jeune
homme, comment m'acquitterai-je jamais envers vous ? "
D'Artagnan rougit jusqu'au blanc des yeux. Il vit que le duc cherchait
un moyen de lui faire accepter quelque chose, et cette idÊe que le sang de
ses compagnons et le sien lui allait Ëtre payÊ par de l'or anglais lui
rÊpugnait Êtrangement.
" Entendons-nous, Milord, rÊpondit d'Artagnan, et pesons bien les faits
d'avance, afin qu'il n'y ait point de mÊprise. Je suis au service du roi et
de la reine de France, et fais partie de la compagnie des gardes de M. des
Essarts, lequel, ainsi que son beau-frÉre M. de TrÊville, est tout
particuliÉrement attachÊ Á Leurs MajestÊs. J'ai donc tout fait pour la reine
et rien pour Votre Gr×ce. Il y a plus, c'est que peut-Ëtre n'eussÊ-je rien
fait de tout cela, s'il ne se fÙt agi d'Ëtre agrÊable Á quelqu'un qui est ma
dame Á moi, comme la reine est la vÆtre.
-- Oui, dit le duc en souriant, et je crois mËme connaÏtre cette autre
personne, c'est...
-- Milord, je ne l'ai point nommÊe, interrompit vivement le jeune
homme.
-- C'est juste, dit le duc ; c'est donc Á cette personne que je dois
Ëtre reconnaissant de votre dÊvouement.
-- Vous l'avez dit, Milord, car justement Á cette heure qu'il est
question de guerre, je vous avoue que je ne vois dans Votre Gr×ce qu'un
Anglais, et par consÊquent qu'un ennemi que je serais encore plus enchantÊ
de rencontrer sur le champ de bataille que dans le parc de Windsor ou dans
les corridors du Louvre ; ce qui, au reste, ne m'empËchera pas d'exÊcuter de
point en point ma mission et de me faire tuer, si besoin est, pour
l'accomplir ; mais, je le rÊpÉte Á Votre Gr×ce, sans qu'elle ait
personnellement pour cela plus Á me remercier de ce que je fais pour moi
dans cette seconde entrevue, que de ce que j'ai dÊjÁ fait pour elle dans la
premiÉre.
-- Nous disons, nous : " Fier comme un Ecossais " , murmura Buckingham.
-- Et nous disons, nous : " Fier comme un Gascon " , rÊpondit
d'Artagnan. Les Gascons sont les Ecossais de la France. "
D'Artagnan salua le duc et s'apprËta Á partir.
" Eh bien, vous vous en allez comme cela ? Par oÝ ? Comment ?
-- C'est vrai.
-- Dieu me damne ! les FranÚais ne doutent de rien !
-- J'avais oubliÊ que l'Angleterre Êtait une Ïle, et que vous en Êtiez
le roi.
-- Allez au port, demandez le brick le Sund , remettez cette lettre au
capitaine ; il vous conduira Á un petit port oÝ certes on ne vous attend
pas, et oÝ n'abordent ordinairement que des b×timents pËcheurs.
-- Ce port s'appelle ?
-- Saint-Valery ; mais, attendez donc : arrivÊ lÁ, vous entrerez dans
une mauvaise auberge sans nom et sans enseigne, un vÊritable bouge Á
matelots ; il n'y a pas Á vous tromper, il n'y en a qu'une.
-- AprÉs ?
-- Vous demanderez l'hÆte, et vous lui direz : Forward .
-- Ce qui veut dire ?
-- En avant : c'est le mot d'ordre. Il vous donnera un cheval tout
sellÊ et vous indiquera le chemin que vous devez suivre ; vous trouverez
ainsi quatre relais sur votre route. Si vous voulez, Á chacun d'eux, donner
votre adresse Á Paris, les quatre chevaux vous y suivront ; vous en
connaissez dÊjÁ deux, et vous m'avez paru les apprÊcier en amateur : ce sont
ceux que nous montions ; rapportez-vous-en Á moi, les autres ne leur sont
point infÊrieurs. Ces quatre chevaux sont ÊquipÊs pour la campagne. Si fier
que vous soyez, vous ne refuserez pas d'en accepter un et de faire accepter
les trois autres Á vos compagnons : c'est pour nous faire la guerre,
d'ailleurs. La fin excuse les moyens, comme vous dites, vous autres
FranÚais, n'est-ce pas ?
-- Oui, Milord, j'accepte, dit d'Artagnan ; et s'il plaÏt Á Dieu, nous
ferons bon usage de vos prÊsents.
-- Maintenant, votre main, jeune homme ; peut-Ëtre nous
rencontrerons-nous bientÆt sur le champ de bataille ; mais, en attendant,
nous nous quitterons bons amis, je l'espÉre.
-- Oui, Milord, mais avec l'espÊrance de devenir ennemis bientÆt.
-- Soyez tranquille, je vous le promets.
-- Je compte sur votre parole, Milord. "
D'Artagnan salua le duc et s'avanÚa vivement vers le port.
En face la Tour de Londres, il trouva le b×timent dÊsignÊ, remit sa
lettre au capitaine, qui la fit viser par le gouverneur du port, et
appareilla aussitÆt.
Cinquante b×timents Êtaient en partance et attendaient.
En passant bord Á bord de l'un d'eux, d'Artagnan crut reconnaÏtre la
femme de Meung, la mËme que le gentilhomme inconnu avait appelÊe " Milady "
, et que lui, d'Artagnan, avait trouvÊe si belle ; mais gr×ce au courant du
fleuve et au bon vent qui soufflait, son navire allait si vite qu'au bout
d'un instant on fut hors de vue.
Le lendemain, vers neuf heures du matin, on aborda Á Saint-Valery.
D'Artagnan se dirigea Á l'instant mËme vers l'auberge indiquÊe, et la
reconnut aux cris qui s'en Êchappaient : on parlait de guerre entre
l'Angleterre et la France comme de chose prochaine et indubitable, et les
matelots joyeux faisaient bombance.
D'Artagnan fendit la foule, s'avanÚa vers l'hÆte, et prononÚa le mot
Forward . A l'instant mËme, l'hÆte lui fit signe de le suivre, sortit avec
lui par une porte qui donnait dans la cour, le conduisit Á l'Êcurie oÝ
l'attendait un cheval tout sellÊ, et lui demanda s'il avait besoin de
quelque autre chose.
" J'ai besoin de connaÏtre la route que je dois suivre, dit d'Artagnan.
-- Allez d'ici Á Blangy, et de Blangy Á Neufch×tel. A Neufch×tel,
entrez Á l'auberge de la Herse d'Or , donnez le mot d'ordre Á l'hÆtelier, et
vous trouverez comme ici un cheval tout sellÊ.
-- Dois-je quelque chose ? demanda d'Artagnan.
-- Tout est payÊ, dit l'hÆte, et largement. Allez donc, et que Dieu
vous conduise !
-- Amen ! " rÊpondit le jeune homme en partant au galop.
Quatre heures aprÉs, il Êtait Á Neufch×tel.
Il suivit strictement les instructions reÚues ; Á Neufch×tel, comme Á
Saint-Valery, il trouva une monture toute sellÊe et qui l'attendait ; il
voulut transporter les pistolets de la selle qu'il venait de quitter Á la
selle qu'il allait prendre : les fontes Êtaient garnies de pistolets
pareils.
" Votre adresse Á Paris ?
-- HÆtel des Gardes, compagnie des Essarts.
-- Bien, rÊpondit celui-ci.
-- Quelle route faut-il prendre ? demanda Á son tour d'Artagnan.
-- Celle de Rouen ; mais vous laisserez la ville Á votre droite. Au
petit village d'Ecouis, vous vous arrËterez, il n'y a qu'une auberge, l'Ecu
de France . Ne la jugez pas d'aprÉs son apparence ; elle aura dans ses
Êcuries un cheval qui vaudra celui-ci.
-- MËme mot d'ordre ?
-- Exactement.
-- Adieu, maÏtre !
-- Bon voyage, gentilhomme ! avez-vous besoin de quelque chose ? "
D'Artagnan fit signe de la tËte que non, et repartit Á fond de train. A
Ecouis, la mËme scÉne se rÊpÊta : il trouva un hÆte aussi prÊvenant, un
cheval frais et reposÊ ; il laissa son adresse comme il l'avait fait, et
repartit du mËme train pour Pontoise. A Pontoise, il changea une derniÉre
fois de monture, et Á neuf heures il entrait au grand galop dans la cour de
l'hÆtel de M. de TrÊville.
Il avait fait prÉs de soixante lieues en douze heures.
M. de TrÊville le reÚut comme s'il l'avait vu le matin mËme ;
seulement, en lui serrant la main un peu plus vivement que de coutume, il
lui annonÚa que la compagnie de M. des Essarts Êtait de garde au Louvre et
qu'il pouvait se rendre Á son poste.
CHAPITRE XXII. LE BALLET DE LA MERLAISON
Le lendemain, il n'Êtait bruit dans tout Paris que du bal que MM. les
Êchevins de la ville donnaient au roi et Á la reine, et dans lequel Leurs
MajestÊs devaient danser le fameux ballet de la Merlaison, qui Êtait le
ballet favori du roi.
Depuis huit jours on prÊparait, en effet, toutes choses Á l'HÆtel de
Ville pour cette solennelle soirÊe. Le menuisier de la ville avait dressÊ
des Êchafauds sur lesquels devaient se tenir les dames invitÊes ; l'Êpicier
de la ville avait garni les salles de deux cents flambeaux de cire blanche,
ce qui Êtait un luxe inouÐ pour cette Êpoque ; enfin vingt violons avaient
ÊtÊ prÊvenus, et le prix qu'on leur accordait avait ÊtÊ fixÊ au double du
prix ordinaire, attendu, dit ce rapport, qu'ils devaient sonner toute la
nuit.
A dix heures du matin, le sieur de La Coste, enseigne des gardes du
roi, suivi de deux exempts et de plusieurs archers du corps, vint demander
au greffier de la ville, nommÊ ClÊment, toutes les clefs des portes, des
chambres et bureaux de l'HÆtel. Ces clefs lui furent remises Á l'instant
mËme ; chacune d'elles portait un billet qui devait servir Á la faire
reconnaÏtre, et Á partir de ce moment le sieur de La Coste fut chargÊ de la
garde de toutes les portes et de toutes les avenues.
A onze heures vint Á son tour Duhallier, capitaine des gardes, amenant
avec lui cinquante archers qui se rÊpartirent aussitÆt dans l'HÆtel de
Ville, aux portes qui leur avaient ÊtÊ assignÊes.
A trois heures arrivÉrent deux compagnies des gardes, l'une franÚaise,
l'autre suisse. La compagnie des gardes franÚaises Êtait composÊe moitiÊ des
hommes de M. Duhallier, moitiÊ des hommes de M. des Essarts.
A six heures du soir, les invitÊs commencÉrent Á entrer. A mesure
qu'ils entraient, ils Êtaient placÊs dans la grande salle, sur les Êchafauds
prÊparÊs.
A neuf heures arriva Mme la premiÉre prÊsidente. Comme c'Êtait, aprÉs
la reine, la personne la plus considÊrable de la fËte, elle fut reÚue par
Messieurs de la ville et placÊe dans la loge en face de celle que devait
occuper la reine. .
A dix heures on dressa la collation des confitures pour le roi, dans la
petite salle du cÆtÊ de l'Êglise Saint-Jean, et cela en face du buffet
d'argent de la ville, qui Êtait gardÊ par quatre archers.
A minuit on entendit de grands cris et de nombreuses acclamations :
c'Êtait le roi qui s'avanÚait Á travers les rues qui conduisent du Louvre Á
l'HÆtel de Ville, et qui Êtaient toutes illuminÊes avec des lanternes de
couleur.
AussitÆt MM. les Êchevins, vËtus de leurs robes de drap et prÊcÊdÊs de
six sergents tenant chacun un flambeau Á la main, allÉrent au-devant du roi,
qu'ils rencontrÉrent sur les degrÊs, oÝ le prÊvÆt des marchands lui fit
compliment sur sa bienvenue, compliment auquel Sa MajestÊ rÊpondit en
s'excusant d'Ëtre venue si tard, mais en rejetant la faute sur M. le
cardinal, lequel l'avait retenue jusqu'Á onze heures pour parler des
affaires de l'Etat.
Sa MajestÊ, en habit de cÊrÊmonie, Êtait accompagnÊe de S. A. R.
Monsieur, du comte de Soissons, du grand prieur, du duc de Longueville, du
duc d'Elbeuf, du comte d'Harcourt, du comte de La Roche-Guyon, de M. de
Liancourt, de M. de Baradas, du comte de Cramail et du chevalier de
Souveray.
Chacun remarqua que le roi avait l'air triste et prÊoccupÊ.
Un cabinet avait ÊtÊ prÊparÊ pour le roi, et un autre pour Monsieur.
Dans chacun de ces cabinets Êtaient dÊposÊs des habits de masques. Autant
avait ÊtÊ fait pour la reine et pour Mme la prÊsidente. Les seigneurs et les
dames de la suite de Leurs MajestÊs devaient s'habiller deux par deux dans
des chambres prÊparÊes Á cet effet.
Avant d'entrer dans le cabinet, le roi recommanda qu'on le vÏnt
prÊvenir aussitÆt que paraÏtrait le cardinal.
Une demi-heure aprÉs l'entrÊe du roi, de nouvelles acclamations
retentirent : celles-lÁ annonÚaient l'arrivÊe de la reine : les Êchevins
firent ainsi qu'ils avaient fait dÊjÁ, et, prÊcÊdÊs des sergents, ils
s'avancÉrent au-devant de leur illustre convive.
La reine entra dans la salle : on remarqua que, comme le roi, elle
avait l'air triste et surtout fatiguÊ.
Au moment oÝ elle entrait, le rideau d'une petite tribune qui jusque-lÁ
Êtait restÊ fermÊ s'ouvrit, et l'on vit apparaÏtre la tËte p×le du cardinal
vËtu en cavalier espagnol. Ses yeux se fixÉrent sur ceux de la reine, et un
sourire de joie terrible passa sur ses lÉvres : la reine n'avait pas ses
ferrets de diamants.
La reine resta quelque temps Á recevoir les compliments de Messieurs de
la ville et Á rÊpondre aux saluts des dames.
Tout Á coup, le roi apparut avec le cardinal Á l'une des portes de la
salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi Êtait trÉs p×le.
Le roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son pourpoint Á
peine nouÊs, il s'approcha de la reine, et d'une voix altÊrÊe :
" Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s'il vous plaÏt, n'avez-vous point
vos ferrets de diamants, quand vous savez qu'il m'eÙt ÊtÊ agrÊable de les
voir ? "
La reine Êtendit son regard autour d'elle, et vit derriÉre le roi le
cardinal qui souriait d'un sourire diabolique.
" Sire, rÊpondit la reine d'une voix altÊrÊe, parce qu'au milieu de
cette grande foule j'ai craint qu'il ne leur arriv×t malheur.
-- Et vous avez eu tort, Madame ! Si je vous ai fait ce cadeau, c'Êtait
pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous avez eu tort. "
Et la voix du roi Êtait tremblante de colÉre ; chacun regardait et
Êcoutait avec Êtonnement, ne comprenant rien Á ce qui se passait.
" Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au Louvre, oÝ ils
sont, et ainsi les dÊsirs de Votre MajestÊ seront accomplis.
-- Faites, Madame, faites, et cela au plus tÆt : car dans une heure le
ballet va commencer. "
La reine salua en signe de soumission et suivit les dames qui devaient
la conduire Á son cabinet.
De son cÆtÊ, le roi regagna le sien.
Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion.
Tout le monde avait pu remarquer qu'il s'Êtait passÊ quelque chose
entre le roi et la reine ; mais tous deux avaient parlÊ si bas, que, chacun
par respect s'Êtant ÊloignÊ de quelques pas, personne n'avait rien entendu.
Les violons sonnaient de toutes leurs forces, mais on ne les Êcoutait pas.
Le roi sortit le premier de son cabinet ; il Êtait en costume de chasse
des plus ÊlÊgants, et Monsieur et les autres seigneurs Êtaient habillÊs
comme lui. C'Êtait le costume que le roi portait le mieux, et vËtu ainsi il
semblait vÊritablement le premier gentilhomme de son royaume.
Le cardinal s'approcha du roi et lui remit une boÏte. Le roi l'ouvrit
et y trouva deux ferrets de diamants.
" Que veut dire cela ? demanda-t-il au cardinal.
-- Rien, rÊpondit celui-ci ; seulement si la reine a les ferrets, ce
dont je doute, comptez-les, Sire, et si vous n'en trouvez que dix, demandez
Á Sa MajestÊ qui peut lui avoir dÊrobÊ les deux ferrets que voici. "
Le roi regarda le cardinal comme pour l'interroger ; mais il n'eut le
temps de lui adresser aucune question : un cri d'admiration sortit de toutes
les bouches. Si le roi semblait le premier gentilhomme de son royaume, la
reine Êtait Á coup sÙr la plus belle femme de France.
Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait Á merveille ;
elle avait un chapeau de feutre avec des plumes bleues, un surtout en
velours gris perle rattachÊ avec des agrafes de diamants, et une jupe de
satin bleu toute brodÊe d'argent. Sur son Êpaule gauche Êtincelaient les
ferrets soutenus par un noeud de mËme couleur que les plumes et la jupe.
Le roi tressaillit de joie et le cardinal de colÉre ; cependant,
distants comme ils l'Êtaient de la reine, ils ne pouvaient compter les
ferrets ; la reine les avait, seulement en avait-elle dix ou en avait-elle
douze ?
En ce moment, les violons sonnÉrent le signal du ballet. Le roi
s'avanÚa vers Mme la prÊsidente, avec laquelle il devait danser, et S. A. R.
Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le ballet commenÚa.
Le roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu'il passait prÉs
d'elle, il dÊvorait du regard ces ferrets, dont il ne pouvait savoir le
compte. Une sueur froide couvrait le front du cardinal.
Le ballet dura une heure ; il avait seize entrÊes.
Le ballet finit au milieu des applaudissements de toute la salle,
chacun reconduisit sa dame Á sa place ; mais le roi profita du privilÉge
qu'il avait de laisser la sienne oÝ il se trouvait, pour s'avancer vivement
vers la reine.
" Je vous remercie, Madame, lui dit-il, de la dÊfÊrence que vous avez
montrÊe pour mes dÊsirs, mais je crois qu'il vous manque deux ferrets, et je
vous les rapporte. "
A ces mots, il tendit Á la reine les deux ferrets que lui avait remis
le cardinal.
" Comment, Sire ! s'Êcria la jeune reine jouant la surprise, vous m'en
donnez encore deux autres ; mais alors, cela m'en fera donc quatorze ? "
En effet, le roi compta, et les douze ferrets se trouvÉrent sur
l'Êpaule de Sa MajestÊ.
Le roi appela le cardinal :
" Eh bien, que signifie cela, Monsieur le cardinal ? demanda le roi
d'un ton sÊvÉre.
-- Cela signifie, Sire, rÊpondit le cardinal, que je dÊsirais faire
accepter ces deux ferrets Á Sa MajestÊ, et que n'osant les lui offrir
moi-mËme, j'ai adoptÊ ce moyen.
-- Et j'en suis d'autant plus reconnaissante Á Votre Eminence, rÊpondit
Anne d'Autriche avec un sourire qui prouvait qu'elle n'Êtait pas dupe de
cette ingÊnieuse galanterie, que je suis certaine que ces deux ferrets vous
coÙtent aussi cher Á eux seuls que les douze autres ont coÙtÊ Á Sa MajestÊ.
"
Puis, ayant saluÊ le roi et le cardinal, la reine reprit le chemin de
la chambre oÝ elle s'Êtait habillÊe et oÝ elle devait se dÊvËtir.
L'attention que nous avons ÊtÊ obligÊs de donner pendant le
commencement de ce chapitre aux personnages illustres que nous y avons
introduits nous a ÊcartÊs un instant de celui Á qui Anne d'Autriche devait
le triomphe inouÐ qu'elle venait de remporter sur le cardinal, et qui,
confondu, ignorÊ, perdu dans la foule entassÊe Á l'une des portes, regardait
de lÁ cette scÉne comprÊhensible seulement pour quatre personnes : le roi,
la reine, Son Eminence et lui.
La reine venait de regagner sa chambre, et d'Artagnan s'apprËtait Á se
retirer, lorsqu'il sentit qu'on lui touchait lÊgÉrement l'Êpaule ; il se
retourna, et vit une jeune femme qui lui faisait signe de la suivre. Cette
jeune femme avait le visage couvert d'un loup de velours noir, mais malgrÊ
cette prÊcaution, qui, au reste, Êtait bien plutÆt prise pour les autres que
pour lui, il reconnut Á l'instant mËme son guide ordinaire, la lÊgÉre et
spirituelle Mme Bonacieux.
La veille ils s'Êtaient vus Á peine chez le suisse Germain, oÝ
d'Artagnan l'avait fait demander. La h×te qu'avait la jeune femme de porter
Á la reine cette excellente nouvelle de l'heureux retour de son messager fit
que les deux amants ÊchangÉrent Á peine quelques paroles. D'Artagnan suivit
donc Mme Bonacieux, mÙ par un double sentiment, l'amour et la curiositÊ.
Pendant toute la route, et Á mesure que les corridors devenaient plus
dÊserts, d'Artagnan voulait arrËter la jeune femme, la saisir, la
contempler, ne fÙt-ce qu'un instant ; mais, vive comme un oiseau, elle
glissait toujours entre ses mains, et lorsqu'il voulait parler, son doigt
ramenÊ sur sa bouche avec un petit geste impÊratif plein de charme lui
rappelait qu'il Êtait sous l'empire d'une puissance Á laquelle il devait
aveuglÊment obÊir, et qui lui interdisait jusqu'Á la plus lÊgÉre plainte ;
enfin, aprÉs une minute ou deux de tours et de dÊtours, Mme Bonacieux ouvrit
une porte et introduisit le jeune homme dans un cabinet tout Á fait obscur.
LÁ elle lui fit un nouveau signe de mutisme, et ouvrant une seconde porte
cachÊe par une tapisserie dont les ouvertures rÊpandirent tout Á coup une
vive lumiÉre, elle disparut.
D'Artagnan demeura un instant immobile et se demandant oÝ il Êtait,
mais bientÆt un rayon de lumiÉre qui pÊnÊtrait par cette chambre, l'air
chaud et parfumÊ qui arrivait jusqu'Á lui, la conversation de deux ou trois
femmes, au langage Á la fois respectueux et ÊlÊgant, le mot de MajestÊ
plusieurs fois rÊpÊtÊ, lui indiquÉrent clairement qu'il Êtait dans un
cabinet attenant Á la chambre de la reine.
Le jeune homme se tint dans l'ombre et attendit.
La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait fort Êtonner les
personnes qui l'entouraient, et qui avaient au contraire l'habitude de la
voir presque toujours soucieuse. La reine rejetait ce sentiment joyeux sur
la beautÊ de la fËte, sur le plaisir que lui avait fait Êprouver le ballet,
et comme il n'est pas permis de contredire une reine, qu'elle sourie ou
qu'elle pleure, chacun renchÊrissait sur la galanterie de MM. les Êchevins
de la ville de Paris.
Quoique d'Artagnan ne connÙt point la reine, il distingua sa voix des
autres voix, d'abord Á un lÊger accent Êtranger, puis Á ce sentiment de
domination naturellement empreint dans toutes les paroles souveraines. Il
l'entendait s'approcher et s'Êloigner de cette porte ouverte, et deux ou
trois fois il vit mËme l'ombre d'un corps intercepter la lumiÉre.
Enfin, tout Á coup une main et un bras adorables de forme et de
blancheur passÉrent Á travers la tapisserie ; d'Artagnan comprit que c'Êtait
sa rÊcompense : il se jeta Á genoux, saisit cette main et appuya
respectueusement ses lÉvres ; puis cette main se retira laissant dans les
siennes un objet qu'il reconnut pour Ëtre une bague ; aussitÆt la porte se
referma, et d'Artagnan se retrouva dans la plus complÉte obscuritÊ.
D'Artagnan mit la bague Á son doigt et attendit de nouveau ; il Êtait
Êvident que tout n'Êtait pas fini encore.
AprÉs la rÊcompense de son dÊvouement venait la rÊcompense de son
amour. D'ailleurs, le ballet Êtait dansÊ, mais la soirÊe Êtait Á peine
commencÊe : on soupait Á trois heures, et l'horloge Saint-Jean, depuis
quelque temps dÊjÁ, avait sonnÊ deux heures trois quarts.
En effet, peu Á peu le bruit des voix diminua dans la chambre voisine ;
puis on l'entendit s'Êloigner ; puis la porte du cabinet oÝ Êtait d'Artagnan
se rouvrit, et Mme Bonacieux s'y ÊlanÚa.
" Vous, enfin ! s'Êcria d'Artagnan.
-- Silence ! dit la jeune femme en appuyant sa main sur les lÉvres du
jeune homme : silence ! et allez-vous-en par oÝ vous Ëtes venu.
-- Mais oÝ et quand vous reverrai-je ? s'Êcria d'Artagnan.
-- Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira. Partez,
partez ! "
Et Á ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa d'Artagnan
hors du cabinet.
D'Artagnan obÊit comme un enfant, sans rÊsistance et sans objection
aucune, ce qui prouve qu'il Êtait bien rÊellement amoureux.
CHAPITRE XXIII. LE RENDEZ-VOUS
D'Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu'il fÙt plus de trois
heures du matin, et qu'il eÙt les plus mÊchants quartiers de Paris Á
traverser, il ne fit aucune mauvaise rencontre. On sait qu'il y a un dieu
pour les ivrognes et les amoureux.
Il trouva la porte de son allÊe entrouverte, monta son escalier, et
frappa doucement et d'une faÚon convenue entre lui et son laquais. Planchet,
qu'il avait renvoyÊ deux heures auparavant de l'HÆtel de Ville en lui
recommandant de l'attendre, vint lui ouvrir la porte.
" Quelqu'un a-t-il apportÊ une lettre pour moi ? demanda vivement
d'Artagnan.
-- Personne n'a apportÊ de lettre, Monsieur, rÊpondit Planchet ; mais
il y en a une qui est venue toute seule.
-- Que veux-tu dire, imbÊcile ?
-- Je veux dire qu'en rentrant, quoique j'eusse la clef de votre
appartement dans ma poche et que cette clef ne m'eÙt point quittÊ, j'ai
trouvÊ une lettre sur le tapis vert de la table, dans votre chambre Á
coucher.
-- Et oÝ est cette lettre ?
-- Je l'ai laissÊe oÝ elle Êtait, Monsieur. Il n'est pas naturel que
les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fenËtre Êtait ouverte encore,
ou seulement entreb×illÊe, je ne dis pas ; mais non, tout Êtait
hermÊtiquement fermÊ. Monsieur, prenez garde, car il y a trÉs certainement
quelque magie lÁ-dessous. "
Pendant ce temps, le jeune homme s'ÊlanÚait dans la chambre et ouvrait
la lettre ; elle Êtait de Mme Bonacieux, et conÚue en ces termes :
" On a de vifs remerciements Á vous faire et Á vous transmettre.
Trouvez-vous ce soir vers dix heures Á Saint-Cloud, en face du pavillon qui
s'ÊlÉve Á l'angle de la maison de M. d'EstrÊes.
" C. B. "
En lisant cette lettre, d'Artagnan sentait son coeur se dilater et
s'Êtreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le coeur des amants.
C'Êtait le premier billet qu'il recevait, c'Êtait le premier
rendez-vous qui lui Êtait accordÊ. Son coeur, gonflÊ par l'ivresse de la
joie, se sentait prËt Á dÊfaillir sur le seuil de ce paradis terrestre qu'on
appelait l'amour.
" Eh bien, Monsieur, dit Planchet, qui avait vu son maÏtre rougir et
p×lir successivement ; Eh bien, n'est-ce pas que j'avais devinÊ juste et que
c'est quelque mÊchante affaire ?
-- Tu te trompes, Planchet, rÊpondit d'Artagnan, et la preuve, c'est
que voici un Êcu pour que tu boives Á ma santÊ.
-- Je remercie Monsieur de l'Êcu qu'il me donne, et je lui promets de
suivre exactement ses instructions ; mais il n'en est pas moins vrai que les
lettres qui entrent ainsi dans les maisons fermÊes...
-- Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel.
-- Alors, Monsieur est content ? demanda Planchet.
-- Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes !
-- Et je puis profiter du bonheur de Monsieur pour aller me coucher ?
-- Oui, va.
-- Que toutes les bÊnÊdictions du Ciel tombent sur Monsieur, mais il
n'en est pas moins vrai que cette lettre... "
Et Planchet se retira en secouant la tËte avec un air de doute que
n'Êtait point parvenue Á effacer entiÉrement la libÊralitÊ de d'Artagnan.
RestÊ seul, d'Artagnan lut et relut son billet, puis il baisa et
rebaisa vingt fois ces lignes tracÊes par la main de sa belle maÏtresse.
Enfin il se coucha, s'endormit et fit des rËves d'or.
A sept heures du matin, il se leva et appela Planchet, qui, au second
appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoyÊ des inquiÊtudes de la
veille.
" Planchet, lui dit d'Artagnan, je sors pour toute la journÊe peut-Ëtre
; tu es donc libre jusqu'Á sept heures du soir ; mais, Á sept heures du
soir, tiens-toi prËt avec deux chevaux.
-- Allons ! dit Planchet, il paraÏt que nous allons encore nous faire
traverser la peau en plusieurs endroits.
-- Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets.
-- Eh bien, que disais-je ? s'Êcria Planchet. LÁ, j'en Êtais sÙr ;,
maudite lettre !
-- Mais rassure-toi donc, imbÊcile, il s'agit tout simplement d'une
partie de plaisir.
-- Oui ! comme les voyages d'agrÊment de l'autre jour, oÝ il pleuvait
des balles et oÝ il poussait des chausse-trapes.
-- Au reste, si vous avez peur, Monsieur Planchet, reprit d'Artagnan,
j'irai sans vous ; j'aime mieux voyager seul que d'avoir un compagnon qui
tremble.
-- Monsieur me fait injure, dit Planchet ; il me semblait cependant
qu'il m'avait vu Á l'oeuvre.
-- Oui, mais j'ai cru que tu avais usÊ tout ton courage d'une seule
fois.
-- Monsieur verra que dans l'occasion il m'en reste encore ; seulement
je prie Monsieur de ne pas trop le prodiguer, s'il veut qu'il m'en reste
longtemps.
-- Crois-tu en avoir encore une certaine somme Á dÊpenser ce soir ?
-- Je l'espÉre :
-- Eh bien, je compte sur toi.
-- A l'heure dite, je serai prËt ; seulement je croyais que Monsieur
n'avait qu'un cheval Á l'Êcurie des gardes.
-- Peut-Ëtre n'y en a-t-il qu'un encore dans ce moment-ci, mais ce soir
il y en aura quatre.
-- Il paraÏt que notre voyage Êtait un voyage de remonte ?
-- Justement " , dit d'Artagnan.
Et ayant fait Á Planchet un dernier geste de recommandation, il sortit.
M. Bonacieux Êtait sur sa porte. L'intention de d'Artagnan Êtait de
passer outre, sans parler au digne mercier ; mais celui-ci fit un salut si
doux et si bÊnin, que force fut Á son locataire non seulement de le lui
rendre, mais encore de lier conversation avec lui.
Comment d'ailleurs ne pas avoir un peu de condescendance pour un mari
dont la femme vous a donnÊ un rendez-vous le soir mËme Á Saint-Cloud, en
face du pavillon de M. d'EstrÊes ! D'Artagnan s'approcha de l'air le plus
aimable qu'il put prendre.
La conversation tomba tout naturellement sur l'incarcÊration du pauvre
homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d'Artagnan eÙt entendu sa conversation
avec l'inconnu de Meung, raconta Á son jeune locataire les persÊcutions de
ce monstre de M. de Laffemas, qu'il ne cessa de qualifier pendant tout son
rÊcit du titre de bourreau du cardinal et s'Êtendit longuement sur la
Bastille, les verrous, les guichets, les soupiraux, les grilles et les
instruments de torture.
D'Artagnan l'Êcouta avec une complaisance exemplaire ; puis, lorsqu'il
eut fini :
" Et Mme Bonacieux, dit-il enfin savez-vous qui l'avait enlevÊe ? car
je n'oublie pas que c'est Á cette circonstance f×cheuse que je dois le
bonheur d'avoir fait votre connaissance.
-- Ah ! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gardÊs de me le dire, et ma
femme de son cÆtÊ m'a jurÊ ses grands dieux qu'elle ne le savait pas. Mais
vous-mËme, continua M. Bonacieux d'un ton de bonhomie parfaite, qu'Ëtes-vous
devenu tous ces jours passÊs ? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce
n'est pas sur le pavÊ de Paris, je pense, que vous avez ramassÊ toute la
poussiÉre que Planchet Êpoussetait hier sur vos bottes.
-- Vous avez raison, mon cher Monsieur Bonacieux, mes amis et moi nous
avons fait un petit voyage.
-- Loin d'ici ?
-- Oh ! mon Dieu non, Á une quarantaine de lieues seulement ; nous
avons ÊtÊ conduire M. Athos aux eaux de Forges, oÝ mes amis sont restÊs.
-- Et vous Ëtes revenu, vous, n'est-ce pas ? reprit M. Bonacieux en
donnant Á sa physionomie son air le plus malin. Un beau garÚon comme vous
n'obtient pas de longs congÊs de sa maÏtresse, et nous Êtions impatiemment
attendu Á Paris, n'est-ce pas ?
-- Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous l'avoue, d'autant
mieux, mon cher Monsieur Bonacieux, que je vois qu'on ne peut rien vous
cacher. Oui, j'Êtais attendu, et bien impatiemment, je vous en rÊponds. "
Un lÊger nuage passa sur le front de Bonacieux, mais si lÊger, que
d'Artagnan ne s'en aperÚut pas.
" Et nous allons Ëtre rÊcompensÊ de notre diligence ? continua le
mercier avec une lÊgÉre altÊration dans la voix, altÊration que d'Artagnan
ne remarqua pas plus qu'il n'avait fait du nuage momentanÊ qui, un instant
auparavant, avait assombri la figure du digne homme.
-- Ah ! faites donc le bon apÆtre ! dit en riant d'Artagnan.
-- Non, ce que je vous en dis, reprit Bonacieux, c'est seulement pour
savoir si nous rentrons tard.
-- Pourquoi cette question, mon cher hÆte ? demanda d'Artagnan ; est-
ce que vous comptez m'attendre ?
-- Non, c'est que depuis mon arrestation et le vol qui a ÊtÊ commis
chez moi, je m'effraie chaque fois que j'entends ouvrir une porte, et
surtout la nuit. Dame, que voulez-vous ! je ne suis point homme d'ÊpÊe, moi
!
-- Eh bien, ne vous effrayez pas si je rentre Á une heure, Á deux ou
trois heures du matin ; si je ne rentre pas du tout, ne vous effrayez pas
encore. "
Cette fois, Bonacieux devint si p×le, que d'Artagnan ne put faire
autrement que de s'en apercevoir, et lui demanda ce qu'il avait.
" Rien, rÊpondit Bonacieux, rien. Depuis mes malheurs seulement, je
suis sujet Á des faiblesses qui me prennent tout Á coup, et je viens de me
sentir passer un frisson. Ne faites pas attention Á cela, vous qui n'avez Á
vous occuper que d'Ëtre heureux.
-- Alors j'ai de l'occupation, car je le suis.
-- Pas encore, attendez donc, vous avez dit : Á ce soir.
-- Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci ! et peut-Ëtre l'attendez-vous
avec autant d'impatience que moi. Peut-Ëtre, ce soir, Mme Bonacieux
visitera-t-elle le domicile conjugal.
-- Mme Bonacieux n'est pas libre ce soir, rÊpondit gravement le mari ;
elle est retenue au Louvre par son service.
-- Tant pis pour vous, mon cher hÆte, tant pis ; quand je suis heureux,
moi, je voudrais que tout le monde le fÙt ; mais il paraÏt que ce n'est pas
possible. "
Et le jeune homme s'Êloigna en riant aux Êclats de la plaisanterie que
lui seul, pensait-il, pouvait comprendre.
" Amusez-vous bien ! " rÊpondit Bonacieux d'un air sÊpulcral.
Mais d'Artagnan Êtait dÊjÁ trop loin pour l'entendre, et l'eÙt-il
entendu, dans la disposition d'esprit oÝ il Êtait, il ne l'eÙt certes pas
remarquÊ.
Il se dirigea vers l'hÆtel de M. de TrÊville ; sa visite de la veille
avait ÊtÊ, on se le rappelle, trÉs courte et trÉs peu explicative.
Il trouva M. de TrÊville dans la joie de son ×me. Le roi et la reine
avaient ÊtÊ charmants pour lui au bal. Il est vrai que le cardinal avait ÊtÊ
parfaitement maussade.
A une heure du matin, il s'Êtait retirÊ sous prÊtexte qu'il Êtait
indisposÊ. Quant Á Leurs MajestÊs, elles n'Êtaient rentrÊes au Louvre qu'Á
six heures du matin.
" Maintenant, dit M. de TrÊville en baissant la voix et en interrogeant
du regard tous les angles de l'appartement pour voir s'ils Êtaient bien
seuls, maintenant parlons de vous, mon jeune ami, car il est Êvident que
votre heureux retour est pour quelque chose dans la joie du roi, dans le
triomphe de la reine et dans l'humiliation de Son Eminence. Il s'agit de
bien vous tenir.
-- Qu'ai-je Á craindre, rÊpondit d'Artagnan, tant que j'aurai le
bonheur de jouir de la faveur de Leurs MajestÊs ?
-- Tout, croyez-moi. Le cardinal n'est point homme Á oublier une
mystification tant qu'il n'aura pas rÊglÊ ses comptes avec le mystificateur,
et le mystificateur m'a bien l'air d'Ëtre certain Gascon de ma connaissance.
-- Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancÊ que vous et sache que
c'est moi qui ai ÊtÊ Á Londres ?
-- Diable ! vous avez ÊtÊ Á Londres. Est-ce de Londres que vous avez
rapportÊ ce beau diamant qui brille Á votre doigt ? Prenez garde, mon cher
d'Artagnan, ce n'est pas une bonne chose que le prÊsent d'un ennemi ; n'y
a-t-il pas lÁ-dessus certain vers latin... Attendez donc...
-- Oui, sans doute, reprit d'Artagnan, qui n'avait jamais pu se fourrer
la premiÉre rÉgle du rudiment dans la tËte, et qui, par ignorance, avait
fait le dÊsespoir de son prÊcepteur ; oui, sans doute, il doit y en avoir
un.
-- Il y en a un certainement, dit M. de TrÊville, qui avait une teinte
de lettres, et M. de Benserade me le citait l'autre jour... Attendez donc...
Ah ! m'y voici :
... timeo Danaos et dona ferentes.
" Ce qui veut dire : DÊfiez-vous de l'ennemi qui vous fait des
prÊsents. "
-- Ce diamant ne vient pas d'un ennemi, Monsieur, reprit d'Artagnan, il
vient de la reine.
-- De la reine ! oh ! oh ! dit M. de TrÊville. Effectivement, c'est un
vÊritable bijou royal, qui vaut mille pistoles comme un denier. Par qui la
reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau ?
-- Elle me l'a remis elle-mËme.
-- OÝ cela ?
-- Dans le cabinet attenant Á la chambre oÝ elle a changÊ de toilette.
-- Comment ?
-- En me donnant sa main Á baiser.
-- Vous avez baisÊ la main de la reine ! s'Êcria M. de TrÊville en
regardant d'Artagnan.
-- Sa MajestÊ m'a fait l'honneur de m'accorder cette gr×ce !
-- Et cela en prÊsence de tÊmoins ? Imprudente, trois fois imprudente !
-- Non, Monsieur, rassurez-vous, personne ne l'a vue " , reprit
d'Artagnan. Et il raconta Á M. de TrÊville comment les choses s'Êtaient
passÊes.
" Oh ! les femmes, les femmes ! s'Êcria le vieux soldat, je les
reconnais bien Á leur imagination romanesque ; tout ce qui sent le
mystÊrieux les charme ; ainsi vous avez vu le bras, voilÁ tout ; vous
rencontreriez la reine, que vous ne la reconnaÏtriez pas ; elle vous
rencontrerait ; qu'elle ne saurait pas qui vous Ëtes.
-- Non, mais gr×ce Á ce diamant... , reprit le jeune homme.
-- Ecoutez, dit M. de TrÊville, voulez-vous que je vous donne un
conseil, un bon conseil, un conseil d'ami ?
-- Vous me ferez honneur, Monsieur, dit d'Artagnan.
-- Eh bien, allez chez le premier orfÉvre venu et vendez-lui ce diamant
pour le prix qu'il vous en donnera ; si juif qu'il soit, vous en trouverez
toujours bien huit cents pistoles. Les pistoles n'ont pas de nom, jeune
homme, et cette bague en a un terrible, ce qui peut trahir celui qui la
porte.
-- Vendre cette bague ! une bague qui vient de ma souveraine ! jamais,
dit d'Artagnan.
-- Alors tournez-en le chaton en dedans, pauvre fou, car on sait qu'un
cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans l'Êcrin de sa mÉre.
-- Vous croyez donc que j'ai quelque chose Á craindre ? demanda
d'Artagnan.
-- C'est-Á-dire, jeune homme, que celui qui s'endort sur une mine dont
la mÉche est allumÊe doit se regarder comme en sÙretÊ en comparaison de
vous.
-- Diable ! dit d'Artagnan, que le ton d'assurance de M. de TrÊville
commenÚait Á inquiÊter : diable, que faut-il faire ?
-- Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Le cardinal
a la mÊmoire tenace et la main longue ; croyez-moi, il vous jouera quelque
tour.
-- Mais lequel ?
-- Eh ! le sais-je, moi ! est-ce qu'il n'a pas Á son service toutes les
ruses du dÊmon ? Le moins qui puisse vous arriver est qu'on vous arrËte.
-- Comment ! on oserait arrËter un homme au service de Sa MajestÊ ?
-- Pardieu ! on s'est bien gËnÊ pour Athos ! En tout cas, jeune homme,
croyez-en un homme qui est depuis trente ans Á la cour : ne vous endormez
pas dans votre sÊcuritÊ, ou vous Ëtes perdu. Bien au contraire, et c'est moi
qui vous le dis, voyez des ennemis partout. Si l'on vous cherche querelle,
Êvitez-la, fÙt-ce un enfant de dix ans qui vous la cherche ; si l'on vous
attaque de nuit ou de jour, battez en retraite et sans honte ; si vous
traversez un pont, t×tez les planches, de peur qu'une planche ne vous manque
sous le pied ; si vous passez devant une maison qu'on b×tit, regardez en
l'air de peur qu'une pierre ne vous tombe sur la tËte ; si vous rentrez
tard, faites-vous suivre par votre laquais, et que votre laquais soit armÊ,
si toutefois vous Ëtes sÙr de votre laquais. DÊfiez-vous de tout le monde,
de votre ami, de votre frÉre, de votre maÏtresse, de votre maÏtresse
surtout. "
D'Artagnan rougit.
" De ma maÏtresse, rÊpÊta-t-il machinalement ; et pourquoi plutÆt
d'elle que d'un autre ?
-- C'est que la maÏtresse est un des moyens favoris du cardinal, il
n'en a pas de plus expÊditif : une femme vous vend pour dix pistoles, tÊmoin
Dalila. Vous savez les Ecritures, hein ? "
D'Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donnÊ Mme Bonacieux pour
le soir mËme ; mais nous devons dire, Á la louange de notre hÊros, que la
mauvaise opinion que M. de TrÊville avait des femmes en gÊnÊral ne lui
inspira pas le moindre petit soupÚon contre sa jolie hÆtesse.
" Mais, Á propos, reprit M. de TrÊville, que sont devenus vos trois
compagnons ?
-- J'allais vous demander si vous n'en aviez pas appris quelques
nouvelles.
-- Aucune, Monsieur.
-- Eh bien, je les ai laissÊs sur ma route : Porthos Á Chantilly, avec
un duel sur les bras ; Aramis Á CrÉvecoeur, avec une balle dans l'Êpaule ;
et Athos Á Amiens, avec une accusation de faux monnayeur sur le corps.
-- Voyez-vous ! dit M. de TrÊville ; et comment vous Ëtes-vous ÊchappÊ,
vous ?
-- Par miracle, Monsieur, je dois le dire, avec un coup d'ÊpÊe dans la
poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur le revers de la route de
Calais, comme un papillon Á une tapisserie.
-- Voyez-vous encore ! de Wardes, un homme au cardinal, un cousin de
Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une idÊe.
-- Dites, Monsieur.
-- A votre place, je ferais une chose.
-- Laquelle ?
-- Tandis que Son Eminence me ferait chercher Á Paris, je reprendrais,
moi, sans tambour ni trompette, la route de Picardie, et je m'en irais
savoir des nouvelles de mes trois compagnons. Que diable ! ils mÊritent bien
cette petite attention de votre part.
-- Le conseil est bon, Monsieur, et demain je partirai.
-- Demain ! et pourquoi pas ce soir ?
-- Ce soir, Monsieur, je suis retenu Á Paris par une affaire
indispensable.
-- Ah ! jeune homme ! jeune homme ! quelque amourette ? Prenez garde,
je vous le rÊpÉte : c'est la femme qui nous a perdus, tous tant que nous
sommes. Croyez-moi, partez ce soir.
-- Impossible ! Monsieur.
-- Vous avez donc donnÊ votre parole ?
-- Oui, Monsieur.
-- Alors c'est autre chose ; mais promettez-moi que si vous n'Ëtes pas
tuÊ cette nuit, vous partirez demain.
-- Je vous le promets.
-- Avez-vous besoin d'argent ?
-- J'ai encore cinquante pistoles. C'est autant qu'il m'en faut, je le
pense.
-- Mais vos compagnons ?
-- Je pense qu'ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes sortis de
Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos poches.
-- Vous reverrai-je avant votre dÊpart ?
-- Non, pas que je pense, Monsieur, Á moins qu'il n'y ait du nouveau.
-- Allons, bon voyage !
-- Merci, Monsieur. "
Et d'Artagnan prit congÊ de M. de TrÊville, touchÊ plus que jamais de
sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires.
Il passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez Aramis. Aucun
d'eux n'Êtait rentrÊ. Leurs laquais aussi Êtaient absents, et l'on n'avait
des nouvelles ni des uns, ni des autres.
Il se serait bien informÊ d'eux Á leurs maÏtresses, mais il ne
connaissait ni celle de Porthos, ni celle d'Aramis ; quant Á Athos, il n'en
avait pas.
En passant devant l'hÆtel des Gardes, il jeta un coup d'oeil dans
l'Êcurie : trois chevaux Êtaient dÊjÁ rentrÊs sur quatre. Planchet, tout
Êbahi, Êtait en train de les Êtriller, et avait dÊjÁ fini avec deux d'entre
eux.
" Ah ! Monsieur, dit Planchet en apercevant d'Artagnan, que je suis
aise de vous voir !
-- Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le jeune homme.
-- Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre hÆte ?
-- Moi ? pas le moins du monde.
-- Oh ! que vous faites bien, Monsieur.
-- Mais d'oÝ vient cette question ?
-- De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous observais sans
vous Êcouter ; Monsieur, sa figure a changÊ deux ou trois fois de couleur.
-- Bah !
-- Monsieur n'a pas remarquÊ cela, prÊoccupÊ qu'il Êtait de la lettre
qu'il venait de recevoir ; mais moi, au contraire, que l'Êtrange faÚon dont
cette lettre Êtait parvenue Á la maison avait mis sur mes gardes, je n'ai
pas perdu un mouvement de sa physionomie.
-- Et tu l'as trouvÊe... ?
-- TraÏtreuse, Monsieur.
-- Vraiment !
-- De plus, aussitÆt que Monsieur l'a eu quittÊ et qu'il a disparu au
coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau, a fermÊ sa porte et s'est
mis Á courir par la rue opposÊe.
-- En effet, tu as raison, Planchet tout cela me paraÏt fort louche,
et, sois tranquille, nous ne lui paierons pas notre loyer que la chose ne
nous ait ÊtÊ catÊgoriquement expliquÊe.
-- Monsieur plaisante, mais Monsieur verra.
-- Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est Êcrit !
-- Monsieur ne renonce donc pas Á sa promenade de ce soir ?
-- Bien au contraire, Planchet, plus j'en voudrai Á M. Bonacieux, et
plus j'irai au rendez-vous que m'a donnÊ cette lettre qui t'inquiÉte tant.
-- Alors, si c'est la rÊsolution de Monsieur...
-- InÊbranlable, mon ami ; ainsi donc, Á neuf heures, tiens-toi prËt
ici, Á l'hÆtel ; je viendrai te prendre. "
Planchet, voyant qu'il n'y avait plus aucun espoir de faire renoncer
son maÏtre Á son projet, poussa un profond soupir, et se mit Á Êtriller le
troisiÉme cheval.
Quant Á d'Artagnan, comme c'Êtait au fond un garÚon plein de prudence,
au lieu de rentrer chez lui, il s'en alla dÏner chez ce prËtre gascon qui,
au moment de la dÊtresse des quatre amis, leur avait donnÊ un dÊjeuner de
chocolat.
CHAPITRE XXIV. LE PAVILLON
A neuf heures, d'Artagnan Êtait Á l'hÆtel des Gardes ; il trouva
Planchet sous les armes. Le quatriÉme cheval Êtait arrivÊ.
Planchet Êtait armÊ de son mousqueton et d'un pistolet. D'Artagnan
avait son ÊpÊe et passa deux pistolets Á sa ceinture, puis tous deux
enfourchÉrent chacun un cheval et s'ÊloignÉrent sans bruit. Il faisait nuit
close, et personne ne les vit sortir. Planchet se mit Á la suite de son
maÏtre, et marcha par-derriÉre Á dix pas.
D'Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la ConfÊrence et
suivit alors le chemin, bien plus beau alors qu'aujourd'hui, qui mÉne Á
Saint-Cloud.
Tant qu'on fut dans la ville, Planchet garda respectueusement la
distance qu'il s'Êtait imposÊe ; mais dÉs que le chemin commenÚa Á devenir
plus dÊsert et plus obscur, il se rapprocha tout doucement : si bien que,
lorsqu'on entra dans le bois de Boulogne, il se trouva tout naturellement
marcher cÆte Á cÆte avec son maÏtre. En effet, nous ne devons pas dissimuler
que l'oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dans les taillis
sombres lui causaient une vive inquiÊtude. D'Artagnan s'aperÚut qu'il se
passait chez son laquais quelque chose d'extraordinaire.
" Eh bien, Monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu'avons-nous donc ?
-- Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que les bois sont comme les Êglises ?
-- Pourquoi cela, Planchet ?
-- Parce qu'on n'ose point parler haut dans ceux-ci comme dans celles-
lÁ.
-- Pourquoi n'oses-tu parler haut, Planchet ? parce que tu as peur ?
-- Peur d'Ëtre entendu, oui, Monsieur.
-- Peur d'Ëtre entendu ! Notre conversation est cependant morale, mon
cher Planchet, et nul n'y trouverait Á redire.
-- Ah ! Monsieur ! reprit Planchet en revenant Á son idÊe mÉre, que ce
M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans ses sourcils et de dÊplaisant
dans le jeu de ses lÉvres !
-- Qui diable te fait penser Á Bonacieux ?
-- Monsieur, l'on pense Á ce que l'on peut et non pas Á ce que l'on
veut.
-- Parce que tu es un poltron, Planchet.
-- Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la poltronnerie ; la
prudence est une vertu.
-- Et tu es vertueux, n'est-ce pas, Planchet ?
-- Monsieur, n'est-ce point le canon d'un mousquet qui brille lÁ-bas ?
Si nous baissions la tËte ?
-- En vÊritÊ, murmura d'Artagnan, Á qui les recommandations de M. de
TrÊville revenaient en mÊmoire ; en vÊritÊ, cet animal finirait par me faire
peur. "
Et il mit son cheval au trot.
Planchet suivit le mouvement de son maÏtre, exactement comme s'il eÙt
ÊtÊ son ombre, et se retrouva trottant prÉs de lui.
" Est-ce que nous allons marcher comme cela toute la nuit, Monsieur ?
demanda-t-il.
-- Non, Planchet, car tu es arrivÊ, toi.
-- Comment, je suis arrivÊ ? et Monsieur ?
-- Moi, je vais encore Á quelques pas.
-- Et Monsieur me laisse seul ici ?
-- Tu as peur, Planchet ?
-- Non, mais je fais seulement observer Á Monsieur que la nuit sera
trÉs froide, que les fraÏcheurs donnent des rhumatismes, et qu'un laquais
qui a des rhumatismes est un triste serviteur, surtout pour un maÏtre alerte
comme Monsieur.
-- Eh bien, si tu as froid, Planchet, tu entreras dans un de ces
cabarets que tu vois lÁ-bas, et tu m'attendras demain matin Á six heures
devant la porte.
-- Monsieur, j'ai bu et mangÊ respectueusement l'Êcu que vous m'avez
donnÊ ce matin ; de sorte qu'il ne me reste pas un traÏtre sou dans le cas
oÝ j'aurais froid.
-- Voici une demi-pistole. A demain. "
D'Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras de Planchet
et s'Êloigna rapidement en s'enveloppant dans son manteau.
" Dieu que j'ai froid ! " s'Êcria Planchet dÉs qu'il eut perdu son
maÏtre de vue ; -- et pressÊ qu'il Êtait de se rÊchauffer, il se h×ta
d'aller frapper Á la porte d'une maison parÊe de tous les attributs d'un
cabaret de banlieue.
Cependant d'Artagnan, qui s'Êtait jetÊ dans un petit chemin de
traverse, continuait sa route et atteignait Saint-Cloud ; mais, au lieu de
suivre la grande rue, il tourna derriÉre le ch×teau, gagna une espÉce de
ruelle fort ÊcartÊe, et se trouva bientÆt en face du pavillon indiquÊ. Il
Êtait situÊ dans un lieu tout Á fait dÊsert. Un grand mur, Á l'angle duquel
Êtait ce pavillon, rÊgnait d'un cÆtÊ de cette ruelle, et de l'autre une haie
dÊfendait contre les passants un petit jardin au fond duquel s'Êlevait une
maigre cabane.
Il Êtait arrivÊ au rendez-vous, et comme on ne lui avait pas dit
d'annoncer sa prÊsence par aucun signal, il attendit.
Nul bruit ne se faisait entendre, on eÙt dit qu'on Êtait Á cent lieues
de la capitale. D'Artagnan s'adossa Á la haie aprÉs avoir jetÊ un coup
d'oeil derriÉre lui. Par-delÁ cette haie, ce jardin et cette cabane, un
brouillard sombre enveloppait de ses plis cette immensitÊ oÝ dort Paris,
vide, bÊant, immensitÊ oÝ brillaient quelques points lumineux, Êtoiles
funÉbres de cet enfer.
Mais pour d'Artagnan tous les aspects revËtaient une forme heureuse,
toutes les idÊes avaient un sourire, toutes les tÊnÉbres Êtaient diaphanes.
L'heure du rendez-vous allait sonner.
En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint-Cloud
laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante.
Il y avait quelque chose de lugubre Á cette voix de bronze qui se
lamentait ainsi au milieu de la nuit.
Mais chacune de ces heures qui composaient l'heure attendue vibrait
harmonieusement au coeur du jeune homme.
Ses yeux Êtaient fixÊs sur le petit pavillon situÊ Á l'angle de la rue
et dont toutes les fenËtres Êtaient fermÊes par des volets, exceptÊ une
seule du premier Êtage.
A travers cette fenËtre brillait une lumiÉre douce qui argentait le
feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s'Êlevaient formant groupe
en dehors du parc. Evidemment derriÉre cette petite fenËtre, si
gracieusement ÊclairÊe, la jolie Mme Bonacieux l'attendait.
BercÊ par cette douce idÊe, d'Artagnan attendit de son cÆtÊ une demi-
heure sans impatience aucune, les yeux fixÊs sur ce charmant petit sÊjour
dont d'Artagnan apercevait une partie de plafond aux moulures dorÊes,
attestant l'ÊlÊgance du reste de l'appartement.
Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie.
Cette fois-ci, sans que d'Artagnan comprÏt pourquoi, un frisson courut
dans ses veines. Peut-Ëtre aussi le froid commenÚait-il Á le gagner et
prenait-il pour une impression morale une sensation tout Á fait physique.
Puis l'idÊe lui vint qu'il avait mal lu et que le rendez-vous Êtait
pour onze heures seulement.
Il s'approcha de la fenËtre, se plaÚa dans un rayon de lumiÉre, tira sa
lettre de sa poche et la relut ; il ne s'Êtait point trompÊ : le rendez-vous
Êtait bien pour dix heures.
Il alla reprendre son poste, commenÚant Á Ëtre assez inquiet de ce
silence et de cette solitude.
Onze heures sonnÉrent.
D'Artagnan commenÚa Á craindre vÊritablement qu'il ne fÙt arrivÊ
quelque chose Á Mme Bonacieux.
Il frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des amoureux ;
mais personne ne lui rÊpondit : pas mËme l'Êcho.
Alors il pensa avec un certain dÊpit que peut-Ëtre la jeune femme
s'Êtait endormie en l'attendant.
Il s'approcha du mur et essaya d'y monter ; mais le mur Êtait
nouvellement crÊpi, et d'Artagnan se retourna inutilement les ongles.
En ce moment il avisa les arbres, dont la lumiÉre continuait d'argenter
les feuilles, et comme l'un d'eux faisait saillie sur le chemin, il pensa
que du milieu de ses branches son regard pourrait pÊnÊtrer dans le pavillon.
L'arbre Êtait facile. D'ailleurs d'Artagnan avait vingt ans Á peine, et
par consÊquent se souvenait de son mÊtier d'Êcolier. En un instant il fut au
milieu des branches, et par les vitres transparentes ses yeux plongÉrent
dans l'intÊrieur du pavillon.
Chose Êtrange et qui fit frissonner d'Artagnan de la plante des pieds Á
la racine des cheveux, cette douce lumiÉre, cette calme lampe Êclairait une
scÉne de dÊsordre Êpouvantable ; une des vitres de la fenËtre Êtait cassÊe,
la porte de la chambre avait ÊtÊ enfoncÊe et, Á demi brisÊe, pendait Á ses
gonds ; une table qui avait dÙ Ëtre couverte d'un ÊlÊgant souper gisait Á
terre ; les flacons en Êclats, les fruits ÊcrasÊs jonchaient le parquet ;
tout tÊmoignait dans cette chambre d'une lutte violente et dÊsespÊrÊe ;
d'Artagnan crut mËme reconnaÏtre au milieu de ce pËle- mËle Êtrange des
lambeaux de vËtements et quelques taches sanglantes maculant la nappe et les
rideaux.
Il se h×ta de redescendre dans la rue avec un horrible battement de
coeur, il voulait voir s'il ne trouverait pas d'autres traces de violence.
La petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la nuit.
D'Artagnan s'aperÚut alors, chose qu'il n'avait pas remarquÊe d'abord, car
rien ne le poussait Á cet examen, que le sol, battu ici, trouÊ lÁ,
prÊsentait des traces confuses de pas d'hommes, et de pieds de chevaux. En
outre, les roues d'une voiture, qui paraissait venir de Paris, avaient
creusÊ dans la terre molle une profonde empreinte qui ne dÊpassait pas la
hauteur du pavillon et qui retournait vers Paris.
Enfin d'Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva prÉs du mur un
gant de femme dÊchirÊ. Cependant ce gant, par tous les points oÝ il n'avait
pas touchÊ la terre boueuse, Êtait d'une fraÏcheur irrÊprochable. C'Êtait un
de ces gants parfumÊs comme les amants aiment Á les arracher d'une jolie
main.
A mesure que d'Artagnan poursuivait ses investigations, une sueur plus
abondante et plus glacÊe perlait sur son front, son coeur Êtait serrÊ par
une horrible angoisse, sa respiration Êtait haletante ; et cependant il se
disait, pour se rassurer, que ce pavillon n'avait peut-Ëtre rien de commun
avec Mme Bonacieux ; que la jeune femme lui avait donnÊ rendez-vous devant
ce pavillon, et non dans ce pavillon ; qu'elle avait pu Ëtre retenue Á Paris
par son service, par la jalousie de son mari peut- Ëtre.
Mais tous ces raisonnements Êtaient battus en brÉche, dÊtruits,
renversÊs par ce sentiment de douleur intime qui, dans certaines occasions,
s'empare de tout notre Ëtre et nous crie, par tout ce qui est destinÊ chez
nous Á entendre, qu'un grand malheur plane sur nous.
Alors d'Artagnan devint presque insensÊ : il courut sur la grande
route, prit le mËme chemin qu'il avait dÊjÁ fait, s'avanÚa jusqu'au bac, et
interrogea le passeur.
Vers les sept heures du soir, le passeur avait fait traverser la
riviÉre Á une femme enveloppÊe d'une mante noire, qui paraissait avoir le
plus grand intÊrËt Á ne pas Ëtre reconnue ; mais, justement Á cause des
prÊcautions qu'elle prenait, le passeur avait prËtÊ une attention plus
grande, et il avait reconnu que la femme Êtait jeune et jolie.
Il y avait alors, comme aujourd'hui, une foule de jeunes et jolies
femmes qui venaient Á Saint-Cloud et qui avaient intÊrËt Á ne pas Ëtre vues,
et cependant d'Artagnan ne douta point un instant que ce ne fÙt Mme
Bonacieux qu'avait remarquÊe le passeur.
D'Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane du passeur
pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieux et s'assurer qu'il ne
s'Êtait pas trompÊ, que le rendez-vous Êtait bien Á Saint-Cloud et non
ailleurs, devant le pavillon de M. d'EstrÊes et non dans une autre rue.
Tout concourait Á prouver Á d'Artagnan que ses pressentiments ne le
trompaient point et qu'un grand malheur Êtait arrivÊ.
Il reprit le chemin du ch×teau tout courant ; il lui semblait qu'en son
absence quelque chose de nouveau s'Êtait peut-Ëtre passÊ au pavillon et que
des renseignements l'attendaient lÁ.
La ruelle Êtait toujours dÊserte, et la mËme lueur calme et douce
s'Êpanchait de la fenËtre.
D'Artagnan songea alors Á cette masure muette et aveugle mais qui sans
doute avait vu et qui peut-Ëtre pouvait parler.
La porte de clÆture Êtait fermÊe, mais il sauta par-dessus la haie, et
malgrÊ les aboiements du chien Á la chaÏne, il s'approcha de la cabane.
Aux premiers coups qu'il frappa, rien ne rÊpondit.
Un silence de mort rÊgnait dans la cabane comme dans le pavillon ;
cependant, comme cette cabane Êtait sa derniÉre ressource, il s'obstina.
BientÆt il lui sembla entendre un lÊger bruit intÊrieur, bruit
craintif, et qui semblait trembler lui-mËme d'Ëtre entendu.
Alors d'Artagnan cessa de frapper et pria, avec un accent si plein
d'inquiÊtude et de promesses, d'effroi et de cajolerie, que sa voix Êtait de
nature Á rassurer de plus peureux. Enfin un vieux volet vermoulu s'ouvrit,
ou plutÆt s'entreb×illa, et se referma dÉs que la lueur d'une misÊrable
lampe qui brÙlait dans un coin eut ÊclairÊ le baudrier, la poignÊe de l'ÊpÊe
et le pommeau des pistolets de d'Artagnan. Cependant, si rapide qu'eÙt ÊtÊ
le mouvement, d'Artagnan avait eu le temps d'entrevoir une tËte de
vieillard.
" Au nom du Ciel ! dit-il, Êcoutez-moi : j'attendais quelqu'un qui ne
vient pas, je meurs d'inquiÊtude. Serait-il arrivÊ quelque malheur aux
environs ? Parlez. "
La fenËtre se rouvrit lentement, et la mËme figure apparut de nouveau :
seulement elle Êtait plus p×le encore que la premiÉre fois.
D'Artagnan raconta naÐvement son histoire, aux noms prÉs ; il dit
comment il avait rendez-vous avec une jeune femme devant ce pavillon, et
comment, ne la voyant pas venir, il Êtait montÊ sur le tilleul et, Á la
lueur de la lampe, il avait vu le dÊsordre de la chambre.
Le vieillard l'Êcouta attentivement, tout en faisant signe que c'Êtait
bien cela : puis, lorsque d'Artagnan eut fini, il hocha la tËte d'un air qui
n'annonÚait rien de bon.
" Que voulez-vous dire ? s'Êcria d'Artagnan. Au nom du Ciel ! voyons,
expliquez-vous.
-- Oh ! Monsieur, dit le vieillard, ne me demandez rien ; car si je
vous disais ce que j'ai vu, bien certainement il ne m'arriverait rien de
bon.
-- Vous avez donc vu quelque chose ? reprit d'Artagnan. En ce cas, au
nom du Ciel ! continua-t-il en lui jetant une pistole, dites, dites ce que
vous avez vu, et je vous donne ma foi de gentilhomme que pas une de vos
paroles ne sortira de mon coeur. "
Le vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visage de
d'Artagnan, qu'il lui fit signe d'Êcouter et qu'il lui dit Á voix basse :
" Il Êtait neuf heures Á peu prÉs, j'avais entendu quelque bruit dans
la rue et je dÊsirais savoir ce que ce pouvait Ëtre, lorsqu'en m'approchant
de ma porte je m'aperÚus qu'on cherchait Á entrer. Comme je suis pauvre et
que je n'ai pas peur qu'on me vole, j'allai ouvrir et je vis trois hommes Á
quelques pas de lÁ. Dans l'ombre Êtait un carrosse avec des chevaux attelÊs
et des chevaux de main. Ces chevaux de main appartenaient Êvidemment aux
trois hommes qui Êtaient vËtus en cavaliers.
" -- Ah, mes bons Messieurs ! m'Êcriai-je, que demandez-vous ?
" -- Tu dois avoir une Êchelle ? me dit celui qui paraissait le chef de
l'escorte.
" -- Oui, Monsieur ; celle avec laquelle je cueille mes fruits.
" -- Donne-nous-la, et rentre chez toi, voilÁ un Êcu pour le
dÊrangement que nous te causons. Souviens-toi seulement que si tu dis un mot
de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre (car tu regarderas et tu
Êcouteras, quelque menace que nous te fassions, j'en suis sÙr), tu es perdu.
"
" A ces mots, il me jeta un Êcu, que je ramassai, et il prit mon
Êchelle.
" Effectivement, aprÉs avoir refermÊ la porte de la haie derriÉre eux,
je fis semblant de rentrer Á la maison ; mais j'en sortis aussitÆt par la
porte de derriÉre, et, me glissant dans l'ombre, je parvins jusqu'Á cette
touffe de sureau, du milieu de laquelle je pouvais tout voir sans Ëtre vu.
" Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans aucun bruit,
ils en tirÉrent un petit homme, gros, court, grisonnant, mesquinement vËtu
de couleur sombre, lequel monta avec prÊcaution Á l'Êchelle, regarda
sournoisement dans l'intÊrieur de la chambre, redescendit Á pas de loup et
murmura Á voix basse :
" -- C'est elle ! "
" AussitÆt celui qui m'avait parlÊ s'approcha de la porte du pavillon,
l'ouvrit avec une clef qu'il portait sur lui, referma la porte et disparut ;
en mËme temps les deux autres hommes montÉrent Á l'Êchelle. Le petit vieux
demeurait Á la portiÉre, le cocher maintenait les chevaux de la voiture, et
un laquais les chevaux de selle.
" Tout Á coup de grands cris retentirent dans le pavillon, une femme
accourut Á la fenËtre et l'ouvrit comme pour se prÊcipiter. Mais aussitÆt
qu'elle aperÚut les deux hommes, elle se rejeta en arriÉre ; les deux hommes
s'ÊlancÉrent aprÉs elle dans la chambre.
" Alors je ne vis plus rien ; mais j'entendis le bruit des meubles que
l'on brise. La femme criait et appelait au secours. Mais bientÆt ses cris
furent ÊtouffÊs ; les trois hommes se rapprochÉrent de la fenËtre, emportant
la femme dans leurs bras ; deux descendirent par l'Êchelle et la
transportÉrent dans la voiture, oÝ le petit vieux entra aprÉs elle. Celui
qui Êtait restÊ dans le pavillon referma la croisÊe, sortit un instant aprÉs
par la porte et s'assura que la femme Êtait bien dans la voiture : ses deux
compagnons l'attendaient dÊjÁ Á cheval, il sauta Á son tour en selle ;, le
laquais reprit sa place prÉs du cocher ; le carrosse s'Êloigna au galop
escortÊ par les trois cavaliers, et tout fut fini. A partir de ce moment-lÁ,
je n'ai plus rien vu, rien entendu. "
D'Artagnan, ÊcrasÊ par une si terrible nouvelle, resta immobile et
muet, tandis que tous les dÊmons de la colÉre et de la jalousie hurlaient
dans son coeur.
" Mais, mon gentilhomme, reprit le vieillard, sur lequel ce muet
dÊsespoir causait certes plus d'effet que n'en eussent produit des cris et
des larmes ; allons, ne vous dÊsolez pas, ils ne vous l'ont pas tuÊe, voilÁ
l'essentiel. "
-- Savez-vous Á peu prÉs, dit d'Artagnan, quel est l'homme qui
conduisait cette infernale expÊdition ?
-- Je ne le connais pas.
-- Mais puisqu'il vous a parlÊ, vous avez pu le voir.
-- Ah ! c'est son signalement que vous me demandez ?
-- Oui.
-- Un grand sec, basanÊ, moustaches noires, oeil noir, l'air d'un
gentilhomme.
-- C'est cela, s'Êcria d'Artagnan ; encore lui ! toujours lui ! C'est
mon dÊmon, Á ce qu'il paraÏt ! Et l'autre ?
-- Lequel ?
-- Le petit.
-- Oh ! celui-lÁ n'est pas un seigneur, j'en rÊponds : d'ailleurs il ne
portait pas l'ÊpÊe, et les autres le traitaient sans aucune considÊration.
-- Quelque laquais, murmura d'Artagnan. Ah ! pauvre femme ! pauvre
femme ! qu'en ont-ils fait ?
-- Vous m'avez promis le secret, dit le vieillard.
-- Et je vous renouvelle ma promesse, soyez tranquille, je suis
gentilhomme. Un gentilhomme n'a que sa parole, et je vous ai donnÊ la
mienne. "
D'Artagnan reprit, l'×me navrÊe, le chemin du bac. TantÆt il ne pouvait
croire que ce fÙt Mme Bonacieux, et il espÊrait le lendemain la retrouver au
Louvre ; tantÆt il craignait qu'elle n'eÙt eu une intrigue avec quelque
autre et qu'un jaloux ne l'eÙt surprise et fait enlever. Il flottait, il se
dÊsolait, il se dÊsespÊrait.
-- " Oh ! si j'avais lÁ mes amis ! s'Êcriait-il, j'aurais au moins
quelque espÊrance de la retrouver ; mais qui sait ce qu'ils sont devenus
eux- mËmes ! "
Il Êtait minuit Á peu prÉs ; il s'agissait de retrouver Planchet.
D'Artagnan se fit ouvrir successivement tous les cabarets dans lesquels il
aperÚut un peu de lumiÉre ; dans aucun d'eux il ne retrouva Planchet.
Au sixiÉme, il commenÚa de rÊflÊchir que la recherche Êtait un peu
hasardÊe. D'Artagnan n'avait donnÊ rendez-vous Á son laquais qu'Á six heures
du matin, et quelque part qu'il fÙt, il Êtait dans son droit.
D'ailleurs, il vint au jeune homme cette idÊe, qu'en restant aux
environs du lieu oÝ l'ÊvÊnement s'Êtait passÊ, il obtiendrait peut-Ëtre
quelque Êclaircissement sur cette mystÊrieuse affaire. Au sixiÉme cabaret,
comme nous l'avons dit, d'Artagnan s'arrËta donc, demanda une bouteille de
vin de premiÉre qualitÊ, s'accouda dans l'angle le plus obscur et se dÊcida
Á attendre ainsi le jour ; mais cette fois encore son espÊrance fut trompÊe,
et quoiqu'il Êcout×t de toutes ses oreilles, il n'entendit, au milieu des
jurons, des lazzi et des injures qu'Êchangeaient entre eux les ouvriers, les
laquais et les rouliers qui composaient l'honorable sociÊtÊ dont il faisait
partie, rien qui pÙt le mettre sur la trace de la pauvre femme enlevÊe.
Force lui fut donc, aprÉs avoir avalÊ sa bouteille par dÊsoeuvrement et pour
ne pas Êveiller des soupÚons, de chercher dans son coin la posture la plus
satisfaisante possible et de s'endormir tant bien que mal. D'Artagnan avait
vingt ans, on se le rappelle, et Á cet ×ge le sommeil a des droits
imprescriptibles qu'il rÊclame impÊrieusement, mËme sur les coeurs les plus
dÊsespÊrÊs.
Vers six heures du matin, d'Artagnan se rÊveilla avec ce malaise qui
accompagne ordinairement le point du jour aprÉs une mauvaise nuit. Sa
toilette n'Êtait pas longue Á faire ; il se t×ta pour savoir si on n'avait
pas profitÊ de son sommeil pour le voler, et ayant retrouvÊ son diamant Á
son doigt, sa bourse dans sa poche et ses pistolets Á sa ceinture, il se
leva, paya sa bouteille et sortit pour voir s'il n'aurait pas plus de
bonheur dans la recherche de son laquais le matin que la nuit. En effet, la
premiÉre chose qu'il aperÚut Á travers le brouillard humide et gris×tre fut
l'honnËte Planchet qui, les deux chevaux en main, l'attendait Á la porte
d'un petit cabaret borgne devant lequel d'Artagnan Êtait passÊ sans mËme
soupÚonner son existence.
Au lieu de rentrer chez lui directement, d'Artagnan mit pied Á terre Á
la porte de M. de TrÊville, et monta rapidement l'escalier. Cette fois, il
Êtait dÊcidÊ Á lui raconter tout ce qui venait de se passer. Sans doute il
lui donnerait de bons conseils dans toute cette affaire ; puis, comme M. de
TrÊville voyait presque journellement la reine, il pourrait peut- Ëtre tirer
de Sa MajestÊ quelque renseignement sur la pauvre femme Á qui l'on faisait
sans doute payer son dÊvouement Á sa maÏtresse.
M. de TrÊville Êcouta le rÊcit du jeune homme avec une gravitÊ qui
prouvait qu'il voyait autre chose, dans toute cette aventure, qu'une
intrigue d'amour ; puis, quand d'Artagnan eut achevÊ :
" Hum ! dit-il, tout ceci sent Son Eminence d'une lieue.
-- Mais, que faire ? dit d'Artagnan.
-- Rien, absolument rien, Á cette heure, que quitter Paris, comme je
vous l'ai dit, le plus tÆt possible. Je verrai la reine, je lui raconterai
les dÊtails de la disparition de cette pauvre femme, qu'elle ignore sans
doute ; ces dÊtails la guideront de son cÆtÊ, et, Á votre retour, peut-Ëtre
aurai-je quelque bonne nouvelle Á vous dire. Reposez vous-en sur moi. "
D'Artagnan savait que, quoique Gascon, M. de TrÊville n'avait pas
l'habitude de promettre, et que lorsque par hasard il promettait, il tenait
plus qu'il n'avait promis. Il le salua donc, plein de reconnaissance pour le
passÊ et pour l'avenir, et le digne capitaine, qui de son cÆtÊ Êprouvait un
vif intÊrËt pour ce jeune homme si brave et si rÊsolu, lui serra
affectueusement la main en lui souhaitant un bon voyage.
DÊcidÊ Á mettre les conseils de M. de TrÊville en pratique Á l'instant
mËme, d'Artagnan s'achemina vers la rue des Fossoyeurs, afin de veiller Á la
confection de son portemanteau. En s'approchant de sa maison, il reconnut M.
Bonacieux en costume du matin, debout sur le seuil de sa porte. Tout ce que
lui avait dit, la veille, le prudent Planchet sur le caractÉre sinistre de
son hÆte revint alors Á l'esprit de d'Artagnan, qui le regarda plus
attentivement qu'il n'avait fait encore. En effet, outre cette p×leur
jaun×tre et maladive qui indique l'infiltration de la bile dans le sang et
qui pouvait d'ailleurs n'Ëtre qu'accidentelle, d'Artagnan remarqua quelque
chose de sournoisement perfide dans l'habitude des rides de sa face. Un
fripon ne rit pas de la mËme faÚon qu'un honnËte homme, un hypocrite ne
pleure pas les mËmes larmes qu'un homme de bonne foi. Toute faussetÊ est un
masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu
d'attention, Á le distinguer du visage.
Il sembla donc Á d'Artagnan que M. Bonacieux portait un masque, et mËme
que ce masque Êtait des plus dÊsagrÊables Á voir.
En consÊquence il allait, vaincu par sa rÊpugnance pour cet homme,
passer devant lui sans lui parler, quand, ainsi que la veille, M. Bonacieux
l'interpella.
" Eh bien, jeune homme, lui dit-il, il paraÏt que nous faisons de
grasses nuits ? Sept heures du matin, peste ! Il me semble que vous
retournez tant soit peu les habitudes reÚues, et que vous rentrez Á l'heure
oÝ les autres sortent.
-- On ne vous fera pas le mËme reproche, maÏtre Bonacieux, dit le jeune
homme, et vous Ëtes le modÉle des gens rangÊs. Il est vrai que lorsque l'on
possÉde une jeune et jolie femme, on n'a pas besoin de courir aprÉs le
bonheur : c'est le bonheur qui vient vous trouver ; n'est- ce pas, Monsieur
Bonacieux ? "
Bonacieux devint p×le comme la mort et grimaÚa un sourire.
" Ah ! ah ! dit Bonacieux, vous Ëtes un plaisant compagnon. Mais oÝ
diable avez-vous ÊtÊ courir cette nuit, mon jeune maÏtre ? Il paraÏt qu'il
ne faisait pas bon dans les chemins de traverse. "
D'Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertes de boue ;
mais dans ce mouvement ses regards se portÉrent en mËme temps sur les
souliers et les bas du mercier ; on eÙt dit qu'on les avait trempÊs dans le
mËme bourbier ; les uns et les autres Êtaient maculÊs de taches absolument
pareilles.
Alors une idÊe subite traversa l'esprit de d'Artagnan. Ce petit homme
gros, court, grisonnant, cette espÉce de laquais vËtu d'un habit sombre,
traitÊ sans considÊration par les gens d'ÊpÊe qui composaient l'escorte,
c'Êtait Bonacieux lui-mËme. Le mari avait prÊsidÊ Á l'enlÉvement de sa
femme.
Il prit Á d'Artagnan une terrible envie de sauter Á la gorge du mercier
et de l'Êtrangler ; mais, nous l'avons dit, c'Êtait un garÚon fort prudent,
et il se contint. Cependant la rÊvolution qui s'Êtait faite sur son visage
Êtait si visible, que Bonacieux en fut effrayÊ et essaya de reculer d'un pas
; mais justement il se trouvait devant le battant de la porte, qui Êtait
fermÊe, et l'obstacle qu'il rencontra le forÚa de se tenir Á la mËme place.
" Ah ÚÁ ! mais vous qui plaisantez, mon brave homme, dit d'Artagnan, il
me semble que si mes bottes ont besoin d'un coup d'Êponge, vos bas et vos
souliers rÊclament aussi un coup de brosse. Est-ce que de votre cÆtÊ vous
auriez couru la prÊtantaine, maÏtre Bonacieux ? Ah ! diable, ceci ne serait
point pardonnable Á un homme de votre ×ge et qui, de plus, Á une jeune et
jolie femme comme la vÆtre.
-- Oh ! mon Dieu, non, dit Bonacieux ; mais hier j'ai ÊtÊ Á Saint-MandÊ
pour prendre des renseignements sur une servante dont je ne puis absolument
me passer, et comme les chemins Êtaient mauvais, j'en ai rapportÊ toute
cette fange, que je n'ai pas encore eu le temps de faire disparaÏtre. "
Le lieu que dÊsignait Bonacieux comme celui qui avait ÊtÊ le but de sa
course fut une nouvelle preuve Á l'appui des soupÚons qu'avait conÚus
d'Artagnan. Bonacieux avait dit Saint-MandÊ, parce que Saint-MandÊ est le
point absolument opposÊ Á Saint-Cloud.
Cette probabilitÊ lui fut une premiÉre consolation. Si Bonacieux savait
oÝ Êtait sa femme, on pourrait toujours, en employant des moyens extrËmes,
forcer le mercier Á desserrer les dents et Á laisser Êchapper son secret. Il
s'agissait seulement de changer cette probabilitÊ en certitude.
" Pardon, mon cher Monsieur Bonacieux, si j'en use avec vous sans
faÚon, dit d'Artagnan ; mais rien n'altÉre comme de ne pas dormir, j'ai donc
une soif d'enragÊ ; permettez-moi de prendre un verre d'eau chez vous ; vous
le savez, cela ne se refuse pas entre voisins. "
Et sans attendre la permission de son hÆte, d'Artagnan entra vivement
dans la maison, et jeta un coup d'oeil rapide sur le lit. Le lit n'Êtait pas
dÊfait. Bonacieux ne s'Êtait pas couchÊ. Il rentrait donc seulement il y
avait une heure ou deux ; il avait accompagnÊ sa femme jusqu'Á l'endroit oÝ
on l'avait conduite, ou tout au moins jusqu'au premier relais.
" Merci, maÏtre Bonacieux, dit d'Artagnan en vidant son verre, voilÁ
tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentre chez moi, je vais faire
brosser mes bottes par Planchet, et quand il aura fini, je vous l'enverrai
si vous voulez pour brosser vos souliers. "
Et il quitta le mercier tout Êbahi de ce singulier adieu et se
demandant s'il ne s'Êtait pas enferrÊ lui-mËme.
Sur le haut de l'escalier il trouva Planchet tout effarÊ.
" Ah ! Monsieur, s'Êcria Planchet dÉs qu'il eut aperÚu son maÏtre, en
voilÁ bien d'une autre, et il me tardait bien que vous rentrassiez.
-- Qu'y a-t-il donc ? demanda d'Artagnan.
-- Oh ! je vous le donne en cent, Monsieur, je vous le donne en mille
de deviner la visite que j'ai reÚue pour vous en votre absence.
-- Quand cela ?
-- Il y a une demi-heure, tandis que vous Êtiez chez M. de TrÊville.
-- Et qui donc est venu ? Voyons, parle.
-- M. de Cavois.
-- M. de Cavois ?
-- En personne.
-- Le capitaine des gardes de Son Eminence ?
-- Lui-mËme.
-- Il venait m'arrËter ?
-- Je m'en suis doutÊ, Monsieur, et cela malgrÊ son air patelin.
-- Il avait l'air patelin, dis-tu ?
-- C'est-Á-dire qu'il Êtait tout miel, Monsieur.
-- Vraiment ?
-- Il venait, disait-il de la part de Son Eminence, qui vous voulait
beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais-Royal.
-- Et tu lui as rÊpondu ?
-- Que la chose Êtait impossible, attendu que vous Êtiez hors de la
maison, comme il le pouvait voir.
-- Alors qu'a-t-il dit ?
-- Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la journÊe ; puis
il a ajoutÊ tout bas : " Dis Á ton maÏtre que Son Eminence est parfaitement
disposÊe pour lui, et que sa fortune dÊpend peut-Ëtre de cette entrevue. "
-- Le piÉge est assez maladroit pour le cardinal, reprit en souriant le
jeune homme.
-- Aussi, je l'ai vu, le piÉge, et j'ai rÊpondu que vous seriez
dÊsespÊrÊ Á votre retour.
" -- OÝ est-il allÊ ? a demandÊ M. de Cavois.
" -- A Troyes en Champagne, ai-je rÊpondu.
" -- Et quand est-il parti ?
" -- Hier soir. "
-- Planchet, mon ami, interrompit d'Artagnan, tu es vÊritablement un
homme prÊcieux.
-- Vous comprenez, Monsieur, j'ai pensÊ qu'il serait toujours temps, si
vous dÊsirez voir M. de Cavois, de me dÊmentir en disant que vous n'Êtiez
point parti ; ce serait moi, dans ce cas, qui aurais fait le mensonge, et
comme je ne suis pas gentilhomme, moi, je puis mentir.
-- Rassure-toi, Planchet, tu conserveras ta rÊputation d'homme
vÊridique : dans un quart d'heure nous partons.
-- C'est le conseil que j'allais donner Á Monsieur ; et oÝ allons-nous,
sans Ëtre trop curieux ?
-- Pardieu ! du cÆtÊ opposÊ Á celui vers lequel tu as dit que j'Êtais
allÊ. D'ailleurs, n'as-tu pas autant de h×te d'avoir des nouvelles de
Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j'en ai, moi, de savoir ce que sont
devenus Athos, Porthos et Aramis ?
-- Si fait, Monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous voudrez ;
l'air de la province vaut mieux pour nous, Á ce que je crois, en ce moment,
que l'air de Paris. Ainsi donc...
-- Ainsi donc, fais notre paquet, Planchet, et partons ; moi, je m'en
vais devant, les mains dans mes poches, pour qu'on ne se doute de rien. Tu
me rejoindras Á l'hÆtel des Gardes. A propos, Planchet, je crois que tu as
raison Á l'endroit de notre hÆte, et que c'est dÊcidÊment une affreuse
canaille.
-- Ah ! croyez-moi, Monsieur, quand je vous dis quelque chose ; je suis
physionomiste, moi, allez ! "
D'Artagnan descendit le premier, comme la chose avait ÊtÊ convenue ;
puis, pour n'avoir rien Á se reprocher, il se dirigea une derniÉre fois vers
la demeure de ses trois amis : on n'avait reÚu aucune nouvelle d'eux,
seulement une lettre toute parfumÊe et d'une Êcriture ÊlÊgante et menue
Êtait arrivÊe pour Aramis. D'Artagnan s'en chargea. Dix minutes aprÉs,
Planchet le rejoignait dans les Êcuries de l'hÆtel des Gardes. D'Artagnan,
pour qu'il n'y eÙt pas de temps perdu, avait dÊjÁ sellÊ son cheval lui-mËme.
" C'est bien, dit-il Á Planchet, lorsque celui-ci eut joint le
portemanteau Á l'Êquipement ; maintenant selle les trois autres, et partons.
-- Croyez-vous que nous irons plus vite avec chacun deux chevaux ?
demanda Planchet avec son air narquois.
-- Non, Monsieur le mauvais plaisant, rÊpondit d'Artagnan, mais avec
nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos trois amis, si toutefois nous
les retrouvons vivants.
-- Ce qui serait une grande chance, rÊpondit Planchet, mais enfin il ne
faut pas dÊsespÊrer de la misÊricorde de Dieu.
-- Amen " , dit d'Artagnan en enfourchant son cheval.
Et tous deux sortirent de l'hÆtel des Gardes, s'ÊloignÉrent chacun par
un bout de la rue, l'un devant quitter Paris par la barriÉre de la Villette
et l'autre par la barriÉre de Montmartre, pour se rejoindre au-delÁ de
Saint-Denis, manoeuvre stratÊgique qui, ayant ÊtÊ exÊcutÊe avec une Êgale
ponctualitÊ, fut couronnÊe des plus heureux rÊsultats. D'Artagnan et
Planchet entrÉrent ensemble Á Pierrefitte.
Planchet Êtait plus courageux, il faut le dire, le jour que la nuit.
Cependant sa prudence naturelle ne l'abandonnait pas un seul instant ;
il n'avait oubliÊ aucun des incidents du premier voyage, et il tenait pour
ennemis tous ceux qu'il rencontrait sur la route. Il en rÊsultait qu'il
avait sans cesse le chapeau Á la main, ce qui lui valait de sÊvÉres
mercuriales de la part de d'Artagnan, qui craignait que, gr×ce Á cet excÉs
de politesse, on ne le prÏt pour le valet d'un homme de peu.
Cependant, soit qu'effectivement les passants fussent touchÊs de
l'urbanitÊ de Planchet, soit que cette fois personne ne fÙt apostÊ sur la
route du jeune homme, nos deux voyageurs arrivÉrent Á Chantilly sans
accident aucun et descendirent Á l'hÆtel du Grand Saint Martin , le mËme
dans lequel ils s'Êtaient arrËtÊs lors de leur premier voyage.
L'hÆte, en voyant un jeune homme suivi d'un laquais et de deux chevaux
de main, s'avanÚa respectueusement sur le seuil de la porte. Or, comme il
avait dÊjÁ fait onze lieues, d'Artagnan jugea Á propos de s'arrËter, que
Porthos fÙt ou ne fÙt pas dans l'hÆtel. Puis peut-Ëtre n'Êtait-il pas
prudent de s'informer du premier coup de ce qu'Êtait devenu le mousquetaire.
Il rÊsulta de ces rÊflexions que d'Artagnan, sans demander aucune nouvelle
de qui que ce fÙt, descendit, recommanda les chevaux Á son laquais, entra
dans une petite chambre destinÊe Á recevoir ceux qui dÊsiraient Ëtre seuls,
et demanda Á son hÆte une bouteille de son meilleur vin et un dÊjeuner aussi
bon que possible, demande qui corrobora encore la bonne opinion que
l'aubergiste avait prise de son voyageur Á la premiÉre vue.
Aussi d'Artagnan fut-il servi avec une cÊlÊritÊ miraculeuse.
Le rÊgiment des gardes se recrutait parmi les premiers gentilshommes du
royaume, et d'Artagnan, suivi d'un laquais et voyageant avec quatre chevaux
magnifiques, ne pouvait, malgrÊ la simplicitÊ de son uniforme, manquer de
faire sensation. L'hÆte voulut le servir lui-mËme ; ce que voyant,
d'Artagnan fit apporter deux verres et entama la conversation suivante :
" Ma foi, mon cher hÆte, dit d'Artagnan en remplissant les deux verres,
je vous ai demandÊ de votre meilleur vin, et si vous m'avez trompÊ, vous
allez Ëtre puni par oÝ vous avez pÊchÊ, attendu que, comme je dÊteste boire
seul, vous allez boire avec moi. Prenez donc ce verre, et buvons. A quoi
boirons-nous, voyons, pour ne blesser aucune susceptibilitÊ ? Buvons Á la
prospÊritÊ de votre Êtablissement !
-- Votre Seigneurie me fait honneur, dit l'hÆte, et je la remercie bien
sincÉrement de son bon souhait.
-- Mais ne vous y trompez pas, dit d'Artagnan, il y a plus d'ÊgoÐsme
peut-Ëtre que vous ne le pensez dans mon toast : il n'y a que les
Êtablissements qui prospÉrent dans lesquels on soit bien reÚu ; dans les
hÆtels qui pÊriclitent, tout va Á la dÊbandade, et le voyageur est victime
des embarras de son hÆte ; or, moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette
route, je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune.
-- En effet, dit l'hÆte, il me semble que ce n'est pas la premiÉre fois
que j'ai l'honneur de voir Monsieur.
-- Bah ? je suis passÊ dix fois peut-Ëtre Á Chantilly, et sur les dix
fois je me suis arrËtÊ au moins trois ou quatre fois chez vous. Tenez, j'y
Êtais encore il y a dix ou douze jours Á peu prÉs ; je faisais la conduite Á
des amis, Á des mousquetaires, Á telle enseigne que l'un d'eux s'est pris de
dispute avec un Êtranger, un inconnu, un homme qui lui a cherchÊ je ne sais
quelle querelle.
-- Ah ! oui vraiment ! dit l'hÆte, et je me le rappelle parfaitement.
N'est- ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut me parler ?
-- C'est justement le nom de mon compagnon de voyage.
-- Mon Dieu ! mon cher hÆte, dites-moi, lui serait-il arrivÊ malheur ?
-- Mais Votre Seigneurie a dÙ remarquer qu'il n'a pas pu continuer sa
route.
-- En effet, il nous avait promis de nous rejoindre, et nous ne l'avons
pas revu.
--Il nous a fait l'honneur de rester ici.
--Comment ! il vous a fait l'honneur de rester ici ?
--Oui, Monsieur, dans cet hÆtel ; nous sommes mËme bien inquiets.
--Et de quoi ?
--De certaines dÊpenses qu'il a faites.
-- Eh bien, mais les dÊpenses qu'il a faites, il les paiera.
-- Ah ! Monsieur, vous me mettez vÊritablement du baume dans le sang !
Nous avons fait de fort grandes avances, et ce matin encore le chirurgien
nous dÊclarait que si M. Porthos ne le payait pas, c'Êtait Á moi qu'il s'en
prendrait, attendu que c'Êtait moi qui l'avais envoyÊ chercher.
-- Mais Porthos est donc blessÊ ?
-- Je ne saurais vous le dire, Monsieur.
-- Comment, vous ne sauriez me le dire ? vous devriez cependant Ëtre
mieux informÊ que personne.
-- Oui, mais dans notre Êtat nous ne disons pas tout ce que nous
savons, Monsieur, surtout quand on nous a prÊvenus que nos oreilles
rÊpondraient pour notre langue.
-- Eh bien, puis-je voir Porthos ?
-- Certainement, Monsieur. Prenez l'escalier, montez au premier et
frappez au numÊro 1. Seulement, prÊvenez que c'est vous.
-- Comment ! que je prÊvienne que c'est moi ?
-- Oui, car il pourrait vous arriver malheur.
-- Et quel malheur voulez-vous qu'il m'arrive ?
-- M. Porthos peut vous prendre pour quelqu'un de la maison et, dans un
mouvement de colÉre, vous passer son ÊpÊe Á travers le corps ou vous brÙler
la cervelle.
-- Que lui avez-vous donc fait ?
-- Nous lui avons demandÊ de l'argent.
-- Ah ! diable, je comprends cela ; c'est une demande que Porthos
reÚoit trÉs mal quand il n'est pas en fonds ; mais je sais qu'il devait y
Ëtre.
-- C'est ce que nous avions pensÊ aussi, Monsieur ; comme la maison est
fort rÊguliÉre et que nous faisons nos comptes toutes les semaines, au bout
de huit jours nous lui avons prÊsentÊ notre note ; mais il paraÏt que nous
sommes tombÊs dans un mauvais moment, car, au premier mot que nous avons
prononcÊ sur la chose, il nous a envoyÊs Á tous les diables ; il est vrai
qu'il avait jouÊ la veille.
-- Comment, il avait jouÊ la veille ! et avec qui ?
-- Oh ! mon Dieu, qui sait cela ? avec un seigneur qui passait et
auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet.
-- C'est cela, le malheureux aura tout perdu.
-- Jusqu'Á son cheval, Monsieur, car lorsque l'Êtranger a ÊtÊ pour
partir, nous nous sommes aperÚus que son laquais sellait le cheval de M.
Porthos. Alors nous lui en avons fait l'observation, mais il nous a rÊpondu
que nous nous mËlions de ce qui ne nous regardait pas et que ce cheval Êtait
Á lui. Nous avons aussitÆt fait prÊvenir M. Porthos de ce qui se passait,
mais il nous a fait dire que nous Êtions des faquins de douter de la parole
d'un gentilhomme, et que, puisque celui-lÁ avait dit que le cheval Êtait Á
lui, il fallait bien que cela fÙt.
-- Je le reconnais bien lÁ, murmura d'Artagnan.
-- Alors, continua l'hÆte, je lui fis rÊpondre que du moment oÝ nous
paraissions destinÊs Á ne pas nous entendre Á l'endroit du paiement,
j'espÊrais qu'il aurait au moins la bontÊ d'accorder la faveur de sa
pratique Á mon confrÉre le maÏtre de l'Aigle d'Or ; mais M. Porthos me
rÊpondit que mon hÆtel Êtant le meilleur, il dÊsirait y rester.
" Cette rÊponse Êtait trop flatteuse pour que j'insistasse sur son
dÊpart. Je me bornai donc Á le prier de me rendre sa chambre, qui est la
plus belle de l'hÆtel, et de se contenter d'un joli petit cabinet au
troisiÉme. Mais Á ceci M. Porthos rÊpondit que, comme il attendait d'un
moment Á l'autre sa maÏtresse, qui Êtait une des plus grandes dames de la
cour, je devais comprendre que la chambre qu'il me faisait l'honneur
d'habiter chez moi Êtait encore bien mÊdiocre pour une pareille personne.
" Cependant, tout en reconnaissant la vÊritÊ de ce qu'il disait, je
crus devoir insister ; mais, sans mËme se donner la peine d'entrer en
discussion avec moi, il prit son pistolet, le mit sur sa table de nuit et
dÊclara qu'au premier mot qu'on lui dirait d'un dÊmÊnagement quelconque Á
l'extÊrieur ou Á l'intÊrieur, il brÙlerait la cervelle Á celui qui serait
assez imprudent pour se mËler d'une chose qui ne regardait que lui. Aussi,
depuis ce temps-lÁ, Monsieur, personne n'entre plus dans sa chambre, si ce
n'est son domestique.
-- Mousqueton est donc ici ?
-- Oui, Monsieur ; cinq jours aprÉs son dÊpart, il est revenu de fort
mauvaise humeur de son cÆtÊ ; il paraÏt que lui aussi a eu du dÊsagrÊment
dans son voyage. Malheureusement, il est plus ingambe que son maÏtre, ce qui
fait que pour son maÏtre il met tout sens dessus dessous, attendu que, comme
il pense qu'on pourrait lui refuser ce qu'il demande, il prend tout ce dont
il a besoin sans demander.
-- Le fait est, rÊpondit d'Artagnan, que j'ai toujours remarquÊ dans
Mousqueton un dÊvouement et une intelligence trÉs supÊrieurs.
-- Cela est possible, Monsieur ; mais supposez qu'il m'arrive seulement
quatre fois par an de me trouver en contact avec une intelligence et un
dÊvouement semblables, et je suis un homme ruinÊ.
-- Non, car Porthos vous paiera.
-- Hum ! fit l'hÆtelier d'un ton de doute.
-- C'est le favori d'une trÉs grande dame qui ne le laissera pas dans
l'embarras pour une misÉre comme celle qu'il vous doit.
-- Si j'ose dire ce que je crois lÁ-dessus...
-- Ce que vous croyez ?
-- Je dirai plus : ce que je sais.
-- Ce que vous savez ?
-- Et mËme ce dont je suis sÙr.
-- Et de quoi Ëtes-vous sÙr, voyons ?
-- Je dirai que je connais cette grande dame.
-- Vous ?
-- Oui, moi.
-- Et comment la connaissez-vous ?
-- Oh ! Monsieur, si je croyais pouvoir me fier Á votre discrÊtion...
-- Parlez, et foi de gentilhomme, vous n'aurez pas Á vous repentir de
votre confiance.
-- Eh bien, Monsieur, vous concevez, l'inquiÊtude fait faire bien des
choses.
-- Qu'avez-vous fait ?
-- Oh ! d'ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d'un crÊancier.
-- Enfin ?
-- M. Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse, en nous
recommandant de le jeter Á la poste. Son domestique n'Êtait pas encore
arrivÊ. Comme il ne pouvait pas quitter sa chambre, il fallait bien qu'il
nous charge×t de ses commissions.
-- Ensuite ?
-- Au lieu de mettre la lettre Á la poste, ce qui n'est jamais bien
sÙr, j'ai profitÊ de l'occasion de l'un de mes garÚons qui allait Á Paris,
et je lui ai ordonnÊ de la remettre Á cette duchesse elle-mËme. C'Êtait
remplir les intentions de M. Porthos, qui nous avait si fort recommandÊ
cette lettre, n'est-ce pas ?
-- A peu prÉs.
-- Eh bien, Monsieur, savez-vous ce que c'est que cette grande dame ?
-- Non ; j'en ai entendu parler Á Porthos, voilÁ tout.
-- Savez-vous ce que c'est que cette prÊtendue duchesse ?
-- Je vous le rÊpÉte, je ne la connais pas.
-- C'est une vieille procureuse au Ch×telet, Monsieur, nommÊe Mme
Coquenard, laquelle a au moins cinquante ans, et se donne encore des airs
d'Ëtre jalouse. Cela me paraissait aussi fort singulier, une princesse qui
demeure rue aux Ours.
-- Comment savez-vous cela ?
-- Parce qu'elle s'est mise dans une grande colÉre en recevant la
lettre, disant que M. Porthos Êtait un volage, et que c'Êtait encore pour
quelque femme qu'il avait reÚu ce coup d'ÊpÊe.
-- Mais il a donc reÚu un coup d'ÊpÊe ?
-- Ah ! mon Dieu ! qu'ai-je dit lÁ ?
-- Vous avez dit que Porthos avait reÚu un coup d'ÊpÊe.
-- Oui ; mais il m'avait si fort dÊfendu de le dire !
-- Pourquoi cela ?
-- Dame ! Monsieur, parce qu'il s'Êtait vantÊ de perforer cet Êtranger
avec lequel vous l'avez laissÊe en dispute, et que c'est cet Êtranger, au
contraire, qui, malgrÊ toutes ses rodomontades, l'a couchÊ sur le carreau.
Or, comme M. Porthos est un homme fort glorieux, exceptÊ envers la duchesse,
qu'il avait cru intÊresser en lui faisant le rÊcit de son aventure, il ne
veut avouer Á personne que c'est un coup d'ÊpÊe qu'il a reÚu.
-- Ainsi c'est donc un coup d'ÊpÊe qui le retient dans son lit ?
-- Et un maÏtre coup d'ÊpÊe, je vous l'assure. Il faut que votre ami
ait l'×me chevillÊe dans le corps.
-- Vous Êtiez donc lÁ ?
-- Monsieur, je les avais suivis par curiositÊ, de sorte que j'ai vu le
combat sans que les combattants me vissent.
-- Et comment cela s'est-il passÊ ?
-- Oh ! la chose n'a pas ÊtÊ longue, je vous en rÊponds. Ils se sont
mis en garde ; l'Êtranger a fait une feinte et s'est fendu ; tout cela si
rapidement, que lorsque M. Porthos est arrivÊ Á la parade, il avait dÊjÁ
trois pouces de fer dans la poitrine. Il est tombÊ en arriÉre. L'Êtranger
lui a mis aussitÆt la pointe de son ÊpÊe Á la gorge ; et M. Porthos, se
voyant Á la merci de son adversaire, s'est avouÊ vaincu. Sur quoi,
l'Êtranger lui a demandÊ son nom, et apprenant qu'il s'appelait M. Porthos,
et non M. d'Artagnan, lui a offert son bras, l'a ramenÊ Á l'hÆtel, est montÊ
Á cheval et a disparu.
-- Ainsi c'est Á M. d'Artagnan qu'en voulait cet Êtranger ?
-- Il paraÏt que oui.
-- Et savez-vous ce qu'il est devenu ?
-- Non ; je ne l'avais jamais vu jusqu'Á ce moment et nous ne l'avons
pas revu depuis.
-- TrÉs bien ; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, vous dites
que la chambre de Porthos est au premier, numÊro I ?
-- Oui, Monsieur, la plus belle de l'auberge ; une chambre que j'aurais
dÊjÁ eu dix fois l'occasion de louer.
-- Bah ! tranquillisez vous, dit d'Artagnan en riant ; Porthos vous
paiera avec l'argent de la duchesse Coquenard.
-- Oh ! Monsieur, procureuse ou duchesse, si elle l×chait les cordons
de sa bourse, ce ne serait rien ; mais elle a positivement rÊpondu qu'elle
Êtait lasse des exigences et des infidÊlitÊs de M. Porthos, et qu'elle ne
lui enverrait pas un denier.
-- Et avez-vous rendu cette rÊponse Á votre hÆte ?
-- Nous nous en sommes bien gardÊs : il aurait vu de quelle maniÉre
nous avions fait la commission.
-- Si bien qu'il attend toujours son argent ?
-- Oh ! mon Dieu, oui ! Hier encore, il a Êcrit ; mais, cette fois,
c'est son domestique qui a mis la lettre Á la poste.
-- Et vous dites que la procureuse est vieille et laide ?.
-- Cinquante ans au moins, Monsieur, et pas belle du tout, Á ce qu'a
dit Pathaud.
-- En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera attendrir ; d'ailleurs
Porthos ne peut pas vous devoir grand-chose.
-- Comment, pas grand-chose ! Une vingtaine de pistoles dÊjÁ, sans
compter le mÊdecin. Oh ! il ne se refuse rien, allez ! on voit qu'il est
habituÊ Á bien vivre.
-- Eh bien, si sa maÏtresse l'abandonne, il trouvera des amis, je vous
le certifie. Ainsi, mon cher hÆte, n'ayez aucune inquiÊtude, et continuez
d'avoir pour lui tous les soins qu'exige son Êtat.
-- Monsieur m'a promis de ne pas parler de la procureuse et de ne pas
dire un mot de la blessure.
-- C'est chose convenue ; vous avez ma parole.
-- Oh ! c'est qu'il me tuerait, voyez-vous !
-- N'ayez pas peur ; il n'est pas si diable qu'il en a l'air. "
En disant ces mots, d'Artagnan monta l'escalier, laissant son hÆte un
peu plus rassurÊ Á l'endroit de deux choses auxquelles il paraissait
beaucoup tenir : sa crÊance et sa vie.
Au haut de l'escalier, sur la porte la plus apparente du corridor Êtait
tracÊ, Á l'encre noire, un numÊro I gigantesque ; d'Artagnan frappa un coup,
et, sur l'invitation de passer outre qui lui vint de l'intÊrieur, il entra.
Porthos Êtait couchÊ, et faisait une partie de lansquenet avec
Mousqueton, pour s'entretenir la main, tandis qu'une broche chargÊe de
perdrix tournait devant le feu, et qu'Á chaque coin d'une grande cheminÊe
bouillaient sur deux rÊchauds deux casseroles, d'oÝ s'exhalait une double
odeur de gibelotte et de matelote qui rÊjouissait l'odorat. En outre, le
haut d'un secrÊtaire et le marbre d'une commode Êtaient couverts de
bouteilles vides.
A la vue de son ami, Porthos jeta un grand cri de joie ; et Mousqueton,
se levant respectueusement, lui cÊda la place et s'en alla donner un coup
d'oeil aux deux casseroles, dont il paraissait avoir l'inspection
particuliÉre.
" Ah ! pardieu ! c'est vous, dit Porthos Á d'Artagnan, soyez le
bienvenu, et excusez-moi si je ne vais pas au-devant de vous. Mais,
ajouta-t-il en regardant d'Artagnan avec une certaine inquiÊtude, vous savez
ce qui m'est arrivÊ ?
-- Non.
-- L'hÆte ne vous a rien dit ?
-- J'ai demandÊ aprÉs vous, et je suis montÊ tout droit. "
-- Porthos parut respirer plus librement.
" Et que vous est-il donc arrivÊ, mon cher Porthos ? continua
d'Artagnan.
-- Il m'est arrivÊ qu'en me fendant sur mon adversaire, Á qui j'avais
dÊjÁ allongÊ trois coups d'ÊpÊe, et avec lequel je voulais en finir d'un
quatriÉme, mon pied a portÊ sur une pierre, et je me suis foulÊ le genou.
-- Vraiment ?
-- D'honneur ! Heureusement pour le maraud, car je ne l'aurais laissÊ
que mort sur la place, je vous en rÊponds.
-- Et qu'est-il devenu ?
-- Oh ! je n'en sais rien ; il en a eu assez, et il est parti sans
demander son reste ; mais vous, mon cher d'Artagnan, que vous est-il arrivÊ
?
-- De sorte, continua d'Artagnan, que cette foulure, mon cher Porthos,
vous retient au lit ?
-- Ah ! mon Dieu, oui, voilÁ tout ; du reste, dans quelques jours je
serai sur pied.
-- Pourquoi alors ne vous Ëtes-vous pas fait transporter Á Paris ? Vous
devez vous ennuyer cruellement ici.
-- C'Êtait mon intention ; mais, mon cher ami, il faut que je vous
avoue une chose.
-- Laquelle ?
-- C'est que, comme je m'ennuyais cruellement, ainsi que vous le dites,
et que j'avais dans ma poche les soixante-quinze pistoles que vous m'aviez
distribuÊes, j'ai, pour me distraire, fait monter prÉs de moi un gentilhomme
qui Êtait de passage, et auquel j'ai proposÊ de faire une partie de dÊs. Il
a acceptÊ, et, ma foi, mes soixante-quinze pistoles sont passÊes de ma poche
dans la sienne, sans compter mon cheval, qu'il a encore emportÊ par-dessus
le marchÊ. Mais vous, mon cher d'Artagnan ?
-- Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas Ëtre privilÊgiÊ de
toutes faÚons, dit d'Artagnan ; vous savez le proverbe : " Malheureux au
jeu, heureux en amour. " Vous Ëtes trop heureux en amour pour que le jeu ne
se venge pas ; mais que vous importent, Á vous, les revers de la fortune !
n'avez-vous pas, heureux coquin que vous Ëtes, n'avez-vous pas votre
duchesse, qui ne peut manquer de vous venir en aide ?
-- Eh bien, voyez, mon cher d'Artagnan, comme je joue de guignon,
rÊpondit Porthos de l'air le plus dÊgagÊ du monde ! je lui ai Êcrit de
m'envoyer quelque cinquante louis dont j'avais absolument besoin, vu la
position oÝ je me trouvais...
-- Eh bien ?
-- Eh bien, il faut qu'elle soit dans ses terres, car elle ne m'a pas
rÊpondu.
-- Vraiment ?
-- Non. Aussi je lui ai adressÊ hier une seconde ÊpÏtre plus pressante
encore que la premiÉre ; mais vous voilÁ, mon trÉs cher, parlons de vous. Je
commenÚais, je vous l'avoue, Á Ëtre dans une certaine inquiÊtude sur votre
compte.
-- Mais votre hÆte se conduit bien envers vous, Á ce qu'il paraÏt, mon
cher Porthos, dit d'Artagnan, montrant au malade les casseroles pleines et
les bouteilles vides.
-- Couci-couci ! rÊpondit Porthos. Il y a dÊjÁ trois ou quatre jours
que l'impertinent m'a montÊ son compte, et que je les ai mis Á la porte, son
compte et lui ; de sorte que je suis ici comme une faÚon de vainqueur, comme
une maniÉre de conquÊrant. Aussi, vous le voyez, craignant toujours d'Ëtre
forcÊ dans la position, je suis armÊ jusqu'aux dents.
-- Cependant, dit en riant d'Artagnan, il me semble que de temps en
temps vous faites des sorties. "
Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles.
" Non, pas moi, malheureusement ! dit Porthos. Cette misÊrable foulure
me retient au lit, mais Mousqueton bat la campagne, et il rapporte des
vivres. Mousqueton, mon ami, continua Porthos, vous voyez qu'il nous arrive
du renfort, il nous faudra un supplÊment de victuailles.
-- Mousqueton, dit d'Artagnan, il faudra que vous me rendiez un
service.
-- Lequel, Monsieur ?
-- C'est de donner votre recette Á Planchet ; je pourrais me trouver
assiÊgÊ Á mon tour, et je ne serais pas f×chÊ qu'il me fÏt jouir des mËmes
avantages dont vous gratifiez votre maÏtre.
-- Eh ! mon Dieu ! Monsieur, dit Mousqueton d'un air modeste, rien de
plus facile. Il s'agit d'Ëtre adroit, voilÁ tout. J'ai ÊtÊ ÊlevÊ Á la
campagne, et mon pÉre, dans ses moments perdus, Êtait quelque peu
braconnier.
-- Et le reste du temps, que faisait-il ?
-- Monsieur, il pratiquait une industrie que j'ai toujours trouvÊe
assez heureuse.
-- Laquelle ?
-- Comme c'Êtait au temps des guerres des catholiques et des huguenots,
et qu'il voyait les catholiques exterminer les huguenots, et les huguenots
exterminer les catholiques, le tout au nom de la religion, il s'Êtait fait
une croyance mixte, ce qui lui permettait d'Ëtre tantÆt catholique, tantÆt
huguenot. Or il se promenait habituellement, son escopette sur l'Êpaule,
derriÉre les haies qui bordent les chemins, et quand il voyait venir un
catholique seul, la religion protestante l'emportait aussitÆt dans son
esprit. Il abaissait son escopette dans la direction du voyageur ; puis,
lorsqu'il Êtait Á dix pas de lui, il entamait un dialogue qui finissait
presque toujours par l'abandon que le voyageur faisait de sa bourse pour
sauver sa vie. Il va sans dire que lorsqu'il voyait venir un huguenot, il se
sentait pris d'un zÉle catholique si ardent, qu'il ne comprenait pas
comment, un quart d'heure auparavant, il avait pu avoir des doutes sur la
supÊrioritÊ de notre sainte religion. Car, moi, Monsieur, je suis
catholique, mon pÉre, fidÉle Á ses principes, ayant fait mon frÉre aÏnÊ
huguenot.
-- Et comment a fini ce digne homme ? demanda d'Artagnan.
-- Oh ! de la faÚon la plus malheureuse, Monsieur. Un jour, il s'Êtait
trouvÊ pris dans un chemin creux entre un huguenot et un catholique Á qui il
avait dÊjÁ eu affaire, et qui le reconnurent tous deux ; de sorte qu'ils se
rÊunirent contre lui et le pendirent Á un arbre ; puis ils vinrent se vanter
de la belle ÊquipÊe qu'ils avaient faite dans le cabaret du premier village,
oÝ nous Êtions Á boire, mon frÉre et moi.
-- Et que fÏtes-vous ? dit d'Artagnan.
-- Nous les laiss×mes dire, reprit Mousqueton. Puis comme, en sortant
de ce cabaret, ils prenaient chacun une route opposÊe, mon frÉre alla
s'embusquer sur le chemin du catholique, et moi sur celui du protestant.
Deux heures aprÉs, tout Êtait fini, nous leur avions fait Á chacun son
affaire, tout en admirant la prÊvoyance de notre pauvre pÉre qui avait pris
la prÊcaution de nous Êlever chacun dans une religion diffÊrente.
-- En effet, comme vous le dites, Mousqueton, votre pÉre me paraÏt
avoir ÊtÊ un gaillard fort intelligent. Et vous dites donc que, dans ses
moments perdus, le brave homme Êtait braconnier ?
-- Oui, Monsieur, et c'est lui qui m'a appris Á nouer un collet et Á
placer une ligne de fond. Il en rÊsulte que lorsque j'ai vu que notre gredin
d'hÆte nous nourrissait d'un tas de grosses viandes bonnes pour des manants,
et qui n'allaient point Á deux estomacs aussi dÊbilitÊs que les nÆtres, je
me suis remis quelque peu Á mon ancien mÊtier. Tout en me promenant dans le
bois de M. le Prince, j'ai tendu des collets dans les passÊes ; tout en me
couchant au bord des piÉces d'eau de Son Altesse, j'ai glissÊ des lignes
dans les Êtangs. De sorte que maintenant, gr×ce Á Dieu, nous ne manquons
pas, comme Monsieur peut s'en assurer, de perdrix et de lapins, de carpes et
d'anguilles, tous aliments lÊgers et sains, convenables pour des malades.
-- Mais le vin, dit d'Artagnan, qui fournit le vin ? c'est votre hÆte ?
-- C'est-Á-dire, oui et non.
-- Comment, oui et non ?
-- Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu'il a cet honneur.
-- Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation est pleine de choses
instructives.
-- Voici, Monsieur. Le hasard a fait que j'ai rencontrÊ dans mes
pÊrÊgrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup de pays, et entre autres le
Nouveau Monde.
-- Quel rapport le Nouveau Monde peut-il avoir avec les bouteilles qui
sont sur ce secrÊtaire et sur cette commode ?
-- Patience, Monsieur, chaque chose viendra Á son tour.
-- C'est juste, Mousqueton ; je m'en rapporte Á vous, et j'Êcoute.
-- Cet Espagnol avait Á son service un laquais qui l'avait accompagnÊ
dans son voyage au Mexique. Ce laquais Êtait mon compatriote, de sorte que
nous nous li×mes d'autant plus rapidement qu'il y avait entre nous de grands
rapports de caractÉre. Nous aimions tous deux la chasse par-dessus tout, de
sorte qu'il me racontait comment, dans les plaines de pampas, les naturels
du pays chassent le tigre et les taureaux avec de simples noeuds coulants
qu'ils jettent au cou de ces terribles animaux. D'abord, je ne voulais pas
croire qu'on pÙt en arriver Á ce degrÊ d'adresse, de jeter Á vingt ou trente
pas l'extrÊmitÊ d'une corde oÝ l'on veut ; mais devant la preuve il fallait
bien reconnaÏtre la vÊritÊ du rÊcit. Mon ami plaÚait une bouteille Á trente
pas, et Á chaque coup il lui prenait le goulot dans un noeud coulant. Je me
livrai Á cet exercice, et comme la nature m'a douÊ de quelques facultÊs,
aujourd'hui je jette le lasso aussi bien qu'aucun homme du monde. Eh bien,
comprenez-vous ? Notre hÆte a une cave trÉs bien garnie, mais dont la clef
ne le quitte pas ; seulement, cette cave a un soupirail. Or, par ce
soupirail, je jette le lasso ; et comme je sais maintenant oÝ est le bon
coin, j'y puise. Voici, Monsieur, comment le Nouveau Monde se trouve Ëtre en
rapport avec les bouteilles qui sont sur cette commode et sur ce secrÊtaire.
Maintenant, voulez-vous goÙter notre vin, et, sans prÊvention, vous nous
direz ce que vous en pensez.
-- Merci, mon ami, merci ; malheureusement, je viens de dÊjeuner.
-- Eh bien, dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et tandis que nous
dÊjeunerons, nous, d'Artagnan nous racontera ce qu'il est devenu lui- mËme,
depuis dix jours qu'il nous a quittÊs.
-- Volontiers " , dit d'Artagnan.
Tandis que Porthos et Mousqueton dÊjeunaient avec des appÊtits de
convalescents et cette cordialitÊ de frÉres qui rapproche les hommes dans le
malheur, d'Artagnan raconta comment Aramis blessÊ avait ÊtÊ forcÊ de
s'arrËter Á CrÉvecoeur, comment il avait laissÊ Athos se dÊbattre Á Amiens
entre les mains de quatre hommes qui l'accusaient d'Ëtre un faux-monnayeur,
et comment, lui, d'Artagnan, avait ÊtÊ forcÊ de passer sur le ventre du
comte de Wardes pour arriver jusqu'en Angleterre.
Mais lÁ s'arrËta la confidence de d'Artagnan ; il annonÚa seulement
qu'Á son retour de la Grande-Bretagne il avait ramenÊ quatre chevaux
magnifiques, dont un pour lui et un autre pour chacun de ses compagnons,
puis il termina en annonÚant Á Porthos que celui qui lui Êtait destinÊ Êtait
dÊjÁ installÊ dans l'Êcurie de l'hÆtel.
En ce moment Planchet entra ; il prÊvenait son maÏtre que les chevaux
Êtaient suffisamment reposÊs, et qu'il serait possible d'aller coucher Á
Clermont.
Comme d'Artagnan Êtait Á peu prÉs rassurÊ sur Porthos, et qu'il lui
tardait d'avoir des nouvelles de ses deux autres amis, il tendit la main au
malade, et le prÊvint qu'il allait se mettre en route pour continuer ses
recherches. Au reste, comme il comptait revenir par la mËme route, si, dans
sept Á huit jours, Porthos Êtait encore Á l'hÆtel du Grand Saint Martin , il
le reprendrait en passant.
Porthos rÊpondit que, selon toute probabilitÊ, sa foulure ne lui
permettrait pas de s'Êloigner d'ici lÁ. D'ailleurs il fallait qu'il rest×t Á
Chantilly pour attendre une rÊponse de sa duchesse.
D'Artagnan lui souhaita cette rÊponse prompte et bonne ; et aprÉs avoir
recommandÊ de nouveau Porthos Á Mousqueton, et payÊ sa dÊpense Á l'hÆte, il
se remit en route avec Planchet, dÊjÁ dÊbarrassÊ d'un de ses chevaux de
main.
CHAPITRE XXVI. LA THESE D'ARAMIS
D'Artagnan n'avait rien dit Á Porthos de sa blessure ni de sa
procureuse. C'Êtait un garÚon fort sage que notre BÊarnais, si jeune qu'il
fÙt. En consÊquence, il avait fait semblant de croire tout ce que lui avait
racontÊ le glorieux mousquetaire, convaincu qu'il n'y a pas d'amitiÊ qui
tienne Á un secret surpris, surtout quand ce secret intÊresse l'orgueil ;
puis on a toujours une certaine supÊrioritÊ morale sur ceux dont on sait la
vie.
Or d'Artagnan, dans ses projets d'intrigue Á venir, et dÊcidÊ qu'il
Êtait Á faire de ses trois compagnons les instruments de sa fortune,
d'Artagnan n'Êtait pas f×chÊ de rÊunir d'avance dans sa main les fils
invisibles Á l'aide desquels il comptait les mener.
Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse lui serrait
le coeur : il pensait Á cette jeune et jolie Mme Bonacieux qui devait lui
donner le prix de son dÊvouement ; mais, h×tons-nous de le dire, cette
tristesse venait moins chez le jeune homme du regret de son bonheur perdu
que de la crainte qu'il Êprouvait qu'il n'arriv×t malheur Á cette pauvre
femme. Pour lui, il n'y avait pas de doute, elle Êtait victime d'une
vengeance du cardinal, et comme on le sait, les vengeances de Son Eminence
Êtaient terribles. Comment avait-il trouvÊ gr×ce devant les yeux du
ministre, c'est ce qu'il ignorait lui-mËme et sans doute ce que lui eÙt
rÊvÊlÊ M. de Cavois, si le capitaine des gardes l'eÙt trouvÊ chez lui.
Rien ne fait marcher le temps et n'abrÉge la route comme une pensÊe qui
absorbe en elle-mËme toutes les facultÊs de l'organisation de celui qui
pense. L'existence extÊrieure ressemble alors Á un sommeil dont cette pensÊe
est le rËve. Par son influence, le temps n'a plus de mesure, l'espace n'a
plus de distance. On part d'un lieu, et l'on arrive Á un autre, voilÁ tout.
De l'intervalle parcouru, rien ne reste prÊsent Á votre souvenir qu'un
brouillard vague dans lequel s'effacent mille images confuses d'arbres, de
montagnes et de paysages. Ce fut en proie Á cette hallucination que
d'Artagnan franchit, Á l'allure que voulut prendre son cheval, les six ou
huit lieues qui sÊparent Chantilly de CrÉvecoeur, sans qu'en arrivant dans
ce village il se souvÏnt d'aucune des choses qu'il avait rencontrÊes sur sa
route.
LÁ seulement la mÊmoire lui revint, il secoua la tËte, aperÚut le
cabaret oÝ il avait laissÊ Aramis, et, mettant son cheval au trot, il
s'arrËta Á la porte.
Cette fois ce ne fut pas un hÆte, mais une hÆtesse qui le reÚut ;
d'Artagnan Êtait physionomiste, il enveloppa d'un coup d'oeil la grosse
figure rÊjouie de la maÏtresse du lieu, et comprit qu'il n'avait pas besoin
de dissimuler avec elle, et qu'il n'avait rien Á craindre de la part d'une
si joyeuse physionomie.
" Ma bonne dame, lui demanda d'Artagnan, pourriez-vous me dire ce
qu'est devenu un de mes amis, que nous avons ÊtÊ forcÊs de laisser ici il y
a une douzaine de jours ?
-- Un beau jeune homme de vingt-trois Á vingt-quatre ans, doux,
aimable, bien fait ?
-- De plus, blessÊ Á l'Êpaule.
-- C'est cela !
-- Justement.
-- Eh bien, Monsieur, il est toujours ici.
-- Ah ! pardieu, ma chÉre dame, dit d'Artagnan en mettant pied Á terre
et en jetant la bride de son cheval au bras de Planchet, vous me rendez la
vie ; oÝ est-il, ce cher Aramis, que je l'embrasse ? Car, je l'avoue, j'ai
h×te de le revoir.
-- Pardon, Monsieur, mais je doute qu'il puisse vous recevoir en ce
moment.
-- Pourquoi cela ? est-ce qu'il est avec une femme ?
-- JÊsus ! que dites-vous lÁ ! le pauvre garÚon ! Non, Monsieur, il
n'est pas avec une femme.
-- Et avec qui est-il donc ?
-- Avec le curÊ de Montdidier et le supÊrieur des jÊsuites d'Amiens.
-- Mon Dieu ! s'Êcria d'Artagnan, le pauvre garÚon irait-il plus mal ?
-- Non, Monsieur, au contraire ; mais, Á la suite de sa maladie, la
gr×ce l'a touchÊ et il s'est dÊcidÊ Á entrer dans les ordres.
-- C'est juste, dit d'Artagnan, j'avais oubliÊ qu'il n'Êtait
mousquetaire que par intÊrim.
-- Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir ?
-- Plus que jamais.
-- Eh bien, Monsieur n'a qu'Á prendre l'escalier Á droite dans la cour,
au second, n 5. "
D'Artagnan s'ÊlanÚa dans la direction indiquÊe et trouva un de ces
escaliers extÊrieurs comme nous en voyons encore aujourd'hui dans les cours
des anciennes auberges. Mais on n'arrivait pas ainsi chez le futur abbÊ ;
les dÊfilÊs de la chambre d'Aramis Êtaient gardÊs ni plus ni moins que les
jardins d'Aramis ; Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le
passage avec d'autant plus d'intrÊpiditÊ qu'aprÉs bien des annÊes d'Êpreuve,
Bazin se voyait enfin prÉs d'arriver au rÊsultat qu'il avait Êternellement
ambitionnÊ.
En effet, le rËve du pauvre Bazin avait toujours ÊtÊ de servir un homme
d'Eglise, et il attendait avec impatience le moment sans cesse entrevu dans
l'avenir oÝ Aramis jetterait enfin la casaque aux orties pour prendre la
soutane. La promesse renouvelÊe chaque jour par le jeune homme que le moment
ne pouvait tarder l'avait seule retenu au service d'un mousquetaire, service
dans lequel, disait-il, il ne pouvait manquer de perdre son ×me.
Bazin Êtait donc au comble de la joie. Selon toute probabilitÊ, cette
fois son maÏtre ne se dÊdirait pas. La rÊunion de la douleur physique Á la
douleur morale avait produit l'effet si longtemps dÊsirÊ : Aramis, souffrant
Á la fois du corps et de l'×me, avait enfin arrËtÊ sur la religion ses yeux
et sa pensÊe, et il avait regardÊ comme un avertissement du Ciel le double
accident qui lui Êtait arrivÊ, c'est-Á-dire la disparition subite de sa
maÏtresse et sa blessure Á l'Êpaule.
On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition oÝ il se trouvait,
Ëtre plus dÊsagrÊable Á Bazin que l'arrivÊe de d'Artagnan, laquelle pouvait
rejeter son maÏtre dans le tourbillon des idÊes mondaines qui l'avaient si
longtemps entraÏnÊ. Il rÊsolut donc de dÊfendre bravement la porte ; et
comme, trahi par la maÏtresse de l'auberge, il ne pouvait dire qu'Aramis
Êtait absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce serait le
comble de l'indiscrÊtion que de dÊranger son maÏtre dans la pieuse
confÊrence qu'il avait entamÊe depuis le matin, et qui, au dire de Bazin, ne
pouvait Ëtre terminÊe avant le soir.
Mais d'Artagnan ne tint aucun compte de l'Êloquent discours de maÏtre
Bazin, et comme il ne se souciait pas d'entamer une polÊmique avec le valet
de son ami, il l'Êcarta tout simplement d'une main, et de l'autre il tourna
le bouton de la porte n 5.
La porte s'ouvrit, et d'Artagnan pÊnÊtra dans la chambre.
Aramis, en surtout noir, le chef accommodÊ d'une espÉce de coiffure
ronde et plate qui ne ressemblait pas mal Á une calotte, Êtait assis devant
une table oblongue couverte de rouleaux de papier et d'Ênormes in-folio ; Á
sa droite Êtait assis le supÊrieur des jÊsuites, et Á sa gauche le curÊ de
Montdidier. Les rideaux Êtaient Á demi clos et ne laissaient pÊnÊtrer qu'un
jour mystÊrieux, mÊnagÊ pour une bÊate rËverie. Tous les objets mondains qui
peuvent frapper l'oeil quand on entre dans la chambre d'un jeune homme, et
surtout lorsque ce jeune homme est mousquetaire, avaient disparu comme par
enchantement ; et, de peur sans doute que leur vue ne ramen×t son maÏtre aux
idÊes de ce monde, Bazin avait fait main basse sur l'ÊpÊe, les pistolets, le
chapeau Á plume, les broderies et les dentelles de tout genre et de toute
espÉce.
Mais, en leur lieu et place, d'Artagnan crut apercevoir dans un coin
obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou Á la muraille.
Au bruit que fit d'Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva la tËte et
reconnut son ami. Mais, au grand Êtonnement du jeune homme, sa vue ne parut
pas produire une grande impression sur le mousquetaire, tant son esprit
Êtait dÊtachÊ des choses de la terre.
" Bonjour, cher d'Artagnan, dit Aramis ; croyez que je suis heureux de
vous voir.
-- Et moi aussi, dit d'Artagnan, quoique je ne sois pas encore bien sÙr
que ce soit Á Aramis que je parle.
-- A lui-mËme, mon ami, Á lui-mËme ; mais qui a pu vous faire douter ?
-- J'avais peur de me tromper de chambre, et j'ai cru d'abord entrer
dans l'appartement de quelque homme d'Eglise ; puis une autre terreur m'a
pris en vous trouvant en compagnie de ces Messieurs : c'est que vous ne
fussiez gravement malade. "
Les deux hommes noirs lancÉrent sur d'Artagnan, dont ils comprirent
l'intention, un regard presque menaÚant ; mais d'Artagnan ne s'en inquiÊta
pas.
" Je vous trouble peut-Ëtre, mon cher Aramis, continua d'Artagnan ;
car, d'aprÉs ce que je vois, je suis portÊ Á croire que vous vous confessez
Á ces Messieurs. "
Aramis rougit imperceptiblement.
" Vous, me troubler ? oh ! bien au contraire, cher ami, je vous le jure
; et comme preuve de ce que je dis, permettez-moi de me rÊjouir en vous
voyant sain et sauf.
-- Ah ! il y vient enfin ! pensa d'Artagnan, ce n'est pas malheureux.
-- Car, Monsieur, qui est mon ami, vient d'Êchapper Á un rude danger,
continua Aramis avec onction, en montrant de la main d'Artagnan aux deux
ecclÊsiastiques.
-- Louez Dieu, Monsieur, rÊpondirent ceux-ci en s'inclinant Á
l'unisson.
-- Je n'y ai pas manquÊ, mes rÊvÊrends, rÊpondit le jeune homme en leur
rendant leur salut Á son tour.
-- Vous arrivez Á propos, cher d'Artagnan, dit Aramis, et vous allez,
en prenant part Á la discussion, l'Êclairer de vos lumiÉres. M. le principal
d'Amiens, M. le curÊ de Montdidier et moi, nous argumentons sur certaines
questions thÊologiques dont l'intÊrËt nous captive depuis longtemps ; je
serais charmÊ d'avoir votre avis.
-- L'avis d'un homme d'ÊpÊe est bien dÊnuÊ de poids, rÊpondit
d'Artagnan, qui commenÚait Á s'inquiÊter de la tournure que prenaient les
choses, et vous pouvez vous en tenir, croyez-moi, Á la science de ces
Messieurs. "
Les deux hommes noirs saluÉrent Á leur tour.
" Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera prÊcieux ; voici
de quoi il s'agit : M. le principal croit que ma thÉse doit Ëtre surtout
dogmatique et didactique.
-- Votre thÉse ! vous faites donc une thÉse ?
-- Sans doute, rÊpondit le jÊsuite ; pour l'examen qui prÊcÉde
l'ordination, une thÉse est de rigueur.
-- L'ordination ! s'Êcria d'Artagnan, qui ne pouvait croire Á ce que
lui avaient dit successivement l'hÆtesse et Bazin, ... l'ordination ! "
Et il promenait ses yeux stupÊfaits sur les trois personnages qu'il
avait devant lui.
" Or " , continua Aramis en prenant sur son fauteuil la mËme pose
gracieuse que s'il eÙt ÊtÊ dans une ruelle et en examinant avec complaisance
sa main blanche et potelÊe comme une main de femme, qu'il tenait en l'air
pour en faire descendre le sang : " or, comme vous l'avez entendu,
d'Artagnan, M. le principal voudrait que ma thÉse fÙt dogmatique, tandis que
je voudrais, moi, qu'elle fÙt idÊale. C'est donc pourquoi M. le principal me
proposait ce sujet qui n'a point encore ÊtÊ traitÊ, dans lequel je reconnais
qu'il y a matiÉre Á de magnifiques dÊveloppements.
" Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria est. "
D'Artagnan, dont nous connaissons l'Êrudition, ne sourcilla pas plus Á
cette citation qu'Á celle que lui avait faite M. de TrÊville Á propos des
prÊsents qu'il prÊtendait que d'Artagnan avait reÚus de M. de Buckingham.
" Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui donner toute facilitÊ : les
deux mains sont indispensables aux prËtres des ordres infÊrieurs, quand ils
donnent la bÊnÊdiction.
-- Admirable sujet ! s'Êcria le jÊsuite.
-- Admirable et dogmatique ! " rÊpÊta le curÊ qui, de la force de
d'Artagnan Á peu prÉs sur le latin, surveillait soigneusement le jÊsuite
pour emboÏter le pas avec lui et rÊpÊter ses paroles comme un Êcho.
Quant Á d'Artagnan, il demeura parfaitement indiffÊrent Á
l'enthousiasme des deux hommes noirs.
" Oui, admirable ! prorsus admirabile ! continua Aramis, mais qui exige
une Êtude approfondie des PÉres et des Ecritures. Or j'ai avouÊ Á ces
savants ecclÊsiastiques, et cela en toute humilitÊ, que les veilles des
corps de garde et le service du roi m'avaient fait un peu nÊgliger l'Êtude.
Je me trouverai donc plus Á mon aise, facilius natans , dans un sujet de mon
choix, qui serait Á ces rudes questions thÊologiques ce que la morale est Á
la mÊtaphysique en philosophie. "
D'Artagnan s'ennuyait profondÊment, le curÊ aussi.
" Voyez quel exorde ! s'Êcria le jÊsuite.
-- Exordium , rÊpÊta le curÊ pour dire quelque chose.
-- Quemadmodum minter coelorum immensitatem. "
Aramis jeta un coup d'oeil de cÆtÊ sur d'Artagnan, et il vit que son
ami b×illait Á se dÊmonter la m×choire.
" Parlons franÚais, mon pÉre, dit-il au jÊsuite, M. d'Artagnan goÙtera
plus vivement nos paroles.
-- Oui, je suis fatiguÊ de la route, dit d'Artagnan, et tout ce latin
m'Êchappe.
-- D'accord, dit le jÊsuite un peu dÊpitÊ, tandis que le curÊ,
transportÊ d'aise, tournait sur d'Artagnan un regard plein de reconnaissance
; Eh bien, voyez le parti qu'on tirerait de cette glose.
-- MoÐse, serviteur de Dieu... il n'est que serviteur, entendez-vous
bien ! MoÐse bÊnit avec les mains ; il se fait tenir les deux bras, tandis
que les HÊbreux battent leurs ennemis ; donc il bÊnit avec les deux mains.
D'ailleurs, que dit l'Evangile : imponite manus , et non pas manum . Imposez
les mains, et non pas la main.
-- Imposez les mains, rÊpÊta le curÊ en faisant un geste. -- A saint
Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs, continua le jÊsuite
: Ponige digitos . PrÊsentez les doigts ; y Ëtes-vous maintenant ?
-- Certes, rÊpondit Aramis en se dÊlectant, mais la chose est subtile.
-- Les doigts ! reprit le jÊsuite ; saint Pierre bÊnit avec les doigts.
Le pape bÊnit donc aussi avec les doigts. Et avec combien de doigts bÊnit-
il ? Avec trois doigts, un pour le PÉre, un pour le Fils, et un pour le
Saint-Esprit. "
Tout le monde se signa ; d'Artagnan crut devoir imiter cet exemple.
" Le pape est successeur de saint Pierre et reprÊsente les trois
pouvoirs divins ; le reste, ordines inferiores de la hiÊrarchie
ecclÊsiastique, bÊnit par le nom des saints archanges et des anges. Les plus
humbles clercs, tels que nos diacres et sacristains, bÊnissent avec les
goupillons, qui simulent un nombre indÊfini de doigts bÊnissants. VoilÁ le
sujet simplifiÊ, argumentum omni denudatum ornamento . Je ferais avec cela,
continua le jÊsuite, deux volumes de la taille de celui-ci. "
Et, dans son enthousiasme, il frappait sur le saint Chrysostome
in-folio qui faisait plier la table sous son poids.
D'Artagnan frÊmit.
" Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautÊs de cette thÉse, mais
en mËme temps je la reconnais Êcrasante pour moi. J'avais choisi ce texte ;
dites-moi, cher d'Artagnan, s'il n'est point de votre goÙt : Non inutile est
desiderium in oblatione , ou mieux encore : un peu de regret ne messied pas
dans une offrande au Seigneur.
-- Halte-lÁ ! s'Êcria le jÊsuite, car cette thÉse frise l'hÊrÊsie ; il
y a une proposition presque semblable dans l'Augustinus de l'hÊrÊsiarque
JansÊnius, dont tÆt ou tard le livre sera brÙlÊ par les mains du bourreau.
Prenez garde ! mon jeune ami ; vous penchez vers les fausses doctrines, mon
jeune ami ; vous vous perdrez !
-- Vous vous perdrez, dit le curÊ en secouant douloureusement la tËte.
-- Vous touchez Á ce fameux point du libre arbitre, qui est un Êcueil
mortel. Vous abordez de front les insinuations des pÊlagiens et des
demi-pÊlagiens.
-- Mais, mon rÊvÊrend... . , reprit Aramis quelque peu abasourdi de la
grËle d'arguments qui lui tombait sur la tËte.
-- Comment prouverez-vous, continua le jÊsuite sans lui donner le temps
de parler, que l'on doit regretter le monde lorsqu'on s'offre Á Dieu ?
Ecoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le monde est le diable. Regretter le
monde, c'est regretter le diable : voilÁ ma conclusion.
-- C'est la mienne aussi, dit le curÊ.
-- Mais de gr×ce !... dit Aramis.
-- Desideras diabolum , infortunÊ ! s'Êcria le jÊsuite.
-- Il regrette le diable ! Ah ! mon jeune ami, reprit le curÊ en
gÊmissant, ne regrettez pas le diable, c'est moi qui vous en supplie. "
D'Artagnan tournait Á l'idiotisme ; il lui semblait Ëtre dans une
maison de fous, et qu'il allait devenir fou comme ceux qu'il voyait.
Seulement il Êtait forcÊ de se taire, ne comprenant point la langue qui se
parlait devant lui.
" Mais Êcoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse sous laquelle
commenÚait Á percer un peu d'impatience, je ne dis pas que je regrette ;
non, je ne prononcerai jamais cette phrase qui ne serait pas orthodoxe... "
Le jÊsuite leva les bras au ciel, et le curÊ en fit autant.
" Non, mais convenez au moins qu'on a mauvaise gr×ce de n'offrir au
Seigneur que ce dont on est parfaitement dÊgoÙtÊ. Ai-je raison, d'Artagnan ?
-- Je le crois pardieu bien ! " s'Êcria celui-ci.
Le curÊ et le jÊsuite firent un bond sur leur chaise.
" Voici mon point de dÊpart, c'est un syllogisme : le monde ne manque
pas d'attraits, je quitte le monde, donc je fais un sacrifice ; or
l'Ecriture dit positivement : Faites un sacrifice au Seigneur.
-- Cela est vrai, dirent les antagonistes.
-- Et puis, continua Aramis en se pinÚant l'oreille pour la rendre
rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches, et puis j'ai
fait certain rondeau lÁ-dessus que je communiquai Á M. Voiture l'an passÊ,
et duquel ce grand homme m'a fait mille compliments.
-- Un rondeau ! fit dÊdaigneusement le jÊsuite.
-- Un rondeau ! dit machinalement le curÊ.
-- Dites, dites, s'Êcria d'Artagnan, cela nous changera quelque peu.
-- Non, car il est religieux, rÊpondit Aramis, et c'est de la thÊologie
en vers.
-- Diable ! fit d'Artagnan.
-- Le voici, dit Aramis d'un petit air modeste qui n'Êtait pas exempt
d'une certaine teinte d'hypocrisie :
-- Vous qui pleurez un passÊ plein de charmes, --
-- Et qui traÏnez des jours infortunÊs, --
-- Tous vos malheurs se verront terminÊs, --
-- Quand Á Dieu seul vous offrirez vos larmes, --
-- Vous qui pleurez. --
D'Artagnan et le curÊ parurent flattÊs. Le jÊsuite persista dans son
opinion.
" Gardez-vous du goÙt profane dans le style thÊologique. Que dit en
effet saint Augustin ? Severus sit clericorum sermo .
-- Oui, que le sermon soit clair ! dit le curÊ.
-- Or, se h×ta d'interrompre le jÊsuite en voyant que son acolyte se
fourvoyait, or votre thÉse plaira aux dames, voilÁ tout ; elle aura le
succÉs d'une plaidoirie de maÏtre Patru.
-- Plaise Á Dieu ! s'Êcria Aramis transportÊ.
-- Vous le voyez, s'Êcria le jÊsuite, le monde parle encore en vous Á
haute voix, altissima voce . Vous suivez le monde, mon jeune ami, et je
tremble que la gr×ce ne soit point efficace.
-- Rassurez-vous, mon rÊvÊrend, je rÊponds de moi.
-- PrÊsomption mondaine !
-- Je me connais, mon pÉre, ma rÊsolution est irrÊvocable.
-- Alors vous vous obstinez Á poursuivre cette thÉse ?
-- Je me sens appelÊ Á traiter celle-lÁ, et non pas une autre ; je vais
donc la continuer, et demain j'espÉre que vous serez satisfait des
corrections que j'y aurai faites d'aprÉs vos avis.
-- Travaillez lentement, dit le curÊ, nous vous laissons dans des
dispositions excellentes.
-- Oui, le terrain est tout ensemencÊ, dit le jÊsuite, et nous n'avons
pas Á craindre qu'une partie du grain soit tombÊe sur la pierre, l'autre le
long du chemin, et que les oiseaux du ciel aient mangÊ le reste, aves coeli
coznederunt illam .
-- Que la peste t'Êtouffe avec ton latin ! dit d'Artagnan, qui se
sentait au bout de ses forces.
-- Adieu, mon fils, dit le curÊ, Á demain.
-- A demain, jeune tÊmÊraire, dit le jÊsuite ; vous promettez d'Ëtre
une des lumiÉres de l'Eglise ; veuille le Ciel que cette lumiÉre ne soit pas
un feu dÊvorant. "
D'Artagnan, qui pendant une heure s'Êtait rongÊ les ongles
d'impatience, commenÚait Á attaquer la chair.
Les deux hommes noirs se levÉrent, saluÉrent Aramis et d'Artagnan, et
s'avancÉrent vers la porte. Bazin, qui s'Êtait tenu debout et qui avait
ÊcoutÊ toute cette controverse avec une pieuse jubilation, s'ÊlanÚa vers
eux, prit le brÊviaire du curÊ, le missel du jÊsuite, et marcha
respectueusement devant eux pour leur frayer le chemin.
Aramis les conduisit jusqu'au bas de l'escalier et remonta aussitÆt
prÉs de d'Artagnan qui rËvait encore.
RestÊs seuls, les deux amis gardÉrent d'abord un silence embarrassÊ ;
cependant il fallait que l'un des deux le rompÏt le premier, et comme
d'Artagnan paraissait dÊcidÊ Á laisser cet honneur Á son ami :
" Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez revenu Á mes idÊes
fondamentales.
-- Oui, la gr×ce efficace vous a touchÊ, comme disait ce Monsieur tout
Á l'heure.
-- Oh ! ces plans de retraite sont formÊs depuis longtemps ; et vous
m'en avez dÊjÁ ouÐ parler, n'est-ce pas, mon ami ?
-- Sans doute, mais je vous avoue que j'ai cru que vous plaisantiez.
-- Avec ces sortes de choses ! Oh ! d'Artagnan !
-- Dame ! on plaisante bien avec la mort.
-- Et l'on a tort, d'Artagnan : car la mort, c'est la porte qui conduit
Á la perdition ou au salut.
-- D'accord ; mais, s'il vous plaÏt, ne thÊologisons pas, Aramis ; vous
devez en avoir assez pour le reste de la journÊe ; quant Á moi, j'ai Á peu
prÉs oubliÊ le peu de latin que je n'ai jamais su ; puis, je vous
l'avouerai, je n'ai rien mangÊ depuis ce matin dix heures, et j'ai une faim
de tous les diables.
-- Nous dÏnerons tout Á l'heure, cher ami ; seulement, vous vous
rappellerez que c'est aujourd'hui vendredi ; or, dans un pareil jour, je ne
puis ni voir, ni manger de la chair. Si vous voulez vous contenter de mon
dÏner, il se compose de tÊtragones cuits et de fruits.
-- Qu'entendez-vous par tÊtragones ? demanda d'Artagnan avec
inquiÊtude.
-- J'entends des Êpinards, reprit Aramis, mais pour vous j'ajouterai
des oeufs, et c'est une grave infraction Á la rÉgle, car les oeufs sont
viande, puisqu'ils engendrent le poulet.
-- Ce festin n'est pas succulent, mais n'importe ; pour rester avec
vous, je le subirai.
-- Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis ; mais s'il ne
profite pas Á votre corps, il profitera, soyez-en certain, Á votre ×me.
-- Ainsi, dÊcidÊment, Aramis, vous entrez en religion. Que vont dire
nos amis, que va dire M. de TrÊville ? Ils vous traiteront de dÊserteur, je
vous en prÊviens.
-- Je n'entre pas en religion, j'y rentre. C'est l'Eglise que j'avais
dÊsertÊe pour le monde, car vous savez que je me suis fait violence pour
prendre la casaque de mousquetaire.
-- Moi, je n'en sais rien.
-- Vous ignorez comment j'ai quittÊ le sÊminaire ?
-- Tout Á fait.
-- Voici mon histoire ; d'ailleurs les Ecritures disent : "
Confessez-vous les uns aux autres " , et je me confesse Á vous, d'Artagnan.
-- Et moi, je vous donne l'absolution d'avance, vous voyez que je suis
bon homme.
-- Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami.
-- Alors, dites, je vous Êcoute.
-- J'Êtais donc au sÊminaire depuis l'×ge de neuf ans, j'en avais vingt
dans trois jours, j'allais Ëtre abbÊ, et tout Êtait dit. Un soir que je me
rendais, selon mon habitude, dans une maison que je frÊquentais avec plaisir
-- on est jeune, que voulez-vous ! on est faible -- un officier qui me
voyait d'un oeil jaloux lire les vies des saints Á la maÏtresse de la
maison, entra tout Á coup et sans Ëtre annoncÊ. Justement, ce soir-lÁ,
j'avais traduit un Êpisode de Judith, et je venais de communiquer mes vers Á
la dame qui me faisait toutes sortes de compliments, et, penchÊe sur mon
Êpaule, les relisait avec moi. La pose, qui Êtait quelque peu abandonnÊe, je
l'avoue, blessa cet officier ; il ne dit rien, mais lorsque je sortis, il
sortit derriÉre moi, et me rejoignant :
" -- Monsieur l'abbÊ, dit-il, aimez-vous les coups de canne ?
" -- Je ne puis le dire, Monsieur, rÊpondis-je, personne n'ayant jamais
osÊ m'en donner.
" -- Eh bien, Êcoutez-moi, Monsieur l'abbÊ, si vous retournez dans la
maison oÝ je vous ai rencontrÊ ce soir, j'oserai, moi. "
" Je crois que j'eus peur, je devins fort p×le, je sentis les jambes
qui me manquaient, je cherchai une rÊponse que je ne trouvai pas, je me tus.
" L'officier attendait cette rÊponse, et voyant qu'elle tardait, il se
mit Á rire, me tourna le dos et rentra dans la maison. Je rentrai au
sÊminaire.
" Je suis bon gentilhomme et j'ai le sang vif, comme vous avez pu le
remarquer, mon cher d'Artagnan ; l'insulte Êtait terrible, et, tout inconnue
qu'elle Êtait restÊe au monde, je la sentais vivre et remuer au fond de mon
coeur. Je dÊclarai Á mes supÊrieurs que je ne me sentais pas suffisamment
prÊparÊ pour l'ordination, et, sur ma demande, on remit la cÊrÊmonie Á un
an.
" J'allai trouver le meilleur maÏtre d'armes de Paris, je fis condition
avec lui pour prendre une leÚon d'escrime chaque jour, et chaque jour,
pendant une annÊe, je pris cette leÚon. Puis, le jour anniversaire de celui
oÝ j'avais ÊtÊ insultÊ, j'accrochai ma soutane Á un clou, je pris un costume
complet de cavalier, et je me rendis Á un bal que donnait une dame de mes
amies, et oÝ je savais que devait se trouver mon homme. C'Êtait rue des
Francs-Bourgeois, tout prÉs de la Force.
" En effet, mon officier y Êtait ; je m'approchai de lui, comme il
chantait un lai d'amour en regardant tendrement une femme, et je
l'interrompis au beau milieu du second couplet.
" -- Monsieur, lui dis-je, vous dÊplaÏt-il toujours que je retourne
dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez-vous encore des coups
de canne, s'il me prend fantaisie de vous dÊsobÊir ? "
" L'officier me regarda avec Êtonnement, puis il dit :
" -- Que me voulez-vous, Monsieur ? Je ne vous connais pas.
" -- Je suis, rÊpondis-je, le petit abbÊ qui lit les vies des saints et
qui traduit Judith en vers.
" -- Ah ! ah ! je me rappelle, dit l'officier en goguenardant ; que me
voulez-vous ?
" -- Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un tour de
promenade avec moi.
" -- Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le plus
grand plaisir.
" -- Non, pas demain matin, s'il vous plaÏt, tout de suite.
" -- Si vous l'exigez absolument...
" -- Mais oui, je l'exige.
" -- Alors, sortons. Mesdames, dit l'officier, ne vous dÊrangez pas. Le
temps de tuer Monsieur seulement, et je reviens vous achever le dernier
couplet. "
" Nous sortÏmes.
" Je le menai rue Payenne, juste Á l'endroit oÝ un an auparavant, heure
pour heure, il m'avait fait le compliment que je vous ai rapportÊ. Il
faisait un clair de lune superbe. Nous mÏmes l'ÊpÊe Á la main, et Á la
premiÉre passe, je le tuai roide.
-- Diable ! fit d'Artagnan.
-- Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas revenir leur
chanteur, et qu'on le trouva rue Payenne avec un grand coup d'ÊpÊe au
travers du corps, on pensa que c'Êtait moi qui l'avait accommodÊ ainsi, et
la chose fit scandale. Je fus donc pour quelque temps forcÊ de renoncer Á la
soutane. Athos, dont je fis la connaissance Á cette Êpoque, et Porthos, qui
m'avait, en dehors de mes leÚons d'escrime, appris quelques bottes
gaillardes, me dÊcidÉrent Á demander une casaque de mousquetaire. Le roi
avait fort aimÊ mon pÉre, tuÊ au siÉge d'Arras, et l'on m'accorda cette
casaque. Vous comprenez donc qu'aujourd'hui le moment est venu pour moi de
rentrer dans le sein de l'Eglise.
-- Et pourquoi aujourd'hui plutÆt qu'hier et que demain ? Que vous est-
il donc arrivÊ aujourd'hui, qui vous donne de si mÊchantes idÊes ?
-- Cette blessure, mon cher d'Artagnan, m'a ÊtÊ un avertissement du
Ciel.
-- Cette blessure ? bah ! elle est Á peu prÉs guÊrie, et je suis sÙr
qu'aujourd'hui ce n'est pas celle-lÁ qui vous fait le plus souffrir.
-- Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant.
-- Vous en avez une au coeur, Aramis, une plus vive et plus sanglante,
une blessure faite par une femme. "
L'oeil d'Aramis Êtincela malgrÊ lui.
" Ah ! dit-il en dissimulant son Êmotion sous une feinte nÊgligence, ne
parlez pas de ces choses-lÁ ; moi, penser Á ces choses-lÁ ! avoir des
chagrins d'amour ? Vanitas vanitatum ! Me serais-je donc, Á votre avis,
retournÊ la cervelle, et pour qui ? pour quelque grisette, pour quelque
fille de chambre, Á qui j'aurais fait la cour dans une garnison, fi !
-- Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos visÊes
plus haut.
-- Plus haut ? et que suis-je pour avoir tant d'ambition ? un pauvre
mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes et se trouve
grandement dÊplacÊ dans le monde !
-- Aramis, Aramis ! s'Êcria d'Artagnan en regardant son ami avec un air
de doute.
-- PoussiÉre, je rentre dans la poussiÉre. La vie est pleine
d'humiliations et de douleurs, continua-t-il en s'assombrissant ; tous les
fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour Á tour dans la main de
l'homme, surtout les fils d'or. O mon cher d'Artagnan ! reprit Aramis en
donnant Á sa voix une lÊgÉre teinte d'amertume, croyez-moi, cachez bien vos
plaies quand vous en aurez. Le silence est la derniÉre joie des malheureux ;
gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos douleurs, les
curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d'un daim blessÊ.
-- HÊlas, mon cher Aramis, dit d'Artagnan en poussant Á son tour un
profond soupir, c'est mon histoire Á moi-mËme que vous faites lÁ.
-- Comment ?
-- Oui, une femme que j'aimais, que j'adorais, vient de m'Ëtre enlevÊe
de force. Je ne sais pas oÝ elle est, oÝ on l'a conduite ; elle est
peut-Ëtre prisonniÉre, elle est peut-Ëtre morte.
-- Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu'elle ne vous
a pas quittÊ volontairement ; que si vous n'avez point de ses nouvelles,
c'est que toute communication avec vous lui est interdite, tandis que...
-- Tandis que...
-- Rien, reprit Aramis, rien.
-- Ainsi, vous renoncez Á jamais au monde ;, c'est un parti pris, une
rÊsolution arrËtÊe ?
-- A tout jamais. Vous Ëtes mon ami aujourd'hui, demain vous ne serez
plus pour moi qu'une ombre ; oÝ plutÆt mËme, vous n'existerez plus. Quant au
monde, c'est un sÊpulcre et pas autre chose.
-- Diable ! c'est fort triste ce que vous me dites lÁ.
-- Que voulez-vous ! ma vocation m'attire, elle m'enlÉve. "
D'Artagnan sourit et ne rÊpondit point. Aramis continua :
" Et cependant, tandis que je tiens encore Á la terre, j'eusse voulu
vous parler de vous, de nos amis.
-- Et moi, dit d'Artagnan, j'eusse voulu vous parler de vous-mËme, mais
je vous vois si dÊtachÊ de tout ; les amours, vous en faites fi ; les amis
sont des ombres, le monde est un sÊpulcre.
-- HÊlas ! vous le verrez par vous-mËme, dit Aramis avec un soupir.
-- N'en parlons donc plus, dit d'Artagnan, et brÙlons cette lettre qui,
sans doute, vous annonÚait quelque nouvelle infidÊlitÊ de votre grisette ou
de votre fille de chambre.
-- Quelle lettre ? s'Êcria vivement Aramis.
-- Une lettre qui Êtait venue chez vous en votre absence et qu'on m'a
remise pour vous.
-- Mais de qui cette lettre ?
-- Ah ! de quelque suivante ÊplorÊe, de quelque grisette au dÊsespoir ;
la fille de chambre de Mme de Chevreuse peut-Ëtre, qui aura ÊtÊ obligÊe de
retourner Á Tours avec sa maÏtresse, et qui, pour se faire pimpante, aura
pris du papier parfumÊ et aura cachetÊ sa lettre avec une couronne de
duchesse.
-- Que dites-vous lÁ ?
-- Tiens, je l'aurai perdue ! dit sournoisement le jeune homme en
faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un sÊpulcre, que
les hommes et par consÊquent les femmes sont des ombres, que l'amour est un
sentiment dont vous faites fi !
-- Ah ! d'Artagnan, d'Artagnan ! s'Êcria Aramis, tu me fais mourir !
-- Enfin, la voici ! " dit d'Artagnan.
Et il tira la lettre de sa poche.
Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutÆt la dÊvora ; son
visage rayonnait.
" Il paraÏt que la suivante Á un beau style, dit nonchalamment le
messager.
-- Merci, d'Artagnan ! s'Êcria Aramis presque en dÊlire. Elle a ÊtÊ
forcÊe de retourner Á Tours ; elle ne m'est pas infidÉle, elle m'aime
toujours. Viens, mon ami, viens que je t'embrasse ; le bonheur m'Êtouffe ! "
Et les deux amis se mirent Á danser autour du vÊnÊrable saint
Chrysostome, piÊtinant bravement les feuillets de la thÉse qui avaient roulÊ
sur le parquet.
En ce moment, Bazin entrait avec les Êpinards et l'omelette.
" Fuis, malheureux ! s'Êcria Aramis en lui jetant sa calotte au visage
; retourne d'oÝ tu viens, remporte ces horribles lÊgumes et cet affreux
entremets ! demande un liÉvre piquÊ, un chapon gras, un gigot Á l'ail et
quatre bouteilles de vieux bourgogne. "
Bazin, qui regardait son maÏtre et qui ne comprenait rien Á ce
changement, laissa mÊlancoliquement glisser l'omelette dans les Êpinards, et
les Êpinards sur le parquet.
" VoilÁ le moment de consacrer votre existence au Roi des Rois, dit
d'Artagnan, si vous tenez Á lui faire une politesse : Non inutile desiderium
in oblatione .
-- Allez-vous-en au diable avec votre latin ! Mon cher d'Artagnan,
buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, et racontez-moi un peu ce
qu'on fait lÁ-bas. "
CHAPITRE XXVII. LA FEMME D ATHOS
" Il reste maintenant Á savoir des nouvelles d'Athos " , dit d'Artagnan
au fringant Aramis, quand il l'eut mis au courant de ce qui s'Êtait passÊ
dans la capitale depuis leur dÊpart, et qu'un excellent dÏner leur eut fait
oublier Á l'un sa thÉse, Á l'autre sa fatigue.
" Croyez-vous donc qu'il lui soit arrivÊ malheur ? demanda Aramis.
Athos est si froid, si brave et manie si habilement son ÊpÊe.
-- Oui, sans doute, et personne ne reconnaÏt mieux que moi le courage
et l'adresse d'Athos, mais j'aime mieux sur mon ÊpÊe le choc des lances que
celui des b×tons ; je crains qu'Athos n'ait ÊtÊ ÊtrillÊ par de la
valetaille, les valets sont gens qui frappent fort et ne finissent pas tÆt.
VoilÁ pourquoi, je vous l'avoue, je voudrais repartir le plus tÆt possible.
-- Je t×cherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je ne me sente
guÉre en Êtat de monter Á cheval. Hier, j'essayai de la discipline que vous
voyez sur ce mur, et la douleur m'empËcha de continuer ce pieux exercice.
-- C'est qu'aussi, mon cher ami, on n'a jamais vu essayer de guÊrir un
coup d'escopette avec des coups de martinet ; mais vous Êtiez malade, et la
maladie rend la tËte faible, ce qui fait que je vous excuse.
-- Et quand partez-vous ?
-- Demain, au point du jour ; reposez-vous de votre mieux cette nuit,
et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble.
-- A demain donc, dit Aramis ; car tout de fer que vous Ëtes, vous
devez avoir besoin de repos. "
Le lendemain, lorsque d'Artagnan entra chez Aramis, il le trouva Á sa
fenËtre.
" Que regardez-vous donc lÁ ? demanda d'Artagnan.
-- Ma foi ! J'admire ces trois magnifiques chevaux que les garÚons
d'Êcurie tiennent en bride ; c'est un plaisir de prince que de voyager sur
de pareilles montures.
-- Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-lÁ, car l'un
de ces chevaux est Á vous.
-- Ah ! bah ! et lequel ?
-- Celui des trois que vous voudrez : je n'ai pas de prÊfÊrence.
-- Et le riche caparaÚon qui le couvre est Á moi aussi ?
-- Sans doute.
-- Vous voulez rire, d'Artagnan.
-- Je ne ris plus depuis que vous parlez franÚais.
-- C'est pour moi, ces fontes dorÊes, cette housse de velours, cette
selle chevillÊe d'argent ?
-- A vous-mËme, comme le cheval qui piaffe est Á moi, comme cet autre
cheval qui caracole est Á Athos.
-- Peste ! ce sont trois bËtes superbes.
-- Je suis flattÊ qu'elles soient de votre goÙt.
-- C'est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-lÁ ?
-- A coup sÙr, ce n'est point le cardinal, mais ne vous inquiÊtez pas
d'oÝ ils viennent, et songez seulement qu'un des trois est votre propriÊtÊ.
-- Je prends celui que tient le valet roux.
-- A merveille !
-- Vive Dieu ! s'Êcria Aramis, voilÁ qui me fait passer le reste de ma
douleur ; je monterais lÁ-dessus avec trente balles dans le corps. Ah ! sur
mon ×me, les beaux Êtriers ! HolÁ ! Bazin, venez ÚÁ, et Á l'instant mËme. "
Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte.
" Fourbissez mon ÊpÊe, redressez mon feutre, brossez mon manteau, et
chargez mes pistolets ! dit Aramis.
-- Cette derniÉre recommandation est inutile, interrompit d'Artagnan :
il y a des pistolets chargÊs dans vos fontes. "
Bazin soupira.
" Allons, maÏtre Bazin, tranquillisez-vous, dit d'Artagnan ; on gagne
le royaume des cieux dans toutes les conditions.
-- Monsieur Êtait dÊjÁ si bon thÊologien ! dit Bazin presque larmoyant
; il fÙt devenu ÊvËque et peut-Ëtre cardinal.
-- Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, rÊflÊchis un peu ; Á quoi sert
d'Ëtre homme d'Eglise, je te prie ? on n'Êvite pas pour cela d'aller faire
la guerre ; tu vois bien que le cardinal va faire la premiÉre campagne avec
le pot en tËte et la pertuisane au poing ; et M. de Nogaret de La Valette,
qu'en dis-tu ? il est cardinal aussi ; demande Á son laquais combien de fois
il lui a fait de la charpie.
-- HÊlas ! soupira Bazin, je le sais, Monsieur, tout est bouleversÊ
dans le monde aujourd'hui. "
Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais Êtaient
descendus.
" Tiens-moi l'Êtrier, Bazin " , dit Aramis.
Et Aramis s'ÊlanÚa en selle avec sa gr×ce et sa lÊgÉretÊ ordinaire ;
mais aprÉs quelques voltes et quelques courbettes du noble animal, son
cavalier ressentit des douleurs tellement insupportables, qu'il p×lit et
chancela. D'Artagnan qui, dans la prÊvision de cet accident, ne l'avait pas
perdu des yeux, s'ÊlanÚa vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit Á
sa chambre.
" C'est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j'irai seul Á la
recherche d'Athos.
-- Vous Ëtes un homme d'airain, lui dit Aramis.
-- Non, j'ai du bonheur, voilÁ tout ; mais comment allez-vous vivre en
m'attendant ? plus de thÉse, plus de glose sur les doigts et les
bÊnÊdictions, hein ? "
Aramis sourit.
" Je ferai des vers, dit-il.
-- Oui, des vers parfumÊs Á l'odeur du billet de la suivante de Mme de
Chevreuse. Enseignez donc la prosodie Á Bazin, cela le consolera. Quant au
cheval, montez-le tous les jours un peu, et cela vous habituera aux
manoeuvres.
-- Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me retrouverez
prËt Á vous suivre. "
Ils se dirent adieu et, dix minutes aprÉs, d'Artagnan, aprÉs avoir
recommandÊ son ami Á Bazin et Á l'hÆtesse, trottait dans la direction
d'Amiens.
Comment allait-il retrouver Athos, et mËme le retrouverait-il ?
La position dans laquelle il l'avait laissÊ Êtait critique ; il pouvait
bien avoir succombÊ. Cette idÊe, en assombrissant son front, lui arracha
quelques soupirs et lui fit formuler tout bas quelques serments de
vengeance. De tous ses amis, Athos Êtait le plus ×gÊ, et partant le moins
rapprochÊ en apparence de ses goÙts et de ses sympathies.
Cependant il avait pour ce gentilhomme une prÊfÊrence marquÊe. L'air
noble et distinguÊ d'Athos, ces Êclairs de grandeur qui jaillissaient de
temps en temps de l'ombre oÝ il se tenait volontairement enfermÊ, cette
inaltÊrable ÊgalitÊ d'humeur qui en faisait le plus facile compagnon de la
terre, cette gaietÊ forcÊe et mordante, cette bravoure qu'on eÙt appelÊe
aveugle si elle n'eÙt ÊtÊ le rÊsultat du plus rare sang- froid, tant de
qualitÊs attiraient plus que l'estime, plus que l'amitiÊ de d'Artagnan,
elles attiraient son admiration.
En effet, considÊrÊ mËme auprÉs de M. de TrÊville, l'ÊlÊgant et noble
courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur, pouvait soutenir
avantageusement la comparaison ; il Êtait de taille moyenne, mais cette
taille Êtait si admirablement prise et si bien proportionnÊe, que, plus
d'une fois, dans ses luttes avec Porthos, il avait fait plier le gÊant dont
la force physique Êtait devenue proverbiale parmi les mousquetaires ; sa
tËte, aux yeux perÚants, au nez droit, au menton dessinÊ comme celui de
Brutus, avait un caractÉre indÊfinissable de grandeur et de gr×ce ; ses
mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le dÊsespoir d'Aramis, qui
cultivait les siennes Á grand renfort de p×te d'amandes et d'huile parfumÊe
; le son de sa voix Êtait pÊnÊtrant et mÊlodieux tout Á la fois, et puis, ce
qu'il y avait d'indÊfinissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et
petit, c'Êtait cette science dÊlicate du monde et des usages de la plus
brillante sociÊtÊ, cette habitude de bonne maison qui perÚait comme Á son
insu dans ses moindres actions.
S'agissait-il d'un repas, Athos l'ordonnait mieux qu'aucun homme du
monde, plaÚant chaque convive Á la place et au rang que lui avaient faits
ses ancËtres ou qu'il s'Êtait faits lui-mËme. S'agissait-il de science
hÊraldique, Athos connaissait toutes les familles nobles du royaume, leur
gÊnÊalogie, leurs alliances, leurs armes et l'origine de leurs armes.
L'Êtiquette n'avait pas de minuties qui lui fussent ÊtrangÉres, il savait
quels Êtaient les droits des grands propriÊtaires, il connaissait Á fond la
vÊnerie et la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce grand art,
ÊtonnÊ le roi Louis XIII lui-mËme, qui cependant y Êtait passÊ maÏtre.
Comme tous les grands seigneurs de cette Êpoque, il montait Á cheval et
faisait des armes dans la perfection. Il y a plus : son Êducation avait ÊtÊ
si peu nÊgligÊe, mËme sous le rapport des Êtudes scolastiques, si rares Á
cette Êpoque chez les gentilshommes, qu'il souriait aux bribes de latin que
dÊtachait Aramis, et qu'avait l'air de comprendre Porthos ; deux ou trois
fois mËme, au grand Êtonnement de ses amis, il lui Êtait arrivÊ lorsque
Aramis laissait Êchapper quelque erreur de rudiment, de remettre un verbe Á
son temps et un nom Á son cas. En outre, sa probitÊ Êtait inattaquable, dans
ce siÉcle oÝ les hommes de guerre transigeaient si facilement avec leur
religion et leur conscience, les amants avec la dÊlicatesse rigoureuse de
nos jours, et les pauvres avec le septiÉme commandement de Dieu. C'Êtait
donc un homme fort extraordinaire qu'Athos.
Et cependant, on voyait cette nature si distinguÊe, cette crÊature si
belle, cette essence si fine, tourner insensiblement vers la vie matÊrielle,
comme les vieillards tournent vers l'imbÊcillitÊ physique et morale. Athos,
dans ses heures de privation, et ces heures Êtaient frÊquentes, s'Êteignait
dans toute sa partie lumineuse, et son cÆtÊ brillant disparaissait comme
dans une profonde nuit.
Alors, le demi-dieu Êvanoui, il restait Á peine un homme. La tËte
basse, l'oeil terne, la parole lourde et pÊnible, Athos regardait pendant de
longues heures soit sa bouteille et son verre, soit Grimaud, qui, habituÊ Á
lui obÊir par signes, lisait dans le regard atone de son maÏtre jusqu'Á son
moindre dÊsir, qu'il satisfaisait aussitÆt. La rÊunion des quatre amis
avait-elle lieu dans un de ces moments-lÁ, un mot, ÊchappÊ avec un violent
effort, Êtait tout le contingent qu'Athos fournissait Á la conversation. En
Êchange, Athos Á lui seul buvait comme quatre, et cela sans qu'il y parÙt
autrement que par un froncement de sourcil plus indiquÊ et par une tristesse
plus profonde.
D'Artagnan, dont nous connaissons l'esprit investigateur et pÊnÊtrant,
n'avait, quelque intÊrËt qu'il eÙt Á satisfaire sa curiositÊ sur ce sujet,
pu encore assigner aucune cause Á ce marasme, ni en noter les occurrences.
Jamais Athos ne recevait de lettres, jamais Athos ne faisait aucune dÊmarche
qui ne fÙt connue de tous ses amis.
On ne pouvait dire que ce fÙt le vin qui lui donn×t cette tristesse,
car au contraire il ne buvait que pour combattre cette tristesse, que ce
remÉde, comme nous l'avons dit, rendait plus sombre encore. On ne pouvait
attribuer cet excÉs d'humeur noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui
accompagnait de ses chants ou de ses jurons toutes les variations de la
chance, Athos, lorsqu'il avait gagnÊ, demeurait aussi impassible que
lorsqu'il avait perdu. On l'avait vu, au cercle des mousquetaires, gagner un
soir trois mille pistoles, les perdre jusqu'au ceinturon brodÊ d'or des
jours de gala ; regagner tout cela, plus cent louis, sans que son beau
sourcil noir eÙt haussÊ ou baissÊ d'une demi-ligne, sans que ses mains
eussent perdu leur nuance nacrÊe, sans que sa conversation, qui Êtait
agrÊable ce soir-lÁ, eÙt cessÊ d'Ëtre calme et agrÊable.
Ce n'Êtait pas non plus, comme chez nos voisins les Anglais, une
influence atmosphÊrique qui assombrissait son visage, car cette tristesse
devenait plus intense en gÊnÊral vers les beaux jours de l'annÊe ; juin et
juillet Êtaient les mois terribles d'Athos.
Pour le prÊsent, il n'avait pas de chagrin, il haussait les Êpaules
quand on lui parlait de l'avenir ; son secret Êtait donc dans le passÊ,
comme on l'avait dit vaguement Á d'Artagnan.
Cette teinte mystÊrieuse rÊpandue sur toute sa personne rendait encore
plus intÊressant l'homme dont jamais les yeux ni la bouche, dans l'ivresse
la plus complÉte, n'avaient rien rÊvÊlÊ, quelle que fÙt l'adresse des
questions dirigÊes contre lui.
" Eh bien, pensait d'Artagnan, le pauvre Athos est peut-Ëtre mort Á
cette heure, et mort par ma faute, car c'est moi qui l'ai entraÏnÊ dans
cette affaire, dont il ignorait l'origine, dont il ignorera le rÊsultat et
dont il ne devait tirer aucun profit.
-- Sans compter, Monsieur, rÊpondait Planchet, que nous lui devons
probablement la vie. Vous rappelez-vous comme il a criÊ : " Au large,
d'Artagnan ! je suis pris. " Et aprÉs avoir dÊchargÊ ses deux pistolets,
quel bruit terrible il faisait avec son ÊpÊe ! On eÙt dit vingt hommes, ou
plutÆt vingt diables enragÊs ! "
Et ces mots redoublaient l'ardeur de d'Artagnan, qui excitait son
cheval, lequel n'ayant pas besoin d'Ëtre excitÊ emportait son cavalier au
galop.
Vers onze heures du matin, on aperÚut Amiens ; Á onze heures et demie,
on Êtait Á la porte de l'auberge maudite.
D'Artagnan avait souvent mÊditÊ contre l'hÆte perfide une de ces bonnes
vengeances qui consolent, rien qu'en espÊrance. Il entra donc dans
l'hÆtellerie, le feutre sur les yeux, la main gauche sur le pommeau de
l'ÊpÊe et faisant siffler sa cravache de la main droite.
" Me reconnaissez-vous ? dit-il Á l'hÆte, qui s'avanÚait pour le
saluer.
-- Je n'ai pas cet honneur, Monseigneur, rÊpondit celui-ci les yeux
encore Êblouis du brillant Êquipage avec lequel d'Artagnan se prÊsentait.
-- Ah ! vous ne me connaissez pas !
-- Non, Monseigneur.
-- Eh bien, deux mots vont vous rendre la mÊmoire. Qu'avez-vous fait de
ce gentilhomme Á qui vous eÙtes l'audace, voici quinze jours passÊs Á peu
prÉs, d'intenter une accusation de fausse monnaie ? "
L'hÆte p×lit, car d'Artagnan avait pris l'attitude la plus menaÚante,
et Planchet se modelait sur son maÏtre.
" Ah ! Monseigneur, ne m'en parlez pas, s'Êcria l'hÆte de son ton de
voix le plus larmoyant ; ah ! Seigneur, combien j'ai payÊ cette faute ! Ah !
malheureux que je suis !
-- Ce gentilhomme, vous dis-je, qu'est-il devenu ?
-- Daignez m'Êcouter, Monseigneur, et soyez clÊment. Voyons,
asseyez-vous, par gr×ce ! "
D'Artagnan, muet de colÉre et d'inquiÊtude, s'assit, menaÚant comme un
juge. Planchet s'adossa fiÉrement Á son fauteuil.
" Voici l'histoire, Monseigneur, reprit l'hÆte tout tremblant, car je
vous reconnais Á cette heure ; c'est vous qui Ëtes parti quand j'eus ce
malheureux dÊmËlÊ avec ce gentilhomme dont vous parlez.
-- Oui, c'est moi ; ainsi vous voyez bien que vous n'avez pas de gr×ce
Á attendre si vous ne dites pas toute la vÊritÊ.
-- Aussi veuillez m'Êcouter, et vous la saurez tout entiÉre.
-- J'Êcoute.
-- J'avais ÊtÊ prÊvenu par les autoritÊs qu'un faux-monnayeur cÊlÉbre
arriverait Á mon auberge avec plusieurs de ses compagnons, tous dÊguisÊs
sous le costume de gardes ou de mousquetaires. Vos chevaux, vos laquais,
votre figure, Messeigneurs, tout m'avait ÊtÊ dÊpeint.
-- AprÉs, aprÉs ? dit d'Artagnan, qui reconnut bien vite d'oÝ venait le
signalement si exactement donnÊ.
-- Je pris donc, d'aprÉs les ordres de l'autoritÊ, qui m'envoya un
renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentes afin de m'assurer
de la personne des prÊtendus faux-monnayeurs.
-- Encore ! dit d'Artagnan, Á qui ce mot de faux-monnayeur Êchauffait
terriblement les oreilles.
-- Pardonnez-moi, Monseigneur, de dire de telles choses, mais elles
sont justement mon excuse. L'autoritÊ m'avait fait peur, et vous savez qu'un
aubergiste doit mÊnager l'autoritÊ.
-- Mais encore une fois, ce gentilhomme, oÝ est-il ? qu'est-il devenu ?
Est-il mort ? est-il vivant ?
-- Patience, Monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que vous
savez, et dont votre dÊpart prÊcipitÊ, ajouta l'hÆte avec une finesse qui
n'Êchappa point Á d'Artagnan, semblait autoriser l'issue. Ce gentilhomme
votre ami se dÊfendit en dÊsespÊrÊ. Son valet, qui, par un malheur imprÊvu,
avait cherchÊ querelle aux gens de l'autoritÊ, dÊguisÊs en garÚons
d'Êcurie...
-- Ah ! misÊrable ! s'Êcria d'Artagnan, vous Êtiez tous d'accord, et je
ne sais Á quoi tient que je ne vous extermine tous !
-- HÊlas ! non, Monseigneur, nous n'Êtions pas tous d'accord, et vous
l'allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon de ne point l'appeler par le
nom honorable qu'il porte sans doute, mais nous ignorons ce nom), Monsieur
votre ami, aprÉs avoir mis hors de combat deux hommes de ses deux coups de
pistolet, battit en retraite en se dÊfendant avec son ÊpÊe dont il estropia
encore un de mes hommes, et d'un coup du plat de laquelle il m'Êtourdit.
-- Mais, bourreau, finiras-tu ? dit d'Artagnan. Athos, que devient
Athos ?
-- En battant en retraite, comme j'ai dit Á Monseigneur, il trouva
derriÉre lui l'escalier de la cave, et comme la porte Êtait ouverte, il tira
la clef Á lui et se barricada en dedans. Comme on Êtait sÙr de le retrouver
lÁ, on le laissa libre.
-- Oui, dit d'Artagnan, on ne tenait pas tout Á fait Á le tuer, on ne
cherchait qu'Á l'emprisonner.
-- Juste Dieu ! Á l'emprisonner, Monseigneur ? il s'emprisonna bien
lui- mËme, je vous le jure. D'abord il avait fait de rude besogne, un homme
Êtait tuÊ sur le coup, et deux autres Êtaient blessÊs griÉvement. Le mort et
les deux blessÊs furent emportÊs par leurs camarades, et jamais je n'ai plus
entendu parler ni des uns, ni des autres. Moi-mËme, quand je repris mes
sens, j'allai trouver M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce qui
s'Êtait passÊ, et auquel je demandai ce que je devais faire du prisonnier.
Mais M. le gouverneur eut l'air de tomber des nues ; il me dit qu'il
ignorait complÉtement ce que je voulais dire, que les ordres qui m'Êtaient
parvenus n'Êmanaient pas de lui, et que si j'avais le malheur de dire Á qui
que ce fÙt qu'il Êtait pour quelque chose dans toute cette ÊchauffourÊe, il
me ferait pendre. Il paraÏt que je m'Êtais trompÊ, Monsieur, que j'avais
arrËtÊ l'un pour l'autre, et que celui qu'on devait arrËter Êtait sauvÊ.
-- Mais Athos ? s'Êcria d'Artagnan, dont l'impatience se doublait de
l'abandon oÝ l'autoritÊ laissait la chose ; Athos, qu'est-il devenu ?
-- Comme j'avais h×te de rÊparer mes torts envers le prisonnier, reprit
l'aubergiste, je m'acheminai vers la cave afin de lui rendre sa libertÊ. Ah
! Monsieur, ce n'Êtait plus un homme, c'Êtait un diable. A cette proposition
de libertÊ, il dÊclara que c'Êtait un piÉge qu'on lui tendait et qu'avant de
sortir il entendait imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement, car
je ne me dissimulais pas la mauvaise position oÝ je m'Êtais mis en portant
la main sur un mousquetaire de Sa MajestÊ, je lui dis que j'Êtais prËt Á me
soumettre Á ses conditions.
" -- D'abord, dit-il, je veux qu'on me rende mon valet tout armÊ. "
" On s'empressa d'obÊir Á cet ordre ; car vous comprenez bien,
Monsieur, que nous Êtions disposÊs Á faire tout ce que voudrait votre ami.
M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-lÁ, quoiqu'il ne parle pas beaucoup), M.
Grimaud fut donc descendu Á la cave, tout blessÊ qu'il Êtait ; alors, son
maÏtre l'ayant reÚu, rebarricada la porte et nous ordonna de rester dans
notre boutique.
-- Mais enfin, s'Êcria d'Artagnan, oÝ est-il ? oÝ est Athos ?
-- Dans la cave, Monsieur.
-- Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave depuis ce temps-lÁ
?
-- BontÊ divine ! Non, Monsieur. Nous, le retenir dans la cave ! Vous
ne savez donc pas ce qu'il y fait, dans la cave ! Ah ! si vous pouviez l'en
faire sortir, Monsieur, je vous en serais reconnaissant toute ma vie, vous
adorerais comme mon patron.
-- Alors il est lÁ, je le retrouverai lÁ ?
-- Sans doute, Monsieur, il s'est obstinÊ Á y rester. Tous les jours,
on lui passe par le soupirail du pain au bout d'une fourche, et de la viande
quand il en demande ; mais, hÊlas ! ce n'est pas de pain et de viande qu'il
fait la plus grande consommation. Une fois, j'ai essayÊ de descendre avec
deux de mes garÚons, mais il est entrÊ dans une terrible fureur. J'ai
entendu le bruit de ses pistolets qu'il armait et de son mousqueton
qu'armait son domestique. Puis, comme nous leur demandions quelles Êtaient
leurs intentions, le maÏtre a rÊpondu qu'ils avaient quarante coups Á tirer
lui et son laquais, et qu'ils les tireraient jusqu'au dernier plutÆt que de
permettre qu'un seul de nous mÏt le pied dans la cave. Alors, Monsieur, j'ai
ÊtÊ me plaindre au gouverneur, lequel m'a rÊpondu que je n'avais que ce que
je mÊritais, et que cela m'apprendrait Á insulter les honorables seigneurs
qui prenaient gÏte chez moi.
-- De sorte que, depuis ce temps ?... reprit d'Artagnan ne pouvant
s'empËcher de rire de la figure piteuse de son hÆte.
-- De sorte que, depuis ce temps, Monsieur, continua celui-ci, nous
menons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, Monsieur, il faut que
vous sachiez que toutes nos provisions sont dans la cave ; il y a notre vin
en bouteilles et notre vin en piÉce, la biÉre, l'huile et les Êpices, le
lard et les saucissons ; et comme il nous est dÊfendu d'y descendre, nous
sommes forcÊs de refuser le boire et le manger aux voyageurs qui nous
arrivent, de sorte que tous les jours notre hÆtellerie se perd. Encore une
semaine avec votre ami dans ma cave, et nous sommes ruinÊs.
-- Et ce sera justice, drÆle. Ne voyait-on pas bien, Á notre mine, que
nous Êtions gens de qualitÊ et non faussaires, dites ?
-- Oui, Monsieur, oui, vous avez raison, dit l'hÆte. Mais tenez, tenez,
le voilÁ qui s'emporte.
-- Sans doute qu'on l'aura troublÊ, dit d'Artagnan.
-- Mais il faut bien qu'on le trouble, s'Êcria l'hÆte ; il vient de
nous arriver deux gentilshommes anglais.
-- Eh bien ?
-- Eh bien, les Anglais aiment le bon vin, comme vous savez, Monsieur ;
ceux-ci ont demandÊ du meilleur. Ma femme alors aura sollicitÊ de M. Athos
la permission d'entrer pour satisfaire ces Messieurs ; et il aura refusÊ
comme de coutume. Ah ! bontÊ divine ! voilÁ le sabbat qui redouble ! "
D'Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du cÆtÊ de la cave
; il se leva et, prÊcÊdÊ de l'hÆte qui se tordait les mains, et suivi de
Planchet qui tenait son mousqueton tout armÊ, il s'approcha du lieu de la
scÉne.
Les deux gentilshommes Êtaient exaspÊrÊs, ils avaient fait une longue
course et mouraient de faim et de soif.
" Mais c'est une tyrannie, s'Êcriaient-ils en trÉs bon franÚais,
quoique avec un accent Êtranger, que ce maÏtre fou ne veuille pas laisser Á
ces bonnes gens l'usage de leur vin. úÁ, nous allons enfoncer la porte, et
s'il est trop enragÊ, eh bien ! nous le tuerons.
-- Tout beau, Messieurs ! dit d'Artagnan en tirant ses pistolets de sa
ceinture ; vous ne tuerez personne, s'il vous plaÏt.
-- Bon, bon, disait derriÉre la porte la voix calme d'Athos, qu'on les
laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous allons voir. "
Tout braves qu'ils paraissaient Ëtre, les deux gentilshommes anglais se
regardÉrent en hÊsitant ; on eÙt dit qu'il y avait dans cette cave un de ces
ogres famÊliques, gigantesques hÊros des lÊgendes populaires, et dont nul ne
force impunÊment la caverne.
Il y eut un moment de silence ; mais enfin les deux Anglais eurent
honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit les cinq ou six
marches dont se composait l'escalier et donna dans la porte un coup de pied
Á fendre une muraille.
" Planchet, dit d'Artagnan en armant ses pistolets, je me charge de
celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah ! Messieurs !
vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner !
-- Mon Dieu, s'Êcria la voix creuse d'Athos, j'entends d'Artagnan, ce
me semble.
-- En effet, dit d'Artagnan en haussant la voix Á son tour, c'est moi-
mËme, mon ami.
-- Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces
enfonceurs de portes. "
Les gentilshommes avaient mis l'ÊpÊe Á la main, mais ils se trouvaient
pris entre deux feux ; ils hÊsitÉrent un instant encore ; mais, comme la
premiÉre fois, l'orgueil l'emporta, et un second coup de pied fit craquer la
porte dans toute sa hauteur.
" Range-toi, d'Artagnan, range-toi, cria Athos, range-toi, je vais
tirer.
-- Messieurs, dit d'Artagnan, que la rÊflexion n'abandonnait jamais,
Messieurs, songez-y ! De la patience, Athos. Vous vous engagez lÁ dans une
mauvaise affaire, et vous allez Ëtre criblÊs. Voici mon valet et moi qui
vous l×cherons trois coups de feu, autant vous arriveront de la cave ; puis
nous aurons encore nos ÊpÊes, dont, je vous assure, mon ami et moi nous
jouons passablement. Laissez-moi faire vos affaires et les miennes. Tout Á
l'heure vous aurez Á boire, je vous en donne ma parole.
-- S'il en reste " , grogna la voix railleuse d'Athos.
L'hÆtelier sentit une sueur froide couler le long de son Êchine.
" Comment, s'il en reste ! murmura-t-il.
-- Que diable ! il en restera, reprit d'Artagnan ; soyez donc
tranquille, Á eux deux ils n'auront pas bu toute la cave. Messieurs,
remettez vos ÊpÊes au fourreau.
-- Eh bien, vous, remettez vos pistolets Á votre ceinture.
-- Volontiers. "
Et d'Artagnan donna l'exemple. Puis, se retournant vers Planchet, il
lui fit signe de dÊsarmer son mousqueton.
Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs ÊpÊes au
fourreau. On leur raconta l'histoire de l'emprisonnement d'Athos. Et comme
ils Êtaient bons gentilshommes, ils donnÉrent tort Á l'hÆtelier.
" Maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan, remontez chez vous, et, dans
dix minutes, je vous rÊponds qu'on vous y portera tout ce que vous pourrez
dÊsirer. "
Les Anglais saluÉrent et sortirent.
" Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit d'Artagnan,
ouvrez-moi la porte, je vous en prie.
-- A l'instant mËme " , dit Athos.
Alors on entendit un grand bruit de fagots entrechoquÊs et de poutres
gÊmissantes : c'Êtaient les contrescarpes et les bastions d'Athos, que
l'assiÊgÊ dÊmolissait lui-mËme.
Un instant aprÉs, la porte s'Êbranla, et l'on vit paraÏtre la tËte p×le
d'Athos qui, d'un coup d'oeil rapide, explorait les environs.
D'Artagnan se jeta Á son cou et l'embrassa tendrement ; puis il voulut
l'entraÏner hors de ce sÊjour humide, alors il s'aperÚut qu'Athos
chancelait.
" Vous Ëtes blessÊ ? lui dit-il.
-- Moi ! pas le moins du monde ; je suis ivre mort, voilÁ tout, et
jamais homme n'a mieux fait ce qu'il fallait pour cela. Vive Dieu ! mon
hÆte, il faut que j'en aie bu au moins pour ma part cent cinquante
bouteilles.
-- MisÊricorde ! s'Êcria l'hÆte, si le valet en a bu la moitiÊ du
maÏtre seulement, je suis ruinÊ.
-- Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se serait pas permis
le mËme ordinaire que moi ; il a bu Á la piÉce seulement ; tenez, je crois
qu'il a oubliÊ de remettre le fosset. Entendez-vous ? cela coule. "
D'Artagnan partit d'un Êclat de rire qui changea le frisson de l'hÆte
en fiÉvre chaude.
En mËme temps, Grimaud parut Á son tour derriÉre son maÏtre, le
mousqueton sur l'Êpaule, la tËte tremblante, comme ces satyres ivres des
tableaux de Rubens. Il Êtait arrosÊ par-devant et par-derriÉre d'une liqueur
grasse que l'hÆte reconnut pour Ëtre sa meilleure huile d'olive.
Le cortÉge traversa la grande salle et alla s'installer dans la
meilleure chambre de l'auberge, que d'Artagnan occupa d'autoritÊ.
Pendant ce temps, l'hÆte et sa femme se prÊcipitÉrent avec des lampes
dans la cave, qui leur avait ÊtÊ si longtemps interdite et oÝ un affreux
spectacle les attendait.
Au-delÁ des fortifications auxquelles Athos avait fait brÉche pour
sortir et qui se composaient de fagots, de planches et de futailles vides
entassÊes selon toutes les rÉgles de l'art stratÊgique, on voyait ÚÁ et lÁ,
nageant dans les mares d'huile et de vin, les ossements de tous les jambons
mangÊs, tandis qu'un amas de bouteilles cassÊes jonchait tout l'angle gauche
de la cave et qu'un tonneau, dont le robinet Êtait restÊ ouvert, perdait par
cette ouverture les derniÉres gouttes de son sang. L'image de la dÊvastation
et de la mort, comme dit le poÉte de l'AntiquitÊ, rÊgnait lÁ comme sur un
champ de bataille.
Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient Á peine.
Alors les hurlements de l'hÆte et de l'hÆtesse percÉrent la voÙte de la
cave, d'Artagnan lui-mËme en fut Êmu. Athos ne tourna pas mËme la tËte.
Mais Á la douleur succÊda la rage. L'hÆte s'arma d'une broche et, dans
son dÊsespoir, s'ÊlanÚa dans la chambre oÝ les deux amis s'Êtaient retirÊs.
" Du vin ! dit Athos en apercevant l'hÆte.
-- Du vin ! s'Êcria l'hÆte stupÊfait, du vin ! mais vous m'en avez bu
pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme ruinÊ, perdu, anÊanti !
-- Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restÊs sur notre soif.
-- Si vous vous Êtiez contentÊs de boire, encore ; mais vous avez cassÊ
toutes les bouteilles.
-- Vous m'avez poussÊ sur un tas qui a dÊgringolÊ. C'est votre faute.
-- Toute mon huile est perdue !
-- L'huile est un baume souverain pour les blessures, et il fallait
bien que ce pauvre Grimaud pans×t celles que vous lui avez faites.
-- Tous mes saucissons rongÊs !
-- Il y a ÊnormÊment de rats dans cette cave.
-- Vous allez me payer tout cela, cria l'hÆte exaspÊrÊ.
-- Triple drÆle ! " dit Athos en se soulevant. Mais il retomba aussitÆt
; il venait de donner la mesure de ses forces. D'Artagnan vint Á son secours
en levant sa cravache.
L'hÆte recula d'un pas et se mit Á fondre en larmes.
" Cela vous apprendra ! dit d'Artagnan, Á traiter d'une faÚon plus
courtoise les hÆtes que Dieu vous envoie.
-- Dieu... , dites le diable !
-- Mon cher ami, dit d'Artagnan, si vous nous rompez encore les
oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave, et
nous verrons si vÊritablement le dÊg×t est aussi grand que vous le dites.
-- Eh bien, oui, Messieurs, dit l'hÆte, j'ai tort, je l'avoue ; mais Á
tout pÊchÊ misÊricorde ; vous Ëtes des seigneurs et je suis un pauvre
aubergiste, vous aurez pitiÊ de moi.
-- Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le coeur,
et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles.
On n'est pas si diable qu'on en a l'air. Voyons, viens ici et causons. "
L'hÆte s'approcha avec inquiÊtude.
" Viens, te dis-je, et n'aie pas peur, continua Athos. Au moment oÝ
j'allais te payer, j'avais posÊ ma bourse sur la table.
-- Oui, Monseigneur.
-- Cette bourse contenait soixante pistoles, oÝ est-elle ?
-- DÊposÊe au greffe, Monseigneur : on avait dit que c'Êtait de la
fausse monnaie.
-- Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante pistoles.
-- Mais Monseigneur sait bien que le greffe ne l×che pas ce qu'il
tient. Si c'Êtait de la fausse monnaie, il y aurait encore de l'espoir ;
mais malheureusement ce sont de bonnes piÉces.
-- Arrange-toi avec lui, mon brave homme, cela ne me regarde pas,
d'autant plus qu'il ne me reste pas une livre.
-- Voyons, dit d'Artagnan, l'ancien cheval d'Athos, oÝ est-il ?
-- A l'Êcurie.
-- Combien vaut-il ?
-- Cinquante pistoles tout au plus.
-- Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que tout soit dit.
-- Comment ! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon Bajazet ? et
sur quoi ferai-je la campagne ? sur Grimaud ?
-- Je t'en amÉne un autre, dit d'Artagnan.
-- Un autre ?
-- Et magnifique ! s'Êcria l'hÆte.
-- Alors, s'il y en a un autre plus beau et plus jeune, prends le
vieux, et Á boire !
-- Duquel ? demanda l'hÆte tout Á fait rassÊrÊnÊ.
-- De celui qui est au fond, prÉs des lattes ; il en reste encore
vingt-cinq bouteilles, toutes les autres ont ÊtÊ cassÊes dans ma chute.
Montez-en six.
-- Mais c'est un foudre que cet homme ! dit l'hÆte Á part lui ; s'il
reste seulement quinze jours ici, et qu'il paie ce qu'il boira, je
rÊtablirai mes affaires.
-- Et n'oublie pas, continua d'Artagnan, de monter quatre bouteilles du
pareil aux deux seigneurs anglais.
-- Maintenant, dit Athos, en attendant qu'on nous apporte du vin,
conte-moi, d'Artagnan, ce que sont devenus les autres ; voyons. "
D'Artagnan lui raconta comment il avait trouvÊ Porthos dans son lit
avec une foulure, et Aramis Á une table entre les deux thÊologiens. Comme il
achevait, l'hÆte rentra avec les bouteilles demandÊes et un jambon qui,
heureusement pour lui, Êtait restÊ hors de la cave.
" C'est bien, dit Athos en remplissant son verre et celui de
d'Artagnan, voilÁ pour Porthos et pour Aramis ; mais vous, mon ami,
qu'avez-vous et que vous est-il arrivÊ personnellement ? Je vous trouve un
air sinistre.
-- HÊlas ! dit d'Artagnan, c'est que je suis le plus malheureux de nous
tous, moi !
-- Toi malheureux, d'Artagnan ! dit Athos. Voyons, comment es-tu
malheureux ? Dis-moi cela.
-- Plus tard, dit d'Artagnan.
-- Plus tard ! et pourquoi plus tard ? parce que tu crois que je suis
ivre, d'Artagnan ? Retiens bien ceci : je n'ai jamais les idÊes plus nettes
que dans le vin. Parle donc, je suis tout oreilles. "
D'Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux.
Athos l'Êcouta sans sourciller ; puis, lorsqu'il eut fini :
" MisÉres que tout cela, dit Athos, misÉres ! "
C'Êtait le mot d'Athos.
" Vous dites toujours misÉres ! mon cher Athos, dit d'Artagnan ; cela
vous sied bien mal, Á vous qui n'avez jamais aimÊ. "
L'oeil mort d'Athos s'enflamma soudain ; mais ce ne fut qu'un Êclair,
il redevint terne et vague comme auparavant.
" C'est vrai, dit-il tranquillement, je n'ai jamais aimÊ, moi.
-- Vous voyez bien alors, coeur de pierre, dit d'Artagnan, que vous
avez tort d'Ëtre dur pour nous autres coeurs tendres.
-- Coeurs tendres, coeurs percÊs, dit Athos.
-- Que dites-vous ?
-- Je dis que l'amour est une loterie oÝ celui qui gagne, gagne la mort
! Vous Ëtes bien heureux d'avoir perdu, croyez-moi, mon cher d'Artagnan. Et
si j'ai un conseil Á vous donner, c'est de perdre toujours.
-- Elle avait l'air de si bien m'aimer !
-- Elle en avait l'air.
-- Oh ! elle m'aimait.
-- Enfant ! il n'y a pas un homme qui n'ait cru comme vous que sa
maÏtresse l'aimait, et il n'y a pas un homme qui n'ait ÊtÊ trompÊ par sa
maÏtresse.
-- ExceptÊ vous, Athos, qui n'en avez jamais eu.
-- C'est vrai, dit Athos aprÉs un moment de silence, je n'en ai jamais
eu, moi. Buvons !
-- Mais alors, philosophe que vous Ëtes, dit d'Artagnan,
instruisez-moi, soutenez-moi ; j'ai besoin de savoir et d'Ëtre consolÊ.
-- ConsolÊ de quoi ?
-- De mon malheur.
-- Votre malheur fait rire, dit Athos en haussant les Êpaules ; je
serais curieux de savoir ce que vous diriez si je vous racontais une
histoire d'amour.
-- ArrivÊe Á vous ?
-- Ou Á un de mes amis, qu'importe !
-- Dites, Athos, dites.
-- Buvons, nous ferons mieux.
-- Buvez et racontez.
-- Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant son verre,
les deux choses vont Á merveille ensemble.
-- J'Êcoute " , dit d'Artagnan.
Athos se recueillit, et, Á mesure qu'il se recueillait, d'Artagnan le
voyait p×lir : ; il en Êtait Á cette pÊriode de l'ivresse oÝ les buveurs
vulgaires tombent et dorment. Lui, il rËvait tout haut sans dormir. Ce
somnambulisme de l'ivresse avait quelque chose d'effrayant.
" Vous le voulez absolument ? demanda-t-il.
-- Je vous en prie, dit d'Artagnan.
-- Qu'il soit fait donc comme vous le dÊsirez. Un de mes amis, un de
mes amis, entendez-vous bien ! pas moi, dit Athos en s'interrompant avec un
sourire sombre ; un des comtes de ma province, c'est-Á-dire du Berry, noble
comme un Dandolo ou un Montmorency, devint amoureux Á vingt-cinq ans d'une
jeune fille de seize, belle comme les amours. A travers la naÐvetÊ de son
×ge perÚait un esprit ardent, un esprit non pas de femme, mais de poÉte ;
elle ne plaisait pas, elle enivrait ; elle vivait dans un petit bourg, prÉs
de son frÉre qui Êtait curÊ. Tous deux Êtaient arrivÊs dans le pays : ils
venaient on ne savait d'oÝ ; mais en la voyant si belle et en voyant son
frÉre si pieux, on ne songeait pas Á leur demander d'oÝ ils venaient. Du
reste, on les disait de bonne extraction. Mon ami, qui Êtait le seigneur du
pays, aurait pu la sÊduire ou la prendre de force, Á son grÊ, il Êtait le
maÏtre ; qui serait venu Á l'aide de deux Êtrangers, de deux inconnus ?
Malheureusement il Êtait honnËte homme, il l'Êpousa. Le sot, le niais,
l'imbÊcile !
-- Mais pourquoi cela, puisqu'il l'aimait ? demanda d'Artagnan.
-- Attendez donc, dit Athos. Il l'emmena dans son ch×teau, et en fit la
premiÉre dame de sa province ; et il faut lui rendre justice, elle tenait
parfaitement son rang.
-- Eh bien ? demanda d'Artagnan.
-- Eh bien, un jour qu'elle Êtait Á la chasse avec son mari, continua
Athos Á voix basse et en parlant fort vite, elle tomba de cheval et
s'Êvanouit ; le comte s'ÊlanÚa Á son secours, et comme elle Êtouffait dans
ses habits, il les fendit avec son poignard et lui dÊcouvrit l'Êpaule.
Devinez ce qu'elle avait sur l'Êpaule, d'Artagnan ? dit Athos avec un grand
Êclat de rire.
-- Puis-je le savoir ? demanda d'Artagnan.
-- Une fleur de lys, dit Athos. Elle Êtait marquÊe ! "
Et Athos vida d'un seul trait le verre qu'il tenait Á la main.
" Horreur ! s'Êcria d'Artagnan, que me dites-vous lÁ ?
-- La vÊritÊ. Mon cher, l'ange Êtait un dÊmon. La pauvre fille avait
volÊ.
-- Et que fit le comte ?
-- Le comte Êtait un grand seigneur, il avait sur ses terres droit de
justice basse et haute : il acheva de dÊchirer les habits de la comtesse, il
lui lia les mains derriÉre le dos et la pendit Á un arbre.
-- Ciel ! Athos ! un meurtre ! s'Êcria d'Artagnan.
-- Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos p×le comme la mort. Mais
on me laisse manquer de vin, ce me semble. "
Et Athos saisit au goulot la derniÉre bouteille qui restait, l'approcha
de sa bouche et la vida d'un seul trait, comme il eÙt fait d'un verre
ordinaire.
Puis il laissa tomber sa tËte sur ses deux mains ; d'Artagnan demeura
devant lui, saisi d'Êpouvante.
" Cela m'a guÊri des femmes belles, poÊtiques et amoureuses, dit Athos
en se relevant et sans songer Á continuer l'apologue du comte. Dieu vous en
accorde autant ! Buvons !
-- Ainsi elle est morte ? balbutia d'Artagnan.
-- Parbleu ! dit Athos. Mais tendez votre verre. Du jambon, drÆle, cria
Athos, nous ne pouvons plus boire !
-- Et son frÉre ? ajouta timidement d'Artagnan.
-- Son frÉre ? reprit Athos.
-- Oui, le prËtre ?
-- Ah ! je m'en informai pour le faire pendre Á son tour ; mais il
avait pris les devants, il avait quittÊ sa cure depuis la veille.
-- A-t-on su au moins ce que c'Êtait que ce misÊrable ?
-- C'Êtait sans doute le premier amant et le complice de la belle, un
digne homme qui avait fait semblant d'Ëtre curÊ peut-Ëtre pour marier sa
maÏtresse et lui assurer un sort. Il aura ÊtÊ ÊcartelÊ, je l'espÉre.
-- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit d'Artagnan, tout Êtourdi de cette
horrible aventure.
-- Mangez donc de ce jambon, d'Artagnan, il est exquis, dit Athos en
coupant une tranche qu'il mit sur l'assiette du jeune homme. Quel malheur
qu'il n'y en ait pas eu seulement quatre comme celui-lÁ dans la cave !
j'aurais bu cinquante bouteilles de plus. "
D'Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation, qui l'eÙt
rendu fou ; il laissa tomber sa tËte sur ses deux mains et fit semblant de
s'endormir.
" Les jeunes gens ne savent plus boire, dit Athos en le regardant en
pitiÊ, et pourtant celui-lÁ est des meilleurs... "
D'Artagnan Êtait restÊ Êtourdi de la terrible confidence d'Athos ;
cependant bien des choses lui paraissaient encore obscures dans cette
demi-rÊvÊlation ; d'abord elle avait ÊtÊ faite par un homme tout Á fait ivre
Á un homme qui l'Êtait Á moitiÊ et cependant, malgrÊ ce vague que fait
monter au cerveau la fumÊe de deux ou trois bouteilles de bourgogne,
d'Artagnan, en se rÊveillant le lendemain matin, avait chaque parole d'Athos
aussi prÊsente Á son esprit que si, Á mesure qu'elles Êtaient tombÊes de sa
bouche, elles s'Êtaient imprimÊes dans son esprit. Tout ce doute ne lui
donna qu'un plus vif dÊsir d'arriver Á une certitude, et il passa chez son
ami avec l'intention bien arrËtÊe de renouer sa conversation de la veille ;
mais il trouva Athos de sens tout Á fait rassis, c'est-Á-dire le plus fin et
le plus impÊnÊtrable des hommes.
Au reste, le mousquetaire, aprÉs avoir ÊchangÊ avec lui une poignÊe de
main, alla le premier au-devant de sa pensÊe.
" J'Êtais bien ivre hier, mon cher d'Artagnan, dit-il, j'ai senti cela
ce matin Á ma langue, qui Êtait encore fort Êpaisse, et Á mon pouls qui
Êtait encore fort agitÊ, je parie que j'ai dit mille extravagances. "
Et, en disant ces mots, il regarda son ami avec une fixitÊ qui
l'embarrassa.
" Mais non pas, rÊpliqua d'Artagnan, et, si je me le rappelle bien,
vous n'avez rien dit que de fort ordinaire.
-- Ah ! vous m'Êtonnez ! Je croyais vous avoir racontÊ une histoire des
plus lamentables. "
Et il regardait le jeune homme comme s'il eÙt voulu lire au plus
profond de son coeur.
" Ma foi ! dit d'Artagnan, il paraÏt que j'Êtais encore plus ivre que
vous, puisque je ne me souviens de rien. "
Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit :
" Vous n'Ëtes pas sans avoir remarquÊ, mon cher ami, que chacun a son
genre d'ivresse, triste ou gaie ; moi j'ai l'ivresse triste, et, quand une
fois je suis gris, ma maniÉre est de raconter toutes les histoires lugubres
que ma sotte nourrice m'a inculquÊes dans le cerveau. C'est mon dÊfaut ;
dÊfaut capital, j'en conviens ; mais, Á cela prÉs, je suis bon buveur. "
Athos disait cela d'une faÚon si naturelle, que d'Artagnan fut ÊbranlÊ
dans sa conviction.
" Oh ! c'est donc cela, en effet, reprit le jeune homme en essayant de
ressaisir la vÊritÊ, c'est donc cela que je me souviens, comme, au reste, on
se souvient d'un rËve, que nous avons parlÊ de pendus.
-- Ah ! vous voyez bien, dit Athos en p×lissant et cependant en
essayant de rire, j'en Êtais sÙr, les pendus sont mon cauchemar, Á moi.
-- Oui, oui, reprit d'Artagnan, et voilÁ la mÊmoire qui me revient ;
oui, il s'agissait... attendez donc... il s'agissait d'une femme.
-- Voyez, rÊpondit Athos en devenant presque livide, c'est ma grande
histoire de la femme blonde, et quand je raconte celle-lÁ, c'est que je suis
ivre mort.
-- Oui, c'est cela, dit d'Artagnan, l'histoire de la femme blonde,
grande et belle, aux yeux bleus.
-- Oui, et pendue.
-- Par son mari, qui Êtait un seigneur de votre connaissance, continua
d'Artagnan en regardant fixement Athos.
-- Eh bien, voyez cependant comme on compromettrait un homme quand on
ne sait plus ce que l'on dit, reprit Athos en haussant les Êpaules, comme
s'il se fÙt pris lui-mËme en pitiÊ. DÊcidÊment, je ne veux plus me griser,
d'Artagnan, c'est une trop mauvaise habitude. "
D'Artagnan garda le silence.
Puis Athos, changeant tout Á coup de conversation :
" A propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous m'avez amenÊ.
-- Est-il de votre goÙt ? demanda d'Artagnan.
-- Oui, mais ce n'Êtait pas un cheval de fatigue.
-- Vous vous trompez ; j'ai fait avec lui dix lieues en moins d'une
heure et demie, et il n'y paraissait pas plus que s'il eÙt fait le tour de
la place Saint-Sulpice.
-- Ah ÚÁ, vous allez me donner des regrets.
-- Des regrets ?
-- Oui, je m'en suis dÊfait.
-- Comment cela ?
-- Voici le fait : ce matin, je me suis rÊveillÊ Á six heures, vous
dormiez comme un sourd, et je ne savais que faire ; j'Êtais encore tout
hÊbÊtÊ de notre dÊbauche d'hier ; je descendis dans la grande salle, et
j'avisai un de nos Anglais qui marchandait un cheval Á un maquignon, le sien
Êtant mort hier d'un coup de sang. Je m'approchai de lui, et comme je vis
qu'il offrait cent pistoles d'un alezan brÙlÊ : " Par Dieu, lui dis-je, mon
gentilhomme, moi aussi j'ai un cheval Á vendre.
" -- Et trÉs beau mËme, dit-il, je l'ai vu hier, le valet de votre ami
le tenait en main.
" -- Trouvez-vous qu'il vaille cent pistoles ?
" -- Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-lÁ ?
" -- Non, mais je vous le joue.
" -- Vous me le jouez ?
" -- Oui.
" -- A quoi ?
" -- Aux dÊs. "
" Ce qui fut dit fut fait ; et j'ai perdu le cheval. Ah mais ! par
exemple, continua Athos, j'ai regagnÊ le caparaÚon. "
D'Artagnan fit une mine assez maussade.
" Cela vous contrarie ? dit Athos.
-- Mais oui, je vous l'avoue, reprit d'Artagnan ; ce cheval devait
servir Á nous faire reconnaÏtre un jour de bataille ; c'Êtait un gage, un
souvenir. Athos, vous avez eu tort.
-- Eh ! mon cher ami, mettez-vous Á ma place, reprit le mousquetaire ;
je m'ennuyais Á pÊrir, moi, et puis, d'honneur, je n'aime pas les chevaux
anglais. Voyons, s'il ne s'agit que d'Ëtre reconnu par quelqu'un, Eh bien,
la selle suffira ; elle est assez remarquable. Quant au cheval, nous
trouverons quelque excuse pour motiver sa disparition. Que diable ! un
cheval est mortel ; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin. "
D'Artagnan ne se dÊridait pas.
" Cela me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez tant tenir Á
ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon histoire.
-- Qu'avez-vous donc fait encore ?
-- AprÉs avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le coup, l'idÊe
me vint de jouer le vÆtre.
-- Oui, mais vous vous en tÏntes, j'espÉre, Á l'idÊe ?
-- Non pas, je la mis Á exÊcution Á l'instant mËme.
-- Ah ! par exemple ! s'Êcria d'Artagnan inquiet.
-- Je jouai, et je perdis.
-- Mon cheval ?
-- Votre cheval ; sept contre huit ; faute d'un point... . vous
connaissez le proverbe.
-- Athos, vous n'Ëtes pas dans votre bon sens, je vous jure !
-- Mon cher, c'Êtait hier, quand je vous contais mes sottes histoires,
qu'il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le perdis donc avec tous
les Êquipages et harnais possibles.
-- Mais c'est affreux !
-- Attendez donc, vous n'y Ëtes point, je ferais un joueur excellent,
si je ne m'entËtais pas ; mais je m'entËte, c'est comme quand je bois ; je
m'entËtai donc...
-- Mais que pÙtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien ?
-- Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce diamant qui brille Á
votre doigt, et que j'avais remarquÊ hier.
-- Ce diamant ! s'Êcria d'Artagnan, en portant vivement la main Á sa
bague.
-- Et comme je suis connaisseur, en ayant eu quelques-uns pour mon
propre compte, je l'avais estimÊ mille pistoles.
-- J'espÉre, dit sÊrieusement d'Artagnan Á demi mort de frayeur, que
vous n'avez aucunement fait mention de mon diamant ?
-- Au contraire, cher ami ; vous comprenez, ce diamant devenait notre
seule ressource ; avec lui, je pouvais regagner nos harnais et nos chevaux,
et, de plus, l'argent pour faire la route.
-- Athos, vous me faites frÊmir ! s'Êcria d'Artagnan.
-- Je parlai donc de votre diamant Á mon partenaire, lequel l'avait
aussi remarquÊ. Que diable aussi, mon cher, vous portez Á votre doigt une
Êtoile du ciel, et vous ne voulez pas qu'on y fasse attention ! Impossible !
-- Achevez, mon cher ; achevez ! dit d'Artagnan, car, d'honneur ! avec
votre sang-froid, vous me faites mourir !
-- Nous divis×mes donc ce diamant en dix parties de cent pistoles
chacune.
-- Ah ! vous voulez rire et m'Êprouver ? dit d'Artagnan, que la colÉre
commenÚait Á prendre aux cheveux comme Minerve prend Achille, dans l'Illiade
.
-- Non, je ne plaisante pas, mordieu ! j'aurais bien voulu vous y voir,
vous ! il y avait quinze jours que je n'avais envisagÊ face humaine et que
j'Êtais lÁ Á m'abrutir en m'abouchant avec des bouteilles.
-- Ce n'est point une raison pour jouer mon diamant, cela ! rÊpondit
d'Artagnan en serrant sa main avec une crispation nerveuse.
-- Ecoutez donc la fin ; dix parties de cent pistoles chacune en dix
coups sans revanche. En treize coups je perdis tout. En treize coups ! Le
nombre 13 m'a toujours ÊtÊ fatal, c'Êtait le 13 du mois de juillet que...
-- Ventrebleu ! s'Êcria d'Artagnan en se levant de table, l'histoire du
jour lui faisant oublier celle de la veille.
-- Patience, dit Athos, j'avais un plan. L'Anglais Êtait un original,
je l'avais vu le matin causer avec Grimaud, et Grimaud m'avait averti qu'il
lui avait fait des propositions pour entrer Á son service. Je lui joue
Grimaud, le silencieux Grimaud, divisÊ en dix portions.
-- Ah ! pour le coup ! dit d'Artagnan Êclatant de rire malgrÊ lui.
-- Grimaud lui-mËme, entendez-vous cela ! et avec les dix parts de
Grimaud, qui ne vaut pas en tout un ducaton, je regagne le diamant. Dites
maintenant que la persistance n'est pas une vertu.
-- Ma foi, c'est trÉs drÆle ! s'Êcria d'Artagnan consolÊ et se tenant
les cÆtes de rire.
-- Vous comprenez que, me sentant en veine, je me remis aussitÆt Á
jouer sur le diamant.
-- Ah ! diable, dit d'Artagnan assombri de nouveau.
-- J'ai regagnÊ vos harnais, puis votre cheval, puis mes harnais, puis
mon cheval, puis reperdu. Bref, j'ai rattrapÊ votre harnais, puis le mien.
VoilÁ oÝ nous en sommes. C'est un coup superbe ; aussi je m'en suis tenu lÁ.
"
D'Artagnan respira comme si on lui eÙt enlevÊ l'hÆtellerie de dessus la
poitrine.
" Enfin, le diamant me reste ? dit-il timidement.
-- Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre BucÊphale et du mien.
-- Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux ?
-- J'ai une idÊe sur eux.
-- Athos, vous me faites frÊmir.
-- Ecoutez, vous n'avez pas jouÊ depuis longtemps, vous, d'Artagnan ?
-- Et je n'ai point l'envie de jouer.
-- Ne jurons de rien. Vous n'avez pas jouÊ depuis longtemps, disais-je,
vous devez donc avoir la main bonne.
-- Eh bien, aprÉs ?
-- Eh bien, l'Anglais et son compagnon sont encore lÁ. J'ai remarquÊ
qu'ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous, vous paraissez tenir Á votre
cheval. A votre place, je jouerais vos harnais contre votre cheval.
-- Mais il ne voudra pas un seul harnais.
-- Jouez les deux, pardieu ! je ne suis point un ÊgoÐste comme vous,
moi.
-- Vous feriez cela ? dit d'Artagnan indÊcis, tant la confiance d'Athos
commenÚait Á le gagner Á son insu.
-- Parole d'honneur, en un seul coup.
-- Mais c'est qu'ayant perdu les chevaux, je tenais ÊnormÊment Á
conserver les harnais.
-- Jouez votre diamant, alors.
-- Oh ! ceci, c'est autre chose ; jamais, jamais.
-- Diable ! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer Planchet ;
mais comme cela a dÊjÁ ÊtÊ fait, l'Anglais ne voudrait peut-Ëtre plus.
-- DÊcidÊment, mon cher Athos, dit d'Artagnan, j'aime mieux ne rien
risquer.
-- C'est dommage, dit froidement Athos, l'Anglais est cousu de
pistoles. Eh ! mon Dieu ! essayez un coup, un coup est bientÆt jouÊ.
-- Et si je perds ?
-- Vous gagnerez.
-- Mais si je perds ?
-- Eh bien, vous donnerez les harnais.
-- Va pour un coup " , dit d'Artagnan.
Athos se mit en quËte de l'Anglais et le trouva dans l'Êcurie, oÝ il
examinait les harnais d'un oeil de convoitise. L'occasion Êtait bonne. Il
fit ses conditions : les deux harnais contre un cheval ou cent pistoles, Á
choisir. L'Anglais calcula vite : les deux harnais valaient trois cents
pistoles Á eux deux ; il topa.
D'Artagnan jeta les dÊs en tremblant et amena le nombre trois ; sa
p×leur effraya Athos, qui se contenta de dire :
" VoilÁ un triste coup, compagnon ; vous aurez les chevaux tout
harnachÊs, Monsieur. "
L'Anglais, triomphant, ne se donna mËme la peine de rouler les dÊs, il
les jeta sur la table sans regarder, tant il Êtait sÙr de la victoire ;
d'Artagnan s'Êtait dÊtournÊ pour cacher sa mauvaise humeur.
" Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix tranquille, ce coup de
dÊs est extraordinaire, et je ne l'ai vu que quatre fois dans ma vie : deux
as ! "
L'Anglais regarda et fut saisi d'Êtonnement, d'Artagnan regarda et fut
saisi de plaisir.
" Oui, continua Athos, quatre fois seulement : une fois chez M. de
CrÊquy ; une autre fois chez moi, Á la campagne, dans mon ch×teau de...
quand j'avais un ch×teau ; une troisiÉme fois chez M. de TrÊville, oÝ il
nous surprit tous ; enfin une quatriÉme fois au cabaret, oÝ il Êchut Á moi
et oÝ je perdis sur lui cent louis et un souper.
-- Alors, Monsieur reprend son cheval, dit l'Anglais.
-- Certes, dit d'Artagnan.
-- Alors il n'y a pas de revanche ?
-- Nos conditions disaient : pas de revanche, vous vous le rappelez ?
-- C'est vrai ; le cheval va Ëtre rendu Á votre valet, Monsieur.
-- Un moment, dit Athos ; avec votre permission, Monsieur, je demande Á
dire un mot Á mon ami.
-- Dites. "
Athos tira d'Artagnan Á part.
" Eh bien, lui dit d'Artagnan, que me veux-tu encore, tentateur, tu
veux que je joue, n'est-ce pas ?
-- Non, je veux que vous rÊflÊchissiez.
-- A quoi ?
-- Vous allez reprendre le cheval, n'est-ce pas ?
-- Sans doute.
-- Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles ; vous savez que vous
avez jouÊ les harnais contre le cheval ou cent pistoles, Á votre choix.
-- Oui.
-- Je prendrais les cent pistoles.
-- Eh bien, moi, je prends le cheval.
-- Et vous avez tort, je vous le rÊpÉte ; que ferons-nous d'un cheval
pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe, nous aurions l'air des deux
fils Aymon qui ont perdu leurs frÉres ; vous ne pouvez pas m'humilier en
chevauchant prÉs de moi, en chevauchant sur ce magnifique destrier. Moi,
sans balancer un seul instant, je prendrais les cent pistoles, nous avons
besoin d'argent pour revenir Á Paris.
-- Je tiens Á ce cheval, Athos.
-- Et vous avez tort, mon ami ; un cheval prend un Êcart, un cheval
bute et se couronne, un cheval mange dans un r×telier oÝ a mangÊ un cheval
morveux : voilÁ un cheval ou plutÆt cent pistoles perdues ; il faut que le
maÏtre nourrisse son cheval, tandis qu'au contraire cent pistoles
nourrissent leur maÏtre.
-- Mais comment reviendrons-nous ?
-- Sur les chevaux de nos laquais, pardieu ! on verra toujours bien Á
l'air de nos figures que nous sommes gens de condition.
-- La belle mine que nous aurons sur des bidets, tandis qu'Aramis et
Porthos caracoleront sur leurs chevaux !
-- Aramis ! Porthos ! s'Êcria Athos, et il se mit Á rire.
-- Quoi ? demanda d'Artagnan, qui ne comprenait rien Á l'hilaritÊ de
son ami.
-- Bien, bien, continuons, dit Athos.
-- Ainsi, votre avis... ?
-- Est de prendre les cent pistoles, d'Artagnan ; avec les cent
pistoles nous allons festiner jusqu'Á la fin du mois ; nous avons essuyÊ des
fatigues, voyez-vous, et il sera bon de nous reposer un peu.
-- Me reposer ! oh ! non, Athos, aussitÆt Á Paris je me mets Á la
recherche de cette pauvre femme.
-- Eh bien, croyez-vous que votre cheval vous sera aussi utile pour
cela que de bons louis d'or ? Prenez les cent pistoles, mon ami, prenez les
cent pistoles. "
D'Artagnan n'avait besoin que d'une raison pour se rendre. Celle-lÁ lui
parut excellente. D'ailleurs, en rÊsistant plus longtemps, il craignait de
paraÏtre ÊgoÐste aux yeux d'Athos ; il acquiesÚa donc et choisit les cent
pistoles, que l'Anglais lui compta sur-le-champ.
Puis l'on ne songea plus qu'Á partir. La paix signÊe avec l'aubergiste,
outre le vieux cheval d'Athos, coÙta six pistoles ; d'Artagnan et Athos
prirent les chevaux de Planchet et de Grimaud, les deux valets se mirent en
route Á pied, portant les selles sur leurs tËtes.
Si mal montÊs que fussent les deux amis, ils prirent bientÆt les
devants sur leurs valets et arrivÉrent Á CrÉve coeur. De loin ils aperÚurent
Aramis mÊlancoliquement appuyÊ sur sa fenËtre et regardant, comme ma soeur
Anne , poudroyer l'horizon.
" HolÁ, eh ! Aramis ! que diable faites-vous donc lÁ ? criÉrent les
deux amis.
-- Ah ! c'est vous, d'Artagnan, c'est vous, Athos, dit le jeune homme ;
je songeais avec quelle rapiditÊ s'en vont les biens de ce monde, et mon
cheval anglais, qui s'Êloignait et qui vient de disparaÏtre au milieu d'un
tourbillon de poussiÉre, m'Êtait une vivante image de la fragilitÊ des
choses de la terre. La vie elle-mËme peut se rÊsoudre en trois mots : Erat,
est, fuit .
-- Cela veut dire au fond ? demanda d'Artagnan, qui commenÚait Á se
douter de la vÊritÊ.
-- Cela veut dire que je viens de faire un marchÊ de dupe : soixante
louis, un cheval qui, Á la maniÉre dont il file, peut faire au trot cinq
lieues Á l'heure. "
D'Artagnan et Athos ÊclatÉrent de rire.
" Mon cher d'Artagnan, dit Aramis, ne m'en veuillez pas trop, je vous
prie : nÊcessitÊ n'a pas de loi ; d'ailleurs je suis le premier puni,
puisque cet inf×me maquignon m'a volÊ cinquante louis au moins. Ah ! vous
Ëtes bons mÊnagers, vous autres ! vous venez sur les chevaux de vos laquais
et vous faites mener vos chevaux de luxe en main, doucement et Á petites
journÊes. "
Au mËme instant un fourgon, qui depuis quelques instants pointait sur
la route d'Amiens, s'arrËta, et l'on vit sortir Grimaud et Planchet leurs
selles sur la tËte. Le fourgon retournait Á vide vers Paris, et les deux
laquais s'Êtaient engagÊs, moyennant leur transport, Á dÊsaltÊrer le
voiturier tout le long de la route.
" Qu'est-ce que cela ? dit Aramis en voyant ce qui se passait ; rien
que les selles ?
-- Comprenez-vous maintenant ? dit Athos.
-- Mes amis, c'est exactement comme moi. J'ai conservÊ le harnais, par
instinct. HolÁ, Bazin ! portez mon harnais neuf auprÉs de celui de ces
Messieurs.
-- Et qu'avez-vous fait de vos curÊs ? demanda d'Artagnan.
-- Mon cher, je les ai invitÊs Á dÏner le lendemain, dit Aramis : il y
a ici du vin exquis, cela soit dit en passant ; je les ai grisÊs de mon
mieux ; alors le curÊ m'a dÊfendu de quitter la casaque, et le jÊsuite m'a
priÊ de le faire recevoir mousquetaire.
-- Sans thÉse ! cria d'Artagnan, sans thÉse ! je demande la suppression
de la thÉse, moi !
-- Depuis lors, continua Aramis, je vis agrÊablement. J'ai commencÊ un
poÉme en vers d'une syllabe ; c'est assez difficile, mais le mÊrite en
toutes choses est dans la difficultÊ. La matiÉre est galante, je vous lirai
le premier chant, il a quatre cents vers et dure une minute.
-- Ma foi, mon cher Aramis, dit d'Artagnan, qui dÊtestait presque
autant les vers que le latin, ajoutez au mÊrite de la difficultÊ celui de la
briÉvetÊ, et vous Ëtes sÙr au moins que votre poÉme aura deux mÊrites.
-- Puis, continua Aramis, il respire des passions honnËtes, vous
verrez. Ah ÚÁ !, mes amis, nous retournons donc Á Paris ? Bravo, je suis
prËt ; nous allons donc revoir ce bon Porthos, tant mieux. Vous ne croyez
pas qu'il me manquait, ce grand niais-lÁ ? Ce n'est pas lui qui aurait vendu
son cheval, fÙt-ce contre un royaume. Je voudrais dÊjÁ le voir sur sa bËte
et sur sa selle. Il aura, j'en suis sÙr, l'air du Grand Mogol. "
On fit une halte d'une heure pour faire souffler les chevaux ; Aramis
solda son compte, plaÚa Bazin dans le fourgon avec ses camarades, et l'on se
mit en route pour aller retrouver Porthos.
On le trouva debout, moins p×le que ne l'avait vu d'Artagnan Á sa
premiÉre visite, et assis Á une table oÝ, quoiqu'il fÙt seul, figurait un
dÏner de quatre personnes ; ce dÏner se composait de viandes galamment
troussÊes, de vins choisis et de fruits superbes.
" Ah ! pardieu ! dit-il en se levant, vous arrivez Á merveille,
Messieurs, j'en Êtais justement au potage, et vous allez dÏner avec moi.
-- Oh ! oh ! fit d'Artagnan, ce n'est pas Mousqueton qui a pris au
lasso de pareilles bouteilles, puis voilÁ un fricandeau piquÊ et un filet de
boeuf...
-- Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n'affaiblit comme ces
diables de foulures ; avez-vous eu des foulures, Athos ?
-- Jamais ; seulement je me rappelle que dans notre ÊchauffourÊe de la
rue FÊrou je reÚus un coup d'ÊpÊe qui, au bout de quinze ou dix-huit jours,
m'avait produit exactement le mËme effet.
-- Mais ce dÏner n'Êtait pas pour vous seul, mon cher Porthos ? dit
Aramis.
-- Non, dit Porthos ; j'attendais quelques gentilshommes du voisinage
qui viennent de me faire dire qu'ils ne viendraient pas ; vous les
remplacerez, et je ne perdrai pas au change. HolÁ ! Mousqueton, des siÉges,
et que l'on double les bouteilles !
-- Savez-vous ce que nous mangeons ici ? dit Athos au bout de dix
minutes.
-- Pardieu ! rÊpondit d'Artagnan, moi je mange du veau piquÊ aux
cardons et Á la moelle.
-- Et moi des filets d'agneau, dit Porthos.
-- Et moi un blanc de volaille, dit Aramis.
-- Vous vous trompez tous, Messieurs, rÊpondit Athos, vous mangez du
cheval.
-- Allons donc ! dit d'Artagnan.
-- Du cheval ! " fit Aramis avec une grimace de dÊgoÙt.
Porthos seul ne rÊpondit pas.
" Oui, du cheval ; n'est-ce pas, Porthos, que nous mangeons du cheval ?
Peut-Ëtre mËme les caparaÚons avec !
-- Non, Messieurs, j'ai gardÊ le harnais, dit Porthos.
-- Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis : on dirait que nous nous
sommes donnÊ le mot.
-- Que voulez-vous, dit Porthos, ce cheval faisait honte Á mes
visiteurs, et je n'ai pas voulu les humilier !
-- Puis, votre duchesse est toujours aux eaux, n'est-ce pas ? reprit
d'Artagnan.
-- Toujours, rÊpondit Porthos. Or, ma foi, le gouverneur de la
province, un des gentilshommes que j'attendais aujourd'hui Á dÏner, m'a paru
le dÊsirer si fort que je le lui ai donnÊ.
-- DonnÊ ! s'Êcria d'Artagnan.
-- Oh ! mon Dieu ! oui, donnÊ ! c'est le mot, dit Porthos ; car il
valait certainement cent cinquante louis, et le ladre n'a voulu me le payer
que quatre-vingts.
-- Sans la selle ? dit Aramis.
-- Oui, sans la selle.
-- Vous remarquerez, Messieurs, dit Athos, que c'est encore Porthos qui
a fait le meilleur marchÊ de nous tous. "
Ce fut alors un hourra de rires dont le pauvre Porthos fut tout saisi ;
mais on lui expliqua bientÆt la raison de cette hilaritÊ, qu'il partagea
bruyamment selon sa coutume.
" De sorte que nous sommes tous en fonds ? dit d'Artagnan.
-- Mais pas pour mon compte, dit Athos ; j'ai trouvÊ le vin d'Espagne
d'Aramis si bon, que j'en ai fait charger une soixantaine de bouteilles dans
le fourgon des laquais : ce qui m'a fort dÊsargentÊ.
-- Et moi, dit Aramis, imaginez donc que j'avais donnÊ jusqu'Á mon
dernier sou Á l'Êglise de Montdidier et aux jÊsuites d'Amiens ; que j'avais
pris en outre des engagements qu'il m'a fallu tenir, des messes commandÊes
pour moi et pour vous, Messieurs, que l'on dira, Messieurs, et dont je ne
doute pas que nous ne nous trouvions Á merveille.
-- Et moi, dit Porthos, ma foulure, croyez-vous qu'elle ne m'a rien
coÙtÊ ? sans compter la blessure de Mousqueton, pour laquelle j'ai ÊtÊ
obligÊ de faire venir le chirurgien deux fois par jour, lequel m'a fait
payer ses visites double, sous prÊtexte que cet imbÊcile de Mousqueton avait
ÊtÊ se faire donner une balle dans un endroit qu'on ne montre ordinairement
qu'aux apothicaires ; aussi je lui ai bien recommandÊ de ne plus se faire
blesser lÁ.
-- Allons, allons, dit Athos, en Êchangeant un sourire avec d'Artagnan
et Aramis, je vois que vous vous Ëtes conduit grandement Á l'Êgard du pauvre
garÚon : c'est d'un bon maÏtre.
-- Bref, continua Porthos, ma dÊpense payÊe, il me restera bien une
trentaine d'Êcus.
-- Et Á moi une dizaine de pistoles, dit Aramis.
-- Allons, allons, dit Athos, il paraÏt que nous sommes les CrÊsus de
la sociÊtÊ. Combien vous reste-t-il sur vos cent pistoles, d'Artagnan ?
-- Sur mes cent pistoles ? D'abord, je vous en ai donnÊ cinquante.
-- Vous croyez ?
-- Pardieu ! Ah ! c'est vrai, je me rappelle.
-- Puis, j'en ai payÊ six Á l'hÆte.
-- Quel animal que cet hÆte ! pourquoi lui avez-vous donnÊ six pistoles
?
-- C'est vous qui m'avez dit de les lui donner.
-- C'est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat ?
-- Vingt-cinq pistoles, dit d'Artagnan.
-- Et moi, dit Athos en tirant quelque menue monnaie de sa poche,
moi...
-- Vous, rien.
-- Ma foi, ou si peu de chose, que ce n'est pas la peine de rapporter Á
la masse.
-- Maintenant, calculons combien nous possÊdons en tout : Porthos ?
-- Trente Êcus.
-- Aramis ?
-- Dix pistoles.
-- Et vous, d'Artagnan ?
-- Vingt-cinq.
-- Cela fait en tout ? dit Athos.
-- Quatre cent soixante-quinze livres ! dit d'Artagnan, qui comptait
comme ArchimÉde.
-- ArrivÊs Á Paris, nous en aurons bien encore quatre cents, dit
Porthos, plus les harnais.
-- Mais nos chevaux d'escadron ? dit Aramis.
-- Eh bien, des quatre chevaux des laquais nous en ferons deux de
maÏtre que nous tirerons au sort ; avec les quatre cents livres, on en fera
un demi pour un des dÊmontÊs, puis nous donnerons les grattures de nos
poches Á d'Artagnan, qui a la main bonne, et qui ira les jouer dans le
premier tripot venu, voilÁ.
-- DÏnons donc, dit Porthos, cela refroidit. "
Les quatre amis, plus tranquilles dÊsormais sur leur avenir, firent
honneur au repas, dont les restes furent abandonnÊs Á MM. Mousqueton, Bazin,
Planchet et Grimaud.
En arrivant Á Paris, d'Artagnan trouva une lettre de M. de TrÊville qui
le prÊvenait que, sur sa demande, le roi venait de lui accorder la faveur
d'entrer dans les mousquetaires.
Comme c'Êtait tout ce que d'Artagnan ambitionnait au monde, Á part bien
entendu le dÊsir de retrouver Mme Bonacieux, il courut tout joyeux chez ses
camarades, qu'il venait de quitter il y avait une demi- heure, et qu'il
trouva fort tristes et fort prÊoccupÊs. Ils Êtaient rÊunis en conseil chez
Athos : ce qui indiquait toujours des circonstances d'une certaine gravitÊ.
M. de TrÊville venait de les faire prÊvenir que l'intention bien
arrËtÊe de Sa MajestÊ Êtant d'ouvrir la campagne le 1er mai, ils eussent Á
prÊparer incontinent leurs Êquipages.
Les quatre philosophes se regardÉrent tout Êbahis : M. de TrÊville ne
plaisantait pas sous le rapport de la discipline.
" Et Á combien estimez-vous ces Êquipages ? dit d'Artagnan.
-- Oh ! il n'y a pas Á dire, reprit Aramis, nous venons de faire nos
comptes avec une lÊsinerie de Spartiates, et il nous faut Á chacun quinze
cents livres.
-- Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit Athos.
-- Moi, dit d'Artagnan, il me semble qu'avec mille livres chacun, il
est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais en procureur... "
Ce mot de procureur rÊveilla Porthos.
" Tiens, j'ai une idÊe ! dit-il.
-- C'est dÊjÁ quelque chose : moi, je n'en ai pas mËme l'ombre, fit
froidement Athos, mais quant Á d'Artagnan, Messieurs, le bonheur d'Ëtre
dÊsormais des nÆtres l'a rendu fou ; mille livres ! je dÊclare que pour moi
seul il m'en faut deux mille.
-- Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis : c'est donc huit mille
livres qu'il nous faut pour nos Êquipages, sur lesquels Êquipages, il est
vrai, nous avons dÊjÁ les selles.
-- Plus, dit Athos, en attendant que d'Artagnan qui allait remercier M.
de TrÊville eÙt fermÊ la porte, plus ce beau diamant qui brille au doigt de
notre ami. Que diable ! d'Artagnan est trop bon camarade pour laisser des
frÉres dans l'embarras, quand il porte Á son mÊdius la ranÚon d'un roi. "
CHAPITRE XXIX. LA CHASSE A L'EQUIPEMENT
Le plus prÊoccupÊ des quatre amis Êtait bien certainement d'Artagnan,
quoique d'Artagnan, en sa qualitÊ de garde, fÙt bien plus facile Á Êquiper
que Messieurs les mousquetaires, qui Êtaient des seigneurs ; mais notre
cadet de Gascogne Êtait, comme on a pu le voir, d'un caractÉre prÊvoyant et
presque avare, et avec cela (expliquez les contraires) glorieux presque Á
rendre des points Á Porthos. A cette prÊoccupation de sa vanitÊ, d'Artagnan
joignait en ce moment une inquiÊtude moins ÊgoÐste. Quelques informations
qu'il eÙt pu prendre sur Mme Bonacieux, il ne lui en Êtait venu aucune
nouvelle. M. de TrÊville en avait parlÊ Á la reine ; la reine ignorait oÝ
Êtait la jeune merciÉre et avait promis de la faire chercher.
Mais cette promesse Êtait bien vague et ne rassurait guÉre d'Artagnan.
Athos ne sortait pas de sa chambre ; il Êtait rÊsolu Á ne pas risquer
une enjambÊe pour s'Êquiper.
" Il nous reste quinze jours, disait-il Á ses amis ; eh bien, si au
bout de ces quinze jours je n'ai rien trouvÊ, ou plutÆt si rien n'est venu
me trouver, comme je suis trop bon catholique pour me casser la tËte d'un
coup de pistolet, je chercherai une bonne querelle Á quatre gardes de Son
Eminence ou Á huit Anglais, et je me battrai jusqu'Á ce qu'il y en ait un
qui me tue, ce qui, sur la quantitÊ, ne peut manquer de m'arriver. On dira
alors que je suis mort pour le roi, de sorte que j'aurai fait mon service
sans avoir eu besoin de m'Êquiper. "
Porthos continuait Á se promener, les mains derriÉre le dos, en hochant
la tËte de haut en bas et disant :
" Je poursuivrai mon idÊe. "
Aramis, soucieux et mal frisÊ, ne disait rien.
On peut voir par ces dÊtails dÊsastreux que la dÊsolation rÊgnait dans
la communautÊ.
Les laquais, de leur cÆtÊ, comme les coursiers d'Hippolyte,
partageaient la triste peine de leurs maÏtres. Mousqueton faisait des
provisions de croÙtes ; Bazin, qui avait toujours donnÊ dans la dÊvotion, ne
quittait plus les Êglises ; Planchet regardait voler les mouches ; et
Grimaud, que la dÊtresse gÊnÊrale ne pouvait dÊterminer Á rompre le silence
imposÊ par son maÏtre, poussait des soupirs Á attendrir des pierres.
Les trois amis -- car, ainsi que nous l'avons dit, Athos avait jurÊ de
ne pas faire un pas pour s'Êquiper -- les trois amis sortaient donc de grand
matin et rentraient fort tard. Ils erraient par les rues, regardant sur
chaque pavÊ pour savoir si les personnes qui y Êtaient passÊes avant eux n'y
avaient pas laissÊ quelque bourse. On eÙt dit qu'ils suivaient des pistes,
tant ils Êtaient attentifs partout oÝ ils allaient. Quand ils se
rencontraient, ils avaient des regards dÊsolÊs qui voulaient dire : As-tu
trouvÊ quelque chose ?
Cependant, comme Porthos avait trouvÊ le premier son idÊe, et comme il
l'avait poursuivie avec persistance, il fut le premier Á agir. C'Êtait un
homme d'exÊcution que ce digne Porthos. D'Artagnan l'aperÚut un jour qu'il
s'acheminait vers l'Êglise Saint-Leu, et le suivit instinctivement : il
entra au lieu saint aprÉs avoir relevÊ sa moustache et allongÊ sa royale, ce
qui annonÚait toujours de sa part les intentions les plus conquÊrantes.
Comme d'Artagnan prenait quelques prÊcautions pour se dissimuler, Porthos
crut n'avoir pas ÊtÊ vu. D'Artagnan entra derriÉre lui. Porthos alla
s'adosser au cÆtÊ d'un pilier ; d'Artagnan, toujours inaperÚu, s'appuya de
l'autre.
Justement il y avait un sermon, ce qui faisait que l'Êglise Êtait fort
peuplÊe. Porthos profita de la circonstance pour lorgner les femmes : gr×ce
aux bons soins de Mousqueton, l'extÊrieur Êtait loin d'annoncer la dÊtresse
de l'intÊrieur ; son feutre Êtait bien un peu r×pÊ, sa plume Êtait bien un
peu dÊteinte, ses broderies Êtaient bien un peu ternies, ses dentelles
Êtaient bien ÊraillÊes ; mais dans la demi-teinte toutes ces bagatelles
disparaissaient, et Porthos Êtait toujours le beau Porthos.
D'Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapprochÊ du pilier oÝ Porthos
et lui Êtaient adossÊs, une espÉce de beautÊ mÙre, un peu jaune, un peu
sÉche, mais raide et hautaine sous ses coiffes noires. Les yeux de Porthos
s'abaissaient furtivement sur cette dame, puis papillonnaient au loin dans
la nef.
De son cÆtÊ, la dame, qui de temps en temps rougissait, lanÚait avec la
rapiditÊ de l'Êclair un coup d'oeil sur le volage Porthos, et aussitÆt les
yeux de Porthos de papillonner avec fureur. Il Êtait clair que c'Êtait un
manÉge qui piquait au vif la dame aux coiffes noires, car elle se mordait
les lÉvres jusqu'au sang, se grattait le bout du nez, et se dÊmenait
dÊsespÊrÊment sur son siÉge.
Ce que voyant, Porthos retroussa de nouveau sa moustache, allongea une
seconde fois sa royale, et se mit Á faire des signaux Á une belle dame qui
Êtait prÉs du choeur, et qui non seulement Êtait une belle dame, mais encore
une grande dame sans doute, car elle avait derriÉre elle un nÊgrillon qui
avait apportÊ le coussin sur lequel elle Êtait agenouillÊe, et une suivante
qui tenait le sac armoriÊ dans lequel on renfermait le livre oÝ elle lisait
sa messe.
La dame aux coiffes noires suivit Á travers tous ses dÊtours le regard
de Porthos, et reconnut qu'il s'arrËtait sur la dame au coussin de velours,
au nÊgrillon et Á la suivante.
Pendant ce temps, Porthos jouait serrÊ : c'Êtaient des clignements
d'yeux, des doigts posÊs sur les lÉvres, de petits sourires assassins qui
rÊellement assassinaient la belle dÊdaignÊe.
Aussi poussa-t-elle, en forme de mea-culpa et en se frappant la
poitrine, un hum ! tellement vigoureux que tout le monde, mËme la dame au
coussin rouge, se retourna de son cÆtÊ ; Porthos tint bon : pourtant il
avait bien compris, mais il fit le sourd.
La dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle Êtait fort belle,
sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle une rivale vÊritablement Á
craindre ; un grand effet sur Porthos, qui la trouva plus jolie que la dame
aux coiffes noires ; un grand effet sur d'Artagnan, qui reconnut la dame de
Meung, de Calais et de Douvres, que son persÊcuteur, l'homme Á la cicatrice,
avait saluÊe du nom de Milady.
D'Artagnan, sans perdre de vue la dame au coussin rouge, continua de
suivre le manÉge de Porthos, qui l'amusait fort ; il crut deviner que la
dame aux coiffes noires Êtait la procureuse de la rue aux Ours, d'autant
mieux que l'Êglise Saint-Leu n'Êtait pas trÉs ÊloignÊe de ladite rue.
Il devina alors par induction que Porthos cherchait Á prendre sa
revanche de sa dÊfaite de Chantilly, alors que la procureuse s'Êtait montrÊe
si rÊcalcitrante Á l'endroit de la bourse.
Mais, au milieu de tout cela, d'Artagnan remarqua aussi que pas une
figure ne correspondait aux galanteries de Porthos. Ce n'Êtaient que
chimÉres et illusions ; mais pour un amour rÊel, pour une jalousie
vÊritable, y a-t-il d'autre rÊalitÊ que les illusions et les chimÉres ?
Le sermon finit : la procureuse s'avanÚa vers le bÊnitier ; Porthos l'y
devanÚa, et, au lieu d'un doigt, y mit toute la main. La procureuse sourit,
croyant que c'Êtait pour elle que Porthos se mettait en frais : mais elle
fut promptement et cruellement dÊtrompÊe : lorsqu'elle ne fut plus qu'Á
trois pas de lui, il dÊtourna la tËte, fixant invariablement les yeux sur la
dame au coussin rouge, qui s'Êtait levÊe et qui s'approchait suivie de son
nÊgrillon et de sa fille de chambre.
Lorsque la dame au coussin rouge fut prÉs de Porthos, Porthos tira sa
main toute ruisselante du bÊnitier ; la belle dÊvote toucha de sa main
effilÊe la grosse main de Porthos, fit en souriant le signe de la croix et
sortit de l'Êglise.
C'en fut trop pour la procureuse : elle ne douta plus que cette dame et
Porthos fussent en galanterie. Si elle eÙt ÊtÊ une grande dame, elle se
serait Êvanouie ; mais comme elle n'Êtait qu'une procureuse, elle se
contenta de dire au mousquetaire avec une fureur concentrÊe :
" Eh ! Monsieur Porthos, vous ne m'en offrez pas Á moi, d'eau bÊnite ?
"
Porthos fit, au son de cette voix, un soubresaut comme ferait un homme
qui se rÊveillerait aprÉs un somme de cent ans.
" Ma... Madame ! s'Êcria-t-il, est-ce bien vous ? Comment se porte
votre mari, ce cher Monsieur Coquenard ? Est-il toujours aussi ladre qu'il
Êtait ? OÝ avais-je donc les yeux, que je ne vous ai pas mËme aperÚue
pendant les deux heures qu'a durÊ ce sermon ?
-- J'Êtais Á deux pas de vous, Monsieur, rÊpondit la procureuse ; mais
vous ne m'avez pas aperÚue parce que vous n'aviez d'yeux que pour la belle
dame Á qui vous venez de donner de l'eau bÊnite. "
Porthos feignit d'Ëtre embarrassÊ.
" Ah ! dit-il, vous avez remarquÊ...
-- Il eÙt fallu Ëtre aveugle pour ne pas le voir.
-- Oui, dit nÊgligemment Porthos, c'est une duchesse de mes amies avec
laquelle j'ai grand-peine Á me rencontrer Á cause de la jalousie de son
mari, et qui m'avait fait prÊvenir qu'elle viendrait aujourd'hui, rien que
pour me voir, dans cette chÊtive Êglise, au fond de ce quartier perdu.
-- Monsieur Porthos, dit la procureuse, auriez-vous la bontÊ de
m'offrir le bras pendant cinq minutes, je causerais volontiers avec vous !
-- Comment donc, Madame " , dit Porthos en se clignant de l'oeil Á lui-
mËme comme un joueur qui rit de la dupe qu'il va faire.
Dans ce moment, d'Artagnan passait poursuivant Milady ; il jeta un
regard de cÆtÊ sur Porthos, et vit ce coup d'oeil triomphant.
" Eh ! eh ! se dit-il Á lui-mËme en raisonnant dans le sens de la
morale Êtrangement facile de cette Êpoque galante, en voici un qui pourrait
bien Ëtre ÊquipÊ pour le terme voulu. "
Porthos, cÊdant Á la pression du bras de sa procure use comme une
barque cÉde au gouvernail, arriva au cloÏtre Saint-Magloire, passage peu
frÊquentÊ, enfermÊ d'un tourniquet Á ses deux bouts. On n'y voyait, le jour,
que mendiants qui mangeaient ou enfants qui jouaient.
" Ah ! Monsieur Porthos ! s'Êcria la procureuse, quand elle se fut
assurÊe qu'aucune personne ÊtrangÉre Á la population habituelle de la
localitÊ ne pouvait les voir ni les entendre ; ah ! Monsieur Porthos ! vous
Ëtes un grand vainqueur, Á ce qu'il paraÏt !
-- Moi, Madame ! dit Porthos en se rengorgeant, et pourquoi cela ?
-- Et les signes de tantÆt, et l'eau bÊnite ? Mais c'est une princesse
pour le moins, que cette dame avec son nÊgrillon et sa fille de chambre !
-- Vous vous trompez ; mon Dieu ! non, rÊpondit Porthos, c'est tout
bonnement une duchesse.
-- Et ce coureur qui attendait Á la porte, et ce carrosse avec un
cocher Á grande livrÊe qui attendait sur son siÉge ? "
Porthos n'avait vu ni le coureur, ni le carrosse ; mais, de son regard
de femme jalouse, Mme Coquenard avait tout vu.
Porthos regretta de n'avoir pas, du premier coup, fait la dame au
coussin rouge princesse.
" Ah ! vous Ëtes l'enfant chÊri des belles, Monsieur Porthos ! reprit
en soupirant la procureuse.
-- Mais, rÊpondit Porthos, vous comprenez qu'avec un physique comme
celui dont la nature m'a douÊ, je ne manque pas de bonnes fortunes.
-- Mon Dieu ! comme les hommes oublient vite ! s'Êcria la procureuse en
levant les yeux au ciel.
-- Moins vite encore que les femmes, ce me semble, rÊpondit Porthos ;
car enfin, moi, Madame, je puis dire que j'ai ÊtÊ votre victime, lorsque
blessÊ, mourant, je me suis vu abandonnÊ des chirurgiens ; moi, le rejeton
d'une famille illustre, qui m'Êtais fiÊ Á votre amitiÊ, j'ai manquÊ mourir
de mes blessures d'abord, et de faim ensuite, dans une mauvaise auberge de
Chantilly, et cela sans que vous ayez daignÊ rÊpondre une seule fois aux
lettres brÙlantes que je vous ai Êcrites.
-- Mais, Monsieur Porthos... , murmura la procureuse, qui sentait qu'Á
en juger par la conduite des plus grandes dames de ce temps-lÁ, elle Êtait
dans son tort.
-- Moi qui avais sacrifiÊ pour vous la comtesse de Penaflor...
-- Je le sais bien.
-- La baronne de...
-- Monsieur Porthos, ne m'accablez pas.
-- La duchesse de...
-- Monsieur Porthos, soyez gÊnÊreux !
-- Vous avez raison, Madame, et je n'achÉverai pas.
-- Mais c'est mon mari qui ne veut pas entendre parler de prËter.
-- Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-vous la premiÉre lettre que
vous m'avez Êcrite et que je conserve gravÊe dans ma mÊmoire. "
La procureuse poussa un gÊmissement.
" Mais c'est qu'aussi, dit-elle, la somme que vous demandiez Á
emprunter Êtait un peu bien forte.
-- Madame Coquenard, je vous donnais la prÊfÊrence. Je n'ai eu qu'Á
Êcrire Á la duchesse de... Je ne veux pas dire son nom, car je ne sais pas
ce que c'est que de compromettre une femme ; mais ce que je sais, c'est que
je n'ai eu qu'Á lui Êcrire pour qu'elle m'en envoy×t quinze cents. "
La procureuse versa une larme.
" Monsieur Porthos, dit-elle, je vous jure que vous m'avez grandement
punie, et que si dans l'avenir vous vous retrouviez en pareille passe, vous
n'auriez qu'Á vous adresser Á moi.
-- Fi donc, Madame ! dit Porthos comme rÊvoltÊ, ne parlons pas argent,
s'il vous plaÏt, c'est humiliant.
-- Ainsi, vous ne m'aimez plus ! " dit lentement et tristement la
procureuse.
Porthos garda un majestueux silence.
" C'est ainsi que vous me rÊpondez ? HÊlas ! je comprends.
-- Songez Á l'offense que vous m'avez faite, Madame : elle est restÊe
lÁ, dit Porthos, en posant la main Á son coeur et en l'y appuyant avec
force.
-- Je la rÊparerai ; voyons, mon cher Porthos !
-- D'ailleurs, que vous demandais-je, moi ? reprit Porthos avec un
mouvement d'Êpaules plein de bonhomie ; un prËt, pas autre chose. AprÉs
tout, je ne suis pas un homme dÊraisonnable. Je sais que vous n'Ëtes pas
riche, Madame Coquenard, et que votre mari est obligÊ de sangsurer les
pauvres plaideurs pour en tirer quelques pauvres Êcus. Oh ! si vous Êtiez
comtesse, marquise ou duchesse, ce serait autre chose, et vous seriez
impardonnable. "
La procureuse fut piquÊe.
" Apprenez, Monsieur Porthos, dit-elle, que mon coffre-fort, tout
coffre-fort de procureuse qu'il est, est peut-Ëtre mieux garni que celui de
toutes vos mijaurÊes ruinÊes.
-- Double offense que vous m'avez faite alors, dit Porthos en dÊgageant
le bras de la procureuse de dessous le sien ; car si vous Ëtes riche, Madame
Coquenard, alors votre refus n'a plus d'excuse.
-- Quand je dis riche, reprit la procureuse, qui vit qu'elle s'Êtait
laissÊ entraÏner trop loin, il ne faut pas prendre le mot au pied de la
lettre. Je ne suis pas prÊcisÊment riche, je suis Á mon aise.
-- Tenez, Madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout cela, je vous en
prie. Vous m'avez mÊconnu ; toute sympathie est Êteinte entre nous.
-- Ingrat que vous Ëtes !
-- Ah ! je vous conseille de vous plaindre ! dit Porthos.
-- Allez donc avec votre belle duchesse ! je ne vous retiens plus.
-- Eh ! elle n'est dÊjÁ point si dÊcharnÊe, que je crois !
-- Voyons, Monsieur Porthos, encore une fois, c'est la derniÉre :
m'aimez-vous encore ?
-- HÊlas Madame, dit Porthos du ton le plus mÊlancolique qu'il put
prendre, quand nous allons entrer en campagne, dans une campagne oÝ mes
pressentiments me disent que je serai tuÊ...
-- Oh ! ne dites pas de pareilles choses ! s'Êcria la procureuse en
Êclatant en sanglots.
-- Quelque chose me le dit, continua Porthos en mÊlancolisant de plus
en plus.
-- Dites plutÆt que vous avez un nouvel amour.
-- Non pas, je vous parle franc. Nul objet nouveau ne me touche, et
mËme je sens lÁ, au fond de mon coeur, quelque chose qui parle pour vous.
Mais, dans quinze jours, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas,
cette fatale campagne s'ouvre ; je vais Ëtre affreusement prÊoccupÊ de mon
Êquipement. Puis je vais faire un voyage dans ma famille, au fond de la
Bretagne, pour rÊaliser la somme nÊcessaire Á mon dÊpart. "
Porthos remarqua un dernier combat entre l'amour et l'avarice.
" Et comme, continua-t-il, la duchesse que vous venez de voir Á
l'Êglise a ses terres prÉs des miennes, nous ferons le voyage ensemble. Les
voyages, vous le savez, paraissent beaucoup moins longs quand on les fait Á
deux.
-- Vous n'avez donc point d'amis Á Paris, Monsieur Porthos ? dit la
procureuse.
-- J'ai cru en avoir, dit Porthos en prenant son air mÊlancolique, mais
j'ai bien vu que je me trompais.
-- Vous en avez, Monsieur Porthos, vous en avez, reprit la procureuse
dans un transport qui la surprit elle-mËme ; revenez demain Á la maison.
Vous Ëtes le fils de ma tante, mon cousin par consÊquent ; vous venez de
Noyon en Picardie, vous avez plusieurs procÉs Á Paris, et pas de procureur.
Retiendrez-vous bien tout cela ?
-- Parfaitement, Madame.
-- Venez Á l'heure du dÏner.
-- Fort bien.
-- Et tenez ferme devant mon mari, qui est retors, malgrÊ ses soixante-
seize ans.
-- Soixante-seize ans ! peste ! le bel ×ge ! reprit Porthos.
-- Le grand ×ge, vous voulez dire, Monsieur Porthos. Aussi le pauvre
cher homme peut me laisser veuve d'un moment Á l'autre, continua la
procureuse en jetant un regard significatif Á Porthos. Heureusement que, par
contrat de mariage, nous nous sommes tout passÊ au dernier vivant.
-- Tout ? dit Porthos.
-- Tout.
-- Vous Ëtes femme de prÊcaution, je le vois, ma chÉre Madame
Coquenard, dit Porthos en serrant tendrement la main de la procureuse.
-- Nous sommes donc rÊconciliÊs, cher Monsieur Porthos ? dit-elle en
minaudant.
-- Pour la vie, rÊpliqua Porthos sur le mËme air.
-- Au revoir donc, mon traÏtre.
-- Au revoir, mon oublieuse.
-- A demain, mon ange !
-- A demain, flamme de ma vie ! "
D'Artagnan avait suivi Milady sans Ëtre aperÚu par elle : il la vit
monter dans son carrosse, et il l'entendit donner Á son cocher l'ordre
d'aller Á Saint-Germain.
Il Êtait inutile d'essayer de suivre Á pied une voiture emportÊe au
trot de deux vigoureux chevaux. D'Artagnan revint donc rue FÊrou.
Dans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui Êtait arrËtÊ devant la
boutique d'un p×tissier, et qui semblait en extase devant une brioche de la
forme la plus appÊtissante.
Il lui donna l'ordre d'aller seller deux chevaux dans les Êcuries de M.
de TrÊville, un pour lui d'Artagnan, l'autre pour lui Planchet, et de venir
le joindre chez Athos, -- M. de TrÊville, une fois pour toutes, ayant mis
ses Êcuries au service de d'Artagnan.
Planchet s'achemina vers la rue du Colombier, et d'Artagnan vers la rue
FÊrou. Athos Êtait chez lui, vidant tristement une des bouteilles de ce
fameux vin d'Espagne qu'il avait rapportÊ de son voyage en Picardie. Il fit
signe Á Grimaud d'apporter un verre pour d'Artagnan, et Grimaud obÊit comme
d'habitude.
D'Artagnan raconta alors Á Athos tout ce qui s'Êtait passÊ Á l'Êglise
entre Porthos et la procureuse, et comment leur camarade Êtait probablement,
Á cette heure, en voie de s'Êquiper.
" Quant Á moi, rÊpondit Athos Á tout ce rÊcit, je suis bien tranquille,
ce ne seront pas les femmes qui feront les frais de mon harnais.
-- Et cependant, beau, poli, grand seigneur comme vous l'Ëtes, mon cher
Athos, il n'y aurait ni princesses, ni reines Á l'abri de vos traits
amoureux.
-- Que ce d'Artagnan est jeune ! " dit Athos en haussant les Êpaules.
Et il fit signe Á Grimaud d'apporter une seconde bouteille.
En ce moment, Planchet passa modestement la tËte par la porte
entreb×illÊe, et annonÚa Á son maÏtre que les deux chevaux Êtaient lÁ.
" Quels chevaux ? demanda Athos.
-- Deux que M. de TrÊville me prËte pour la promenade, et avec lesquels
je vais aller faire un tour Á Saint-Germain.
-- Et qu'allez-vous faire Á Saint-Germain ? " demanda encore Athos.
Alors d'Artagnan lui raconta la rencontre qu'il avait faite dans
l'Êglise, et comment il avait retrouvÊ cette femme qui, avec le seigneur au
manteau noir et Á la cicatrice prÉs de la tempe, Êtait sa prÊoccupation
Êternelle.
" C'est-Á-dire que vous Ëtes amoureux de celle-lÁ, comme vous l'Êtiez
de Mme Bonacieux, dit Athos en haussant dÊdaigneusement les Êpaules, comme
s'il eÙt pris en pitiÊ la faiblesse humaine.
-- Moi, point du tout ! s'Êcria d'Artagnan. Je suis seulement curieux
d'Êclaircir le mystÉre auquel elle se rattache. Je ne sais pourquoi, je me
figure que cette femme, tout inconnue qu'elle m'est et tout inconnu que je
lui suis, a une action sur ma vie.
-- Au fait, vous avez raison, dit Athos, je ne connais pas une femme
qui vaille la peine qu'on la cherche quand elle est perdue. Mme Bonacieux
est perdue, tant pis pour elle ! qu'elle se retrouve !
-- Non, Athos, non, vous vous trompez, dit d'Artagnan ; j'aime ma
pauvre Constance plus que jamais, et si je savais le lieu oÝ elle est, fÙt-
elle au bout du monde, je partirais pour la tirer des mains de ses ennemis ;
mais je l'ignore, toutes mes recherches ont ÊtÊ inutiles. Que voulez-vous,
il faut bien se distraire.
-- Distrayez-vous donc avec Milady, mon cher d'Artagnan ; je le
souhaite de tout mon coeur, si cela peut vous amuser.
-- Ecoutez, Athos, dit d'Artagnan, au lieu de vous tenir enfermÊ ici
comme si vous Êtiez aux arrËts, montez Á cheval et venez vous promener avec
moi Á Saint-Germain.
-- Mon cher, rÊpliqua Athos, je monte mes chevaux quand j'en ai, sinon
je vais Á pied.
-- Eh bien, moi, rÊpondit d'Artagnan en souriant de la misanthropie
d'Athos, qui dans un autre l'eÙt certainement blessÊ, moi, je suis moins
fier que vous, je monte ce que je trouve. Ainsi, au revoir, mon cher Athos.
-- Au revoir " , dit le mousquetaire en faisant signe Á Grimaud de
dÊboucher la bouteille qu'il venait d'apporter.
D'Artagnan et Planchet se mirent en selle et prirent le chemin de
Saint- Germain.
Tout le long de la route, ce qu'Athos avait dit au jeune homme de Mme
Bonacieux lui revenait Á l'esprit. Quoique d'Artagnan ne fÙt pas d'un
caractÉre fort sentimental, la jolie merciÉre avait fait une impression
rÊelle sur son coeur : comme il le disait, il Êtait prËt Á aller au bout du
monde pour la chercher. Mais le monde a bien des bouts, par cela mËme qu'il
est rond ; de sorte qu'il ne savait de quel cÆtÊ se tourner.
En attendant, il allait t×cher de savoir ce que c'Êtait que Milady.
Milady avait parlÊ Á l'homme au manteau noir, donc elle le connaissait. Or,
dans l'esprit de d'Artagnan, c'Êtait l'homme au manteau noir qui avait
enlevÊ Mme Bonacieux une seconde fois, comme il l'avait enlevÊe une
premiÉre. D'Artagnan ne mentait donc qu'Á moitiÊ, ce qui est bien peu
mentir, quand il disait qu'en se mettant Á la recherche de Milady, il se
mettait en mËme temps Á la recherche de Constance.
Tout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps un coup d'Êperon
Á son cheval, d'Artagnan avait fait la route et Êtait arrivÊ Á
Saint-Germain. Il venait de longer le pavillon oÝ, dix ans plus tard, devait
naÏtre Louis XIV. Il traversait une rue fort dÊserte, regardant Á droite et
Á gauche s'il ne reconnaÏtrait pas quelque vestige de sa belle Anglaise,
lorsque au rez-de-chaussÊe d'une jolie maison qui, selon l'usage du temps,
n'avait aucune fenËtre sur la rue, il vit apparaÏtre une figure de
connaissance. Cette figure se promenait sur une sorte de terrasse garnie de
fleurs. Planchet la reconnut le premier. " Eh ! Monsieur, dit-il s'adressant
Á d'Artagnan, ne vous remettez-vous pas ce visage qui baye aux corneilles ?
-- Non, dit d'Artagnan ; et cependant je suis certain que ce n'est
point la premiÉre fois que je le vois, ce visage.
-- Je le crois pardieu bien, dit Planchet : c'est ce pauvre Lubin, le
laquais du comte de Wardes, celui que vous avez si bien accommodÊ il y a un
mois, Á Calais, sur la route de la maison de campagne du gouverneur.
-- Ah ! oui bien, dit d'Artagnan, et je le reconnais Á cette heure.
Crois- tu qu'il te reconnaisse, toi ?
-- Ma foi, Monsieur, il Êtait si fort troublÊ que je doute qu'il ait
gardÊ de moi une mÊmoire bien nette.
-- Eh bien, va donc causer avec ce garÚon, dit d'Artagnan, et informe-
toi dans la conversation si son maÏtre est mort. "
Planchet descendit de cheval, marcha droit Á Lubin, qui en effet ne le
reconnut pas, et les deux laquais se mirent Á causer dans la meilleure
intelligence du monde, tandis que d'Artagnan poussait les deux chevaux dans
une ruelle et, faisant le tour d'une maison, s'en revenait assister Á la
confÊrence derriÉre une haie de coudriers.
Au bout d'un instant d'observation derriÉre la haie, il entendit le
bruit d'une voiture, et il vit s'arrËter en face de lui le carrosse de
Milady. Il n'y avait pas Á s'y tromper. Milady Êtait dedans. D'Artagnan se
coucha sur le cou de son cheval, afin de tout voir sans Ëtre vu.
Milady sortit sa charmante tËte blonde par la portiÉre, et donna des
ordres Á sa femme de chambre.
Cette derniÉre, jolie fille de vingt Á vingt-deux ans, alerte et vive,
vÊritable soubrette de grande dame, sauta en bas du marchepied, sur lequel
elle Êtait assise selon l'usage du temps, et se dirigea vers la terrasse oÝ
d'Artagnan avait aperÚu Lubin.
D'Artagnan suivit la soubrette des yeux, et la vit s'acheminer vers la
terrasse. Mais, par hasard, un ordre de l'intÊrieur avait appelÊ Lubin, de
sorte que Planchet Êtait restÊ seul, regardant de tous cÆtÊs par quel chemin
avait disparu d'Artagnan.
La femme de chambre s'approcha de Planchet, qu'elle prit pour Lubin, et
lui tendant un petit billet :
" Pour votre maÏtre, dit-elle.
-- Pour mon maÏtre ? reprit Planchet ÊtonnÊ.
-- Oui, et trÉs pressÊ. Prenez donc vite. "
LÁ-dessus elle s'enfuit vers le carrosse, retournÊ Á l'avance du cÆtÊ
par lequel il Êtait venu ; elle s'ÊlanÚa sur le marchepied, et le carrosse
repartit.
Planchet tourna et retourna le billet, puis, accoutumÊ Á l'obÊissance
passive, il sauta Á bas de la terrasse, enfila la ruelle et rencontra au
bout de vingt pas d'Artagnan qui, ayant tout vu, allait au-devant de lui.
" Pour vous, Monsieur, dit Planchet, prÊsentant le billet au jeune
homme.
-- Pour moi ? dit d'Artagnan ; en es-tu bien sÙr ?
-- Pardieu ! si j'en suis sÙr ; la soubrette a dit : " Pour ton maÏtre.
" Je n'ai d'autre maÏtre que vous ; ainsi... Un joli brin de fille, ma foi,
que cette soubrette ! "
D'Artagnan ouvrit la lettre, et lut ces mots :
" Une personne qui s'intÊresse Á vous plus qu'elle ne peut le dire
voudrait savoir quel jour vous serez en Êtat de vous promener dans la forËt.
Demain, Á l'hÆtel du Champ du Drap d'Or , un laquais noir et rouge attendra
votre rÊponse. "
" Oh ! oh ! se dit d'Artagnan, voilÁ qui est un peu vif. Il paraÏt que
Milady et moi nous sommes en peine de la santÊ de la mËme personne. Eh bien,
Planchet, comment se porte ce bon M. de Wardes ? il n'est donc pas mort ?
-- Non, Monsieur, il va aussi bien qu'on peut aller avec quatre coups
d'ÊpÊe dans le corps, car vous lui en avez, sans reproche, allongÊ quatre, Á
ce cher gentilhomme, et il est encore bien faible, ayant perdu presque tout
son sang. Comme je l'avais dit Á Monsieur, Lubin ne m'a pas reconnu, et m'a
racontÊ d'un bout Á l'autre notre aventure.
-- Fort bien, Planchet, tu es le roi des laquais ; maintenant, remonte
Á cheval et rattrapons le carrosse. "
Ce ne fut pas long ; au bout de cinq minutes on aperÚut le carrosse
arrËtÊ sur le revers de la route, un cavalier richement vËtu se tenait Á la
portiÉre.
La conversation entre Milady et le cavalier Êtait tellement animÊe, que
d'Artagnan s'arrËta de l'autre cÆtÊ du carrosse sans que personne autre que
la jolie soubrette s'aperÚÙt de sa prÊsence.
La conversation avait lieu en anglais, langue que d'Artagnan ne
comprenait pas ; mais, Á l'accent, le jeune homme crut deviner que la belle
Anglaise Êtait fort en colÉre ; elle termina par un geste qui ne lui laissa
point de doute sur la nature de cette conversation : c'Êtait un coup
d'Êventail appliquÊ de telle force, que le petit meuble fÊminin vola en
mille morceaux.
Le cavalier poussa un Êclat de rire qui parut exaspÊrer Milady.
D'Artagnan pensa que c'Êtait le moment d'intervenir ; il s'approcha de
l'autre portiÉre, et se dÊcouvrant respectueusement :
" Madame, dit-il, me permettez-vous de vous offrir mes services ? Il me
semble que ce cavalier vous a mise en colÉre. Dites un mot, Madame, et je me
charge de le punir de son manque de courtoisie. "
Aux premiÉres paroles, Milady s'Êtait retournÊe, regardant le jeune
homme avec Êtonnement, et lorsqu'il eut fini :
" Monsieur, dit-elle en trÉs bon franÚais, ce serait de grand coeur que
je me mettrais sous votre protection si la personne qui me querelle n'Êtait
point mon frÉre.
-- Ah ! excusez-moi, alors, dit d'Artagnan, vous comprenez que
j'ignorais cela, Madame.
-- De quoi donc se mËle cet Êtourneau, s'Êcria en s'abaissant Á la
hauteur de la portiÉre le cavalier que Milady avait dÊsignÊ comme son
parent, et pourquoi ne passe-t-il pas son chemin ?
-- Etourneau vous-mËme, dit d'Artagnan en se baissant Á son tour sur le
cou de son cheval, et en rÊpondant de son cÆtÊ par la portiÉre ; je ne passe
pas mon chemin parce qu'il me plaÏt de m'arrËter ici. "
Le cavalier adressa quelques mots en anglais Á sa soeur.
" Je vous parle franÚais, moi, dit d'Artagnan ; faites-moi donc, je
vous prie, le plaisir de me rÊpondre dans la mËme langue. Vous Ëtes le frÉre
de Madame, soit, mais vous n'Ëtes pas le mien, heureusement. "
On eÙt pu croire que Milady, craintive comme l'est ordinairement une
femme, allait s'interposer dans ce commencement de provocation, afin
d'empËcher que la querelle n'all×t plus loin ; mais, tout au contraire, elle
se rejeta au fond de son carrosse, et cria froidement au cocher :
" Touche Á l'hÆtel ! "
La jolie soubrette jeta un regard d'inquiÊtude sur d'Artagnan, dont la
bonne mine paraissait avoir produit son effet sur elle.
Le carrosse partit et laissa les deux hommes en face l'un de l'autre,
aucun obstacle matÊriel ne les sÊparant plus.
Le cavalier fit un mouvement pour suivre la voiture ; mais d'Artagnan,
dont la colÉre dÊjÁ bouillante s'Êtait encore augmentÊe en reconnaissant en
lui l'Anglais qui, Á Amiens, lui avait gagnÊ son cheval et avait failli
gagner Á Athos son diamant, sauta Á la bride et l'arrËta.
" Eh ! Monsieur, dit-il, vous me semblez encore plus Êtourneau que moi,
car vous me faites l'effet d'oublier qu'il y a entre nous une petite
querelle engagÊe.
-- Ah ! ah ! dit l'Anglais, c'est vous, mon maÏtre. Il faut donc
toujours que vous jouiez un jeu ou un autre ?
-- Oui, et cela me rappelle que j'ai une revanche Á prendre. Nous
verrons, mon cher Monsieur, si vous maniez aussi adroitement la rapiÉre que
le cornet.
-- Vous voyez bien que je n'ai pas d'ÊpÊe, dit l'Anglais ; voulez-vous
faire le brave contre un homme sans armes ?
-- J'espÉre bien que vous en avez chez vous, rÊpondit d'Artagnan. En
tout cas, j'en ai deux, et si vous le voulez, je vous en jouerai une.
-- Inutile, dit l'Anglais, je suis muni suffisamment de ces sortes
d'ustensiles.
-- Eh bien, mon digne gentilhomme, reprit d'Artagnan, choisissez la
plus longue et venez me la montrer ce soir.
-- OÝ cela, s'il vous plaÏt ?
-- DerriÉre le Luxembourg, c'est un charmant quartier pour les
promenades dans le genre de celle que je vous propose.
-- C'est bien, on y sera.
-- Votre heure ?
-- Six heures.
-- A propos, vous avez aussi probablement un ou deux amis ?
-- Mais j'en ai trois qui seront fort honorÊs de jouer la mËme partie
que moi.
-- Trois ? Á merveille ! comme cela se rencontre ! dit d'Artagnan,
c'est juste mon compte.
-- Maintenant, qui Ëtes-vous ? demanda l'Anglais.
-- Je suis M. d'Artagnan, gentilhomme gascon, servant aux gardes,
compagnie de M. des Essarts. Et vous ?
-- Moi, je suis Lord de Winter, baron de Sheffield.
-- Eh bien, je suis votre serviteur, Monsieur le baron, dit d'Artagnan,
quoique vous ayez des noms bien difficiles Á retenir. "
Et piquant son cheval, il le mit au galop, et reprit le chemin de
Paris.
Comme il avait l'habitude de le faire en pareille occasion, d'Artagnan
descendit droit chez Athos.
Il trouva Athos couchÊ sur un grand canapÊ, oÝ il attendait, comme il
l'avait dit, que son Êquipement le vÏnt trouver.
Il raconta Á Athos tout ce qui venait de se passer, moins la lettre de
M. de Wardes.
Athos fut enchantÊ lorsqu'il sut qu'il allait se battre contre un
Anglais. Nous avons dit que c'Êtait son rËve.
On envoya chercher Á l'instant mËme Porthos et Aramis par les laquais,
et on les mit au courant de la situation.
Porthos tira son ÊpÊe hors du fourreau et se mit Á espadonner contre le
mur en se reculant de temps en temps et en faisant des pliÊs comme un
danseur. Aramis, qui travaillait toujours Á son poÉme, s'enferma dans le
cabinet d'Athos et pria qu'on ne le dÊrange×t plus qu'au moment de dÊgainer.
Athos demanda par signe Á Grimaud une bouteille.
Quant Á d'Artagnan, il arrangea en lui-mËme un petit plan dont nous
verrons plus tard l'exÊcution, et qui lui promettait quelque gracieuse
aventure, comme on pouvait le voir aux sourires qui, de temps en temps,
passaient sur son visage dont ils Êclairaient la rËverie.
CHAPITRE XXXI. ANGLAIS ET FRANCAIS
L'heure venue, on se rendit avec les quatre laquais, derriÉre le
Luxembourg, dans un enclos abandonnÊ aux chÉvres. Athos donna une piÉce de
monnaie au chevrier pour qu'il s'Êcart×t. Les laquais furent chargÊs de
faire sentinelle.
BientÆt une troupe silencieuse s'approcha du mËme enclos, y pÊnÊtra et
joignit les mousquetaires ; puis, selon les habitudes d'outre-mer, les
prÊsentations eurent lieu.
Les Anglais Êtaient tous gens de la plus haute qualitÊ, les noms
bizarres de leurs adversaires furent donc pour eux un sujet non seulement de
surprise, mais encore d'inquiÊtude.
" Mais, avec tout cela, dit Lord de Winter quand les trois amis eurent
ÊtÊ nommÊs, nous ne savons pas qui vous Ëtes, et nous ne nous battrons pas
avec des noms pareils ; ce sont des noms de bergers, cela.
-- Aussi, comme vous le supposez bien, Milord, ce sont de faux noms,
dit Athos.
-- Ce qui ne nous donne qu'un plus grand dÊsir de connaÏtre les noms
vÊritables, rÊpondit l'Anglais.
-- Vous avez bien jouÊ contre nous sans les connaÏtre, dit Athos, Á
telles enseignes que vous nous avez gagnÊ nos deux chevaux ?
-- C'est vrai, mais nous ne risquions que nos pistoles ; cette fois
nous risquons notre sang : on joue avec tout le monde, on ne se bat qu'avec
ses Êgaux.
-- C'est juste " , dit Athos. Et il prit Á l'Êcart celui des quatre
Anglais avec lequel il devait se battre, et lui dit son nom tout bas.
Porthos et Aramis en firent autant de leur cÆtÊ.
" Cela vous suffit-il, dit Athos Á son adversaire, et me trouvez-vous
assez grand seigneur pour me faire la gr×ce de croiser l'ÊpÊe avec moi ?
-- Oui, Monsieur, dit l'Anglais en s'inclinant.
-- Eh bien, maintenant, voulez-vous que je vous dise une chose ? reprit
froidement Athos.
-- Laquelle ? demanda l'Anglais.
-- C'est que vous auriez aussi bien fait de ne pas exiger que je me
fisse connaÏtre.
-- Pourquoi cela ?
-- Parce qu'on me croit mort, que j'ai des raisons pour dÊsirer qu'on
ne sache pas que je vis, et que je vais Ëtre obligÊ de vous tuer, pour que
mon secret ne coure pas les champs. "
L'Anglais regarda Athos, croyant que celui-ci plaisantait ; mais Athos
ne plaisantait pas le moins du monde.
" Messieurs, dit-il en s'adressant Á la fois Á ses compagnons et Á
leurs adversaires, y sommes-nous ?
-- Oui, rÊpondirent tout d'une voix Anglais et FranÚais.
-- Alors, en garde " , dit Athos.
Et aussitÆt huit ÊpÊes brillÉrent aux rayons du soleil couchant, et le
combat commenÚa avec un acharnement bien naturel entre gens deux fois
ennemis.
Athos s'escrimait avec autant de calme et de mÊthode que s'il eÙt ÊtÊ
dans une salle d'armes.
Porthos, corrigÊ sans doute de sa trop grande confiance par son
aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de prudence.
Aramis, qui avait le troisiÉme chant de son poÉme Á finir, se dÊpËchait
en homme trÉs pressÊ.
Athos, le premier, tua son adversaire : il ne lui avait portÊ qu'un
coup, mais, comme il l'en avait prÊvenu, le coup avait ÊtÊ mortel. L'ÊpÊe
lui traversa le coeur.
Porthos, le second, Êtendit le sien sur l'herbe : il lui avait percÊ la
cuisse. Alors, comme l'Anglais, sans faire plus longue rÊsistance, lui avait
rendu son ÊpÊe, Porthos le prit dans ses bras et le porta dans son carrosse.
Aramis poussa le sien si vigoureusement, qu'aprÉs avoir rompu une
cinquantaine de pas, il finit par prendre la fuite Á toutes jambes et
disparut aux huÊes des laquais.
Quant Á d'Artagnan, il avait jouÊ purement et simplement un jeu
dÊfensif ; puis, lorsqu'il avait vu son adversaire bien fatiguÊ, il lui
avait, d'une vigoureuse flanconade, fait sauter son ÊpÊe. Le baron, se
voyant dÊsarmÊ, fit deux ou trois pas en arriÉre ; mais, dans ce mouvement,
son pied glissa, et il tomba Á la renverse.
D'Artagnan fut sur lui d'un seul bond, et lui portant l'ÊpÊe Á la gorge
:
" Je pourrais vous tuer, Monsieur, dit-il Á l'Anglais, et vous Ëtes
bien entre mes mains, mais je vous donne la vie pour l'amour de votre soeur.
"
D'Artagnan Êtait au comble de la joie ; il venait de rÊaliser le plan
qu'il avait arrËtÊ d'avance, et dont le dÊveloppement avait fait Êclore sur
son visage les sourires dont nous avons parlÊ.
L'Anglais, enchantÊ d'avoir affaire Á un gentilhomme d'aussi bonne
composition, serra d'Artagnan entre ses bras, fit mille caresses aux trois
mousquetaires, et, comme l'adversaire de Porthos Êtait dÊjÁ installÊ dans la
voiture et que celui d'Aramis avait pris la poudre d'escampette, on ne
songea plus qu'au dÊfunt.
Comme Porthos et Aramis le dÊshabillaient dans l'espÊrance que sa
blessure n'Êtait pas mortelle, une grosse bourse s'Êchappa de sa ceinture.
D'Artagnan la ramassa et la tendit Á Lord de Winter.
" Et que diable voulez-vous que je fasse de cela ? dit l'Anglais.
-- Vous la rendrez Á sa famille, dit d'Artagnan.
-- Sa famille se soucie bien de cette misÉre : elle hÊrite de quinze
mille louis de rente : gardez cette bourse pour vos laquais. "
D'Artagnan mit la bourse dans sa poche.
" Et maintenant, mon jeune ami, car vous me permettrez, je l'espÉre, de
vous donner ce nom, dit Lord de Winter, dÉs ce soir, si vous le voulez bien,
je vous prÊsenterai Á ma soeur, Lady Clarick ; car je veux qu'elle vous
prenne Á son tour dans ses bonnes gr×ces, et, comme elle n'est point tout Á
fait mal en cour, peut-Ëtre dans l'avenir un mot dit par elle ne vous
serait-il point inutile. "
D'Artagnan rougit de plaisir, et s'inclina en signe d'assentiment.
Pendant ce temps, Athos s'Êtait approchÊ de d'Artagnan.
" Que voulez-vous faire de cette bourse ? lui dit-il tout bas Á
l'oreille.
-- Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos.
-- A moi ? et pourquoi cela ?
-- Dame, vous l'avez tuÊ : ce sont les dÊpouilles opimes.
-- Moi, hÊritier d'un ennemi ! dit Athos, pour qui donc me prenez-vous
?
-- C'est l'habitude Á la guerre, dit d'Artagnan ; pourquoi ne serait-ce
pas l'habitude dans un duel ?
-- MËme sur le champ de bataille, dit Athos, je n'ai jamais fait cela.
"
Porthos leva les Êpaules. Aramis, d'un mouvement de lÉvres, approuva
Athos.
" Alors, dit d'Artagnan, donnons cet argent aux laquais, comme Lord de
Winter nous a dit de le faire.
-- Oui, dit Athos, donnons cette bourse, non Á nos laquais, mais aux
laquais anglais. "
Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher :
" Pour vous et vos camarades. "
Cette grandeur de maniÉres dans un homme entiÉrement dÊnuÊ frappa
Porthos lui-mËme, et cette gÊnÊrositÊ franÚaise, redite par Lord de Winter
et son ami, eut partout un grand succÉs, exceptÊ auprÉs de MM. Grimaud,
Mousqueton, Planchet et Bazin.
Lord de Winter, en quittant d'Artagnan, lui donna l'adresse de sa soeur
; elle demeurait place Royale, qui Êtait alors le quartier Á la mode, au
numÊro 6. D'ailleurs, il s'engageait Á le venir prendre pour le prÊsenter.
D'Artagnan lui donna rendez-vous Á huit heures, chez Athos.
Cette prÊsentation Á Milady occupait fort la tËte de notre Gascon. Il
se rappelait de quelle faÚon Êtrange cette femme avait ÊtÊ mËlÊe jusque-lÁ
dans sa destinÊe. Selon sa conviction, c'Êtait quelque crÊature du cardinal,
et cependant il se sentait invinciblement entraÏnÊ vers elle, par un de ces
sentiments dont on ne se rend pas compte. Sa seule crainte Êtait que Milady
ne reconnÙt en lui l'homme de Meung et de Douvres. Alors, elle saurait qu'il
Êtait des amis de M. de TrÊville, et par consÊquent qu'il appartenait corps
et ×me au roi, ce qui, dÉs lors, lui ferait perdre une partie de ses
avantages, puisque, connu de Milady comme il la connaissait, il jouerait
avec elle Á jeu Êgal. Quant Á ce commencement d'intrigue entre elle et le
comte de Wardes, notre prÊsomptueux ne s'en prÊoccupait que mÊdiocrement,
bien que le marquis fÙt jeune, beau, riche et fort avant dans la faveur du
cardinal. Ce n'est pas pour rien que l'on a vingt ans, et surtout que l'on
est nÊ Á Tarbes.
D'Artagnan commenÚa par aller faire chez lui une toilette flamboyante ;
puis, il s'en revint chez Athos, et, selon son habitude, lui raconta tout.
Athos Êcouta ses projets ; puis il secoua la tËte, et lui recommanda la
prudence avec une sorte d'amertume.
" Quoi ! lui dit-il, vous venez de perdre une femme que vous disiez
bonne, charmante, parfaite, et voilÁ que vous courez dÊjÁ aprÉs une autre !
"
D'Artagnan sentit la vÊritÊ de ce reproche.
" J'aimais Mme Bonacieux avec le coeur, tandis que j'aime Milady avec
la tËte, dit-il ; en me faisant conduire chez elle, je cherche surtout Á
m'Êclairer sur le rÆle qu'elle joue Á la cour.
-- Le rÆle qu'elle joue, pardieu ! il n'est pas difficile Á deviner
d'aprÉs tout ce que vous m'avez dit. C'est quelque Êmissaire du cardinal :
une femme qui vous attirera dans un piÉge, oÝ vous laisserez votre tËte tout
bonnement.
-- Diable ! mon cher Athos, vous voyez les choses bien en noir, ce me
semble.
-- Mon cher, je me dÊfie des femmes ; que voulez-vous ! je suis payÊ
pour cela, et surtout des femmes blondes. Milady est blonde, m'avez- vous
dit ?
-- Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir.
-- Ah ! mon pauvre d'Artagnan, fit Athos.
-- Ecoutez, je veux m'Êclairer ; puis, quand je saurai ce que je dÊsire
savoir, je m'Êloignerai.
-- Eclairez-vous " , dit flegmatiquement Athos.
Lord de Winter arriva Á l'heure dite, mais Athos, prÊvenu Á temps,
passa dans la seconde piÉce. Il trouva donc d'Artagnan seul, et, comme il
Êtait prÉs de huit heures, il emmena le jeune homme.
Un ÊlÊgant carrosse attendait en bas, et comme il Êtait attelÊ de deux
excellents chevaux, en un instant on fut place Royale.
Milady Clarick reÚut gracieusement d'Artagnan. Son hÆtel Êtait d'une
somptuositÊ remarquable ; et, bien que la plupart des Anglais, chassÊs par
la guerre, quittassent la France, ou fussent sur le point de la quitter,
Milady venait de faire faire chez elle de nouvelles dÊpenses : ce qui
prouvait que la mesure gÊnÊrale qui renvoyait les Anglais ne la regardait
pas.
" Vous voyez, dit Lord de Winter en prÊsentant d'Artagnan Á sa soeur,
un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie entre ses mains, et qui n'a point
voulu abuser de ses avantages, quoique nous fussions deux fois ennemis,
puisque c'est moi qui l'ai insultÊ, et que je suis Anglais. Remerciez-le
donc, Madame, si vous avez quelque amitiÊ pour moi. "
Milady fronÚa lÊgÉrement le sourcil ; un nuage Á peine visible passa
sur son front, et un sourire tellement Êtrange apparut sur ses lÉvres, que
le jeune homme, qui vit cette triple nuance, en eut comme un frisson.
Le frÉre ne vit rien ; il s'Êtait retournÊ pour jouer avec le singe
favori de Milady, qui l'avait tirÊ par son pourpoint.
" Soyez le bienvenu, Monsieur, dit Milady d'une voix dont la douceur
singuliÉre contrastait avec les symptÆmes de mauvaise humeur que venait de
remarquer d'Artagnan, vous avez acquis aujourd'hui des droits Êternels Á ma
reconnaissance. "
L'Anglais alors se retourna et raconta le combat sans omettre un
dÊtail. Milady l'Êcouta avec la plus grande attention ; cependant on voyait
facilement, quelque effort qu'elle fÏt pour cacher ses impressions, que ce
rÊcit ne lui Êtait point agrÊable. Le sang lui montait Á la tËte, et son
petit pied s'agitait impatiemment sous sa robe.
Lord de Winter ne s'aperÚut de rien. Puis, lorsqu'il eut fini, il
s'approcha d'une table oÝ Êtaient servis sur un plateau une bouteille de vin
d'Espagne et des verres. Il emplit deux verres et d'un signe invita
d'Artagnan Á boire.
D'Artagnan savait que c'Êtait fort dÊsobliger un Anglais que de refuser
de toaster avec lui. Il s'approcha donc de la table, et prit le second
verre. Cependant il n'avait point perdu de vue Milady, et dans la glace il
s'aperÚut du changement qui venait de s'opÊrer sur son visage. Maintenant
qu'elle croyait n'Ëtre plus regardÊe, un sentiment qui ressemblait Á de la
fÊrocitÊ animait sa physionomie. Elle mordait son mouchoir Á belles dents.
Cette jolie petite soubrette, que d'Artagnan avait dÊjÁ remarquÊe,
entra alors ; elle dit en anglais quelques mots Á Lord de Winter, qui
demanda aussitÆt Á d'Artagnan la permission de se retirer, s'excusant sur
l'urgence de l'affaire qui l'appelait, et chargeant sa soeur d'obtenir son
pardon.
D'Artagnan Êchangea une poignÊe de main avec Lord de Winter et revint
prÉs de Milady. Le visage de cette femme, avec une mobilitÊ surprenante,
avait repris son expression gracieuse, seulement quelques petites taches
rouges dissÊminÊes sur son mouchoir indiquaient qu'elle s'Êtait mordu les
lÉvres jusqu'au sang.
Ses lÉvres Êtaient magnifiques, on eÙt dit du corail.
La conversation prit une tournure enjouÊe. Milady paraissait s'Ëtre
entiÉrement remise. Elle raconta que Lord de Winter n'Êtait que son
beau-frÉre et non son frÉre : elle avait ÊpousÊ un cadet de famille qui
l'avait laissÊe veuve avec un enfant. Cet enfant Êtait le seul hÊritier de
Lord de Winter, si Lord de Winter ne se mariait point. Tout cela laissait
voir Á d'Artagnan un voile qui enveloppait quelque chose, mais il ne
distinguait pas encore sous ce voile.
Au reste, au bout d'une demi-heure de conversation, d'Artagnan Êtait
convaincu que Milady Êtait sa compatriote : elle parlait le franÚais avec
une puretÊ et une ÊlÊgance qui ne laissaient aucun doute Á cet Êgard.
D'Artagnan se rÊpandit en propos galants et en protestations de
dÊvouement. A toutes les fadaises qui ÊchappÉrent Á notre Gascon, Milady
sourit avec bienveillance. L'heure de se retirer arriva. D'Artagnan prit
congÊ de Milady et sortit du salon le plus heureux des hommes.
Sur l'escalier il rencontra la jolie soubrette, laquelle le frÆla
doucement en passant, et, tout en rougissant jusqu'aux yeux, lui demanda
pardon de l'avoir touchÊ, d'une voix si douce, que le pardon lui fut accordÊ
Á l'instant mËme.
D'Artagnan revint le lendemain et fut reÚu encore mieux que la veille.
Lord de Winter n'y Êtait point, et ce fut Milady qui lui fit cette fois tous
les honneurs de la soirÊe. Elle parut prendre un grand intÊrËt Á lui, lui
demanda d'oÝ il Êtait, quels Êtaient ses amis, et s'il n'avait pas pensÊ
quelquefois Á s'attacher au service de M. le cardinal.
D'Artagnan, qui, comme on le sait, Êtait fort prudent pour un garÚon de
vingt ans, se souvint alors de ses soupÚons sur Milady ; il lui fit un grand
Êloge de Son Eminence, lui dit qu'il n'eÙt point manquÊ d'entrer dans les
gardes du cardinal au lieu d'entrer dans les gardes du roi, s'il eÙt connu
par exemple M. de Cavois au lieu de connaÏtre M. de TrÊville.
Milady changea de conversation sans affectation aucune, et demanda Á
d'Artagnan de la faÚon la plus nÊgligÊe du monde s'il n'avait jamais ÊtÊ en
Angleterre.
D'Artagnan rÊpondit qu'il y avait ÊtÊ envoyÊ par M. de TrÊville pour
traiter d'une remonte de chevaux, et qu'il en avait mËme ramenÊ quatre comme
Êchantillon.
Milady, dans le cours de la conversation, se pinÚa deux ou trois fois
les lÉvres : elle avait affaire Á un Gascon qui jouait serrÊ.
A la mËme heure que la veille d'Artagnan se retira. Dans le corridor il
rencontra encore la jolie Ketty ; c'Êtait le nom de la soubrette. Celle-ci
le regarda avec une expression de mystÊrieuse bienveillance Á laquelle il
n'y avait point Á se tromper. Mais d'Artagnan Êtait si prÊoccupÊ de la
maÏtresse, qu'il ne remarquait absolument que ce qui venait d'elle.
D'Artagnan revint chez Milady le lendemain et le surlendemain, et
chaque fois Milady lui fit un accueil plus gracieux.
Chaque fois aussi, soit dans l'antichambre, soit dans le corridor, soit
sur l'escalier, il rencontrait la jolie soubrette.
Mais, comme nous l'avons dit, d'Artagnan ne faisait aucune attention Á
cette persistance de la pauvre Ketty.
CHAPITRE XXXII. UN DINER DE PROCUREUR
Cependant le duel dans lequel Porthos avait jouÊ un rÆle si brillant ne
lui avait pas fait oublier le dÏner auquel l'avait invitÊ la femme du
procureur. Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de
brosse par Mousqueton, et s'achemina vers la rue aux Ours, du pas d'un homme
qui est en double bonne fortune.
Son coeur battait, mais ce n'Êtait pas, comme celui de d'Artagnan, d'un
jeune et impatient amour. Non, un intÊrËt plus matÊriel lui fouettait le
sang, il allait enfin franchir, ce seuil mystÊrieux, gravir cet escalier
inconnu qu'avaient montÊ un Á un, les vieux Êcus de maÏtre Coquenard.
Il allait voir en rÊalitÊ certain bahut dont vingt fois il avait vu
l'image dans ses rËves ; bahut de forme longue et profonde, cadenassÊ,
verrouillÊ, scellÊ au sol ; bahut dont il avait si souvent entendu parler,
et que les mains un peu sÉches, il est vrai, mais non pas sans ÊlÊgance de
la procureuse, allaient ouvrir Á ses regards admirateurs.
Et puis lui, l'homme errant sur la terre, l'homme sans fortune, l'homme
sans famille, le soldat habituÊ aux auberges, aux cabarets, aux tavernes,
aux posadas, le gourmet forcÊ pour la plupart du temps de s'en tenir aux
lippÊes de rencontre, il allait t×ter des repas de mÊnage, savourer un
intÊrieur confortable, et se laisser faire Á ces petits soins, qui, plus on
est dur, plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards.
Venir en qualitÊ de cousin s'asseoir tous les jours Á une bonne table,
dÊrider le front jaune et plissÊ du vieux procureur, plumer quelque peu les
jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le passe-dix et le lansquenet
dans leurs plus fines pratiques, et en leur gagnant par maniÉre
d'honoraires, pour la leÚon qu'il leur donnerait en une heure, leurs
Êconomies d'un mois, tout cela souriait ÊnormÊment Á Porthos.
Le mousquetaire se retraÚait bien, de-ci, de-lÁ, les mauvais propos qui
couraient dÉs ce temps-lÁ sur les procureurs et qui leur ont survÊcu : la
lÊsine, la rognure, les jours de jeÙne, mais comme, aprÉs tout, sauf
quelques accÉs d'Êconomie que Porthos avait toujours trouvÊs fort
intempestifs, il avait vu la procureuse assez libÊrale, pour une procureuse,
bien entendu, il espÊra rencontrer une maison montÊe sur un pied flatteur.
Cependant, Á la porte, le mousquetaire eut quelques doutes, l'abord
n'Êtait point fait pour engager les gens : allÊe puante et noire, escalier
mal ÊclairÊ par des barreaux au travers desquels filtrait le jour gris d'une
cour voisine ; au premier une porte basse et ferrÊe d'Ênormes clous comme la
porte principale du Grand Ch×telet.
Porthos heurta du doigt ; un grand clerc p×le et enfoui sous une forËt
de cheveux vierges vint ouvrir et salua de l'air d'un homme forcÊ de
respecter Á la fois dans un autre la haute taille qui indique la force,
l'habit militaire qui indique l'Êtat, et la mine vermeille qui indique
l'habitude de bien vivre.
Autre clerc plus petit derriÉre le premier, autre clerc plus grand
derriÉre le second, saute-ruisseau de douze ans derriÉre le troisiÉme.
En tout, trois clercs et demi ; ce qui, pour le temps, annonÚait une
Êtude des plus achalandÊes.
Quoique le mousquetaire ne dÙt arriver qu'Á une heure, depuis midi la
procureuse avait l'oeil au guet et comptait sur le coeur et peut-Ëtre aussi
sur l'estomac de son adorateur pour lui faire devancer l'heure.
Mme Coquenard arriva donc par la porte de l'appartement, presque en
mËme temps que son convive arrivait par la porte de l'escalier, et
l'apparition de la digne dame le tira d'un grand embarras. Les clercs
avaient l'oeil curieux, et lui, ne sachant trop que dire Á cette gamme
ascendante et descendante, demeurait la langue muette.
" C'est mon cousin, s'Êcria la procureuse ; entrez donc, entrez donc,
Monsieur Porthos. "
Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui se mirent Á rire ;
mais Porthos se retourna, et tous les visages rentrÉrent dans leur gravitÊ.
On arriva dans le cabinet du procureur aprÉs avoir traversÊ
l'antichambre oÝ Êtaient les clercs, et l'Êtude oÝ ils auraient dÙ Ëtre :
cette derniÉre chambre Êtait une sorte de salle noire et meublÊe de
paperasses. En sortant de l'Êtude on laissa la cuisine Á droite, et l'on
entra dans la salle de rÊception.
Toutes ces piÉces qui se commandaient n'inspirÉrent point Á Porthos de
bonnes idÊes. Les paroles devaient s'entendre de loin par toutes ces portes
ouvertes ; puis, en passant, il avait jetÊ un regard rapide et investigateur
sur la cuisine, et il s'avouait Á lui-mËme, Á la honte de la procureuse et Á
son grand regret, Á lui, qu'il n'y avait pas vu ce feu, cette animation, ce
mouvement qui, au moment d'un bon repas, rÉgnent ordinairement dans ce
sanctuaire de la gourmandise.
Le procureur avait sans doute ÊtÊ prÊvenu de cette visite, car il ne
tÊmoigna aucune surprise Á la vue de Porthos, qui s'avanÚa jusqu'Á lui d'un
air assez dÊgagÊ et le salua courtoisement.
" Nous sommes cousins, Á ce qu'il paraÏt, Monsieur Porthos ? " dit le
procureur en se soulevant Á la force des bras sur son fauteuil de canne.
Le vieillard, enveloppÊ dans un grand pourpoint noir oÝ se perdait son
corps fluet, Êtait vert et sec ; ses petits yeux gris brillaient comme des
escarboucles, et semblaient, avec sa bouche grimaÚante, la seule partie de
son visage oÝ la vie fÙt demeurÊe. Malheureusement les jambes commenÚaient Á
refuser le service Á toute cette machine osseuse ; depuis cinq ou six mois
que cet affaiblissement s'Êtait fait sentir, le digne procureur Êtait Á peu
prÉs devenu l'esclave de sa femme.
Le cousin fut acceptÊ avec rÊsignation, voilÁ tout. MaÏtre Coquenard
ingambe eÙt dÊclinÊ toute parentÊ avec M. Porthos.
" Oui, Monsieur, nous sommes cousins, dit sans se dÊconcerter Porthos,
qui, d'ailleurs, n'avait jamais comptÊ Ëtre reÚu par le mari avec
enthousiasme.
-- Par les femmes, je crois ? " dit malicieusement le procureur.
Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une naÐvetÊ
dont il rit dans sa grosse moustache. Mme Coquenard, qui savait que le
procureur naÐf Êtait une variÊtÊ fort rare dans l'espÉce, sourit un peu et
rougit beaucoup.
MaÏtre Coquenard avait, dÉs l'arrivÊe de Porthos, jetÊ les yeux avec
inquiÊtude sur une grande armoire placÊe en face de son bureau de chËne.
Porthos comprit que cette armoire, quoiqu'elle ne rÊpondÏt point par la
forme Á celle qu'il avait vue dans ses songes, devait Ëtre le bienheureux
bahut, et il s'applaudit de ce que la rÊalitÊ avait six pieds de plus en
hauteur que le rËve.
MaÏtre Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigations
gÊnÊalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l'armoire sur Porthos,
il se contenta de dire :
" Monsieur notre cousin, avant son dÊpart pour la campagne, nous fera
bien la gr×ce de dÏner une fois avec nous, n'est-ce pas, Madame Coquenard !
"
Cette fois, Porthos reÚut le coup en plein estomac et le sentit ; il
paraÏt que de son cÆtÊ Mme Coquenard non plus n'y fut pas insensible, car
elle ajouta :
" Mon cousin ne reviendra pas s'il trouve que nous le traitons mal ;
mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps Á passer Á Paris, et par
consÊquent Á nous voir, pour que nous ne lui demandions pas presque tous les
instants dont il peut disposer jusqu'Á son dÊpart.
-- Oh ! mes jambes, mes pauvres jambes ! oÝ Ëtes-vous ? " murmura
Coquenard. Et il essaya de sourire.
Ce secours qui Êtait arrivÊ Á Porthos au moment oÝ il Êtait attaquÊ
dans ses espÊrances gastronomiques inspira au mousquetaire beaucoup de
reconnaissance pour sa procureuse.
BientÆt l'heure du dÏner arriva. On passa dans la salle Á manger,
grande piÉce noire qui Êtait situÊe en face de la cuisine.
Les clercs, qui, Á ce qu'il paraÏt, avaient senti dans la maison des
parfums inaccoutumÊs, Êtaient d'une exactitude militaire, et tenaient en
main leurs tabourets, tout prËts qu'ils Êtaient Á s'asseoir. On les voyait
d'avance remuer les m×choires avec des dispositions effrayantes.
" Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamÊs, car
le saute-ruisseau n'Êtait pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs de
la table magistrale ; tudieu ! Á la place de mon cousin, je ne garderais pas
de pareils gourmands. On dirait des naufragÊs qui n'ont pas mangÊ depuis six
semaines. "
MaÏtre Coquenard entra, poussÊ sur son fauteuil Á roulettes par Mme
Coquenard, Á qui Porthos, Á son tour, vint en aide pour rouler son mari
jusqu'Á la table.
A peine entrÊ, il remua le nez et les m×choires Á l'exemple de ses
clercs.
" Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant ! "
" Que diable sentent-ils donc d'extraordinaire dans ce potage ? " dit
Porthos Á l'aspect d'un bouillon p×le, abondant, mais parfaitement aveugle,
et sur lequel quelques croÙtes nageaient rares comme les Ïles d'un archipel.
Mme Coquenard sourit, et, sur un signe d'elle, tout le monde s'assit
avec empressement.
MaÏtre Coquenard fut le premier servi, puis Porthos ; ensuite Mme
Coquenard emplit son assiette, et distribua les croÙtes sans bouillon aux
clercs impatients.
En ce moment la porte de la salle Á manger s'ouvrit d'elle-mËme en
criant, et Porthos, Á travers les battants entreb×illÊs, aperÚut le petit
clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain Á la double
odeur de la cuisine et de la salle Á manger.
AprÉs le potage la servante apporta une poule bouillie ; magnificence
qui fit dilater les paupiÉres des convives, de telle faÚon qu'elles
semblaient prËtes Á se fendre.
" On voit que vous aimez votre famille, Madame Coquenard, dit le
procureur avec un sourire presque tragique ; voilÁ certes une galanterie que
vous faites Á votre cousin. "
La pauvre poule Êtait maigre et revËtue d'une de ces grosses peaux
hÊrissÊes que les os ne percent jamais malgrÊ leurs efforts ; il fallait
qu'on l'eÙt cherchÊe bien longtemps avant de la trouver sur le perchoir oÝ
elle s'Êtait retirÊe pour mourir de vieillesse.
" Diable ! pensa Porthos, voilÁ qui est fort triste ; je respecte la
vieillesse, mais j'en fais peu de cas bouillie ou rÆtie. "
Et il regarda Á la ronde pour voir si son opinion Êtait partagÊe ; mais
tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui dÊvoraient
d'avance cette sublime poule, objet de ses mÊpris.
Mme Coquenard tira le plat Á elle, dÊtacha adroitement les deux grandes
pattes noires, qu'elle plaÚa sur l'assiette de son mari ; trancha le cou,
qu'elle mit avec la tËte Á part pour elle-mËme ; leva l'aile pour Porthos,
et remit Á la servante, qui venait de l'apporter, l'animal qui s'en retourna
presque intact, et qui avait disparu avant que le mousquetaire eÙt eu le
temps d'examiner les variations que le dÊsappointement amÉne sur les
visages, selon les caractÉres et les tempÊraments de ceux qui l'Êprouvent.
Au lieu de poulet, un plat de fÉves fit son entrÊe, plat Ênorme, dans
lequel quelques os de mouton, qu'on eÙt pu, au premier abord, croire
accompagnÊs de viande, faisaient semblant de se montrer.
Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les mines
lugubres devinrent des visages rÊsignÊs.
Mme Coquenard distribua ce mets aux jeunes gens avec la modÊration
d'une bonne mÊnagÉre.
Le tour du vin Êtait venu. MaÏtre Coquenard versa d'une bouteille de
grÉs fort exiguÌ le tiers d'un verre Á chacun des jeunes gens, s'en versa Á
lui-mËme dans des proportions Á peu prÉs Êgales, et la bouteille passa
aussitÆt du cÆtÊ de Porthos et de Mme Coquenard.
Les jeunes gens remplissaient d'eau ce tiers de vin, puis, lorsqu'ils
avaient bu la moitiÊ du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient
toujours ainsi ; ce qui les amenait Á la fin du repas Á avaler une boisson
qui de la couleur du rubis Êtait passÊe Á celle de la topaze brÙlÊe.
Porthos mangea timidement son aile de poule, et frÊmit lorsqu'il sentit
sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver le sien. Il but
aussi un demi-verre de ce vin fort mÊnagÊ, et qu'il reconnut pour cet
horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercÊs.
MaÏtre Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.
" Mangerez-vous bien de ces fÉves, mon cousin Porthos ? " dit Mme
Coquenard de ce ton qui veut dire : croyez-moi, n'en mangez pas.
" Du diable si j'en goÙte ! " murmura tout bas Porthos...
Puis tout haut :
" Merci, ma cousine, dit-il, je n'ai plus faim. "
Il se fit un silence : Porthos ne savait quelle contenance tenir. Le
procureur rÊpÊta plusieurs fois :
" Ah ! Madame Coquenard ! je vous en fais mon compliment, votre dÏner
Êtait un vÊritable festin ; Dieu ! ai-je mangÊ ! "
MaÏtre Coquenard avait mangÊ son potage, les pattes noires de la poule
et le seul os de mouton oÝ il y eÙt un peu de viande.
Porthos crut qu'on le mystifiait, et commenÚa Á relever sa moustache et
Á froncer le sourcil ; mais le genou de Mme Coquenard vint tout doucement
lui conseiller la patience.
Ce silence et cette interruption de service, qui Êtaient restÊs
inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signification
terrible pour les clercs ; sur un regard du procureur, accompagnÊ d'un
sourire de Mme Coquenard, ils se levÉrent lentement de table, pliÉrent leurs
serviettes plus lentement encore, puis ils saluÉrent et partirent.
" Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant " , dit
gravement le procureur.
Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d'un buffet un morceau
de fromage, des confitures de coings et un g×teau qu'elle avait fait
elle-mËme avec des amandes et du miel.
MaÏtre Coquenard fronÚa le sourcil, parce qu'il voyait trop de mets ;
Porthos se pinÚa les lÉvres, parce qu'il voyait qu'il n'y avait pas de quoi
dÏner.
Il regarda si le plat de fÉves Êtait encore lÁ, le plat de fÉves avait
disparu.
" Festin dÊcidÊment, s'Êcria maÏtre Coquenard en s'agitant sur sa
chaise, vÊritable festin, epula epularum ; Lucullus dÏne chez Lucullus. "
Porthos regarda la bouteille qui Êtait prÉs de lui, et il espÊra
qu'avec du vin, du pain et du fromage il dÏnerait ; mais le vin manquait, la
bouteille Êtait vide ; M. et Mme Coquenard n'eurent point l'air de s'en
apercevoir.
" C'est bien, se dit Porthos Á lui-mËme, me voilÁ prÊvenu. "
Il passa la langue sur une petite cuillerÊe de confitures, et s'englua
les dents dans la p×te collante de Mme Coquenard.
" Maintenant, se dit-il, le sacrifice est consommÊ. Ah ! si je n'avais
pas l'espoir de regarder avec Mme Coquenard dans l'armoire de son mari ! "
MaÏtre Coquenard, aprÉs les dÊlices d'un pareil repas, qu'il appelait
un excÉs, Êprouva le besoin de faire sa sieste. Porthos espÊrait que la
chose aurait lieu sÊance tenante et dans la localitÊ mËme ; mais le
procureur maudit ne voulut entendre Á rien : il fallut le conduire dans sa
chambre et il cria tant qu'il ne fut pas devant son armoire, sur le rebord
de laquelle, pour plus de prÊcaution encore, il posa ses pieds.
La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine et l'on commenÚa
de poser les bases de la rÊconciliation.
" Vous pourrez venir dÏner trois fois la semaine, dit Mme Coquenard.
-- Merci, dit Porthos, je n'aime pas Á abuser ; d'ailleurs, il faut que
je songe Á mon Êquipement.
-- C'est vrai, dit la procureuse en gÊmissant... c'est ce malheureux
Êquipement.
-- HÊlas ! oui, dit Porthos, c'est lui.
-- Mais de quoi donc se compose l'Êquipement de votre corps, Monsieur
Porthos ?
-- Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires, comme vous
savez, sont soldats d'Êlite, et il leur faut beaucoup d'objets inutiles aux
gardes ou aux Suisses.
-- Mais encore, dÊtaillez-le-moi.
-- Mais cela peut aller Á... " , dit Porthos, qui aimait mieux discuter
le total que le menu.
La procureuse attendait frÊmissante.
" A combien ? dit-elle, j'espÉre bien que cela ne passe point... "
Elle s'arrËta, la parole lui manquait.
" Oh ! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq cents
livres ; je crois mËme qu'en y mettant de l'Êconomie, avec deux mille livres
je m'en tirerai.
-- Bon Dieu, deux mille livres ! s'Êcria-t-elle, mais c'est une
fortune. "
Porthos fit une grimace des plus significatives, Mme Coquenard la
comprit.
" Je demandais le dÊtail, dit-elle, parce qu'ayant beaucoup de parents
et de pratiques dans le commerce, j'Êtais presque sÙre d'obtenir les choses
Á cent pour cent au-dessous du prix oÝ vous les payeriez vous- mËme.
-- Ah ! ah ! fit Porthos, si c'est cela que vous avez voulu dire !
-- Oui, cher Monsieur Porthos ! ainsi ne vous faut-il pas d'abord un
cheval ?
-- Oui, un cheval.
-- Eh bien, justement j'ai votre affaire.
-- Ah ! dit Porthos rayonnant, voilÁ donc qui va bien quant Á mon
cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet, qui se compose d'objets
qu'un mousquetaire seul peut acheter, et qui ne montera pas, d'ailleurs, Á
plus de trois cents livres.
-- Trois cents livres : alors mettons trois cents livres " , dit la
procureuse avec un soupir.
Porthos sourit : on se souvient qu'il avait la selle qui lui venait de
Buckingham, c'Êtait donc trois cents livres qu'il comptait mettre
sournoisement dans sa poche.
" Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon laquais et ma valise ;
quant aux armes, il est inutile que vous vous en prÊoccupiez, je les ai.
-- Un cheval pour votre laquais ? reprit en hÊsitant la procureuse ;
mais c'est bien grand seigneur, mon ami.
-- Eh ! Madame ! dit fiÉrement Porthos, est-ce que je suis un croquant,
par hasard ?
-- Non ; je vous disais seulement qu'un joli mulet avait quelquefois
aussi bon air qu'un cheval, et qu'il me semble qu'en vous procurant un joli
mulet pour Mousqueton...
-- Va pour un joli mulet, dit Porthos ; vous avez raison, j'ai vu de
trÉs grands seigneurs espagnols dont toute la suite Êtait Á mulets. Mais
alors, vous comprenez, Madame Coquenard, un mulet avec des panaches et des
grelots ?
-- Soyez tranquille, dit la procureuse.
-- Reste la valise, reprit Porthos.
-- Oh ! que cela ne vous inquiÉte point, s'Êcria Mme Coquenard : mon
mari a cinq ou six valises, vous choisirez la meilleure ; il y en a une
surtout qu'il affectionnait dans ses voyages, et qui est grande Á tenir un
monde.
-- Elle est donc vide, votre valise ? demanda naÐvement Porthos.
-- AssurÊment qu'elle est vide, rÊpondit naÐvement de son cÆtÊ la
procureuse.
-- Ah ! mais la valise dont j'ai besoin est une valise bien garnie, ma
chÉre. "
Mme Coquenard poussa de nouveaux soupirs. MoliÉre n'avait pas encore
Êcrit sa scÉne de l'Avare . Mme Coquenard a donc le pas sur Harpagon.
Enfin le reste de l'Êquipement fut successivement dÊbattu de la mËme
maniÉre ; et le rÊsultat de la scÉne fut que la procureuse demanderait Á son
mari un prËt de huit cents livres en argent, et fournirait le cheval et le
mulet qui auraient l'honneur de porter Á la gloire Porthos et Mousqueton.
Ces conditions arrËtÊes, et les intÊrËts stipulÊs ainsi que l'Êpoque du
remboursement, Porthos prit congÊ de Mme Coquenard. Celle-ci voulait bien le
retenir en lui faisant les yeux doux ; mais Porthos prÊtexta les exigences
du service, et il fallut que la procureuse cÊd×t le pas au roi.
Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort mauvaise humeur.
CHAPITRE XXXIII. SOUBRETTE ET MAITRESSE
Cependant, comme nous l'avons dit, malgrÊ les cris de sa conscience et
les sages conseils d'Athos, d'Artagnan devenait d'heure en heure plus
amoureux de Milady ; aussi ne manquait-il pas tous les jours d'aller lui
faire une cour Á laquelle l'aventureux Gascon Êtait convaincu qu'elle ne
pouvait, tÆt ou tard, manquer de rÊpondre.
Un soir qu'il arrivait le nez au vent, lÊger comme un homme qui attend
une pluie d'or, il rencontra la soubrette sous la porte cochÉre ; mais cette
fois la jolie Ketty ne se contenta point de lui sourire en passant, elle lui
prit doucement la main.
" Bon ! fit d'Artagnan, elle est chargÊe de quelque message pour moi de
la part de sa maÏtresse ; elle va m'assigner quelque rendez-vous qu'on
n'aura pas osÊ me donner de vive voix. "
Et il regarda la belle enfant de l'air le plus vainqueur qu'il put
prendre.
" Je voudrais bien vous dire deux mots, Monsieur le chevalier... ,
balbutia la soubrette.
-- Parle, mon enfant, parle, dit d'Artagnan, j'Êcoute.
-- Ici, impossible : ce que j'ai Á vous dire est trop long et surtout
trop secret.
-- Eh bien, mais comment faire alors ?
-- Si Monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement Ketty.
-- OÝ tu voudras, ma belle enfant.
-- Alors, venez. "
Et Ketty, qui n'avait point l×chÊ la main de d'Artagnan, l'entraÏna par
un petit escalier sombre et tournant, et, aprÉs lui avoir fait monter une
quinzaine de marches, ouvrit une porte.
" Entrez, Monsieur le chevalier, dit-elle, ici nous serons seuls et
nous pourrons causer.
-- Et quelle est donc cette chambre, ma belle enfant ? demanda
d'Artagnan.
-- C'est la mienne, Monsieur le chevalier ; elle communique avec celle
de ma maÏtresse par cette porte. Mais soyez tranquille, elle ne pourra
entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se couche qu'Á minuit. "
D'Artagnan jeta un coup d'oeil autour de lui. La petite chambre Êtait
charmante de goÙt et de propretÊ ; mais, malgrÊ lui, ses yeux se fixÉrent
sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire Á la chambre de Milady.
Ketty devina ce qui se passait dans l'×me du jeune homme et poussa un
soupir.
" Vous aimez donc bien ma maÏtresse, Monsieur le chevalier, dit-elle.
-- Oh ! plus que je ne puis dire ! j'en suis fou ! "
Ketty poussa un second soupir.
" HÊlas ! Monsieur, dit-elle, c'est bien dommage !
-- Et que diable vois-tu donc lÁ de si f×cheux ? demanda d'Artagnan.
-- C'est que, Monsieur, reprit Ketty, ma maÏtresse ne vous aime pas du
tout.
-- Hein ! fit d'Artagnan, t'aurait-elle chargÊe de me le dire ?
-- Oh ! non pas, Monsieur ! mais c'est moi qui, par intÊrËt pour vous,
ai pris la rÊsolution de vous en prÊvenir.
-- Merci, ma bonne Ketty, mais de l'intention seulement, car la
confidence, tu en conviendras, n'est point agrÊable.
-- C'est-Á-dire que vous ne croyez point Á ce que je vous ai dit,
n'est-ce pas ?
-- On a toujours peine Á croire de pareilles choses, ma belle enfant,
ne fÙt-ce que par amour-propre.
-- Donc vous ne me croyez pas ?
-- J'avoue que jusqu'Á ce que tu daignes me donner quelques preuves de
ce que tu avances...
-- Que dites-vous de celle-ci ? "
Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet.
" Pour moi ? dit d'Artagnan en s'emparant vivement de la lettre.
-- Non, pour un autre.
-- Pour un autre ?
-- Oui.
-- Son nom, son nom ! s'Êcria d'Artagnan.
-- Voyez l'adresse.
-- M. le comte de Wardes. "
Le souvenir de la scÉne de Saint-Germain se prÊsenta aussitÆt Á
l'esprit du prÊsomptueux Gascon ; par un mouvement rapide comme la pensÊe,
il dÊchira l'enveloppe malgrÊ le cri que poussa Ketty en voyant ce qu'il
allait faire, ou plutÆt ce qu'il faisait.
" Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, dit-elle, que faites-vous ?
-- Moi, rien ! " dit d'Artagnan, et il lut :
" Vous n'avez pas rÊpondu Á mon premier billet ; Ëtes-vous donc
souffrant, ou bien auriez-vous oubliÊ quels yeux vous me fÏtes au bal de Mme
de Guise ? Voici l'occasion, comte ! ne la laissez pas Êchapper. "
D'Artagnan p×lit ; il Êtait blessÊ dans son amour-propre, il se crut
blessÊ dans son amour.
" Pauvre cher Monsieur d'Artagnan ! dit Ketty d'une voix pleine de
compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme.
-- Tu me plains, bonne petite ! dit d'Artagnan.
-- Oh ! oui, de tout mon coeur ! car je sais ce que c'est que l'amour,
moi !
-- Tu sais ce que c'est que l'amour ? dit d'Artagnan la regardant pour
la premiÉre fois avec une certaine attention.
-- HÊlas ! oui.
-- Eh bien, au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien mieux de
m'aider Á me venger de ta maÏtresse.
-- Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer ?
-- Je voudrais triompher d'elle, supplanter mon rival.
-- Je ne vous aiderai jamais Á cela, Monsieur le chevalier ! dit
vivement Ketty.
-- Et pourquoi cela ? demanda d'Artagnan.
-- Pour deux raisons.
-- Lesquelles ?
-- La premiÉre, c'est que jamais ma maÏtresse ne vous aimera.
-- Qu'en sais-tu ?
-- Vous l'avez blessÊe au coeur.
-- Moi ! en quoi puis-je l'avoir blessÊe, moi qui, depuis que je la
connais, vis Á ses pieds comme un esclave ! parle, je t'en prie.
-- Je n'avouerais jamais cela qu'Á l'homme... qui lirait jusqu'au fond
de mon ×me ! "
D'Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune fille Êtait
d'une fraÏcheur et d'une beautÊ que bien des duchesses eussent achetÊes de
leur couronne.
" Ketty, dit-il, je lirai jusqu'au fond de ton ×me quand tu voudras ;
qu'Á cela ne tienne, ma chÉre enfant. "
Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant devint rouge
comme une cerise.
" Oh ! non, s'Êcria Ketty, vous ne m'aimez pas ! C'est ma maÏtresse que
vous aimez, vous me l'avez dit tout Á l'heure.
-- Et cela t'empËche-t-il de me faire connaÏtre la seconde raison ?
-- La seconde raison, Monsieur le chevalier, reprit Ketty enhardie par
le baiser d'abord et ensuite par l'expression des yeux du jeune homme, c'est
qu'en amour chacun pour soi. "
Alors seulement d'Artagnan se rappela les coups d'oeil languissants de
Ketty, ses rencontres dans l'antichambre, sur l'escalier, dans le corridor,
ses frÆlements de main chaque fois qu'elle le rencontrait, et ses soupirs
ÊtouffÊs ; mais, absorbÊ par le dÊsir de plaire Á la grande dame, il avait
dÊdaignÊ la soubrette : qui chasse l'aigle ne s'inquiÉte pas du passereau.
Mais cette fois notre Gascon vit d'un seul coup d'oeil tout le parti
qu'on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d'avouer d'une faÚon si
naÐve ou si effrontÊe : interception des lettres adressÊes au comte de
Wardes, intelligences dans la place, entrÊe Á toute heure dans la chambre de
Ketty, contiguÌ Á celle de sa maÏtresse. Le perfide, comme on le voit,
sacrifiait dÊjÁ en idÊe la pauvre fille pour obtenir Milady de grÊ ou de
force.
" Eh bien, dit-il Á la jeune fille, veux-tu, ma chÉre Ketty, que je te
donne une preuve de cet amour dont tu doutes ?
-- De quel amour ? demanda la jeune fille.
-- De celui que je suis tout prËt Á ressentir pour toi.
-- Et quelle est cette preuve ?
-- Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je passe
ordinairement avec ta maÏtresse ?
-- Oh ! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers.
-- Eh bien, ma chÉre enfant, dit d'Artagnan en s'Êtablissant dans un
fauteuil, viens ÚÁ que je te dise que tu es la plus jolie soubrette que
j'aie jamais vue ! "
Et il le lui dit tant et si bien, que la pauvre enfant, qui ne
demandait pas mieux que de le croire, le crut... Cependant, au grand
Êtonnement de d'Artagnan, la jolie Ketty se dÊfendait avec une certaine
rÊsolution.
Le temps passe vite, lorsqu'il se passe en attaques et en dÊfenses.
Minuit sonna, et l'on entendit presque en mËme temps retentir la
sonnette dans la chambre de Milady.
" Grand Dieu ! s'Êcria Ketty, voici ma maÏtresse qui m'appelle !
Partez, partez vite ! "
D'Artagnan se leva, prit son chapeau comme s'il avait l'intention
d'obÊir ; puis, ouvrant vivement la porte d'une grande armoire au lieu
d'ouvrir celle de l'escalier, il se blottit dedans au milieu des robes et
des peignoirs de Milady.
" Que faites-vous donc ? " s'Êcria Ketty.
D'Artagnan, qui d'avance avait pris la clef, s'enferma dans son armoire
sans rÊpondre.
" Eh bien, cria Milady d'une voix aigre, dormez-vous donc que vous ne
venez pas quand je sonne ? "
Et d'Artagnan entendit qu'on ouvrit violemment la porte de
communication.
" Me voici, Milady, me voici " , s'Êcria Ketty en s'ÊlanÚant Á la
rencontre de sa maÏtresse.
Toutes deux rentrÉrent dans la chambre Á coucher, et comme la porte de
communication resta ouverte, d'Artagnan put entendre quelque temps encore
Milady gronder sa suivante, puis enfin elle s'apaisa, et la conversation
tomba sur lui tandis que Ketty accommodait sa maÏtresse.
" Eh bien, dit Milady, je n'ai pas vu notre Gascon ce soir ?
-- Comment, Madame, dit Ketty, il n'est pas venu ! Serait-il volage
avant d'Ëtre heureux ?
-- Oh non ! il faut qu'il ait ÊtÊ empËchÊ par M. de TrÊville ou par M.
des Essarts. Je m'y connais, Ketty, et je le tiens, celui-lÁ.
-- Qu'en fera Madame ?
-- Ce que j'en ferai !... Sois tranquille, Ketty, il y a entre cet
homme et moi une chose qu'il ignore... il a manquÊ me faire perdre mon
crÊdit prÉs de Son Eminence... Oh ! je me vengerai !
-- Je croyais que Madame l'aimait ?
-- Moi, l'aimer ! je le dÊteste ! Un niais, qui tient la vie de Lord de
Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui me fait perdre trois
cent mille livres de rente !
-- C'est vrai, dit Ketty, votre fils Êtait le seul hÊritier de son
oncle, et jusqu'Á sa majoritÊ vous auriez eu la jouissance de sa fortune. "
D'Artagnan frissonna jusqu'Á la moelle des os en entendant cette suave
crÊature lui reprocher, avec cette voix stridente qu'elle avait tant de
peine Á cacher dans la conversation, de n'avoir pas tuÊ un homme qu'il
l'avait vue combler d'amitiÊ.
" Aussi, continua Milady, je me serais dÊjÁ vengÊe sur lui-mËme, si, je
ne sais pourquoi, le cardinal ne m'avait recommandÊ de le mÊnager.
-- Oh ! oui, mais Madame n'a point mÊnagÊ cette petite femme qu'il
aimait.
-- Oh ! la merciÉre de la rue des Fossoyeurs : est-ce qu'il n'a pas
dÊjÁ oubliÊ qu'elle existait ? La belle vengeance, ma foi ! "
Une sueur froide coulait sur le front de d'Artagnan : c'Êtait donc un
monstre que cette femme.
Il se remit Á Êcouter, mais malheureusement la toilette Êtait finie.
" C'est bien, dit Milady, rentrez chez vous et demain t×chez enfin
d'avoir une rÊponse Á cette lettre que je vous ai donnÊe.
-- Pour M. de Wardes ? dit Ketty.
-- Sans doute, pour M. de Wardes.
-- En voilÁ un, dit Ketty, qui m'a bien l'air d'Ëtre tout le contraire
de ce pauvre M. d'Artagnan.
-- Sortez, Mademoiselle, dit Milady, je n'aime pas les commentaires. "
D'Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit de deux
verrous que mettait Milady afin de s'enfermer chez elle ; de son cÆtÊ, mais
le plus doucement qu'elle put, Ketty donna Á la serrure un tour de clef ;
d'Artagnan alors poussa la porte de l'armoire.
" O mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu'avez-vous ? et comme vous Ëtes
p×le !
-- L'abominable crÊature ! murmura d'Artagnan.
-- Silence ! silence ! sortez, dit Ketty ; il n'y a qu'une cloison
entre ma chambre et celle de Milady, on entend de l'une tout ce qui se dit
dans l'autre !
-- C'est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit d'Artagnan.
-- Comment ? fit Ketty en rougissant.
-- Ou du moins que je sortirai... plus tard. "
Et il attira Ketty Á lui ; il n'y avait plus moyen de rÊsister, la
rÊsistance fait tant de bruit ! aussi Ketty cÊda.
C'Êtait un mouvement de vengeance contre Milady. D'Artagnan trouva
qu'on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des dieux. Aussi,
avec un peu de coeur, se serait-il contentÊ de cette nouvelle conquËte ;
mais d'Artagnan n'avait que de l'ambition et de l'orgueil.
Cependant, il faut le dire Á sa louange, le premier emploi qu'il avait
fait de son influence sur Ketty avait ÊtÊ d'essayer de savoir d'elle ce
qu'Êtait devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre fille jura sur le crucifix Á
d'Artagnan qu'elle l'ignorait complÉtement, sa maÏtresse ne laissant jamais
pÊnÊtrer que la moitiÊ de ses secrets ; seulement, elle croyait pouvoir
rÊpondre qu'elle n'Êtait pas morte.
Quant Á la cause qui avait manquÊ faire perdre Á Milady son crÊdit prÉs
du cardinal, Ketty n'en savait pas davantage ; mais cette fois, d'Artagnan
Êtait plus avancÊ qu'elle : comme il avait aperÚu Milady sur un b×timent
consignÊ au moment oÝ lui-mËme quittait l'Angleterre, il se douta qu'il
Êtait question cette fois des ferrets de diamants.
Mais ce qu'il y avait de plus clair dans tout cela, c'est que la haine
vÊritable, la haine profonde, la haine invÊtÊrÊe de Milady lui venait de ce
qu'il n'avait pas tuÊ son beau-frÉre.
D'Artagnan retourna le lendemain chez Milady. Elle Êtait de fort
mÊchante humeur, d'Artagnan se douta que c'Êtait le dÊfaut de rÊponse de M.
de Wardes qui l'agaÚait ainsi. Ketty entra ; mais Milady la reÚut fort
durement. Un coup d'oeil qu'elle lanÚa Á d'Artagnan voulait dire : Vous
voyez ce que je souffre pour vous.
Cependant vers la fin de la soirÊe, la belle lionne s'adoucit, elle
Êcouta en souriant les doux propos de d'Artagnan, elle lui donna mËme sa
main Á baiser.
D'Artagnan sortit ne sachant plus que penser : mais comme c'Êtait un
garÚon Á qui on ne faisait pas facilement perdre la tËte, tout en faisant sa
cour Á Milady il avait b×ti dans son esprit un petit plan.
Il trouva Ketty Á la porte, et comme la veille il monta chez elle pour
avoir des nouvelles. Ketty avait ÊtÊ fort grondÊe, on l'avait accusÊe de
nÊgligence. Milady ne comprenait rien au silence du comte de Wardes, et elle
lui avait ordonnÊ d'entrer chez elle Á neuf heures du matin pour y prendre
une troisiÉme lettre.
D'Artagnan fit promettre Á Ketty de lui apporter chez lui cette lettre
le lendemain matin ; la pauvre fille promit tout ce que voulut son amant :
elle Êtait folle.
Les choses se passÉrent comme la veille : d'Artagnan s'enferma dans son
armoire, Milady appela, fit sa toilette, renvoya Ketty et referma sa porte.
Comme la veille d'Artagnan ne rentra chez lui qu'Á cinq heures du matin.
A onze heures, il vit arriver Ketty ; elle tenait Á la main un nouveau
billet de Milady. Cette fois, la pauvre enfant n'essaya pas mËme de le
disputer Á d'Artagnan ; elle le laissa faire ; elle appartenait corps et ×me
Á son beau soldat.
D'Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit :
" VoilÁ la troisiÉme fois que je vous Êcris pour vous dire que je vous
aime. Prenez garde que je ne vous Êcrive une quatriÉme pour vous dire que je
vous dÊteste.
" Si vous vous repentez de la faÚon dont vous avez agi avec moi, la
jeune fille qui vous remettra ce billet vous dira de quelle maniÉre un
galant homme peut obtenir son pardon. "
D'Artagnan rougit et p×lit plusieurs fois en lisant ce billet.
" Oh ! vous l'aimez toujours ! dit Ketty, qui n'avait pas dÊtournÊ un
instant les yeux du visage du jeune homme.
-- Non, Ketty, tu te trompes, je ne l'aime plus ; mais je veux me
venger de ses mÊpris.
-- Oui, je connais votre vengeance ; vous me l'avez dite.
-- Que t'importe, Ketty ! tu sais bien que c'est toi seule que j'aime.
-- Comment peut-on savoir cela ?
-- Par le mÊpris que je ferai d'elle. "
Ketty soupira.
D'Artagnan prit une plume et Êcrivit :
" Madame, jusqu'ici j'avais doutÊ que ce fÙt bien Á moi que vos deux
premiers billets eussent ÊtÊ adressÊs, tant je me croyais indigne d'un
pareil honneur ; d'ailleurs j'Êtais si souffrant, que j'eusse en tout cas
hÊsitÊ Á y rÊpondre.
" Mais aujourd'hui il faut bien que je croie Á l'excÉs de vos bontÊs,
puisque non seulement votre lettre, mais encore votre suivante, m'affirme
que j'ai le bonheur d'Ëtre aimÊ de vous.
" Elle n'a pas besoin de me dire de quelle maniÉre un galant homme peut
obtenir son pardon. J'irai donc vous demander le mien ce soir Á onze heures.
Tarder d'un jour serait Á mes yeux, maintenant, vous faire une nouvelle
offense.
" Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes.
" Comte DE WARDES. "
Ce billet Êtait d'abord un faux, c'Êtait ensuite une indÊlicatesse ;
c'Êtait mËme, au point de vue de nos moeurs actuelles, quelque chose comme
une infamie ; mais on se mÊnageait moins Á cette Êpoque qu'on ne le fait
aujourd'hui. D'ailleurs d'Artagnan, par ses propres aveux, savait Milady
coupable de trahison Á des chefs plus importants, et il n'avait pour elle
qu'une estime fort mince. Et cependant malgrÊ ce peu d'estime, il sentait
qu'une passion insensÊe le brÙlait pour cette femme. Passion ivre de mÊpris,
mais passion ou soif, comme on voudra.
L'intention de d'Artagnan Êtait bien simple : par la chambre de Ketty
il arrivait Á celle de sa maÏtresse ; il profitait du premier moment de
surprise, de honte, de terreur pour triompher d'elle ; peut-Ëtre aussi
Êchouerait-il, mais il fallait bien donner quelque chose au hasard. Dans
huit jours la campagne s'ouvrait, et il fallait partir ; d'Artagnan n'avait
pas le temps de filer le parfait amour.
" Tiens, dit le jeune homme en remettant Á Ketty le billet tout
cachetÊ, donne cette lettre Á Milady ; c'est la rÊponse de M. de Wardes. "
La pauvre Ketty devint p×le comme la mort, elle se doutait de ce que
contenait le billet.
" Ecoute, ma chÉre enfant, lui dit d'Artagnan, tu comprends qu'il faut
que tout cela finisse d'une faÚon ou de l'autre ; Milady peut dÊcouvrir que
tu as remis le premier billet Á mon valet, au lieu de le remettre au valet
du comte ; que c'est moi qui ai dÊcachetÊ les autres qui devaient Ëtre
dÊcachetÊs par M. de Wardes ; alors Milady te chasse, et, tu la connais, ce
n'est pas une femme Á borner lÁ sa vengeance.
-- HÊlas ! dit Ketty, pour qui me suis-je exposÊe Á tout cela ?
-- Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune homme, aussi
je t'en suis bien reconnaissant, je te le jure.
-- Mais enfin, que contient votre billet ?
-- Milady te le dira.
-- Ah ! vous ne m'aimez pas ! s'Êcria Ketty, et je suis bien
malheureuse ! "
A ce reproche il y a une rÊponse Á laquelle les femmes se trompent
toujours ; d'Artagnan rÊpondit de maniÉre que Ketty demeur×t dans la plus
grande erreur.
Cependant elle pleura beaucoup avant de se dÊcider Á remettre cette
lettre Á Milady, mais enfin elle se dÊcida, c'est tout ce que voulait
d'Artagnan.
D'ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne heure de
chez sa maÏtresse, et qu'en sortant de chez sa maÏtresse il monterait chez
elle.
Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty.
CHAPITRE XXXIV. OU IL EST TRAITE DE L'EQUIPEMENT D'ARAMIS ET DE PORTHOS
Depuis que les quatre amis Êtaient chacun Á la chasse de son
Êquipement, il n'y avait plus entre eux de rÊunion arrËtÊe. On dÏnait les
uns sans les autres, oÝ l'on se trouvait, ou plutÆt oÝ l'on pouvait. Le
service, de son cÆtÊ, prenait aussi sa part de ce temps prÊcieux, qui
s'Êcoulait si vite. Seulement on Êtait convenu de se trouver une fois la
semaine, vers une heure, au logis d'Athos, attendu que ce dernier, selon le
serment qu'il avait fait, ne passait plus le seuil de sa porte.
C'Êtait le jour mËme oÝ Ketty Êtait venue trouver d'Artagnan chez lui,
jour de rÊunion.
A peine Ketty fut-elle sortie, que d'Artagnan se dirigea vers la rue
FÊrou.
Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient. Aramis avait quelques
vellÊitÊs de revenir Á la soutane. Athos, selon ses habitudes, ne le
dissuadait ni ne l'encourageait. Athos Êtait pour qu'on laiss×t Á chacun son
libre arbitre. Il ne donnait jamais de conseils qu'on ne les lui demand×t.
Encore fallait-il les lui demander deux fois.
" En gÊnÊral, on ne demande de conseils, disait-il, que pour ne les pas
suivre ; ou, si on les a suivis, que pour avoir quelqu'un Á qui l'on puisse
faire le reproche de les avoir donnÊs. "
Porthos arriva un instant aprÉs d'Artagnan. Les quatre amis se
trouvaient donc rÊunis.
Les quatre visages exprimaient quatre sentiments diffÊrents : celui de
Porthos la tranquillitÊ, celui de d'Artagnan l'espoir, celui d'Aramis
l'inquiÊtude, celui d'Athos l'insouciance.
Au bout d'un instant de conversation dans laquelle Porthos laissa
entrevoir qu'une personne haut placÊe avait bien voulu se charger de le
tirer d'embarras, Mousqueton entra.
Il venait prier Porthos de passer Á son logis, oÝ, disait-il d'un air
fort piteux, sa prÊsence Êtait urgente.
" Sont-ce mes Êquipages ? demanda Porthos.
-- Oui et non, rÊpondit Mousqueton.
-- Mais enfin que veux-tu dire ?...
-- Venez, Monsieur. "
Porthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton.
Un instant aprÉs, Bazin apparut au seuil de la porte.
" Que me voulez-vous, mon ami ? dit Aramis avec cette douceur de
langage que l'on remarquait en lui chaque fois que ses idÊes le ramenaient
vers l'Eglise...
-- Un homme attend Monsieur Á la maison, rÊpond Bazin.
-- Un homme ! quel homme ?
-- Un mendiant.
-- Faites-lui l'aumÆne, Bazin, et dites-lui de prier pour un pauvre
pÊcheur.
-- Ce mendiant veut Á toute force vous parler, et prÊtend que vous
serez bien aise de le voir.
-- N'a-t-il rien dit de particulier pour moi ?
-- Si fait. " Si M. Aramis, a-t-il dit, hÊsite Á me venir trouver, vous
lui annoncerez que j'arrive de Tours. "
-- De Tours ? s'Êcria Aramis ; Messieurs, mille pardons, mais sans
doute cet homme m'apporte des nouvelles que j'attendais. "
Et, se levant aussitÆt, il s'Êloigna rapidement.
RestÉrent Athos et d'Artagnan.
" Je crois que ces gaillards-lÁ ont trouvÊ leur affaire. Qu'en pensez-
vous, d'Artagnan ? dit Athos.
-- Je sais que Porthos Êtait en bon train, dit d'Artagnan ; et quant Á
Aramis, Á vrai dire, je n'en ai jamais ÊtÊ sÊrieusement inquiet : mais vous,
mon cher Athos, vous qui avez si gÊnÊreusement distribuÊ les pistoles de
l'Anglais qui Êtaient votre bien lÊgitime, qu'allez-vous faire ?
-- Je suis fort content d'avoir tuÊ ce drÆle, mon enfant, vu que c'est
pain bÊnit que de tuer un Anglais : mais si j'avais empochÊ ses pistoles,
elles me pÉseraient comme un remords.
-- Allons donc, mon cher Athos ! vous avez vraiment des idÊes
inconcevables.
-- Passons, passons ! Que me disait donc M. de TrÊville, qui me fit
l'honneur de me venir voir hier, que vous hantez ces Anglais suspects que
protÉge le cardinal ?
-- C'est-Á-dire que je rends visite Á une Anglaise, celle dont je vous
ai parlÊ.
-- Ah ! oui, la femme blonde au sujet de laquelle je vous ai donnÊ des
conseils que naturellement vous vous Ëtes bien gardÊ de suivre.
-- Je vous ai donnÊ mes raisons.
-- Oui ; vous voyez lÁ votre Êquipement, je crois, Á ce que vous m'avez
dit.
-- Point du tout ! j'ai acquis la certitude que cette femme Êtait pour
quelque chose dans l'enlÉvement de Mme Bonacieux.
-- Oui, et je comprends ; pour retrouver une femme, vous faites la cour
Á une autre : c'est le chemin le plus long, mais le plus amusant. "
D'Artagnan fut sur le point de tout raconter Á Athos ; mais un point
l'arrËta : Athos Êtait un gentilhomme sÊvÉre sur le point d'honneur, et il y
avait, dans tout ce petit plan que notre amoureux avait arrËtÊ Á l'endroit
de Milady, certaines choses qui, d'avance, il en Êtait sÙr, n'obtiendraient
pas l'assentiment du puritain ; il prÊfÊra donc garder le silence, et comme
Athos Êtait l'homme le moins curieux de la terre, les confidences de
d'Artagnan en Êtaient restÊes lÁ.
Nous quitterons donc les deux amis, qui n'avaient rien de bien
important Á se dire, pour suivre Aramis.
A cette nouvelle, que l'homme qui voulait lui parler arrivait de Tours,
nous avons vu avec quelle rapiditÊ le jeune homme avait suivi ou plutÆt
devancÊ Bazin ; il ne fit donc qu'un saut de la rue FÊrou Á la rue de
Vaugirard.
En entrant chez lui, il trouva effectivement un homme de petite taille,
aux yeux intelligents, mais couvert de haillons.
" C'est vous qui me demandez ? dit le mousquetaire.
-- C'est-Á-dire que je demande M. Aramis : est-ce vous qui vous appelez
ainsi ?
-- Moi-mËme : vous avez quelque chose Á me remettre ?
-- Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodÊ.
-- Le voici, dit Aramis en tirant une clef de sa poitrine, et en
ouvrant un petit coffret de bois d'ÊbÉne incrustÊ de nacre, le voici, tenez.
-- C'est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais. "
En effet, Bazin, curieux de savoir ce que le mendiant voulait Á son
maÏtre, avait rÊglÊ son pas sur le sien, et Êtait arrivÊ presque en mËme
temps que lui ; mais cette cÊlÊritÊ ne lui servit pas Á grand-chose ; sur
l'invitation du mendiant, son maÏtre lui fit signe de se retirer, et force
lui fut d'obÊir.
Bazin parti, le mendiant jeta un regard rapide autour de lui, afin
d'Ëtre sÙr que personne ne pouvait ni le voir ni l'entendre, et ouvrant sa
veste en haillons mal serrÊe par une ceinture de cuir, il se mit Á dÊcoudre
le haut de son pourpoint, d'oÝ il tira une lettre.
Aramis jeta un cri de joie Á la vue du cachet, baisa l'Êcriture, et
avec un respect presque religieux, il ouvrit l'ÊpÏtre qui contenait ce qui
suit :
" Ami, le sort veut que nous soyons sÊparÊs quelque temps encore ; mais
les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdus sans retour. Faites votre
devoir au camp ; je fais le mien autre part. Prenez ce que le porteur vous
remettra ; faites la campagne en beau et bon gentilhomme, et pensez Á moi,
qui baise tendrement vos yeux noirs.
" Adieu, ou plutÆt au revoir ! "
Le mendiant dÊcousait toujours ; il tira une Á une de ses sales habits
cent cinquante doubles pistoles d'Espagne, qu'il aligna sur la table ; puis,
il ouvrit la porte, salua et partit avant que le jeune homme, stupÊfait, eÙt
osÊ lui adresser une parole.
Aramis alors relut la lettre, et s'aperÚut que cette lettre avait un
post- scriptum .
" -- P.--S. -- Vous pouvez faire accueil au porteur, qui est comte et
grand d'Espagne. "
" RËves dorÊs ! s'Êcria Aramis. Oh ! la belle vie ! oui, nous sommes
jeunes ! Oui, nous aurons encore des jours heureux ! Oh ! Á toi, mon amour,
mon sang, ma vie ! tout, tout, tout, ma belle maÏtresse ! "
Et il baisait la lettre avec passion, sans mËme regarder l'or qui
Êtincelait sur la table.
Bazin gratta Á la porte ; Aramis n'avait plus de raison pour le tenir Á
distance ; il lui permit d'entrer.
Bazin resta stupÊfait Á la vue de cet or, et oublia qu'il venait
annoncer d'Artagnan, qui, curieux de savoir ce que c'Êtait que le mendiant,
venait chez Aramis en sortant de chez Athos.
Or, comme d'Artagnan ne se gËnait pas avec Aramis, voyant que Bazin
oubliait de l'annoncer, il s'annonÚa lui-mËme.
" Ah ! diable, mon cher Aramis, dit d'Artagnan, si ce sont lÁ les
pruneaux qu'on nous envoie de Tours, vous en ferez mon compliment au
jardinier qui les rÊcolte.
-- Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours discret : c'est mon
libraire qui vient de m'envoyer le prix de ce poÉme en vers d'une syllabe
que j'avais commencÊ lÁ-bas.
-- Ah ! vraiment ! dit d'Artagnan ; Eh bien, votre libraire est
gÊnÊreux, mon cher Aramis, voilÁ tout ce que je puis vous dire.
-- Comment, Monsieur ! s'Êcria Bazin, un poÉme se vend si cher ! c'est
incroyable ! Oh ! Monsieur ! vous faites tout ce que vous voulez, vous
pouvez devenir l'Êgal de M. de Voiture et de M. de Benserade. J'aime encore
cela, moi. Un poÉte, c'est presque un abbÊ. Ah ! Monsieur Aramis,
mettez-vous donc poÉte, je vous en prie.
-- Bazin, mon ami, dit Aramis, je crois que vous vous mËlez Á la
conversation. "
Bazin comprit qu'il Êtait dans son tort ; il baissa la tËte, et sortit.
" Ah ! dit d'Artagnan avec un sourire, vous vendez vos productions au
poids de l'or : vous Ëtes bien heureux, mon ami ; mais prenez garde, vous
allez perdre cette lettre qui sort de votre casaque, et qui est sans doute
aussi de votre libraire. "
Aramis rougit jusqu'au blanc des yeux, renfonÚa sa lettre, et
reboutonna son pourpoint.
" Mon cher d'Artagnan, dit-il, nous allons, si vous le voulez bien,
aller trouver nos amis ; et puisque je suis riche, nous recommencerons
aujourd'hui Á dÏner ensemble en attendant que vous soyez riches Á votre
tour.
-- Ma foi ! dit d'Artagnan, avec grand plaisir. Il y a longtemps que
nous n'avons fait un dÏner convenable ; et comme j'ai pour mon compte une
expÊdition quelque peu hasardeuse Á faire ce soir, je ne serais pas f×chÊ,
je l'avoue, de me monter un peu la tËte avec quelques bouteilles de vieux
bourgogne.
-- Va pour le vieux bourgogne ; je ne le dÊteste pas non plus " , dit
Aramis, auquel la vue de l'or avait enlevÊ comme avec la main ses idÊes de
retraite.
Et ayant mis trois ou quatre doubles pistoles dans sa poche pour
rÊpondre aux besoins du moment, il enferma les autres dans le coffre d'ÊbÉne
incrustÊ de nacre, oÝ Êtait dÊjÁ le fameux mouchoir qui lui avait servi de
talisman.
Les deux amis se rendirent d'abord chez Athos, qui, fidÉle au serment
qu'il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire apporter Á dÏner chez
lui : comme il entendait Á merveille les dÊtails gastronomiques, d'Artagnan
et Aramis ne firent aucune difficultÊ de lui abandonner ce soin important.
Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue du Bac, ils
rencontrÉrent Mousqueton, qui, d'un air piteux, chassait devant lui un mulet
et un cheval.
D'Artagnan poussa un cri de surprise, qui n'Êtait pas exempt d'un
mÊlange de joie.
" Ah ! mon cheval jaune ! s'Êcria-t-il. Aramis, regardez ce cheval !
-- Oh ! l'affreux roussin ! dit Aramis.
-- Eh bien, mon cher, reprit d'Artagnan, c'est le cheval sur lequel je
suis venu Á Paris.
-- Comment, Monsieur connaÏt ce cheval ? dit Mousqueton.
-- Il est d'une couleur originale, fit Aramis ; c'est le seul que j'aie
jamais vu de ce poil-lÁ.
-- Je le crois bien, reprit d'Artagnan, aussi je l'ai vendu trois Êcus,
et il faut bien que ce soit pour le poil, car la carcasse ne vaut certes pas
dix- huit livres. Mais comment ce cheval se trouve-t-il entre tes mains,
Mousqueton ?
-- Ah ! dit le valet, ne m'en parlez pas, Monsieur, c'est un affreux
tour du mari de notre duchesse !
-- Comment cela, Mousqueton ?
-- Oui, nous sommes vus d'un trÉs bon oeil par une femme de qualitÊ, la
duchesse de... ; mais pardon ! mon maÏtre m'a recommandÊ d'Ëtre discret :
elle nous avait forcÊs d'accepter un petit souvenir, un magnifique genet
d'Espagne et un mulet andalou, que c'Êtait merveilleux Á voir ; le mari a
appris la chose, il a confisquÊ au passage les deux magnifiques bËtes qu'on
nous envoyait, et il leur a substituÊ ces horribles animaux !
-- Que tu lui ramÉnes ? dit d'Artagnan.
-- Justement ! reprit Mousqueton ; vous comprenez que nous ne pouvons
point accepter de pareilles montures en Êchange de celles que l'on nous
avait promises.
-- Non, pardieu, quoique j'eusse voulu voir Porthos sur mon Bouton-
d'Or ; cela m'aurait donnÊ une idÊe de ce que j'Êtais moi-mËme, quand je
suis arrivÊ Á Paris. Mais que nous ne t'arrËtions pas, Mousqueton ; va faire
la commission de ton maÏtre, va. Est-il chez lui ?
-- Oui, Monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, allez ! "
Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augustins, tandis que
les deux amis allaient sonner Á la porte de l'infortunÊ Porthos. Celui-ci
les avait vus traversant la cour, et il n'avait garde d'ouvrir. Ils
sonnÉrent donc inutilement.
Cependant, Mousqueton continuait sa route, et, traversant le Pont-
Neuf, toujours chassant devant lui ses deux haridelles, il atteignit la rue
aux Ours. ArrivÊ lÁ, il attacha, selon les ordres de son maÏtre, cheval et
mulet au marteau de la porte du procureur ; puis, sans s'inquiÊter de leur
sort futur, il s'en revint trouver Porthos et lui annonÚa que sa commission
Êtait faite.
Au bout d'un certain temps, les deux malheureuses bËtes, qui n'avaient
pas mangÊ depuis le matin, firent un tel bruit en soulevant et en laissant
retomber le marteau de la porte, que le procureur ordonna Á son
saute-ruisseau d'aller s'informer dans le voisinage Á qui appartenaient ce
cheval et ce mulet.
Mme Coquenard reconnut son prÊsent, et ne comprit rien d'abord Á cette
restitution ; mais bientÆt la visite de Porthos l'Êclaira. Le courroux qui
brillait dans les yeux du mousquetaire, malgrÊ la contrainte qu'il
s'imposait, Êpouvanta la sensible amante. En effet, Mousqueton n'avait point
cachÊ Á son maÏtre qu'il avait rencontrÊ d'Artagnan et Aramis, et que
d'Artagnan, dans le cheval jaune, avait reconnu le bidet bÊarnais sur lequel
il Êtait venu Á Paris, et qu'il avait vendu trois Êcus.
Porthos sortit aprÉs avoir donnÊ rendez-vous Á la procureuse dans le
cloÏtre Saint-Magloire. Le procureur, voyant que Porthos partait, l'invita Á
dÏner, invitation que le mousquetaire refusa avec un air plein de majestÊ.
Mme Coquenard se rendit toute tremblante au cloÏtre Saint-Magloire, car
elle devinait les reproches qui l'y attendaient ; mais elle Êtait fascinÊe
par les grandes faÚons de Porthos.
Tout ce qu'un homme blessÊ dans son amour-propre peut laisser tomber
d'imprÊcations et de reproches sur la tËte d'une femme, Porthos le laissa
tomber sur la tËte courbÊe de la procureuse.
" HÊlas ! dit-elle, j'ai fait pour le mieux. Un de nos clients est
marchand de chevaux, il devait de l'argent Á l'Êtude, et s'est montrÊ
rÊcalcitrant. J'ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu'il nous devait ; il
m'avait promis deux montures royales.
-- Eh bien ! Madame, dit Porthos, s'il vous devait plus de cinq Êcus,
votre maquignon est un voleur.
-- Il n'est pas dÊfendu de chercher le bon marchÊ, Monsieur Porthos,
dit la procureuse cherchant Á s'excuser.
-- Non, Madame, mais ceux qui cherchent le bon marchÊ doivent permettre
aux autres de chercher des amis plus gÊnÊreux. "
Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se retirer.
" Monsieur Porthos ! Monsieur Porthos ! s'Êcria la procureuse, j'ai
tort, je le reconnais, je n'aurais pas dÙ marchander quand il s'agissait
d'Êquiper un cavalier comme vous ! "
Porthos, sans rÊpondre, fit un second pas de retraite.
La procureuse crut le voir dans un nuage Êtincelant tout entourÊ de
duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacs d'or sous les pieds.
" ArrËtez, au nom du Ciel ! Monsieur Porthos, s'Êcria-t-elle, arrËtez
et causons.
-- Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos.
-- Mais, dites-moi, que demandez-vous ?
-- Rien, car cela revient au mËme que si je vous demandais quelque
chose. "
La procureuse se pendit au bras de Porthos, et, dans l'Êlan de sa
douleur, elle s'Êcria :
" Monsieur Porthos, je suis ignorante de tout cela, moi ; sais-je ce
que c'est qu'un cheval ? sais-je ce que c'est que des harnais ?
-- Il fallait vous en rapporter Á moi, qui m'y connais, Madame ; mais
vous avez voulu mÊnager, et, par consÊquent, prËter Á usure.
-- C'est un tort, Monsieur Porthos, et je le rÊparerai sur ma parole
d'honneur.
-- Et comment cela ? demanda le mousquetaire.
-- Ecoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de Chaulnes, qui l'a
mandÊ. C'est pour une consultation qui durera deux heures au moins, venez,
nous serons seuls, et nous ferons nos comptes.
-- A la bonne heure ! voilÁ qui est parler, ma chÉre !
-- Vous me pardonnez ?
-- Nous verrons " , dit majestueusement Porthos.
Et tous deux se sÊparÉrent en se disant : " A ce soir. "
" Diable ! pensa Porthos en s'Êloignant, il me semble que je me
rapproche enfin du bahut de maÏtre Coquenard. "
CHAPITRE XXXV. LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS
Ce soir, attendu si impatiemment par Porthos et par d'Artagnan, arriva
enfin.
D'Artagnan, comme d'habitude, se prÊsenta vers les neuf heures chez
Milady. Il la trouva d'une humeur charmante ; jamais elle ne l'avait si bien
reÚu. Notre Gascon vit du premier coup d'oeil que son billet avait ÊtÊ
remis, et ce billet faisait son effet.
Ketty entra pour apporter des sorbets. Sa maÏtresse lui fit une mine
charmante, lui sourit de son plus gracieux sourire ; mais, hÊlas, la pauvre
fille Êtait si triste, qu'elle ne s'aperÚut mËme pas de la bienveillance de
Milady.
D'Artagnan regardait l'une aprÉs l'autre ces deux femmes, et il Êtait
forcÊ de s'avouer que la nature s'Êtait trompÊe en les formant ; Á la grande
dame elle avait donnÊ une ×me vÊnale et vile, Á la soubrette elle avait
donnÊ le coeur d'une duchesse.
A dix heures Milady commenÚa Á paraÏtre inquiÉte, d'Artagnan comprit ce
que cela voulait dire ; elle regardait la pendule, se levait, se rasseyait,
souriait Á d'Artagnan d'un air qui voulait dire : Vous Ëtes fort aimable
sans doute, mais vous seriez charmant si vous partiez !
D'Artagnan se leva et prit son chapeau ; Milady lui donna sa main Á
baiser ; le jeune homme sentit qu'elle la lui serrait et comprit que c'Êtait
par un sentiment non pas de coquetterie, mais de reconnaissance Á cause de
son dÊpart.
" Elle l'aime diablement " , murmura-t-il. Puis il sortit.
Cette fois Ketty ne l'attendait aucunement, ni dans l'antichambre, ni
dans le corridor, ni sous la grande porte. Il fallut que d'Artagnan trouv×t
tout seul l'escalier et la petite chambre.
Ketty Êtait assise la tËte cachÊe dans ses mains, et pleurait.
Elle entendit entrer d'Artagnan, mais elle ne releva point la tËte ; le
jeune homme alla Á elle et lui prit les mains, alors elle Êclata en
sanglots.
Comme l'avait prÊsumÊ d'Artagnan, Milady, en recevant la lettre, avait,
dans le dÊlire de sa joie, tout dit Á sa suivante ; puis, en rÊcompense de
la maniÉre dont cette fois elle avait fait la commission, elle lui avait
donnÊ une bourse. Ketty, en rentrant chez elle, avait jetÊ la bourse dans un
coin, oÝ elle Êtait restÊe tout ouverte, dÊgorgeant trois ou quatre piÉces
d'or sur le tapis.
La pauvre fille, Á la voix de d'Artagnan, releva la tËte. D'Artagnan
lui- mËme fut effrayÊ du bouleversement de son visage ; elle joignit les
mains d'un air suppliant, mais sans oser dire une parole.
Si peu sensible que fÙt le coeur de d'Artagnan, il se sentit attendri
par cette douleur muette ; mais il tenait trop Á ses projets et surtout Á
celui- ci, pour rien changer au programme qu'il avait fait d'avance. Il ne
laissa donc Á Ketty aucun espoir de le flÊchir, seulement il lui prÊsenta
son action comme une simple vengeance.
Cette vengeance, au reste, devenait d'autant plus facile, que Milady,
sans doute pour cacher sa rougeur Á son amant, avait recommandÊ Á Ketty
d'Êteindre toutes les lumiÉres dans l'appartement, et mËme dans sa chambre,
Á elle. Avant le jour, M. de Wardes devait sortir, toujours dans
l'obscuritÊ.
Au bout d'un instant on entendit Milady qui rentrait dans sa chambre.
D'Artagnan s'ÊlanÚa aussitÆt dans son armoire. A peine y Êtait-il blotti que
la sonnette se fit entendre.
Ketty entra chez sa maÏtresse, et ne laissa point la porte ouverte ;
mais la cloison Êtait si mince, que l'on entendait Á peu prÉs tout ce qui se
disait entre les deux femmes.
Milady semblait ivre de joie, elle se faisait rÊpÊter par Ketty les
moindres dÊtails de la prÊtendue entrevue de la soubrette avec de Wardes,
comment il avait reÚu sa lettre, comment il avait rÊpondu, quelle Êtait
l'expression de son visage, s'il paraissait bien amoureux ; et Á toutes ces
questions la pauvre Ketty, forcÊe de faire bonne contenance, rÊpondait d'une
voix ÊtouffÊe dont sa maÏtresse ne remarquait mËme pas l'accent douloureux,
tant le bonheur est ÊgoÐste.
Enfin, comme l'heure de son entretien avec le comte approchait, Milady
fit en effet tout Êteindre chez elle, et ordonna Á Ketty de rentrer dans sa
chambre, et d'introduire de Wardes aussitÆt qu'il se prÊsenterait.
L'attente de Ketty ne fut pas longue. A peine d'Artagnan eut-il vu par
le trou de la serrure de son armoire que tout l'appartement Êtait dans
l'obscuritÊ, qu'il s'ÊlanÚa de sa cachette au moment mËme oÝ Ketty refermait
la porte de communication.
" Qu'est-ce que ce bruit ? demanda Milady.
-- C'est moi, dit d'Artagnan Á demi-voix ; moi, le comte de Wardes.
-- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Ketty, il n'a pas mËme pu attendre
l'heure qu'il avait fixÊe lui-mËme !
-- Eh bien, dit Milady d'une voix tremblante, pourquoi n'entre-t-il pas
? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien que je vous attends ! "
A cet appel, d'Artagnan Êloigna doucement Ketty et s'ÊlanÚa dans la
chambre de Milady.
Si la rage et la douleur doivent torturer une ×me, c'est celle de
l'amant qui reÚoit sous un nom qui n'est pas le sien des protestations
d'amour qui s'adressent Á son heureux rival.
D'Artagnan Êtait dans une situation douloureuse qu'il n'avait pas
prÊvue, la jalousie le mordait au coeur, et il souffrait presque autant que
la pauvre Ketty, qui pleurait en ce mËme moment dans la chambre voisine.
" Oui, comte, disait Milady de sa plus douce voix en lui serrant
tendrement la main dans les siennes ; oui, je suis heureuse de l'amour que
vos regards et vos paroles m'ont exprimÊ chaque fois que nous nous sommes
rencontrÊs. Moi aussi, je vous aime. Oh ! demain, demain, je veux quelque
gage de vous qui me prouve que vous pensez Á moi, et comme vous pourriez
m'oublier, tenez. "
Et elle passa une bague de son doigt Á celui de d'Artagnan.
D'Artagnan se rappela avoir vu cette bague Á la main de Milady :
c'Êtait un magnifique saphir entourÊ de brillants.
Le premier mouvement de d'Artagnan fut de le lui rendre, mais Milady
ajouta :
" Non, non ; gardez cette bague pour l'amour de moi. Vous me rendez
d'ailleurs, en l'acceptant, ajouta-t-elle d'une voix Êmue, un service bien
plus grand que vous ne sauriez l'imaginer. "
" Cette femme est pleine de mystÉres " , murmura en lui-mËme
d'Artagnan.
En ce moment il se sentit prËt Á tout rÊvÊler. Il ouvrit la bouche pour
dire Á Milady qui il Êtait, et dans quel but de vengeance il Êtait venu,
mais elle ajouta :
" Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer ! "
Le monstre, c'Êtait lui.
" Oh ! continua Milady, est-ce que vos blessures vous font encore
souffrir ?
-- Oui, beaucoup, dit d'Artagnan, qui ne savait trop que rÊpondre.
-- Soyez tranquille, murmura Milady, je vous vengerai, moi et
cruellement ! "
" Peste ! se dit d'Artagnan, le moment des confidences n'est pas encore
venu. "
Il fallut quelque temps Á d'Artagnan pour se remettre de ce petit
dialogue : mais toutes les idÊes de vengeance qu'il avait apportÊes
s'Êtaient complÉtement Êvanouies. Cette femme exerÚait sur lui une
incroyable puissance, il la haÐssait et l'adorait Á la fois, il n'avait
jamais cru que deux sentiments si contraires pussent habiter dans le mËme
coeur, et en se rÊunissant, former un amour Êtrange et en quelque sorte
diabolique.
Cependant une heure venait de sonner ; il fallut se sÊparer ;
d'Artagnan, au moment de quitter Milady, ne sentit plus qu'un vif regret de
s'Êloigner, et, dans l'adieu passionnÊ qu'ils s'adressÉrent rÊciproquement,
une nouvelle entrevue fut convenue pour la semaine suivante. La pauvre Ketty
espÊrait pouvoir adresser quelques mots Á d'Artagnan lorsqu'il passerait
dans sa chambre ; mais Milady le reconduisit elle-mËme dans l'obscuritÊ et
ne le quitta que sur l'escalier.
Le lendemain au matin, d'Artagnan courut chez Athos. Il Êtait engagÊ
dans une si singuliÉre aventure qu'il voulait lui demander conseil. Il lui
raconta tout : Athos fronÚa plusieurs fois le sourcil.
" Votre Milady, lui dit-il, me paraÏt une crÊature inf×me, mais vous
n'en avez pas moins eu tort de la tromper : vous voilÁ d'une faÚon ou d'une
autre une ennemie terrible sur les bras. "
Et tout en lui parlant, Athos regardait avec attention le saphir
entourÊ de diamants qui avait pris au doigt de d'Artagnan la place de la
bague de la reine, soigneusement remise dans un Êcrin.
" Vous regardez cette bague ? dit le Gascon tout glorieux d'Êtaler aux
regards de ses amis un si riche prÊsent.
-- Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille.
-- Elle est belle, n'est-ce pas ? dit d'Artagnan.
-- Magnifique ! rÊpondit Athos ; je ne croyais pas qu'il exist×t deux
saphirs d'une si belle eau. L'avez-vous donc troquÊe contre votre diamant ?
-- Non, dit d'Artagnan ; c'est un cadeau de ma belle Anglaise, ou
plutÆt de ma belle FranÚaise : car, quoique je ne le lui aie point demandÊ,
je suis convaincu qu'elle est nÊe en France.
-- Cette bague vous vient de Milady ? s'Êcria Athos avec une voix dans
laquelle il Êtait facile de distinguer une grande Êmotion.
-- D'elle-mËme ; elle me l'a donnÊe cette nuit.
-- Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.
-- La voici " , rÊpondit d'Artagnan en la tirant de son doigt.
Athos l'examina et devint trÉs p×le, puis il l'essaya Á l'annulaire de
sa main gauche ; elle allait Á ce doigt comme si elle eÙt ÊtÊ faite pour
lui. Un nuage de colÉre et de vengeance passa sur le front ordinairement
calme du gentilhomme.
" Il est impossible que ce soit la mËme, dit-il ; comment cette bague
se trouverait-elle entre les mains de Milady Clarick ? Et cependant il est
bien difficile qu'il y ait entre deux bijoux une pareille ressemblance.
-- Connaissez-vous cette bague ? demanda d'Artagnan.
-- J'avais cru la reconnaÏtre, dit Athos, mais sans doute que je me
trompais. "
Et il la rendit Á d'Artagnan, sans cesser cependant de la regarder.
" Tenez, dit-il au bout d'un instant, d'Artagnan, Ætez cette bague de
votre doigt ou tournez-en le chaton en dedans ; elle me rappelle de si
cruels souvenirs, que je n'aurais pas ma tËte pour causer avec vous. Ne
veniez-vous pas me demander des conseils, ne me disiez-vous point que vous
Êtiez embarrassÊ sur ce que vous deviez faire ?... Mais attendez...
rendez-moi ce saphir : celui dont je voulais parler doit avoir une de ses
faces ÊraillÊe par suite d'un accident. "
D'Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendit Á Athos.
Athos tressaillit :
" Tenez, dit-il, voyez, n'est-ce pas Êtrange ? "
Et il montrait Á d'Artagnan cette Êgratignure qu'il se rappelait devoir
exister.
" Mais de qui vous venait ce saphir, Athos ?
-- De ma mÉre, qui le tenait de sa mÉre Á elle. Comme je vous le dis,
c'est un vieux bijou... qui ne devait jamais sortir de la famille.
-- Et vous l'avez... vendu ? demanda avec hÊsitation d'Artagnan.
-- Non, reprit Athos avec un singulier sourire ; je l'ai donnÊ pendant
une nuit d'amour, comme il vous a ÊtÊ donnÊ Á vous. "
D'Artagnan resta pensif Á son tour, il lui semblait voir dans l'×me de
Milady des abÏmes dont les profondeurs Êtaient sombres et inconnues.
Il remit la bague non pas Á son doigt, mais dans sa poche.
" Ecoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous savez si je vous
aime, d'Artagnan ; j'aurais un fils que je ne l'aimerais pas plus que vous.
Eh bien, croyez-moi, renoncez Á cette femme. Je ne la connais pas, mais une
espÉce d'intuition me dit que c'est une crÊature perdue, et qu'il y a
quelque chose de fatal en elle.
-- Et vous avez raison, dit d'Artagnan. Aussi, je m'en sÊpare ; je vous
avoue que cette femme m'effraie moi-mËme.
-- Aurez-vous ce courage ? dit Athos.
-- Je l'aurai, rÊpondit d'Artagnan, et Á l'instant mËme.
-- Eh bien, vrai, mon enfant, vous avez raison, dit le gentilhomme en
serrant la main du Gascon avec une affection presque paternelle ; que Dieu
veuille que cette femme, qui est Á peine entrÊe dans votre vie, n'y laisse
pas une trace funeste ! "
Et Athos salua d'Artagnan de la tËte, en homme qui veut faire
comprendre qu'il n'est pas f×chÊ de rester seul avec ses pensÊes.
En rentrant chez lui d'Artagnan trouva Ketty, qui l'attendait. Un mois
de fiÉvre n'eÙt pas plus changÊ la pauvre enfant qu'elle ne l'Êtait pour
cette nuit d'insomnie et de douleur.
Elle Êtait envoyÊe par sa maÏtresse au faux de Wardes. Sa maÏtresse
Êtait folle d'amour, ivre de joie : elle voulait savoir quand le comte lui
donnerait une seconde entrevue.
Et la pauvre Ketty, p×le et tremblante, attendait la rÊponse de
d'Artagnan.
Athos avait une grande influence sur le jeune homme : les conseils de
son ami joints aux cris de son propre coeur l'avaient dÊterminÊ, maintenant
que son orgueil Êtait sauvÊ et sa vengeance satisfaite, Á ne plus revoir
Milady. Pour toute rÊponse il prit donc une plume et Êcrivit la lettre
suivante :
" Ne comptez pas sur moi, Madame, pour le prochain rendez-vous : depuis
ma convalescence j'ai tant d'occupations de ce genre qu'il m'a fallu y
mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra, j'aurai l'honneur de vous
en faire part.
" Je vous baise les mains.
" Comte DE WARDES. "
Du saphir pas un mot : le Gascon voulait-il garder une arme contre
Milady ? ou bien, soyons franc, ne conservait-il pas ce saphir comme une
derniÉre ressource pour l'Êquipement ?
On aurait tort au reste de juger les actions d'une Êpoque au point de
vue d'une autre Êpoque. Ce qui aujourd'hui serait regardÊ comme une honte
pour un galant homme Êtait dans ce temps une chose toute simple et toute
naturelle, et les cadets des meilleures familles se faisaient en gÊnÊral
entretenir par leurs maÏtresses.
D'Artagnan passa sa lettre tout ouverte Á Ketty, qui la lut d'abord
sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie en la relisant une
seconde fois.
Ketty ne pouvait croire Á ce bonheur : d'Artagnan fut forcÊ de lui
renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui donnait par Êcrit ;
et quel que fÙt, avec le caractÉre emportÊ de Milady, le danger que courÙt
la pauvre enfant Á remettre ce billet Á sa maÏtresse, elle n'en revint pas
moins place Royale de toute la vitesse de ses jambes.
Le coeur de la meilleure femme est impitoyable pour les douleurs d'une
rivale.
Milady ouvrit la lettre avec un empressement Êgal Á celui que Ketty
avait mis Á l'apporter, mais au premier mot qu'elle lut, elle devint livide
; puis elle froissa le papier ; puis elle se retourna avec un Êclair dans
les yeux du cÆtÊ de Ketty.
" Qu'est-ce que cette lettre ? dit-elle.
-- Mais c'est la rÊponse Á celle de Madame, rÊpondit Ketty toute
tremblante.
-- Impossible ! s'Êcria Milady ; impossible qu'un gentilhomme ait Êcrit
Á une femme une pareille lettre ! "
Puis tout Á coup tressaillant :
" Mon Dieu ! dit-elle, saurait-il... " Et elle s'arrËta.
Ses dents grinÚaient, elle Êtait couleur de cendre : elle voulut faire
un pas vers la fenËtre pour aller chercher de l'air ; mais elle ne put
qu'Êtendre les bras, les jambes lui manquÉrent, et elle tomba sur un
fauteuil.
Ketty crut qu'elle se trouvait mal et se prÊcipita pour ouvrir son
corsage. Mais Milady se releva vivement :
" Que me voulez-vous ? dit-elle, et pourquoi portez-vous la main sur
moi ?
-- J'ai pensÊ que Madame se trouvait mal et j'ai voulu lui porter
secours, rÊpondit la suivante tout ÊpouvantÊe de l'expression terrible
qu'avait prise la figure de sa maÏtresse.
-- Me trouver mal, moi ? moi ? me prenez-vous pour une femmelette ?
Quand on m'insulte, je ne me trouve pas mal, je me venge, entendez- vous ! "
Et de la main elle fit signe Á Ketty de sortir.
CHAPITRE XXXVI. REVE DE VENGEANCE
Le soir Milady donna l'ordre d'introduire M. d'Artagnan aussitÆt qu'il
viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas.
Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme et lui raconta
tout ce qui s'Êtait passÊ la veille : d'Artagnan sourit ; cette jalouse
colÉre de Milady, c'Êtait sa vengeance.
Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle renouvela
l'ordre relatif au Gascon ; mais comme la veille elle l'attendit
inutilement.
Le lendemain Ketty se prÊsenta chez d'Artagnan, non plus joyeuse et
alerte comme les deux jours prÊcÊdents, mais au contraire triste Á mourir.
D'Artagnan demanda Á la pauvre fille ce qu'elle avait ; mais celle-ci,
pour toute rÊponse, tira une lettre de sa poche et la lui remit.
Cette lettre Êtait de l'Êcriture de Milady : seulement cette fois elle
Êtait bien Á l'adresse de d'Artagnan et non Á celle de M. de Wardes.
Il l'ouvrit et lut ce qui suit :
" Cher Monsieur d'Artagnan, c'est mal de nÊgliger ainsi ses amis,
surtout au moment oÝ l'on va les quitter pour si longtemps. Mon beau- frÉre
et moi nous avons attendu hier et avant-hier inutilement. En sera- t-il de
mËme ce soir ?
" Votre bien reconnaissante,
" LADY CLARICK. "
" C'est tout simple, dit d'Artagnan, et je m'attendais Á cette lettre.
Mon crÊdit hausse de la baisse du comte de Wardes.
-- Est-ce que vous irez ? demanda Ketty.
-- Ecoute, ma chÉre enfant, dit le Gascon, qui cherchait Á s'excuser Á
ses propres yeux de manquer Á la promesse qu'il avait faite Á Athos, tu
comprends qu'il serait impolitique de ne pas se rendre Á une invitation si
positive. Milady, en ne me voyant pas revenir, ne comprendrait rien Á
l'interruption de mes visites, elle pourrait se douter de quelque chose, et
qui peut dire jusqu'oÝ irait la vengeance d'une femme de cette trempe ?
-- Oh ! mon Dieu ! dit Ketty, vous savez prÊsenter les choses de faÚon
que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore lui faire la cour ; et
si cette fois vous alliez lui plaire sous votre vÊritable nom et votre vrai
visage, ce serait bien pis que la premiÉre fois ! "
L'instinct faisait deviner Á la pauvre fille une partie de ce qui
allait arriver.
D'Artagnan la rassura du mieux qu'il put et lui promit de rester
insensible aux sÊductions de Milady.
Il lui fit rÊpondre qu'il Êtait on ne peut plus reconnaissant de ses
bontÊs et qu'il se rendrait Á ses ordres ; mais il n'osa lui Êcrire de peur
de ne pouvoir, Á des yeux aussi exercÊs que ceux de Milady, dÊguiser
suffisamment son Êcriture.
A neuf heures sonnant, d'Artagnan Êtait place Royale. Il Êtait Êvident
que les domestiques qui attendaient dans l'antichambre Êtaient prÊvenus, car
aussitÆt que d'Artagnan parut, avant mËme qu'il eÙt demandÊ si Milady Êtait
visible, un d'eux courut l'annoncer.
" Faites entrer " , dit Milady d'une voix brÉve, mais si perÚante que
d'Artagnan l'entendit de l'antichambre.
On l'introduisit.
" Je n'y suis pour personne, dit Milady ; entendez-vous, pour personne.
"
Le laquais sortit.
D'Artagnan jeta un regard curieux sur Milady : elle Êtait p×le et avait
les yeux fatiguÊs, soit par les larmes, soit par l'insomnie. On avait avec
intention diminuÊ le nombre habituel des lumiÉres, et cependant la jeune
femme ne pouvait arriver Á cacher les traces de la fiÉvre qui l'avait
dÊvorÊe depuis deux jours.
D'Artagnan s'approcha d'elle avec sa galanterie ordinaire ; elle fit
alors un effort suprËme pour le recevoir, mais jamais physionomie plus
bouleversÊe ne dÊmentit sourire plus aimable.
Aux questions que d'Artagnan lui fit sur sa santÊ :
" Mauvaise, rÊpondit-elle, trÉs mauvaise.
-- Mais alors, dit d'Artagnan, je suis indiscret, vous avez besoin de
repos sans doute et je vais me retirer.
-- Non pas, dit Milady ; au contraire, restez, Monsieur d'Artagnan,
votre aimable compagnie me distraira. "
" Oh ! oh ! pensa d'Artagnan, elle n'a jamais ÊtÊ si charmante,
dÊfions- nous. "
Milady prit l'air le plus affectueux qu'elle put prendre, et donna tout
l'Êclat possible Á sa conversation. En mËme temps cette fiÉvre qui l'avait
abandonnÊe un instant revenait rendre l'Êclat Á ses yeux, le coloris Á ses
joues, le carmin Á ses lÉvres. D'Artagnan retrouva la CircÊ qui l'avait dÊjÁ
enveloppÊ de ses enchantements. Son amour, qu'il croyait Êteint et qui
n'Êtait qu'assoupi, se rÊveilla dans son coeur. Milady souriait et
d'Artagnan sentait qu'il se damnerait pour ce sourire.
Il y eut un moment oÝ il sentit quelque chose comme un remords de ce
qu'il avait fait contre elle.
Peu Á peu Milady devint plus communicative. Elle demanda Á d'Artagnan
s'il avait une maÏtresse.
" HÊlas ! dit d'Artagnan de l'air le plus sentimental qu'il put
prendre, pouvez-vous Ëtre assez cruelle pour me faire une pareille question,
Á moi qui, depuis que je vous ai vue, ne respire et ne soupire que par vous
et pour vous ! "
Milady sourit d'un Êtrange sourire.
" Ainsi vous m'aimez ? dit-elle.
-- Ai-je besoin de vous le dire, et ne vous en Ëtes-vous point aperÚue
?
-- Si fait ; mais, vous le savez, plus les coeurs sont fiers, plus ils
sont difficiles Á prendre.
-- Oh ! les difficultÊs ne m'effraient pas, dit d'Artagnan ; il n'y a
que les impossibilitÊs qui m'Êpouvantent.
-- Rien n'est impossible, dit Milady, Á un vÊritable amour.
-- Rien, Madame ?
-- Rien " , reprit Milady.
" Diable ! reprit d'Artagnan Á part lui, la note est changÊe.
Deviendrait- elle amoureuse de moi, par hasard, la capricieuse, et
serait-elle disposÊe Á me donner Á moi-mËme quelque autre saphir pareil Á
celui qu'elle m'a donnÊ me prenant pour de Wardes ? "
D'Artagnan rapprocha vivement son siÉge de celui de Milady.
" Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour prouver cet amour dont
vous parlez ?
-- Tout ce qu'on exigerait de moi. Qu'on ordonne, et je suis prËt.
-- A tout ?
-- A tout ! s'Êcria d'Artagnan qui savait d'avance qu'il n'avait pas
grand- chose Á risquer en s'engageant ainsi.
-- Eh bien, causons un peu, dit Á son tour Milady en rapprochant son
fauteuil de la chaise de d'Artagnan.
-- Je vous Êcoute, Madame " , dit celui-ci.
Milady resta un instant soucieuse et comme indÊcise ; puis paraissant
prendre une rÊsolution :
" J'ai un ennemi, dit-elle.
-- Vous, Madame ! s'Êcria d'Artagnan jouant la surprise, est-ce
possible, mon Dieu ? belle et bonne comme vous l'Ëtes !
-- Un ennemi mortel.
-- En vÊritÊ ?
-- Un ennemi qui m'a insultÊe si cruellement que c'est entre lui et moi
une guerre Á mort. Puis-je compter sur vous comme auxiliaire ? "
D'Artagnan comprit sur-le-champ oÝ la vindicative crÊature en voulait
venir.
" Vous le pouvez, Madame, dit-il avec emphase, mon bras et ma vie vous
appartiennent comme mon amour.
-- Alors, dit Milady, puisque vous Ëtes aussi gÊnÊreux qu'amoureux... "
Elle s'arrËta.
" Eh bien ? demanda d'Artagnan.
-- Eh bien, reprit Milady aprÉs un moment de silence, cessez dÉs
aujourd'hui de parler d'impossibilitÊs.
-- Ne m'accablez pas de mon bonheur " , s'Êcria d'Artagnan en se
prÊcipitant Á genoux et en couvrant de baisers les mains qu'on lui
abandonnait.
" Venge-moi de cet inf×me de Wardes, murmura Milady entre ses dents, et
je saurai bien me dÊbarrasser de toi ensuite, double sot, lame d'ÊpÊe
vivante ! "
" Tombe volontairement entre mes bras aprÉs m'avoir raillÊ si
effrontÊment, hypocrite et dangereuse femme, pensait d'Artagnan de son cÆtÊ,
et ensuite je rirai de toi avec celui que tu veux tuer par ma main. "
D'Artagnan releva la tËte.
" Je suis prËt, dit-il.
-- Vous m'avez donc comprise, cher Monsieur d'Artagnan ! dit Milady.
-- Je devinerais un de vos regards.
-- Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras, qui s'est dÊjÁ acquis
tant de renommÊe ?
-- A l'instant mËme.
-- Mais moi, dit Milady, comment paierai-je un pareil service ; je
connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pour rien ?
-- Vous savez la seule rÊponse que je dÊsire, dit d'Artagnan, la seule
qui soit digne de vous et de moi ! "
Et il l'attira doucement vers lui.
Elle rÊsista Á peine.
" IntÊressÊ ! dit-elle en souriant.
-- Ah ! s'Êcria d'Artagnan vÊritablement emportÊ par la passion que
cette femme avait le don d'allumer dans son coeur, ah ! c'est que mon
bonheur me paraÏt invraisemblable, et qu'ayant toujours peur de le voir
s'envoler comme un rËve, j'ai h×te d'en faire une rÊalitÊ.
-- Eh bien, mÊritez donc ce prÊtendu bonheur.
-- Je suis Á vos ordres, dit d'Artagnan.
-- Bien sÙr ? fit Milady avec un dernier doute.
-- Nommez-moi l'inf×me qui a pu faire pleurer vos beaux yeux.
-- Qui vous dit que j'ai pleurÊ ? dit-elle.
-- Il me semblait...
-- Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady.
-- Tant mieux ! Voyons, dites-moi comment il s'appelle.
-- Songez que son nom c'est tout mon secret.
-- Il faut cependant que je sache son nom.
-- Oui, il le faut ; voyez si j'ai confiance en vous !
-- Vous me comblez de joie. Comment s'appelle-t-il ?
-- Vous le connaissez.
-- Vraiment ?
-- Oui.
-- Ce n'est pas un de mes amis ? reprit d'Artagnan en jouant
l'hÊsitation pour faire croire Á son ignorance.
-- Si c'Êtait un de vos amis, vous hÊsiteriez donc ? " s'Êcria Milady.
Et un Êclair de menace passa dans ses yeux.
" Non, fÙt-ce mon frÉre ! " s'Êcria d'Artagnan comme emportÊ par
l'enthousiasme.
Notre Gascon s'avanÚait sans risque ; car il savait oÝ il allait.
" J'aime votre dÊvouement, dit Milady.
-- HÊlas, n'aimez-vous que cela en moi ? demanda d'Artagnan.
-- Je vous aime aussi, vous " , dit-elle en lui prenant la main.
Et l'ardente pression fit frissonner d'Artagnan, comme si, par le
toucher, cette fiÉvre qui brÙlait Milady le gagnait lui-mËme.
" Vous m'aimez, vous ! s'Êcria-t-il. Oh ! si cela Êtait, ce serait Á en
perdre la raison. "
Et il l'enveloppa de ses deux bras. Elle n'essaya point d'Êcarter ses
lÉvres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit pas.
Ses lÉvres Êtaient froides : il sembla Á d'Artagnan qu'il venait
d'embrasser une statue.
Il n'en Êtait pas moins ivre de joie, ÊlectrisÊ d'amour ; il croyait
presque Á la tendresse de Milady ; il croyait presque au crime de de Wardes.
Si de Wardes eÙt ÊtÊ en ce moment sous sa main, il l'eÙt tuÊ.
Milady saisit l'occasion.
" Il s'appelle... , dit-elle Á son tour.
-- De Wardes, je le sais, s'Êcria d'Artagnan.
-- Et comment le savez-vous ? " demanda Milady en lui saisissant les
deux mains et en essayant de lire par ses yeux jusqu'au fond de son ×me.
D'Artagnan sentit qu'il s'Êtait laissÊ emporter, et qu'il avait fait
une faute.
" Dites, dites, mais dites donc ! rÊpÊtait Milady, comment le savez-
vous ?
-- Comment je le sais ? dit d'Artagnan.
-- Oui.
-- Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon oÝ j'Êtais, a
montrÊ une bague qu'il a dit tenir de vous.
-- Le misÊrable ! " s'Êcria Milady.
L'ÊpithÉte, comme on le comprend bien, retentit jusqu'au fond du coeur
de d'Artagnan.
" Eh bien ? continua-t-elle.
-- Eh bien, je vous vengerai de ce misÊrable, reprit d'Artagnan en se
donnant des airs de don Japhet d'ArmÊnie.
-- Merci, mon brave ami ! s'Êcria Milady ; et quand serai-je vengÊe ?
-- Demain, tout de suite, quand vous voudrez. "
Milady allait s'Êcrier : " Tout de suite " ; mais elle rÊflÊchit qu'une
pareille prÊcipitation serait peu gracieuse pour d'Artagnan.
D'ailleurs, elle avait mille prÊcautions Á prendre, mille conseils Á
donner Á son dÊfenseur, pour qu'il Êvit×t les explications devant tÊmoins
avec le comte. Tout cela se trouva prÊvu par un mot de d'Artagnan.
" Demain, dit-il, vous serez vengÊe ou je serai mort.
-- Non ! dit-elle, vous me vengerez ; mais vous ne mourrez pas. C'est
un l×che.
-- Avec les femmes peut-Ëtre, mais pas avec les hommes. J'en sais
quelque chose, moi.
-- Mais il me semble que dans votre lutte avec lui, vous n'avez pas eu
Á vous plaindre de la fortune.
-- La fortune est une courtisane : favorable hier, elle peut me trahir
demain.
-- Ce qui veut dire que vous hÊsitez maintenant.
-- Non, je n'hÊsite pas, Dieu m'en garde ; mais serait-il juste de me
laisser aller Á une mort possible sans m'avoir donnÊ au moins un peu plus
que de l'espoir ? "
Milady rÊpondit par un coup d'oeil qui voulait dire :
" N'est-ce que cela ? parlez donc. "
Puis, accompagnant le coup d'oeil de paroles explicatives :
" C'est trop juste, dit-elle tendrement.
-- Oh ! vous Ëtes un ange, dit le jeune homme.
-- Ainsi, tout est convenu ? dit-elle.
-- Sauf ce que je vous demande, chÉre ×me !
-- Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier Á ma tendresse ?
-- Je n'ai pas de lendemain pour attendre.
-- Silence ; j'entends mon frÉre : il est inutile qu'il vous trouve
ici. "
Elle sonna ; Ketty parut.
" Sortez par cette porte, dit-elle en poussant une petite porte
dÊrobÊe, et revenez Á onze heures ; nous achÉverons cet entretien : Ketty
vous introduira chez moi. "
La pauvre enfant pensa tomber Á la renverse en entendant ces paroles.
" Eh bien ! que faites-vous, Mademoiselle, Á demeurer lÁ, immobile
comme une statue ? Allons, reconduisez le chevalier ; et ce soir, Á onze
heures, vous avez entendu ! "
" Il paraÏt que ses rendez-vous sont Á onze heures, pensa d'Artagnan :
c'est une habitude prise. "
Milady lui tendit une main qu'il baisa tendrement.
" Voyons, dit-il en se retirant et en rÊpondant Á peine aux reproches
de Ketty, voyons, ne soyons pas un sot ; dÊcidÊment cette femme est une
grande scÊlÊrate : prenons garde. "
CHAPITRE XXXVII. LE SECRET DE MILADY
D'Artagnan Êtait sorti de l'hÆtel au lieu de monter tout de suite chez
Ketty, malgrÊ les instances que lui avait faites la jeune fille, et cela
pour deux raisons : la premiÉre, parce que de cette faÚon il Êvitait les
reproches, les rÊcriminations, les priÉres ; la seconde, parce qu'il n'Êtait
pas f×chÊ de lire un peu dans sa pensÊe, et, s'il Êtait possible, dans celle
de cette femme.
Tout ce qu'il y avait de plus clair lÁ-dedans, c'est que d'Artagnan
aimait Milady comme un fou et qu'elle ne l'aimait pas le moins du monde. Un
instant d'Artagnan comprit que ce qu'il aurait de mieux Á faire serait de
rentrer chez lui et d'Êcrire Á Milady une longue lettre dans laquelle il lui
avouerait que lui et de Wardes Êtaient jusqu'Á prÊsent absolument le mËme,
que par consÊquent il ne pouvait s'engager, sous peine de suicide, Á tuer de
Wardes. Mais lui aussi Êtait ÊperonnÊ d'un fÊroce dÊsir de vengeance ; il
voulait possÊder Á son tour cette femme sous son propre nom ; et comme cette
vengeance lui paraissait avoir une certaine douceur, il ne voulait point y
renoncer.
Il fit cinq ou six fois le tour de la place Royale, se retournant de
dix pas en dix pas pour regarder la lumiÉre de l'appartement de Milady,
qu'on apercevait Á travers les jalousies ; il Êtait Êvident que cette fois
la jeune femme Êtait moins pressÊe que la premiÉre de rentrer dans sa
chambre.
Enfin la lumiÉre disparut.
Avec cette lueur s'Êteignit la derniÉre irrÊsolution dans le coeur de
d'Artagnan ; il se rappela les dÊtails de la premiÉre nuit, et, le coeur
bondissant, la tËte en feu, il rentra dans l'hÆtel et se prÊcipita dans la
chambre de Ketty.
La jeune fille, p×le comme la mort, tremblant de tous ses membres,
voulut arrËter son amant ; mais Milady, l'oreille au guet, avait entendu le
bruit qu'avait fait d'Artagnan : elle ouvrit la porte.
" Venez " , dit-elle.
Tout cela Êtait d'une si incroyable imprudence, d'une si monstrueuse
effronterie, qu'Á peine si d'Artagnan pouvait croire Á ce qu'il voyait et Á
ce qu'il entendait. Il croyait Ëtre entraÏnÊ dans quelqu'une de ces
intrigues fantastiques comme on en accomplit en rËve.
Il ne s'ÊlanÚa pas moins vers Milady, cÊdant Á cette attraction que
l'aimant exerce sur le fer. La porte se referma derriÉre eux.
Ketty s'ÊlanÚa Á son tour contre la porte.
La jalousie, la fureur, l'orgueil offensÊ, toutes les passions enfin
qui se disputent le coeur d'une femme amoureuse la poussaient Á une
rÊvÊlation ; mais elle Êtait perdue si elle avouait avoir donnÊ les mains Á
une pareille machination ; et, par-dessus tout, d'Artagnan Êtait perdu pour
elle. Cette derniÉre pensÊe d'amour lui conseilla encore ce dernier
sacrifice.
D'Artagnan, de son cÆtÊ, Êtait arrivÊ au comble de tous ses voeux : ce
n'Êtait plus un rival qu'on aimait en lui, c'Êtait lui-mËme qu'on avait
l'air d'aimer. Une voix secrÉte lui disait bien au fond du coeur qu'il
n'Êtait qu'un instrument de vengeance que l'on caressait en attendant qu'il
donn×t la mort, mais l'orgueil, mais l'amour-propre, mais la folie faisaient
taire cette voix, Êtouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose de
confiance que nous lui connaissons, se comparait Á de Wardes et se demandait
pourquoi, au bout du compte, on ne l'aimerait pas, lui aussi, pour lui-mËme.
Il s'abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady ne fut
plus pour lui cette femme aux intentions fatales qui l'avait un instant
ÊpouvantÊ, ce fut une maÏtresse ardente et passionnÊe s'abandonnant tout
entiÉre Á un amour qu'elle semblait Êprouver elle- mËme. Deux heures Á peu
prÉs s'ÊcoulÉrent ainsi.
Cependant les transports des deux amants se calmÉrent ; Milady, qui
n'avait point les mËmes motifs que d'Artagnan pour oublier, revint la
premiÉre Á la rÊalitÊ et demanda au jeune homme si les mesures qui devaient
amener le lendemain entre lui et de Wardes une rencontre Êtaient bien
arrËtÊes d'avance dans son esprit.
Mais d'Artagnan, dont les idÊes avaient pris un tout autre cours,
s'oublia comme un sot et rÊpondit galamment qu'il Êtait bien tard pour
s'occuper de duels Á coups d'ÊpÊe.
Cette froideur pour les seuls intÊrËts qui l'occupassent effraya
Milady, dont les questions devinrent plus pressantes.
Alors d'Artagnan, qui n'avait jamais sÊrieusement pensÊ Á ce duel
impossible, voulut dÊtourner la conversation, mais il n'Êtait plus de force.
Milady le contint dans les limites qu'elle avait tracÊes d'avance avec
son esprit irrÊsistible et sa volontÊ de fer.
D'Artagnan se crut fort spirituel en conseillant Á Milady de renoncer,
en pardonnant Á de Wardes, aux projets furieux qu'elle avait formÊs.
Mais aux premiers mots qu'il dit, la jeune femme tressaillit et
s'Êloigna.
" Auriez-vous peur, cher d'Artagnan ? dit-elle d'une voix aiguÌ et
railleuse qui rÊsonna Êtrangement dans l'obscuritÊ.
-- Vous ne le pensez pas, chÉre ×me ! rÊpondit d'Artagnan ; mais enfin,
si ce pauvre comte de Wardes Êtait moins coupable que vous ne le pensez ?
-- En tout cas, dit gravement Milady, il m'a trompÊe, et du moment oÝ
il m'a trompÊe il a mÊritÊ la mort.
-- Il mourra donc, puisque vous le condamnez ! " dit d'Artagnan d'un
ton si ferme, qu'il parut Á Milady l'expression d'un dÊvouement Á toute
Êpreuve.
AussitÆt elle se rapprocha de lui.
Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour Milady ; mais
d'Artagnan croyait Ëtre prÉs d'elle depuis deux heures Á peine lorsque le
jour parut aux fentes des jalousies et bientÆt envahit la chambre de sa
lueur blafarde.
Alors Milady, voyant que d'Artagnan allait la quitter, lui rappela la
promesse qu'il lui avait faite de la venger de de Wardes.
" Je suis tout prËt, dit d'Artagnan, mais auparavant je voudrais Ëtre
certain d'une chose.
-- De laquelle ? demanda Milady.
-- C'est que vous m'aimez.
-- Je vous en ai donnÊ la preuve, ce me semble.
-- Oui, aussi je suis Á vous corps et ×me.
-- Merci, mon brave amant ! mais de mËme que je vous ai prouvÊ mon
amour, vous me prouverez le vÆtre Á votre tour, n'est-ce pas ?
-- Certainement. Mais si vous m'aimez comme vous me le dites, reprit
d'Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pour moi ?
-- Que puis-je craindre ?
-- Mais enfin, que je sois blessÊ dangereusement, tuÊ mËme.
-- Impossible, dit Milady, vous Ëtes un homme si vaillant et une si
fine ÊpÊe.
-- Vous ne prÊfÊreriez donc point, reprit d'Artagnan, un moyen qui vous
vengerait de mËme tout en rendant inutile le combat. "
Milady regarda son amant en silence : cette lueur blafarde des premiers
rayons du jour donnait Á ses yeux clairs une expression Êtrangement funeste.
" Vraiment, dit-elle, je crois que voilÁ que vous hÊsitez maintenant.
-- Non, je n'hÊsite pas ; mais c'est que ce pauvre comte de Wardes me
fait vraiment peine depuis que vous ne l'aimez plus, et il me semble qu'un
homme doit Ëtre si cruellement puni par la perte seule de votre amour, qu'il
n'a pas besoin d'autre ch×timent :
-- Qui vous dit que je l'aie aimÊ ? demanda Milady.
-- Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuitÊ que vous en
aimez un autre, dit le jeune homme d'un ton caressant, et je vous le rÊpÉte,
je m'intÊresse au comte.
-- Vous ? demanda Milady.
-- Oui moi.
-- Et pourquoi vous ?
-- Parce que seul je sais...
-- Quoi ?
-- Qu'il est loin d'Ëtre ou plutÆt d'avoir ÊtÊ aussi coupable envers
vous qu'il le paraÏt.
-- En vÊritÊ ! dit Milady d'un air inquiet ; expliquez-vous, car je ne
sais vraiment ce que vous voulez dire. "
Et elle regardait d'Artagnan, qui la tenait embrassÊe, avec des yeux
qui semblaient s'enflammer peu Á peu.
" Oui, je suis galant homme, moi ! dit d'Artagnan dÊcidÊ Á en finir ;
et depuis que votre amour est Á moi, que je suis bien sÙr de le possÊder,
car je le possÉde, n'est-ce pas ?...
-- Tout entier, continuez.
-- Eh bien, je me sens comme transportÊ, un aveu me pÉse.
-- Un aveu ?
-- Si j'eusse doutÊ de votre amour je ne l'eusse pas fait ; mais vous
m'aimez, ma belle maÏtresse ? n'est-ce pas, vous m'aimez ?
-- Sans doute.
-- Alors si par excÉs d'amour je me suis rendu coupable envers vous,
vous me pardonnerez ?
-- Peut-Ëtre ! "
D'Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu'il pÙt prendre, de
rapprocher ses lÉvres des lÉvres de Milady, mais celle-ci l'Êcarta.
" Cet aveu, dit-elle en p×lissant, quel est cet aveu ?
-- Vous aviez donnÊ rendez-vous Á de Wardes, jeudi dernier, dans cette
mËme chambre, n'est-ce pas ?
-- Moi, non ! cela n'est pas, dit Milady d'un ton de voix si ferme et
d'un visage si impassible, que si d'Artagnan n'eÙt pas eu une certitude si
parfaite, il eÙt doutÊ.
-- Ne mentez pas, mon bel ange, dit d'Artagnan en souriant, ce serait
inutile.
-- Comment cela ? parlez donc ! vous me faites mourir !
-- Oh ! rassurez-vous, vous n'Ëtes point coupable envers moi, et je
vous ai dÊjÁ pardonnÊ !
-- AprÉs, aprÉs ?
-- De Wardes ne peut se glorifier de rien.
-- Pourquoi ? Vous m'avez dit vous-mËme que cette bague...
-- Cette bague, mon amour, c'est moi qui l'ai. Le comte de Wardes de
jeudi et le d'Artagnan d'aujourd'hui sont la mËme personne. "
L'imprudent s'attendait Á une surprise mËlÊe de pudeur, Á un petit
orage qui se rÊsoudrait en larmes ; mais il se trompait Êtrangement, et son
erreur ne fut pas longue.
P×le et terrible, Milady se redressa, et, repoussant d'Artagnan d'un
violent coup dans la poitrine, elle s'ÊlanÚa hors du lit.
Il faisait alors presque grand jour.
D'Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indes pour
implorer son pardon ; mais elle, d'un mouvement puissant et rÊsolu, elle
essaya de fuir. Alors la batiste se dÊchira en laissant Á nu les Êpaules, et
sur l'une de ces belles Êpaules rondes et blanches, d'Artagnan, avec un
saisissement inexprimable, reconnut la fleur de lys, cette marque indÊlÊbile
qu'imprime la main infamante du bourreau.
" Grand Dieu ! " s'Êcria d'Artagnan en l×chant le peignoir.
Et il demeura muet, immobile et glacÊ sur le lit.
Mais Milady se sentait dÊnoncÊe par l'effroi mËme de d'Artagnan. Sans
doute il avait tout vu : le jeune homme maintenant savait son secret, secret
terrible, que tout le monde ignorait, exceptÊ lui.
Elle se retourna, non plus comme une femme furieuse, mais comme une
panthÉre blessÊe.
" Ah ! misÊrable, dit-elle, tu m'as l×chement trahie, et de plus tu as
mon secret ! Tu mourras ! "
Et elle courut Á un coffret de marqueterie posÊ sur la toilette,
l'ouvrit d'une main fiÊvreuse et tremblante, en tira un petit poignard Á
manche d'or, Á la lame aiguÌ et mince, et revint d'un bond sur d'Artagnan Á
demi nu.
Quoique le jeune homme fÙt brave, on le sait, il fut ÊpouvantÊ de cette
figure bouleversÊe, de ces pupilles dilatÊes horriblement, de ces joues
p×les et de ces lÉvres sanglantes ; il recula jusqu'Á la ruelle, comme il
eÙt fait Á l'approche d'un serpent qui eÙt rampÊ vers lui, et son ÊpÊe se
rencontrant sous sa main souillÊe de sueur, il la tira du fourreau.
Mais sans s'inquiÊter de l'ÊpÊe, Milady essaya de remonter sur le lit
pour le frapper, et elle ne s'arrËta que lorsqu'elle sentit la pointe aiguÌ
sur sa gorge.
Alors elle essaya de saisir cette ÊpÊe avec les mains mais d'Artagnan
l'Êcarta toujours de ses Êtreintes, et, la lui prÊsentant tantÆt aux yeux,
tantÆt Á la poitrine, il se laissa glisser Á bas du lit, cherchant pour
faire retraite la porte qui conduisait chez Ketty.
Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d'horribles transports,
rugissant d'une faÚon formidable.
Cependant cela ressemblait Á un duel, aussi d'Artagnan se remettait
petit Á petit.
" Bien, belle dame, bien ! disait-il, mais, de par Dieu, calmez-vous,
ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur l'autre Êpaule.
-- Inf×me ! inf×me ! " hurlait Milady.
Mais d'Artagnan, cherchant toujours la porte, se tenait sur la
dÊfensive.
Au bruit qu'ils faisaient, elle renversant les meubles pour aller Á
lui, lui s'abritant derriÉre les meubles pour se garantir d'elle, Ketty
ouvrit la porte. D'Artagnan, qui avait sans cesse manoeuvrÊ pour se
rapprocher de cette porte, n'en Êtait plus qu'Á trois pas. D'un seul Êlan il
s'ÊlanÚa de la chambre de Milady dans celle de la suivante, et, rapide comme
l'Êclair, il referma la porte, contre laquelle il s'appuya de tout son poids
tandis que Ketty poussait les verrous.
Alors Milady essaya de renverser l'arc-boutant qui l'enfermait dans sa
chambre, avec des forces bien au-dessus de celles d'une femme ; puis,
lorsqu'elle sentit que c'Êtait chose impossible, elle cribla la porte de
coups de poignard, dont quelques-uns traversÉrent l'Êpaisseur du bois.
Chaque coup Êtait accompagnÊ d'une imprÊcation terrible.
" Vite, vite, Ketty, dit d'Artagnan Á demi-voix lorsque les verrous
furent mis, fais-moi sortir de l'hÆtel, ou si nous lui laissons le temps de
se retourner, elle me fera tuer par les laquais.
-- Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty, vous Ëtes tout nu.
-- C'est vrai, dit d'Artagnan, qui s'aperÚut alors seulement du costume
dans lequel il se trouvait, c'est vrai ; habille-toi comme tu pourras, mais
h×tons-nous ; comprends-tu, il y va de la vie et de la mort ! "
Ketty ne comprenait que trop ; en un tour de main elle l'affubla d'une
robe Á fleurs, d'une large coiffe et d'un mantelet ; elle lui donna des
pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds nus, puis elle l'entraÏna par
les degrÊs. Il Êtait temps, Milady avait dÊjÁ sonnÊ et rÊveillÊ tout
l'hÆtel. Le portier tira le cordon Á la voix de Ketty au moment mËme oÝ
Milady, Á demi nue de son cÆtÊ, criait par la fenËtre :
" N'ouvrez pas ! "
CHAPITRE XXXVIII. COMMENT, SANS SE DERANGER, ATHOS TROUVA SON EQUIPEMENT
Le jeune homme s'enfuit tandis qu'elle le menaÚait encore d'un geste
impuissant. Au moment oÝ elle le perdit de vue, Milady tomba Êvanouie dans
sa chambre.
D'Artagnan Êtait tellement bouleversÊ, que, sans s'inquiÊter de ce que
deviendrait Ketty, il traversa la moitiÊ de Paris tout en courant, et ne
s'arrËta que devant la porte d'Athos. L'Êgarement de son esprit, la terreur
qui l'Êperonnait, les cris de quelques patrouilles qui se mirent Á sa
poursuite, et les huÊes de quelques passants qui, malgrÊ l'heure peu
avancÊe, se rendaient Á leurs affaires, ne firent que prÊcipiter sa course.
Il traversa la cour, monta les deux Êtages d'Athos et frappa Á la porte
Á tout rompre.
Grimaud vint ouvrir les yeux bouffis de sommeil. D'Artagnan s'ÊlanÚa
avec tant de force dans l'antichambre, qu'il faillit le culbuter en entrant.
MalgrÊ le mutisme habituel du pauvre garÚon, cette fois la parole lui
revint.
" HÊ, lÁ, lÁ ! s'Êcria-t-il, que voulez-vous, coureuse ? que demandez-
vous, drÆlesse ? "
D'Artagnan releva ses coiffes et dÊgagea ses mains de dessous son
mantelet ; Á la vue de ses moustaches et de son ÊpÊe nue, le pauvre diable
s'aperÚut qu'il avait affaire Á un homme.
Il crut alors que c'Êtait quelque assassin.
" Au secours ! Á l'aide ! au secours ! s'Êcria-t-il.
-- Tais-toi, malheureux ! dit le jeune homme, je suis d'Artagnan, ne me
reconnais-tu pas ? OÝ est ton maÏtre ?
-- Vous, Monsieur d'Artagnan ! s'Êcria Grimaud ÊpouvantÊ. Impossible.
-- Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je
crois que vous vous permettez de parler.
-- Ah ! Monsieur ! c'est que...
-- Silence. "
Grimaud se contenta de montrer du doigt d'Artagnan Á son maÏtre.
Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu'il Êtait, il
partit d'un Êclat de rire que motivait bien la mascarade Êtrange qu'il avait
sous les yeux : coiffes de travers, jupes tombantes sur les souliers ;
manches retroussÊes et moustaches raides d'Êmotion.
" Ne riez pas, mon ami, s'Êcria d'Artagnan ; de par le Ciel ne riez
pas, car, sur mon ×me, je vous le dis, il n'y a point de quoi rire. "
Et il prononÚa ces mots d'un air si solennel et avec une Êpouvante si
vraie qu'Athos lui prit aussitÆt les mains en s'Êcriant :
" Seriez-vous blessÊ, mon ami ? vous Ëtes bien p×le !
-- Non, mais il vient de m'arriver un terrible ÊvÊnement. Etes-vous
seul, Athos ?
-- Pardieu ! qui voulez-vous donc qui soit chez moi Á cette heure ?
-- Bien, bien. "
Et d'Artagnan se prÊcipita dans la chambre d'Athos.
" HÊ, parlez ! dit celui-ci en refermant la porte et en poussant les
verrous pour n'Ëtre pas dÊrangÊs. Le roi est-il mort ? Avez-vous tuÊ M. le
cardinal ? Vous Ëtes tout renversÊ ; voyons, voyons, dites, car je meurs
vÊritablement d'inquiÊtude.
-- Athos, dit d'Artagnan se dÊbarrassant de ses vËtements de femme et
apparaissant en chemise, prÊparez-vous Á entendre une histoire incroyable,
inouÐe.
-- Prenez d'abord cette robe de chambre " , dit le mousquetaire Á son
ami.
D'Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche pour une autre
tant il Êtait encore Êmu.
" Eh bien ? dit Athos.
-- Eh bien, rÊpondit d'Artagnan en se courbant vers l'oreille d'Athos
et en baissant la voix, Milady est marquÊe d'une fleur de lys Á l'Êpaule.
-- Ah ! cria le mousquetaire comme s'il eÙt reÚu une balle dans le
coeur.
-- Voyons, dit d'Artagnan, Ëtes-vous sÙr que l'autre soit bien morte ?
-- L'autre ? dit Athos d'une voix si sourde, qu'Á peine si d'Artagnan
l'entendit.
-- Oui, celle dont vous m'avez parlÊ un jour Á Amiens. "
Athos poussa un gÊmissement et laissa tomber sa tËte dans ses mains.
" Celle-ci, continua d'Artagnan, est une femme de vingt-six Á vingt-
huit ans.
-- Blonde, dit Athos, n'est-ce pas ?
-- Oui.
-- Des yeux bleu clair, d'une clartÊ Êtrange, avec des cils et sourcils
noirs ?
-- Oui.
-- Grande, bien faite ? Il lui manque une dent prÉs de l'oeillÉre
gauche.
-- Oui.
-- La fleur de lys est petite, rousse de couleur et comme effacÊe par
les couches de p×te qu'on y applique.
-- Oui.
-- Cependant vous dites qu'elle est Anglaise !
-- On l'appelle Milady, mais elle peut Ëtre FranÚaise. MalgrÊ cela,
Lord de Winter n'est que son beau-frÉre.
-- Je veux la voir, d'Artagnan.
-- Prenez garde, Athos, prenez garde ; vous avez voulu la tuer, elle
est femme Á vous rendre la pareille et Á ne pas vous manquer.
-- Elle n'osera rien dire, car ce serait se dÊnoncer elle-mËme.
-- Elle est capable de tout ! L'avez-vous jamais vue furieuse ?
-- Non, dit Athos.
-- Une tigresse, une panthÉre ! Ah ! mon cher Athos ! j'ai bien peur
d'avoir attirÊ sur nous deux une vengeance terrible ! "
D'Artagnan raconta tout alors : la colÉre insensÊe de Milady et ses
menaces de mort.
" Vous avez raison, et, sur mon ×me, je donnerais ma vie pour un
cheveu, dit Athos. Heureusement, c'est aprÉs-demain que nous quittons Paris
; nous allons, selon toute probabilitÊ, Á La Rochelle, et une fois partis...
-- Elle vous suivra jusqu'au bout du monde, Athos, si elle vous
reconnaÏt ; laissez donc sa haine s'exercer sur moi seul.
-- Ah ! mon cher ! que m'importe qu'elle me tue ! dit Athos ; est-ce
que par hasard vous croyez que je tiens Á la vie ?
-- Il y a quelque horrible mystÉre sous tout cela. , Athos ! cette
femme est l'espion du cardinal, j'en suis sÙr !
-- En ce cas, prenez garde Á vous. Si le cardinal ne vous a pas dans
une haute admiration pour l'affaire de Londres, il vous a en grande haine ;
mais comme, au bout du compte, il ne peut rien vous reprocher
ostensiblement, et qu'il faut que haine se satisfasse, surtout quand c'est
une haine de cardinal, prenez garde Á vous ! Si vous sortez, ne sortez pas
seul ; si vous mangez, prenez vos prÊcautions : mÊfiez-vous de tout enfin,
mËme de votre ombre.
-- Heureusement, dit d'Artagnan, qu'il s'agit seulement d'aller jusqu'Á
aprÉs-demain soir sans encombre, car une fois Á l'armÊe nous n'aurons plus,
je l'espÉre, que des hommes Á craindre.
-- En attendant, dit Athos, je renonce Á mes projets de rÊclusion, et
je vais partout avec vous : il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs,
je vous accompagne.
-- Mais si prÉs que ce soit d'ici, reprit d'Artagnan, je ne puis y
retourner comme cela.
-- C'est juste " , dit Athos. Et il tira la sonnette.
Grimaud entra.
Athos lui fit signe d'aller chez d'Artagnan, et d'en rapporter des
habits.
Grimaud rÊpondit par un autre signe qu'il comprenait parfaitement et
partit.
" Ah ÚÁ ! mais voilÁ qui ne nous avance pas pour l'Êquipement, cher
ami, dit Athos ; car, si je ne m'abuse, vous avez laissÊ toute votre
dÊfroque chez Milady, qui n'aura sans doute pas l'attention de vous la
retourner. Heureusement que vous avez le saphir.
-- Le saphir est Á vous, mon cher Athos ! Ne m'avez-vous pas dit que
c'Êtait une bague de famille ?
-- Oui, mon pÉre l'acheta deux mille Êcus, Á ce qu'il me dit autrefois
; il faisait partie des cadeaux de noce qu'il fit Á ma mÉre ; et il est
magnifique. Ma mÉre me le donna, et moi, fou que j'Êtais, plutÆt que de
garder cette bague comme une relique sainte, je la donnai Á mon tour Á cette
misÊrable.
-- Alors, mon cher, reprenez cette bague, Á laquelle je comprends que
vous devez tenir.
-- Moi, reprendre cette bague, aprÉs qu'elle a passÊ par les mains de
l'inf×me ! jamais : cette bague est souillÊe, d'Artagnan.
-- Vendez-la donc.
-- Vendre un diamant qui vient de ma mÉre ! je vous avoue que je
regarderais cela comme une profanation.
-- Alors engagez-la, on vous prËtera bien dessus un millier d'Êcus.
Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires, puis, au premier
argent qui vous rentrera, vous la dÊgagerez, et vous la reprendrez lavÊe de
ses anciennes taches, car elle aura passÊ par les mains des usuriers. "
Athos sourit.
" Vous Ëtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher d'Artagnan ; vous
relevez par votre Êternelle gaietÊ les pauvres esprits dans l'affliction. Eh
bien, oui, engageons cette bague, mais Á une condition !
-- Laquelle ?
-- C'est qu'il y aura cinq cents Êcus pour vous et cinq cents Êcus pour
moi.
-- Y songez-vous, Athos ? Je n'ai pas besoin du quart de cette somme,
moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle je me la procurerai.
Que me faut-il ? Un cheval pour Planchet, voilÁ tout. Puis vous oubliez que
j'ai une bague aussi.
-- A laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je ne tiens,
moi, Á la mienne ; du moins j'ai cru m'en apercevoir.
-- Oui, car dans une circonstance extrËme elle peut nous tirer non
seulement de quelque grand embarras, mais encore de quelque grand danger ;
c'est non seulement un diamant prÊcieux, mais c'est encore un talisman
enchantÊ.
-- Je ne vous comprends pas, mais je crois Á ce que vous me dites.
Revenons donc Á ma bague, ou plutÆt Á la vÆtre ; vous toucherez la moitiÊ de
la somme qu'on nous donnera sur elle ou je la jette dans la Seine, et je
doute que, comme Á Polycrate, quelque poisson soit assez complaisant pour
nous la rapporter.
-- Eh bien, donc, j'accepte ! " dit d'Artagnan.
En ce moment Grimaud rentra accompagnÊ de Planchet ; celui-ci, inquiet
de son maÏtre et curieux de savoir ce qui lui Êtait arrivÊ, avait profitÊ de
la circonstance et apportait les habits lui-mËme.
D'Artagnan s'habilla, Athos en fit autant : puis quand tous deux furent
prËts Á sortir, ce dernier fit Á Grimaud le signe d'un homme qui met en joue
; celui-ci dÊcrocha aussitÆt son mousqueton et s'apprËta Á accompagner son
maÏtre.
Athos et d'Artagnan suivis de leurs valets arrivÉrent sans incident Á
la rue des Fossoyeurs. Bonacieux Êtait sur la porte, il regarda d'Artagnan
d'un air goguenard.
" Eh, mon cher locataire ! dit-il, h×tez-vous donc, vous avez une belle
jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes, vous le savez,
n'aiment pas qu'on les fasse attendre !
-- C'est Ketty ! " s'Êcria d'Artagnan.
Et il s'ÊlanÚa dans l'allÊe.
Effectivement, sur le carrÊ conduisant Á sa chambre, et tapie contre sa
porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante. DÉs qu'elle l'aperÚut :
" Vous m'avez promis votre protection, vous m'avez promis de me sauver
de sa colÉre, dit-elle ; souvenez-vous que c'est vous qui m'avez perdue !
-- Oui, sans doute, dit d'Artagnan, sois tranquille, Ketty. Mais
qu'est-il arrivÊ aprÉs mon dÊpart ?
-- Le sais-je ? dit Ketty. Aux cris qu'elle a poussÊs les laquais sont
accourus, elle Êtait folle de colÉre ; tout ce qu'il existe d'imprÊcations
elle les a vomies contre vous. Alors j'ai pensÊ qu'elle se rappellerait que
c'Êtait par ma chambre que vous aviez pÊnÊtrÊ dans la sienne, et qu'alors
elle songerait que j'Êtais votre complice ; j'ai pris le peu d'argent que
j'avais, mes hardes les plus prÊcieuses, et je me suis sauvÊe.
-- Pauvre enfant ! Mais que vais-je faire de toi ? Je pars
aprÉs-demain. -- -- Tout ce que vous voudrez, Monsieur le chevalier,
faites-moi quitter Paris, faites-moi quitter la France.
-- Je ne puis cependant pas t'emmener avec moi au siÉge de La Rochelle,
dit d'Artagnan.
-- Non ; mais vous pouvez me placer en province, chez quelque dame de
votre connaissance : dans votre pays, par exemple.
-- Ah ! ma chÉre amie ! dans mon pays les dames n'ont point de femmes
de chambre. Mais, attends, j'ai ton affaire. Planchet, va me chercher Aramis
: qu'il vienne tout de suite. Nous avons quelque chose de trÉs important Á
lui dire.
-- Je comprends, dit Athos ; mais pourquoi pas Porthos ? Il me semble
que sa marquise...
-- La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs de son mari,
dit d'Artagnan en riant. D'ailleurs Ketty ne voudrait pas demeurer rue aux
Ours, n'est-ce pas, Ketty ?
-- Je demeurerai oÝ l'on voudra, dit Ketty, pourvu que je sois bien
cachÊe et que l'on ne sache pas oÝ je suis.
-- Maintenant, Ketty, que nous allons nous sÊparer, et par consÊquent
que tu n'es plus jalouse de moi...
-- Monsieur le chevalier, de loin ou de prÉs, dit Ketty, je vous
aimerai toujours. "
" OÝ diable la constance va-t-elle se nicher ? " murmura Athos.
" Moi aussi, dit d'Artagnan, moi aussi, je t'aimerai toujours, sois
tranquille. Mais voyons, rÊponds-moi. Maintenant j'attache une grande
importance Á la question que je te fais : n'aurais-tu jamais entendu parler
d'une jeune dame qu'on aurait enlevÊe pendant une nuit.
-- Attendez donc... Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, est-ce que
vous aimez encore cette femme ?
-- Non, c'est un de mes amis qui l'aime. Tiens, c'est Athos que voilÁ.
-- Moi ! s'Êcria Athos avec un accent pareil Á celui d'un homme qui
s'aperÚoit qu'il va marcher sur une couleuvre.
-- Sans doute, vous ! fit d'Artagnan en serrant la main d'Athos. Vous
savez bien l'intÊrËt que nous prenons tous Á cette pauvre petite Mme
Bonacieux. D'ailleurs Ketty ne dira rien : n'est-ce pas, Ketty ? Tu
comprends, mon enfant, continua d'Artagnan, c'est la femme de cet affreux
magot que tu as vu sur le pas de la porte en entrant ici.
-- Oh ! mon Dieu ! s'Êcria Ketty, vous me rappelez ma peur ; pourvu
qu'il ne m'ait pas reconnue !
-- Comment, reconnue ! tu as donc dÊjÁ vu cet homme ?
-- Il est venu deux fois chez Milady.
-- C'est cela. Vers quelle Êpoque ?
-- Mais il y a quinze ou dix-huit jours Á peu prÉs.
-- Justement.
-- Et hier soir il est revenu.
-- Hier soir.
-- Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-mËme.
-- Mon cher Athos, nous sommes enveloppÊs dans un rÊseau d'espions ! Et
tu crois qu'il t'a reconnue, Ketty ?
-- J'ai baissÊ ma coiffe en l'apercevant, mais peut-Ëtre Êtait-il trop
tard.
-- Descendez, Athos, vous dont il se mÊfie moins que de moi, et voyez
s'il est toujours sur sa porte. "
Athos descendit et remonta bientÆt.
" Il est parti, dit-il, et la maison est fermÊe.
-- Il est allÊ faire son rapport, et dire que tous les pigeons sont en
ce moment au colombier.
-- Eh bien, mais, envolons-nous, dit Athos, et ne laissons ici que
Planchet pour nous rapporter les nouvelles.
-- Un instant ! Et Aramis que nous avons envoyÊ chercher !
-- C'est juste, dit Athos, attendons Aramis. "
En ce moment Aramis entra.
On lui exposa l'affaire, et on lui dit comment il Êtait urgent que
parmi toutes ses hautes connaissances il trouv×t une place Á Ketty.
Aramis rÊflÊchit un instant, et dit en rougissant :
" Cela vous rendra-t-il bien rÊellement service, d'Artagnan ?
-- Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.
-- Eh bien, Mme de Bois-Tracy m'a demandÊ, pour une de ses amies qui
habite la province, je crois, une femme de chambre sÙre ; et si vous pouvez,
mon cher d'Artagnan, me rÊpondre de Mademoiselle...
-- Oh ! Monsieur, s'Êcria Ketty, je serai toute dÊvouÊe, soyez-en
certain, Á la personne qui me donnera les moyens de quitter Paris.
-- Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux. "
Il se mit Á une table et Êcrivit un petit mot qu'il cacheta avec une
bague, et donna le billet Á Ketty.
" Maintenant, mon enfant, dit d'Artagnan, tu sais qu'il ne fait pas
meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi sÊparons-nous. Nous nous
retrouverons dans des jours meilleurs.
-- Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque lieu
que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je vous
aime aujourd'hui. "
" Serment de joueur " , dit Athos pendant que d'Artagnan allait
reconduire Ketty sur l'escalier.
Un instant aprÉs, les trois jeunes gens se sÊparÉrent en prenant
rendez- vous Á quatre heures chez Athos et en laissant Planchet pour garder
la maison.
Aramis rentra chez lui, et Athos et d'Artagnan s'inquiÊtÉrent du
placement du saphir.
Comme l'avait prÊvu notre Gascon, on trouva facilement trois cents
pistoles sur la bague. De plus, le juif annonÚa que si on voulait la lui
vendre, comme elle lui ferait un pendant magnifique pour des boucles
d'oreilles, il en donnerait jusqu'Á cinq cents pistoles.
Athos et d'Artagnan, avec l'activitÊ de deux soldats et la science de
deux connaisseurs, mirent trois heures Á peine Á acheter tout l'Êquipement
du mousquetaire. D'ailleurs Athos Êtait de bonne composition et grand
seigneur jusqu'au bout des ongles. Chaque fois qu'une chose lui convenait,
il payait le prix demandÊ sans essayer mËme d'en rabattre. D'Artagnan
voulait bien lÁ-dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la main
sur l'Êpaule en souriant, et d'Artagnan comprenait que c'Êtait bon pour lui,
petit gentilhomme gascon, de marchander, mais non pour un homme qui avait
les airs d'un prince.
Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme du jais,
aux narines de feu, aux jambes fines et ÊlÊgantes, qui prenait six ans. Il
l'examina et le trouva sans dÊfaut. On le lui fit mille livres. Peut- Ëtre
l'eÙt-il eu pour moins ; mais tandis que d'Artagnan discutait sur le prix
avec le maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur la table.
Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coÙta trois cents
livres.
Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud achetÊes, il
ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles d'Athos. D'Artagnan
offrit Á son ami de mordre une bouchÊe dans la part qui lui revenait, quitte
Á lui rendre plus tard ce qu'il lui aurait empruntÊ.
Mais Athos, pour toute rÊponse, se contenta de hausser les Êpaules.
" Combien le juif donnait-il du saphir pour l'avoir en toute propriÊtÊ
? demanda Athos.
-- Cinq cents pistoles.
-- C'est-Á-dire, deux cents pistoles de plus ; cent pistoles pour vous,
cent pistoles pour moi. Mais c'est une vÊritable fortune, cela, mon ami,
retournez chez le juif.
-- Comment, vous voulez...
-- Cette bague, dÊcidÊment, me rappellerait de trop tristes souvenirs ;
puis nous n'aurons jamais trois cents pistoles Á lui rendre, de sorte que
nous perdrions deux mille livres Á ce marchÊ. Allez lui dire que la bague
est Á lui, d'Artagnan, et revenez avec les deux cents pistoles.
-- RÊflÊchissez, Athos.
-- L'argent comptant est cher par le temps qui court, et il faut savoir
faire des sacrifices. Allez, d'Artagnan, allez ; Grimaud vous accompagnera
avec son mousqueton. "
Une demi-heure aprÉs, d'Artagnan revint avec les deux mille livres et
sans qu'il lui fÙt arrivÊ aucun accident.
Ce fut ainsi qu'Athos trouva dans son mÊnage des ressources auxquelles
il ne s'attendait pas.
CHAPITRE XXXIX. UNE VISION
A quatre heures, les quatre amis Êtaient donc rÊunis chez Athos. Leurs
prÊoccupations sur l'Êquipement avaient tout Á fait disparu, et chaque
visage ne conservait plus l'expression que de ses propres et secrÉtes
inquiÊtudes ; car derriÉre tout bonheur prÊsent est cachÊe une crainte Á
venir.
Tout Á coup Planchet entra apportant deux lettres Á l'adresse de
d'Artagnan.
L'une Êtait un petit billet gentiment pliÊ en long avec un joli cachet
de cire verte sur lequel Êtait empreinte une colombe rapportant un rameau
vert.
L'autre Êtait une grande ÊpÏtre carrÊe et resplendissante des armes
terribles de Son Eminence le cardinal-duc.
A la vue de la petite lettre, le coeur de d'Artagnan bondit, car il
avait cru reconnaÏtre l'Êcriture ; et quoiqu'il n'eÙt vu cette Êcriture
qu'une fois, la mÊmoire en Êtait restÊe au plus profond de son coeur.
Il prit donc la petite ÊpÏtre et la dÊcacheta vivement.
" Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six heures Á sept
heures du soir, sur la route de Chaillot, et regardez avec soin dans les
carrosses qui passeront, mais si vous tenez Á votre vie et Á celle des gens
qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse
faire croire que vous avez reconnu celle qui s'expose Á tout pour vous
apercevoir un instant. "
Pas de signature.
" C'est un piÉge, dit Athos, n'y allez pas, d'Artagnan.
-- Cependant, dit d'Artagnan, il me semble bien reconnaÏtre l'Êcriture.
-- Elle est peut-Ëtre contrefaite, reprit Athos ; Á six ou sept heures,
dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout Á fait dÊserte : autant que
vous alliez vous promener dans la forËt de Bondy.
-- Mais si nous y allions tous ! dit d'Artagnan ; que diable ! on ne
nous dÊvorera point tous les quatre ; plus, quatre laquais ; plus, les
chevaux ; plus les armes.
-- Puis ce sera une occasion de montrer nos Êquipages, dit Porthos.
-- Mais si c'est une femme qui Êcrit, dit Aramis, et que cette femme
dÊsire ne pas Ëtre vue, songez que vous la compromettez, d'Artagnan : ce qui
est mal de la part d'un gentilhomme.
-- Nous resterons en arriÉre, dit Porthos, et lui seul s'avancera.
-- Oui, mais un coup de pistolet est bientÆt tirÊ d'un carrosse qui
marche au galop.
-- Bah ! dit d'Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons alors le
carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouvent dedans. Ce sera
toujours autant d'ennemis de moins.
-- Il a raison, dit Porthos ; bataille ; il faut bien essayer nos armes
d'ailleurs.
-- Bah ! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux et
nonchalant.
-- Comme vous voudrez, dit Athos.
-- Messieurs, dit d'Artagnan, il est quatre heures et demie, et nous
avons le temps Á peine d'Ëtre Á six heures sur la route de Chaillot.
-- Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous verrait
pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprËter, Messieurs.
-- Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l'oubliez ; il me semble
que le cachet indique cependant qu'elle mÊrite bien d'Ëtre ouverte : quant Á
moi, je vous dÊclare, mon cher d'Artagnan, que je m'en soucie bien plus que
du petit brimborion que vous venez tout doucement de glisser sur votre
coeur. "
D'Artagnan rougit.
" Eh bien, dit le jeune homme, voyons, Messieurs, ce que me veut Son
Eminence. "
Et d'Artagnan dÊcacheta la lettre et lut :
" M. d'Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu au
Palais-Cardinal ce soir Á huit heures.
" LA HOUDINIERE,
" Capitaine des gardes. "
" Diable ! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement inquiÊtant
que l'autre.
-- J'irai au second en sortant du premier, dit d'Artagnan : l'un est
pour sept heures, l'autre pour huit ; il y aura temps pour tout.
-- Hum ! je n'irais pas, dit Aramis : un galant chevalier ne peut
manquer Á un rendez-vous donnÊ par une dame ; mais un gentilhomme prudent
peut s'excuser de ne pas se rendre chez Son Eminence, surtout lorsqu'il a
quelque raison de croire que ce n'est pas pour y recevoir des compliments.
-- Je suis de l'avis d'Aramis, dit Porthos.
-- Messieurs, rÊpondit d'Artagnan, j'ai dÊjÁ reÚu par M. de Cavois
pareille invitation de Son Eminence, je l'ai nÊgligÊe, et le lendemain il
m'est arrivÊ un grand malheur ! Constance a disparu ; quelque chose qui
puisse advenir, j'irai.
-- Si c'est un parti pris, dit Athos, faites.
-- Mais la Bastille ? dit Aramis.
-- Bah ! vous m'en tirerez, reprit d'Artagnan.
-- Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb admirable et
comme si c'Êtait la chose la plus simple, sans doute nous vous en tirerons ;
mais, en attendant, comme nous devons partir aprÉs-demain, vous feriez mieux
de ne pas risquer cette Bastille.
-- Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soirÊe,
attendons- le chacun Á une porte du palais avec trois mousquetaires derriÉre
nous ; si nous voyons sortir quelque voiture Á portiÉre fermÊe et Á demi
suspecte, nous tomberons dessus. Il y a longtemps que nous n'avons eu maille
Á partir avec les gardes de M. le cardinal, et M. de TrÊville doit nous
croire morts.
-- DÊcidÊment, Athos, dit Aramis, vous Êtiez fait pour Ëtre gÊnÊral
d'armÊe ; que dites-vous du plan, Messieurs ?
-- Admirable ! rÊpÊtÉrent en choeur les jeunes gens.
-- Eh bien, dit Porthos, je cours Á l'hÆtel, je prÊviens nos camarades
de se tenir prËts pour huit heures, le rendez-vous sera sur la place du
Palais-Cardinal ; vous, pendant ce temps, faites seller les chevaux par les
laquais.
-- Mais moi, je n'ai pas de cheval, dit d'Artagnan ; mais je vais en
faire prendre un chez M. de TrÊville.
-- C'est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.
-- Combien en avez-vous donc ? demanda d'Artagnan.
-- Trois, rÊpondit en souriant Aramis.
-- Mon cher ! dit Athos, vous Ëtes certainement le poÉte le mieux montÊ
de France et de Navarre.
-- Ecoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux,
n'est-ce pas ? je ne comprends pas mËme que vous ayez achetÊ trois chevaux.
-- Aussi, je n'en ai achetÊ que deux, dit Aramis.
-- Le troisiÉme vous est donc tombÊ du ciel ?
-- Non, le troisiÉme m'a ÊtÊ amenÊ ce matin mËme par un domestique sans
livrÊe qui n'a pas voulu me dire Á qui il appartenait et qui m'a affirmÊ
avoir reÚu l'ordre de son maÏtre...
-- Ou de sa maÏtresse, interrompit d'Artagnan.
-- La chose n'y fait rien, dit Aramis en rougissant... et qui m'a
affirmÊ, dis-je, avoir reÚu l'ordre de sa maÏtresse de mettre ce cheval dans
mon Êcurie sans me dire de quelle part il venait.
-- Il n'y a qu'aux poÉtes que ces choses-lÁ arrivent, reprit gravement
Athos.
-- Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit d'Artagnan ; lequel des deux
chevaux monterez-vous : celui que vous avez achetÊ, ou celui qu'on vous a
donnÊ ?
-- Celui que l'on m'a donnÊ sans contredit ; vous comprenez,
d'Artagnan, que je ne puis faire cette injure...
-- Au donateur inconnu, reprit d'Artagnan.
-- Ou Á la donatrice mystÊrieuse, dit Athos.
-- Celui que vous avez achetÊ vous devient donc inutile ?
-- A peu prÉs.
-- Et vous l'avez choisi vous-mËme ?
-- Et avec le plus grand soin ; la sÙretÊ du cavalier, vous le savez,
dÊpend presque toujours de son cheval !
-- Eh bien, cÊdez-le-moi pour le prix qu'il vous a coÙtÊ !
-- J'allais vous l'offrir, mon cher d'Artagnan, en vous donnant tout le
temps qui vous sera nÊcessaire pour me rendre cette bagatelle.
-- Et combien vous coÙte-t-il ?
-- Huit cents livres.
-- Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d'Artagnan en
tirant la somme de sa poche ; je sais que c'est la monnaie avec laquelle on
vous paie vos poÉmes.
-- Vous Ëtes donc en fonds ? dit Aramis.
-- Riche, richissime, mon cher ! "
Et d'Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses pistoles.
" Envoyez votre selle Á l'HÆtel des Mousquetaires, et l'on vous amÉnera
votre cheval ici avec les nÆtres.
-- TrÉs bien ; mais il est bientÆt cinq heures, h×tons-nous. "
Un quart d'heure aprÉs, Porthos apparut Á un bout de la rue FÊrou sur
un genet magnifique ; Mousqueton le suivait sur un cheval d'Auvergne, petit,
mais solide. Porthos resplendissait de joie et d'orgueil.
En mËme temps Aramis apparut Á l'autre bout de la rue montÊ sur un
superbe coursier anglais ; Bazin le suivait sur un cheval rouan, tenant en
laisse un vigoureux mecklembourgeois : c'Êtait la monture de d'Artagnan.
Les deux mousquetaires se rencontrÉrent Á la porte : Athos et
d'Artagnan les regardaient par la fenËtre.
" Diable ! dit Aramis, vous avez lÁ un superbe cheval, mon cher
Porthos.
-- Oui, rÊpondit Porthos ; c'est celui qu'on devait m'envoyer tout
d'abord : une mauvaise plaisanterie du mari lui a substituÊ l'autre ; mais
le mari a ÊtÊ puni depuis et j'ai obtenu toute satisfaction. "
Planchet et Grimaud parurent alors Á leur tour, tenant en main les
montures de leurs maÏtres ; d'Artagnan et Athos descendirent, se mirent en
selle prÉs de leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche : Athos
sur le cheval qu'il devait Á sa femme, Aramis sur le cheval qu'il devait Á
sa maÏtresse, Porthos sur le cheval qu'il devait Á sa procureuse, et
d'Artagnan sur le cheval qu'il devait Á sa bonne fortune, la meilleure
maÏtresse qui soit.
Les valets suivirent.
Comme l'avait pensÊ Porthos, la cavalcade fit bon effet ; et si Mme
Coquenard s'Êtait trouvÊe sur le chemin de Porthos et eÙt pu voir quel grand
air il avait sur son beau genet d'Espagne, elle n'aurait pas regrettÊ la
saignÊe qu'elle avait faite au coffre-fort de son mari.
PrÉs du Louvre les quatre amis rencontrÉrent M. de TrÊville qui
revenait de Saint-Germain ; il les arrËta pour leur faire compliment sur
leur Êquipage, ce qui en un instant amena autour d'eux quelques centaines de
badauds.
D'Artagnan profita de la circonstance pour parler Á M. de TrÊville de
la lettre au grand cachet rouge et aux armes ducales ; il est bien entendu
que de l'autre il n'en souffla point mot.
M. de TrÊville approuva la rÊsolution qu'il avait prise, et l'assura
que, si le lendemain il n'avait pas reparu, il saurait bien le retrouver,
lui, partout oÝ il serait.
En ce moment, l'horloge de la Samaritaine sonna six heures ; les quatre
amis s'excusÉrent sur un rendez-vous, et prirent congÊ de M. de TrÊville.
Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot ; le jour
commenÚait Á baisser, les voitures passaient et repassaient ; d'Artagnan,
gardÊ Á quelques pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu'au fond des
carrosses, et n'y apercevait aucune figure de connaissance.
Enfin, aprÉs, un quart d'heure d'attente et comme le crÊpuscule tombait
tout Á fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop par la route de
SÉvres ; un pressentiment dit d'avance Á d'Artagnan que cette voiture
renfermait la personne qui lui avait donnÊ rendez-vous : le jeune homme fut
tout ÊtonnÊ lui-mËme de sentir son coeur battre si violemment. Presque
aussitÆt une tËte de femme sortit par la portiÉre, deux doigts sur la
bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser ;
d'Artagnan poussa un lÊger cri de joie, cette femme, ou plutÆt cette
apparition, car la voiture Êtait passÊe avec la rapiditÊ d'une vision, Êtait
Mme Bonacieux.
Par un mouvement involontaire, et malgrÊ la recommandation faite,
d'Artagnan lanÚa son cheval au galop et en quelques bonds rejoignit la
voiture ; mais la glace de la portiÉre Êtait hermÊtiquement fermÊe : la
vision avait disparu.
D'Artagnan se rappela alors cette recommandation : " Si vous tenez Á
votre vie et Á celle des personnes qui vous aiment, demeurez immobile et
comme si vous n'aviez rien vu. "
Il s'arrËta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui
Êvidemment s'Êtait exposÊe Á un grand pÊril en lui donnant ce rendez- vous.
La voiture continua sa route toujours marchant Á fond de train,
s'enfonÚa dans Paris et disparut.
D'Artagnan Êtait restÊ interdit Á la mËme place et ne sachant que
penser. Si c'Êtait Mme Bonacieux et si elle revenait Á Paris, pourquoi ce
rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple Êchange d'un coup d'oeil, pourquoi
ce baiser perdu ? Si d'un autre cÆtÊ ce n'Êtait pas elle, ce qui Êtait
encore bien possible, car le peu de jour qui restait rendait une erreur
facile, si ce n'Êtait pas elle, ne serait-ce pas le commencement d'un coup
de main montÊ contre lui avec l'app×t de cette femme pour laquelle on
connaissait son amour ?
Les trois compagnons se rapprochÉrent de lui. Tous trois avaient
parfaitement vu une tËte de femme apparaÏtre Á la portiÉre, mais aucun
d'eux, exceptÊ Athos, ne connaissait Mme Bonacieux. L'avis d'Athos, au
reste, fut que c'Êtait bien elle ; mais moins prÊoccupÊ que d'Artagnan de ce
joli visage, il avait cru voir une seconde tËte, une tËte d'homme au fond de
la voiture.
" S'il en est ainsi, dit d'Artagnan, ils la transportent sans doute
d'une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre
crÊature, et comment la rejoindrai-je jamais ?
-- Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls
qu'on ne soit pas exposÊ Á rencontrer sur la terre. Vous en savez quelque
chose ainsi que moi, n'est-ce pas ? Or, si votre maÏtresse n'est pas morte,
si c'est elle que nous venons de voir, vous la retrouverez un jour ou
l'autre. Et peut-Ëtre, mon Dieu, ajouta-t-il avec un accent misanthropique
qui lui Êtait propre, peut-Ëtre plus tÆt que vous ne voudrez. "
Sept heures et demie sonnÉrent, la voiture Êtait en retard d'une
vingtaine de minutes sur le rendez-vous donnÊ. Les amis de d'Artagnan lui
rappelÉrent qu'il avait une visite Á faire, tout en lui faisant observer
qu'il Êtait encore temps de s'en dÊdire.
Mais d'Artagnan Êtait Á la fois entËtÊ et curieux. Il avait mis dans sa
tËte qu'il irait au Palais-Cardinal, et qu'il saurait ce que voulait lui
dire Son Eminence. Rien ne put le faire changer de rÊsolution.
On arriva rue Saint-HonorÊ, et place du Palais-Cardinal on trouva les
douze mousquetaires convoquÊs qui se promenaient en attendant leurs
camarades. LÁ seulement, on leur expliqua ce dont il Êtait question.
D'Artagnan Êtait fort connu dans l'honorable corps des mousquetaires du
roi, oÝ l'on savait qu'il prendrait un jour sa place ; on le regardait donc
d'avance comme un camarade. Il rÊsulta de ces antÊcÊdents que chacun accepta
de grand coeur la mission pour laquelle il Êtait conviÊ ; d'ailleurs il
s'agissait, selon toute probabilitÊ, de jouer un mauvais tour Á M. le
cardinal et Á ses gens, et pour de pareilles expÊditions, ces dignes
gentilshommes Êtaient toujours prËts.
Athos les partagea donc en trois groupes, prit le commandement de l'un,
donna le second Á Aramis et le troisiÉme Á Porthos, puis chaque groupe alla
s'embusquer en face d'une sortie.
D'Artagnan, de son cÆtÊ, entra bravement par la porte principale.
Quoiqu'il se sentÏt vigoureusement appuyÊ, le jeune homme n'Êtait pas
sans inquiÊtude en montant pas Á pas le grand escalier. Sa conduite avec
Milady ressemblait tant soit peu Á une trahison, et il se doutait des
relations politiques qui existaient entre cette femme et le cardinal ; de
plus, de Wardes, qu'il avait si mal accommodÊ, Êtait des fidÉles de Son
Eminence, et d'Artagnan savait que si Son Eminence Êtait terrible Á ses
ennemis, elle Êtait fort attachÊe Á ses amis.
" Si de Wardes a racontÊ toute notre affaire au cardinal, ce qui n'est
pas douteux, et s'il m'a reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder Á
peu prÉs comme un homme condamnÊ, disait d'Artagnan en secouant la tËte.
Mais pourquoi a-t-il attendu jusqu'aujourd'hui ? C'est tout simple, Milady
aura portÊ plainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend si
intÊressante, et ce dernier crime aura fait dÊborder le vase.
" Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ils ne me
laisseront pas emmener sans me dÊfendre. Cependant la compagnie des
mousquetaires de M. de TrÊville ne peut pas faire Á elle seule la guerre au
cardinal, qui dispose des forces de toute la France, et devant lequel la
reine est sans pouvoir et le roi sans volontÊ. D'Artagnan, mon ami, tu es
brave, tu as d'excellentes qualitÊs, mais les femmes te perdront ! "
Il en Êtait Á cette triste conclusion lorsqu'il entra dans
l'antichambre. Il remit sa lettre Á l'huissier de service qui le fit passer
dans la salle d'attente et s'enfonÚa dans l'intÊrieur du palais.
Dans cette salle d'attente Êtaient cinq ou six gardes de M. le
cardinal, qui, reconnaissant d'Artagnan et sachant que c'Êtait lui qui avait
blessÊ Jussac, le regardÉrent en souriant d'un singulier sourire.
Ce sourire parut Á d'Artagnan d'un mauvais augure ; seulement, comme
notre Gascon n'Êtait pas facile Á intimider, ou que plutÆt, gr×ce Á un grand
orgueil naturel aux gens de son pays, il ne laissait pas voir facilement ce
qui se passait dans son ×me, quand ce qui s'y passait ressemblait Á de la
crainte, il se campa fiÉrement devant MM. les gardes et attendit la main sur
la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de majestÊ.
L'huissier rentra et fit signe Á d'Artagnan de le suivre. Il sembla au
jeune homme que les gardes, en le regardant s'Êloigner, chuchotaient entre
eux.
Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une
bibliothÉque, et se trouva en face d'un homme assis devant un bureau et qui
Êcrivait.
L'huissier l'introduisit et se retira sans dire une parole. D'Artagnan
crut d'abord qu'il avait affaire Á quelque juge examinant son dossier, mais
il s'aperÚut que l'homme de bureau Êcrivait ou plutÆt corrigeait des lignes
d'inÊgales longueurs, en scandant des mots sur ses doigts ; il vit qu'il
Êtait en face d'un poÉte. Au bout d'un instant, le poÉte ferma son manuscrit
sur la couverture duquel Êtait Êcrit : MIRAME, tragÊdie en cinq actes , et
leva la tËte.
D'Artagnan reconnut le cardinal.
Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et
regarda un instant le jeune homme. Nul n'avait l'oeil plus profondÊment
scrutateur que le cardinal de Richelieu, et d'Artagnan sentit ce regard
courir par ses veines comme une fiÉvre.
Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre Á la main, et
attendant le bon plaisir de Son Eminence, sans trop d'orgueil, mais aussi
sans trop d'humilitÊ.
" Monsieur, lui dit le cardinal, Ëtes-vous un d'Artagnan du BÊarn ?
-- Oui, Monseigneur, rÊpondit le jeune homme.
-- Il y a plusieurs branches de d'Artagnan Á Tarbes et dans les
environs, dit le cardinal, Á laquelle appartenez-vous ?
-- Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion avec le
grand roi Henri, pÉre de Sa Gracieuse MajestÊ.
-- C'est bien cela. C'est vous qui Ëtes parti, il y a sept Á huit mois
Á peu prÉs, de votre pays, pour venir chercher fortune dans la capitale ?
-- Oui, Monseigneur.
-- Vous Ëtes venu par Meung, oÝ il vous est arrivÊ quelque chose, je ne
sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose.
-- Monseigneur, dit d'Artagnan, voici ce qui m'est arrivÊ...
-- Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui indiquait
qu'il connaissait l'histoire aussi bien que celui qui voulait la lui
raconter ; vous Êtiez recommandÊ Á M. de TrÊville, n'est-ce pas ?
-- Oui, Monseigneur ; mais justement, dans cette malheureuse affaire de
Meung...
-- La lettre avait ÊtÊ perdue, reprit l'Eminence ; oui, je sais cela ;
mais M. de TrÊville est un habile physionomiste qui connaÏt les hommes Á la
premiÉre vue, et il vous a placÊ dans la compagnie de son beau-frÉre, M. des
Essarts, en vous laissant espÊrer qu'un jour ou l'autre vous entreriez dans
les mousquetaires.
-- Monseigneur est parfaitement renseignÊ, dit d'Artagnan.
-- Depuis ce temps-lÁ, il vous est arrivÊ bien des choses : vous vous
Ëtes promenÊ derriÉre les Chartreux, un jour qu'il eÙt mieux valu que vous
fussiez ailleurs ; puis, vous avez fait avec vos amis un voyage aux eaux de
Forges ; eux se sont arrËtÊs en route ; mais vous, vous avez continuÊ votre
chemin. C'est tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre.
-- Monseigneur, dit d'Artagnan tout interdit, j'allais...
-- A la chasse, Á Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde personne. Je
sais cela, moi, parce que mon Êtat est de tout savoir. A votre retour, vous
avez ÊtÊ reÚu par une auguste personne, et je vois avec plaisir que vous
avez conservÊ le souvenir qu'elle vous a donnÊ. "
-- D'Artagnan porta la main au diamant qu'il tenait de la reine, et en
tourna vivement le chaton en dedans ; mais il Êtait trop tard.
" Le lendemain de ce jour, vous avez reÚu la visite de Cavois, reprit
le cardinal ; il allait vous prier de passer au palais ; cette visite vous
ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.
-- Monseigneur, je craignais d'avoir encouru la disgr×ce de Votre
Eminence.
-- Eh ! pourquoi cela, Monsieur ? pour avoir suivi les ordres de vos
supÊrieurs avec plus d'intelligence et de courage que ne l'eÙt fait un
autre, encourir ma disgr×ce quand vous mÊritiez des Êloges ! Ce sont les
gens qui n'obÊissent pas que je punis, et non pas ceux qui, comme vous,
obÊissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous la date du jour oÝ je
vous avais fait dire de me venir voir, et cherchez dans votre mÊmoire ce qui
est arrivÊ le soir mËme. "
C'Êtait le soir mËme qu'avait eu lieu l'enlÉvement de Mme Bonacieux.
D'Artagnan frissonna ; et il se rappela qu'une demi-heure auparavant la
pauvre femme Êtait passÊe prÉs de lui, sans doute encore emportÊe par la
mËme puissance qui l'avait fait disparaÏtre.
" Enfin, continua le cardinal, comme je n'entendais pas parler de vous
depuis quelque temps, j'ai voulu savoir ce que vous faisiez. D'ailleurs,
vous me devez bien quelque remerciement -- : vous avez remarquÊ vous-mËme
combien vous avez ÊtÊ mÊnagÊ dans toutes les circonstances. "
D'Artagnan s'inclina avec respect.
" Cela, continua le cardinal, partait non seulement d'un sentiment
d'ÊquitÊ naturelle, mais encore d'un plan que je m'Êtais tracÊ Á votre
Êgard. "
D'Artagnan Êtait de plus en plus ÊtonnÊ.
" Je voulais vous exposer ce plan le jour oÝ vous reÚÙtes ma premiÉre
invitation ; mais vous n'Ëtes pas venu. Heureusement, rien n'est perdu pour
ce retard, et aujourd'hui vous allez l'entendre. Asseyez-vous lÁ, devant
moi, Monsieur d'Artagnan : vous Ëtes assez bon gentilhomme pour ne pas
Êcouter debout. "
Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui Êtait si
ÊtonnÊ de ce qui se passait, que, pour obÊir, il attendit un second signe de
son interlocuteur.
" Vous Ëtes brave, Monsieur d'Artagnan, continua l'Eminence ; vous Ëtes
prudent, ce qui vaut mieux. J'aime les hommes de tËte et de coeur, moi ; ne
vous effrayez pas, dit-il en souriant, par les hommes de coeur, j'entends
les hommes de courage ; mais, tout jeune que vous Ëtes, et Á peine entrant
dans le monde, vous avez des ennemis puissants : si vous n'y prenez garde,
ils vous perdront !
-- HÊlas ! Monseigneur, rÊpondit le jeune homme, ils le feront bien
facilement, sans doute ; car ils sont forts et bien appuyÊs, tandis que moi
je suis seul !
-- Oui, c'est vrai ; mais, tout seul que vous Ëtes, vous avez dÊjÁ fait
beaucoup, et vous ferez encore plus, je n'en doute pas. Cependant, vous
avez, je le crois, besoin d'Ëtre guidÊ dans l'aventureuse carriÉre que vous
avez entreprise ; car, si je ne me trompe, vous Ëtes venu Á Paris avec
l'ambitieuse idÊe de faire fortune.
-- Je suis dans l'×ge des folles espÊrances, Monseigneur, dit
d'Artagnan.
-- Il n'y a de folles espÊrances que pour les sots, Monsieur, et vous
Ëtes homme d'esprit. Voyons, que diriez-vous d'une enseigne dans mes gardes,
et d'une compagnie aprÉs la campagne ?
-- Ah ! Monseigneur !
-- Vous acceptez, n'est-ce pas ?
-- Monseigneur, reprit d'Artagnan d'un air embarrassÊ.
-- Comment, vous refusez ? s'Êcria le cardinal avec Êtonnement.
-- Je suis dans les gardes de Sa MajestÊ, Monseigneur, et je n'ai point
de raisons d'Ëtre mÊcontent.
-- Mais il me semble, dit l'Eminence, que mes gardes, Á moi, sont aussi
les gardes de Sa MajestÊ, et que, pourvu qu'on serve dans un corps franÚais,
on sert le roi.
-- Monseigneur, Votre Eminence a mal compris mes paroles.
-- Vous voulez un prÊtexte, n'est-ce pas ? Je comprends. Eh bien, ce
prÊtexte, vous l'avez. L'avancement, la campagne qui s'ouvre, l'occasion que
je vous offre, voilÁ pour le monde ; pour vous, le besoin de protections
sÙres ; car il est bon que vous sachiez, Monsieur d'Artagnan, que j'ai reÚu
des plaintes graves contre vous, vous ne consacrez pas exclusivement vos
jours et vos nuits au service du roi. "
D'Artagnan rougit.
" Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une liasse de
papiers, j'ai lÁ tout un dossier qui vous concerne ; mais avant de le lire,
j'ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme de rÊsolution, et vos
services bien dirigÊs, au lieu de vous mener Á mal, pourraient vous
rapporter beaucoup. Allons, rÊflÊchissez, et dÊcidez-vous.
-- Votre bontÊ me confond, Monseigneur, rÊpondit d'Artagnan, et je
reconnais dans Votre Eminence une grandeur d'×me qui me fait petit comme un
ver de terre ; mais enfin, puisque Monseigneur me permet de lui parler
franchement... "
D'Artagnan s'arrËta.
" Oui, parlez.
-- Eh bien, je dirai Á Votre Eminence que tous mes amis sont aux
mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis, par une fatalitÊ
inconcevable, sont Á Votre Eminence ; je serais donc mal venu ici et mal
regardÊ lÁ-bas, si j'acceptais ce que m'offre Monseigneur.
-- Auriez-vous dÊjÁ cette orgueilleuse idÊe que je ne vous offre pas ce
que vous valez, Monsieur ? dit le cardinal avec un sourire de dÊdain.
-- Monseigneur, Votre Eminence est cent fois trop bonne pour moi, et au
contraire je pense n'avoir point encore fait assez pour Ëtre digne de ses
bontÊs. Le siÉge de La Rochelle va s'ouvrir, Monseigneur ; je servirai sous
les yeux de Votre Eminence, et si j'ai le bonheur de me conduire Á ce siÉge
de telle faÚon que je mÊrite d'attirer ses regards, Eh bien, aprÉs j'aurai
au moins derriÉre moi quelque action d'Êclat pour justifier la protection
dont elle voudra bien m'honorer. Toute chose doit se faire Á son temps,
Monseigneur ; peut-Ëtre plus tard aurai-je le droit de me donner, Á cette
heure j'aurais l'air de me vendre.
-- C'est-Á-dire que vous refusez de me servir, Monsieur, dit le
cardinal avec un ton de dÊpit dans lequel perÚait cependant une sorte
d'estime ; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos sympathies.
-- Monseigneur...
-- Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas, mais vous
comprenez, on a assez de dÊfendre ses amis et de les rÊcompenser, on ne doit
rien Á ses ennemis, et cependant je vous donnerai un conseil : tenez-vous
bien, Monsieur d'Artagnan, car, du moment que j'aurai retirÊ ma main de
dessus vous, je n'achÉterai pas votre vie pour une obole.
-- J'y t×cherai, Monseigneur, rÊpondit le Gascon avec une noble
assurance.
-- Songez plus tard, et Á un certain moment, s'il vous arrive malheur,
dit Richelieu avec intention, que c'est moi qui ai ÊtÊ vous chercher, et que
j'ai fait ce que j'ai pu pour que ce malheur ne vous arriv×t pas.
-- J'aurai, quoi qu'il arrive, dit d'Artagnan en mettant la main sur sa
poitrine et en s'inclinant, une Êternelle reconnaissance Á Votre Eminence de
ce qu'elle fait pour moi en ce moment.
-- Eh bien donc ! comme vous l'avez dit, Monsieur d'Artagnan, nous nous
reverrons aprÉs la campagne ; je vous suivrai des yeux ; car je serai
lÁ-bas, reprit le cardinal en montrant du doigt Á d'Artagnan une magnifique
armure qu'il devait endosser, et Á notre retour, Eh bien, nous compterons !
-- Ah ! Monseigneur, s'Êcria d'Artagnan, Êpargnez-moi le poids de votre
disgr×ce ; restez neutre, Monseigneur, si vous trouvez que j'agis en galant
homme.
-- Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce
que je vous ai dit aujourd'hui, je vous promets de vous le dire. "
Cette derniÉre parole de Richelieu exprimait un doute terrible ; elle
consterna d'Artagnan plus que n'eÙt fait une menace, car c'Êtait un
avertissement. Le cardinal cherchait donc Á le prÊserver de quelque malheur
qui le menaÚait. Il ouvrit la bouche pour rÊpondre, mais d'un geste hautain,
le cardinal le congÊdia.
D'Artagnan sortit ; mais Á la porte le coeur fut prËt Á lui manquer, et
peu s'en fallut qu'il ne rentr×t. Cependant la figure grave et sÊvÉre
d'Athos lui apparut : s'il faisait avec le cardinal le pacte que celui-ci
lui proposait, Athos ne lui donnerait plus la main, Athos le renierait.
Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l'influence d'un
caractÉre vraiment grand sur tout ce qui l'entoure.
D'Artagnan descendit par le mËme escalier qu'il Êtait entrÊ, et trouva
devant la porte Athos et les quatre mousquetaires qui attendaient son retour
et qui commenÚaient Á s'inquiÊter. D'un mot d'Artagnan les rassura, et
Planchet courut prÊvenir les autres postes qu'il Êtait inutile de monter une
plus longue garde, attendu que son maÏtre Êtait sorti sain et sauf du
Palais-Cardinal.
RentrÊs chez Athos, Aramis et Porthos s'informÉrent des causes de cet
Êtrange rendez-vous ; mais d'Artagnan se contenta de leur dire que M. de
Richelieu l'avait fait venir pour lui proposer d'entrer dans ses gardes avec
le grade d'enseigne, et qu'il avait refusÊ.
" Et vous avez eu raison " , s'ÊcriÉrent d'une seule voix Porthos et
Aramis.
Athos tomba dans une profonde rËverie et ne rÊpondit rien. Mais
lorsqu'il fut seul avec d'Artagnan :
" Vous avez fait ce que vous deviez faire, d'Artagnan, dit Athos, mais
peut-Ëtre avez-vous eu tort. "
D'Artagnan poussa un soupir ; car cette voix rÊpondait Á une voix
secrÉte de son ×me, qui lui disait que de grands malheurs l'attendaient.
La journÊe du lendemain se passa en prÊparatifs de dÊpart ; d'Artagnan
alla faire ses adieux Á M. de TrÊville. A cette heure on croyait encore que
la sÊparation des gardes et des mousquetaires serait momentanÊe, le roi
tenant son parlement le jour mËme et devant partir le lendemain. M. de
TrÊville se contenta donc de demander Á d'Artagnan s'il avait besoin de lui,
mais d'Artagnan rÊpondit fiÉrement qu'il avait tout ce qu'il lui fallait.
La nuit rÊunit tous les camarades de la compagnie des gardes de M. des
Essarts et de la compagnie des mousquetaires de M. de TrÊville, qui avaient
fait amitiÊ ensemble. On se quittait pour se revoir quand il plairait Á Dieu
et s'il plaisait Á Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes, comme on peut
le penser, car, en pareil cas, on ne peut combattre l'extrËme prÊoccupation
que par l'extrËme insouciance.
Le lendemain, au premier son des trompettes, les amis se quittÉrent :
les mousquetaires coururent Á l'hÆtel de M. de TrÊville, les gardes Á celui
de M. des Essarts. Chacun des capitaines conduisit aussitÆt sa compagnie au
Louvre, oÝ le roi passait sa revue.
Le roi Êtait triste et paraissait malade, ce qui lui Ætait un peu de sa
haute mine. En effet, la veille, la fiÉvre l'avait pris au milieu du
parlement et tandis qu'il tenait son lit de justice. Il n'en Êtait pas moins
dÊcidÊ Á partir le soir mËme ; et, malgrÊ les observations qu'on lui avait
faites, il avait voulu passer sa revue, espÊrant, par le premier coup de
vigueur, vaincre la maladie qui commenÚait Á s'emparer de lui.
La revue passÊe, les gardes se mirent seuls en marche, les
mousquetaires ne devant partir qu'avec le roi, ce qui permit Á Porthos
d'aller faire, dans son superbe Êquipage, un tour dans la rue aux Ours.
La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur son beau
cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir ainsi ; elle lui fit
signe de descendre et de venir auprÉs d'elle. Porthos Êtait magnifique ; ses
Êperons rÊsonnaient, sa cuirasse brillait, son ÊpÊe lui battait fiÉrement
les jambes. Cette fois les clercs n'eurent aucune envie de rire, tant
Porthos avait l'air d'un coupeur d'oreilles.
Le mousquetaire fut introduit prÉs de M. Coquenard, dont le petit oeil
gris brilla de colÉre en voyant son cousin tout flambant neuf. Cependant une
chose le consola intÊrieurement ; c'est qu'on disait partout que la campagne
serait rude : il espÊrait tout doucement, au fond du coeur, que Porthos y
serait tuÊ.
Porthos prÊsenta ses compliments Á maÏtre Coquenard et lui fit ses
adieux ; maÏtre Coquenard lui souhaita toutes sortes de prospÊritÊs. Quant Á
Mme Coquenard, elle ne pouvait retenir ses larmes ; mais on ne tira aucune
mauvaise consÊquence de sa douleur, on la savait fort attachÊe Á ses
parents, pour lesquels elle avait toujours eu de cruelles disputes avec son
mari.
Mais les vÊritables adieux se firent dans la chambre de Mme Coquenard :
ils furent dÊchirants.
Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant, elle agita un
mouchoir en se penchant hors de la fenËtre, Á croire qu'elle voulait se
prÊcipiter. Porthos reÚut toutes ces marques de tendresse en homme habituÊ Á
de pareilles dÊmonstrations. Seulement, en tournant le coin de la rue, il
souleva son feutre et l'agita en signe d'adieu.
De son cÆtÊ, Aramis Êcrivait une longue lettre. A qui ? Personne n'en
savait rien. Dans la chambre voisine, Ketty, qui devait partir le soir mËme
pour Tours, attendait cette lettre mystÊrieuse.
Athos buvait Á petits coups la derniÉre bouteille de son vin d'Espagne.
Pendant ce temps, d'Artagnan dÊfilait avec sa compagnie.
En arrivant au faubourg Saint-Antoine, il se retourna pour regarder
gaiement la Bastille ; mais, comme c'Êtait la Bastille seulement qu'il
regardait, il ne vit point Milady, qui, montÊe sur un cheval isabelle, le
dÊsignait du doigt Á deux hommes de mauvaise mine qui s'approchÉrent
aussitÆt des rangs pour le reconnaÏtre. Sur une interrogation qu'ils firent
du regard, Milady rÊpondit par un signe que c'Êtait bien lui. Puis, certaine
qu'il ne pouvait plus y avoir de mÊprise dans l'exÊcution de ses ordres,
elle piqua son cheval et disparut.
Les deux hommes suivirent alors la compagnie, et, Á la sortie du
faubourg Saint-Antoine, montÉrent sur des chevaux tout prÊparÊs qu'un
domestique sans livrÊe tenait en main en les attendant.
CHAPITRE XLI. LE SIEGE DE LA ROCHELLE
Le siÉge de La Rochelle fut un des grands ÊvÊnements politiques du
rÉgne de Louis XIII, et une des grandes entreprises militaires du cardinal.
Il est donc intÊressant, et mËme nÊcessaire, que nous en disions quelques
mots ; plusieurs dÊtails de ce siÉge se liant d'ailleurs d'une maniÉre trop
importante Á l'histoire que nous avons entrepris de raconter, pour que nous
les passions sous silence.
Les vues politiques du cardinal, lorsqu'il entreprit ce siÉge, Êtaient
considÊrables. Exposons-les d'abord, puis nous passerons aux vues
particuliÉres qui n'eurent peut-Ëtre pas sur Son Eminence moins d'influence
que les premiÉres.
Des villes importantes donnÊes par Henri IV aux huguenots comme places
de sÙretÊ, il ne restait plus que La Rochelle. Il s'agissait donc de
dÊtruire ce dernier boulevard du calvinisme, levain dangereux, auquel se
venaient incessamment mËler des ferments de rÊvolte civile ou de guerre
ÊtrangÉre.
Espagnols, Anglais, Italiens mÊcontents, aventuriers de toute nation,
soldats de fortune de toute secte accouraient au premier appel sous les
drapeaux des protestants et s'organisaient comme une vaste association dont
les branches divergeaient Á loisir sur tous les points de l'Europe.
La Rochelle, qui avait pris une nouvelle importance de la ruine des
autres villes calvinistes, Êtait donc le foyer des dissensions et des
ambitions. Il y avait plus, son port Êtait la derniÉre porte ouverte aux
Anglais dans le royaume de France ; et en la fermant Á l'Angleterre, notre
Êternelle ennemie, le cardinal achevait l'oeuvre de Jeanne d'Arc et du duc
de Guise.
Aussi Bassompierre, qui Êtait Á la fois protestant et catholique,
protestant de conviction et catholique comme commandeur du Saint- Esprit ;
Bassompierre, qui Êtait Allemand de naissance et FranÚais de coeur ;
Bassompierre, enfin, qui avait un commandement particulier au siÉge de La
Rochelle, disait-il, en chargeant Á la tËte de plusieurs autres seigneurs
protestants comme lui :
" Vous verrez, Messieurs, que nous serons assez bËtes pour prendre La
Rochelle ! "
Et Bassompierre avait raison : la canonnade de l'Ïle de RÊ lui
prÊsageait les dragonnades des CÊvennes ; la prise de La Rochelle Êtait la
prÊface de la rÊvocation de l'Êdit de Nantes.
Mais nous l'avons dit, Á cÆtÊ de ces vues du ministre niveleur et
simplificateur, et qui appartiennent Á l'histoire, le chroniqueur est bien
forcÊ de reconnaÏtre les petites visÊes de l'homme amoureux et du rival
jaloux.
Richelieu, comme chacun sait, avait ÊtÊ amoureux de la reine ; cet
amour avait-il chez lui un simple but politique ou Êtait-ce tout
naturellement une de ces profondes passions comme en inspira Anne d'Autriche
Á ceux qui l'entouraient, c'est ce que nous ne saurions dire ; mais en tout
cas on a vu, par les dÊveloppements antÊrieurs de cette histoire, que
Buckingham l'avait emportÊ sur lui, et que, dans deux ou trois circonstances
et particuliÉrement dans celles des ferrets, il l'avait, gr×ce au dÊvouement
des trois mousquetaires et au courage de d'Artagnan, cruellement mystifiÊ.
Il s'agissait donc pour Richelieu, non seulement de dÊbarrasser la
France d'un ennemi, mais de se venger d'un rival ; au reste, la vengeance
devait Ëtre grande et Êclatante, et digne en tout d'un homme qui tient dans
sa main, pour ÊpÊe de combat, les forces de tout un royaume.
Richelieu savait qu'en combattant l'Angleterre il combattait
Buckingham, qu'en triomphant de l'Angleterre il triomphait de Buckingham,
enfin qu'en humiliant l'Angleterre aux yeux de l'Europe il humiliait
Buckingham aux yeux de la reine.
De son cÆtÊ Buckingham, tout en mettant en avant l'honneur de
l'Angleterre, Êtait mÙ par des intÊrËts absolument semblables Á ceux du
cardinal ; Buckingham aussi poursuivait une vengeance particuliÉre : sous
aucun prÊtexte, Buckingham n'avait pu rentrer en France comme ambassadeur,
il voulait y rentrer comme conquÊrant.
Il en rÊsulte que le vÊritable enjeu de cette partie, que les deux plus
puissants royaumes jouaient pour le bon plaisir de deux hommes amoureux,
Êtait un simple regard d'Anne d'Autriche.
Le premier avantage avait ÊtÊ au duc de Buckingham : arrivÊ inopinÊment
en vue de l'Ïle de RÊ avec quatre-vingt-dix vaisseaux et vingt mille hommes
Á peu prÉs, il avait surpris le comte de Toiras, qui commandait pour le roi
dans l'Ïle ; il avait, aprÉs un combat sanglant, opÊrÊ son dÊbarquement.
Relatons en passant que dans ce combat avait pÊri le baron de Chantal ;
le baron de Chantal laissait orpheline une petite fille de dix-huit mois.
Cette petite fille fut depuis Mme de SÊvignÊ.
Le comte de Toiras se retira dans la citadelle Saint-Martin avec la
garnison, et jeta une centaine d'hommes dans un petit fort qu'on appelait le
fort de La PrÊe.
Cet ÊvÊnement avait h×tÊ les rÊsolutions du cardinal ; et en attendant
que le roi et lui pussent aller prendre le commandement du siÉge de La
Rochelle, qui Êtait rÊsolu, il avait fait partir Monsieur pour diriger les
premiÉres opÊrations, et avait fait filer vers le thÊ×tre de la guerre
toutes les troupes dont il avait pu disposer.
C'Êtait de ce dÊtachement envoyÊ en avant-garde que faisait partie
notre ami d'Artagnan.
Le roi, comme nous l'avons dit, devait suivre, aussitÆt son lit de
justice tenu ; mais en se levant de ce lit de justice, le 28 juin, il
s'Êtait senti pris par la fiÉvre ; il n'en avait pas moins voulu partir,
mais, son Êtat empirant, il avait ÊtÊ forcÊ de s'arrËter Á Villeroi.
Or, oÝ s'arrËtait le roi s'arrËtaient les mousquetaires ; il en
rÊsultait que d'Artagnan, qui Êtait purement et simplement dans les gardes,
se trouvait sÊparÊ, momentanÊment du moins, de ses bons amis Athos, Porthos
et Aramis ; cette sÊparation, qui n'Êtait pour lui qu'une contrariÊtÊ, fÙt
certes devenue une inquiÊtude sÊrieuse s'il eÙt pu deviner de quels dangers
inconnus il Êtait entourÊ.
Il n'en arriva pas moins sans accident au camp Êtabli devant La
Rochelle, vers le 10 du mois de septembre de l'annÊe 1627.
Tout Êtait dans le mËme Êtat : le duc de Buckingham et ses Anglais,
maÏtres de l'Ïle de RÊ, continuaient d'assiÊger, mais sans succÉs, la
citadelle de Saint-Martin et le fort de La PrÊe, et les hostilitÊs avec La
Rochelle Êtaient commencÊes depuis deux ou trois jours Á propos d'un fort
que le duc d'AngoulËme venait de faire construire prÉs de la ville.
Les gardes, sous le commandement de M. des Essarts, avaient leur
logement aux Minimes.
Mais, nous le savons, d'Artagnan, prÊoccupÊ de l'ambition de passer aux
mousquetaires, avait rarement fait amitiÊ avec ses camarades ; il se
trouvait donc isolÊ et livrÊ Á ses propres rÊflexions.
Ses rÊflexions n'Êtaient pas riantes : depuis un an qu'il Êtait arrivÊ
Á Paris, il s'Êtait mËlÊ aux affaires publiques ; ses affaires privÊes
n'avaient pas fait grand chemin comme amour et comme fortune.
Comme amour, la seule femme qu'il eÙt aimÊe Êtait Mme Bonacieux, et Mme
Bonacieux avait disparu sans qu'il pÙt dÊcouvrir encore ce qu'elle Êtait
devenue.
Comme fortune, il s'Êtait fait, lui chÊtif, ennemi du cardinal,
c'est-Á-dire d'un homme devant lequel tremblaient les plus grands du
royaume, Á commencer par le roi.
Cet homme pouvait l'Êcraser, et cependant il ne l'avait pas fait : pour
un esprit aussi perspicace que l'Êtait d'Artagnan, cette indulgence Êtait un
jour par lequel il voyait dans un meilleur avenir.
Puis, il s'Êtait fait encore un autre ennemi moins Á craindre,
pensait-il, mais que cependant il sentait instinctivement n'Ëtre pas Á
mÊpriser : cet ennemi, c'Êtait Milady.
En Êchange de tout cela il avait acquis la protection et la
bienveillance de la reine, mais la bienveillance de la reine Êtait, par le
temps qui courait, une cause de plus de persÊcution ; et sa protection, on
le sait, protÊgeait fort mal : tÊmoins Chalais et Mme Bonacieux.
Ce qu'il avait donc gagnÊ de plus clair dans tout cela, c'Êtait le
diamant de cinq ou six mille livres qu'il portait au doigt ; et encore ce
diamant, en supposant que d'Artagnan, dans ses projets d'ambition, voulÙt le
garder pour s'en faire un jour un signe de reconnaissance prÉs de la reine,
n'avait en attendant, puisqu'il ne pouvait s'en dÊfaire, pas plus de valeur
que les cailloux qu'il foulait Á ses pieds.
Nous disons " que les cailloux qu'il foulait Á ses pieds " , car
d'Artagnan faisait ces rÊflexions en se promenant solitairement sur un joli
petit chemin qui conduisait du camp au village d'Angoutin ; or ces
rÊflexions l'avaient conduit plus loin qu'il ne croyait, et le jour
commenÚait Á baisser, lorsqu'au dernier rayon du soleil couchant il lui
sembla voir briller derriÉre une haie le canon d'un mousquet.
D'Artagnan avait l'oeil vif et l'esprit prompt, il comprit que le
mousquet n'Êtait pas venu lÁ tout seul et que celui qui le portait ne
s'Êtait pas cachÊ derriÉre une haie dans des intentions amicales. Il rÊsolut
donc de gagner au large, lorsque de l'autre cÆtÊ de la route, derriÉre un
rocher, il aperÚut l'extrÊmitÊ d'un second mousquet.
C'Êtait Êvidemment une embuscade.
Le jeune homme jeta un coup d'oeil sur le premier mousquet et vit avec
une certaine inquiÊtude qu'il s'abaissait dans sa direction, mais aussitÆt
qu'il vit l'orifice du canon immobile il se jeta ventre Á terre. En mËme
temps le coup partit, il entendit le sifflement d'une balle qui passait
au-dessus de sa tËte.
Il n'y avait pas de temps Á perdre, d'Artagnan se redressa d'un bond,
et au mËme moment la balle de l'autre mousquet fit voler les cailloux Á
l'endroit mËme du chemin oÝ il s'Êtait jetÊ la face contre terre.
D'Artagnan n'Êtait pas un de ces hommes inutilement braves qui
cherchent une mort ridicule pour qu'on dise d'eux qu'ils n'ont pas reculÊ
d'un pas, d'ailleurs il ne s'agissait plus de courage ici, d'Artagnan Êtait
tombÊ dans un guet-apens.
" S'il y a un troisiÉme coup, se dit-il, je suis un homme perdu ! "
Et aussitÆt prenant ses jambes Á son cou, il s'enfuit dans la direction
du camp, avec la vitesse des gens de son pays si renommÊs pour leur agilitÊ
; mais, quelle que fÙt la rapiditÊ de sa course, le premier qui avait tirÊ,
ayant eu le temps de recharger son arme, lui tira un second coup si bien
ajustÊ, cette fois, que la balle traversa son feutre et le fit voler Á dix
pas de lui.
Cependant, comme d'Artagnan n'avait pas d'autre chapeau, il ramassa le
sien tout en courant, arriva fort essoufflÊ et fort p×le, dans son logis,
s'assit sans rien dire Á personne et se mit Á rÊflÊchir.
Cet ÊvÊnement pouvait avoir trois causes :
La premiÉre et la plus naturelle pouvait Ëtre une embuscade des
Rochelois, qui n'eussent pas ÊtÊ f×chÊs de tuer un des gardes de Sa MajestÊ,
d'abord parce que c'Êtait un ennemi de moins, et que cet ennemi pouvait
avoir une bourse bien garnie dans sa poche.
D'Artagnan prit son chapeau, examina le trou de la balle, et secoua la
tËte. La balle n'Êtait pas une balle de mousquet, c'Êtait une balle
d'arquebuse ; la justesse du coup lui avait dÊjÁ donnÊ l'idÊe qu'il avait
ÊtÊ tirÊ par une arme particuliÉre : ce n'Êtait donc pas une embuscade
militaire, puisque la balle n'Êtait pas de calibre.
Ce pouvait Ëtre un bon souvenir de M. le cardinal. On se rappelle qu'au
moment mËme oÝ il avait, gr×ce Á ce bienheureux rayon de soleil, aperÚu le
canon du fusil, il s'Êtonnait de la longanimitÊ de Son Eminence Á son Êgard.
Mais d'Artagnan secoua la tËte. Pour les gens vers lesquels elle
n'avait qu'Á Êtendre la main, Son Eminence recourait rarement Á de pareils
moyens.
Ce pouvait Ëtre une vengeance de Milady.
Ceci, c'Êtait plus probable.
Il chercha inutilement Á se rappeler ou les traits ou le costume des
assassins ; il s'Êtait ÊloignÊ d'eux si rapidement, qu'il n'avait eu le
loisir de rien remarquer.
" Ah ! mes pauvres amis, murmura d'Artagnan, oÝ Ëtes-vous ? et que vous
me faites faute ! "
D'Artagnan passa une fort mauvaise nuit. Trois ou quatre fois il se
rÊveilla en sursaut, se figurant qu'un homme s'approchait de son lit pour le
poignarder. Cependant le jour parut sans que l'obscuritÊ eÙt amenÊ aucun
incident.
Mais d'Artagnan se douta bien que ce qui Êtait diffÊrÊ n'Êtait pas
perdu.
D'Artagnan resta toute la journÊe dans son logis ; il se donna pour
excuse, vis-Á-vis de lui-mËme, que le temps Êtait mauvais.
Le surlendemain, Á neuf heures, on battit aux champs. Le duc d'OrlÊans
visitait les postes. Les gardes coururent aux armes, d'Artagnan prit son
rang au milieu de ses camarades.
Monsieur passa sur le front de bataille ; puis tous les officiers
supÊrieurs s'approchÉrent de lui pour lui faire leur cour, M. des Essarts,
le capitaine des gardes, comme les autres.
Au bout d'un instant il parut Á d'Artagnan que M. des Essarts lui
faisait signe de s'approcher de lui : il attendit un nouveau geste de son
supÊrieur, craignant de se tromper, mais ce geste s'Êtant renouvelÊ, il
quitta les rangs et s'avanÚa pour prendre l'ordre.
" Monsieur va demander des hommes de bonne volontÊ pour une mission
dangereuse, mais qui fera honneur Á ceux qui l'auront accomplie, et je vous
ai fait signe afin que vous vous tinssiez prËt.
-- Merci, mon capitaine ! " rÊpondit d'Artagnan, qui ne demandait pas
mieux que de se distinguer sous les yeux du lieutenant gÊnÊral.
En effet, les Rochelois avaient fait une sortie pendant la nuit et
avaient repris un bastion dont l'armÊe royaliste s'Êtait emparÊe deux jours
auparavant ; il s'agissait de pousser une reconnaissance perdue pour voir
comment l'armÊe gardait ce bastion.
Effectivement, au bout de quelques instants, Monsieur Êleva la voix et
dit :
" Il me faudrait, pour cette mission, trois ou quatre volontaires
conduits par un homme sÙr.
-- Quant Á l'homme sÙr, je l'ai sous la main, Monseigneur, dit M. des
Essarts en montrant d'Artagnan ; et quant aux quatre ou cinq volontaires,
Monseigneur n'a qu'Á faire connaÏtre ses intentions, et les hommes ne lui
manqueront pas.
-- Quatre hommes de bonne volontÊ pour venir se faire tuer avec moi ! "
dit d'Artagnan en levant son ÊpÊe.
Deux de ses camarades aux gardes s'ÊlancÉrent aussitÆt, et deux soldats
s'Êtant joints Á eux, il se trouva que le nombre demandÊ Êtait suffisant ;
d'Artagnan refusa donc tous les autres, ne voulant pas faire de passe-droit
Á ceux qui avaient la prioritÊ.
On ignorait si, aprÉs la prise du bastion, les Rochelois l'avaient
ÊvacuÊ ou s'ils y avaient laissÊ garnison ; il fallait donc examiner le lieu
indiquÊ d'assez prÉs pour vÊrifier la chose.
D'Artagnan partit avec ses quatre compagnons et suivit la tranchÊe :
les deux gardes marchaient au mËme rang que lui et les soldats venaient
par-derriÉre.
Ils arrivÉrent ainsi, en se couvrant de revËtements, jusqu'Á une
centaine de pas du bastion ! LÁ, d'Artagnan, en se retournant, s'aperÚut que
les deux soldats avaient disparu.
Il crut qu'ayant eu peur ils Êtaient restÊs en arriÉre et continua
d'avancer.
Au dÊtour de la contrescarpe, ils se trouvÉrent Á soixante pas Á peu
prÉs du bastion.
On ne voyait personne, et le bastion semblait abandonnÊ.
Les trois enfants perdus dÊlibÊraient s'ils iraient plus avant, lorsque
tout Á coup une ceinture de fumÊe ceignit le gÊant de pierre, et une
douzaine de balles vinrent siffler autour de d'Artagnan et de ses deux
compagnons.
Ils savaient ce qu'ils voulaient savoir : le bastion Êtait gardÊ. Une
plus longue station dans cet endroit dangereux eÙt donc ÊtÊ une imprudence
inutile ; d'Artagnan et les deux gardes tournÉrent le dos et commencÉrent
une retraite qui ressemblait Á une fuite.
En arrivant Á l'angle de la tranchÊe qui allait leur servir de rempart,
un des gardes tomba : une balle lui avait traversÊ la poitrine. L'autre, qui
Êtait sain et sauf, continua sa course vers le camp.
D'Artagnan ne voulut pas abandonner ainsi son compagnon, et s'inclina
vers lui pour le relever et l'aider Á rejoindre les lignes ; mais en ce
moment deux coups de fusil partirent : une balle cassa la tËte du garde dÊjÁ
blessÊ, et l'autre vint s'aplatir sur le roc aprÉs avoir passÊ Á deux pouces
de d'Artagnan.
Le jeune homme se retourna vivement, car cette attaque ne pouvait venir
du bastion, qui Êtait masquÊ par l'angle de la tranchÊe. L'idÊe des deux
soldats qui l'avaient abandonnÊ lui revint Á l'esprit et lui rappela ses
assassins de la surveille ; il rÊsolut donc cette fois de savoir Á quoi s'en
tenir, et tomba sur le corps de son camarade comme s'il Êtait mort.
Il vit aussitÆt deux tËtes qui s'Êlevaient au-dessus d'un ouvrage
abandonnÊ qui Êtait Á trente pas de lÁ : c'Êtaient celles de nos deux
soldats. D'Artagnan ne s'Êtait pas trompÊ : ces deux hommes ne l'avaient
suivi que pour l'assassiner, espÊrant que la mort du jeune homme serait mise
sur le compte de l'ennemi.
Seulement, comme il pouvait n'Ëtre que blessÊ et dÊnoncer leur crime,
ils s'approchÉrent pour l'achever ; heureusement, trompÊs par la ruse de
d'Artagnan, ils nÊgligÉrent de recharger leurs fusils.
Lorsqu'ils furent Á dix pas de lui, d'Artagnan, qui en tombant avait eu
grand soin de ne pas l×cher son ÊpÊe, se releva tout Á coup et d'un bond se
trouva prÉs d'eux.
Les assassins comprirent que s'ils s'enfuyaient du cÆtÊ du camp sans
avoir tuÊ leur homme, ils seraient accusÊs par lui ; aussi leur premiÉre
idÊe fut-elle de passer Á l'ennemi. L'un d'eux prit son fusil par le canon,
et s'en servit comme d'une massue : il en porta un coup terrible Á
d'Artagnan, qui l'Êvita en se jetant de cÆtÊ, mais par ce mouvement il livra
passage au bandit, qui s'ÊlanÚa aussitÆt vers le bastion. Comme les
Rochelois qui le gardaient ignoraient dans quelle intention cet homme venait
Á eux, ils firent feu sur lui et il tomba frappÊ d'une balle qui lui brisa
l'Êpaule.
Pendant ce temps, d'Artagnan s'Êtait jetÊ sur le second soldat,
l'attaquant avec son ÊpÊe ; la lutte ne fut pas longue, ce misÊrable n'avait
pour se dÊfendre que son arquebuse dÊchargÊe ; l'ÊpÊe du garde glissa contre
le canon de l'arme devenue inutile et alla traverser la cuisse de
l'assassin, qui tomba. D'Artagnan lui mit aussitÆt la pointe du fer sur la
gorge.
" Oh ! ne me tuez pas ! s'Êcria le bandit ; gr×ce, gr×ce, mon officier
! et je vous dirai tout.
-- Ton secret vaut-il la peine que je te garde la vie au moins ?
demanda le jeune homme en retenant son bras.
-- Oui ; si vous estimez que l'existence soit quelque chose quand on a
vingt-deux ans comme vous et qu'on peut arriver Á tout, Êtant beau et brave
comme vous l'Ëtes.
-- MisÊrable ! dit d'Artagnan, voyons, parle vite, qui t'a chargÊ de
m'assassiner ?
-- Une femme que je ne connais pas, mais qu'on appelle Milady.
-- Mais si tu ne connais pas cette femme, comment sais-tu son nom ?
-- Mon camarade la connaissait et l'appelait ainsi, c'est Á lui qu'elle
a eu affaire et non pas Á moi ; il a mËme dans sa poche une lettre de cette
personne qui doit avoir pour vous une grande importance, Á ce que je lui ai
entendu dire.
-- Mais comment te trouves-tu de moitiÊ dans ce guet-apens ?
-- Il m'a proposÊ de faire le coup Á nous deux et j'ai acceptÊ.
-- Et combien vous a-t-elle donnÊ pour cette belle expÊdition ?
-- Cent louis.
-- Eh bien, Á la bonne heure, dit le jeune homme en riant, elle estime
que je vaux quelque chose ; cent louis ! c'est une somme pour deux
misÊrables comme vous : aussi je comprends que tu aies acceptÊ, et je te
fais gr×ce, mais Á une condition !
-- Laquelle ? demanda le soldat inquiet en voyant que tout n'Êtait pas
fini.
-- C'est que tu vas aller me chercher la lettre que ton camarade a dans
sa poche.
-- Mais, s'Êcria le bandit, c'est une autre maniÉre de me tuer ;
comment voulez-vous que j'aille chercher cette lettre sous le feu du bastion
?
-- Il faut pourtant que tu te dÊcides Á l'aller chercher, ou je te jure
que tu vas mourir de ma main.
-- Gr×ce, Monsieur, pitiÊ ! au nom de cette jeune dame que vous aimez,
que vous croyez morte peut-Ëtre, et qui ne l'est pas ! s'Êcria le bandit en
se mettant Á genoux et s'appuyant sur sa main, car il commenÚait Á perdre
ses forces avec son sang.
-- Et d'oÝ sais-tu qu'il y a une jeune femme que j'aime, et que j'ai
cru cette femme morte ? demanda d'Artagnan.
-- Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche.
-- Tu vois bien alors qu'il faut que j'aie cette lettre, dit d'Artagnan
; ainsi donc plus de retard, plus d'hÊsitation, ou quelle que soit ma
rÊpugnance Á tremper une seconde fois mon ÊpÊe dans le sang d'un misÊrable
comme toi, je le jure par ma foi d'honnËte homme... "
Et Á ces mots d'Artagnan fit un geste si menaÚant, que le blessÊ se
releva.
" ArrËtez ! arrËtez ! s'Êcria-t-il reprenant courage Á force de
terreur, j'irai... j'irai !... "
D'Artagnan prit l'arquebuse du soldat, le fit passer devant lui et le
poussa vers son compagnon en lui piquant les reins de la pointe de son ÊpÊe.
C'Êtait une chose affreuse que de voir ce malheureux, laissant sur le
chemin qu'il parcourait une longue trace de sang, p×le de sa mort prochaine,
essayant de se traÏner sans Ëtre vu jusqu'au corps de son complice qui
gisait Á vingt pas de lÁ !
La terreur Êtait tellement peinte sur son visage couvert d'une froide
sueur, que d'Artagnan en eut pitiÊ ; et que, le regardant avec mÊpris :
" Eh bien, lui dit-il, je vais te montrer la diffÊrence qu'il y a entre
un homme de coeur et un l×che comme toi ; reste, j'irai. "
Et d'un pas agile, l'oeil au guet, observant les mouvements de
l'ennemi, s'aidant de tous les accidents de terrain, d'Artagnan parvint
jusqu'au second soldat.
Il y avait deux moyens d'arriver Á son but : le fouiller sur la place,
ou l'emporter en se faisant un bouclier de son corps, et le fouiller dans la
tranchÊe.
D'Artagnan prÊfÊra le second moyen et chargea l'assassin sur ses
Êpaules au moment mËme oÝ l'ennemi faisait feu.
Une lÊgÉre secousse, le bruit mat de trois balles qui trouaient les
chairs, un dernier cri, un frÊmissement d'agonie prouvÉrent Á d'Artagnan que
celui qui avait voulu l'assassiner venait de lui sauver la vie.
D'Artagnan regagna la tranchÊe et jeta le cadavre auprÉs du blessÊ
aussi p×le qu'un mort.
AussitÆt il commenÚa l'inventaire : un portefeuille de cuir, une bourse
oÝ se trouvait Êvidemment une partie de la somme que le bandit avait reÚue,
un cornet et des dÊs formaient l'hÊritage du mort.
Il laissa le cornet et les dÊs oÝ ils Êtaient tombÊs, jeta la bourse au
blessÊ et ouvrit avidement le portefeuille.
Au milieu de quelques papiers sans importance, il trouva la lettre
suivante : c'Êtait celle qu'il Êtait allÊ chercher au risque de sa vie :
" Puisque vous avez perdu la trace de cette femme et qu'elle est
maintenant en sÙretÊ dans ce couvent oÝ vous n'auriez jamais dÙ la laisser
arriver, t×chez au moins de ne pas manquer l'homme ; sinon, vous savez que
j'ai la main longue et que vous payeriez cher les cent louis que vous avez Á
moi. "
Pas de signature. NÊanmoins il Êtait Êvident que la lettre venait de
Milady. En consÊquence, il la garda comme piÉce Á conviction, et, en sÙretÊ
derriÉre l'angle de la tranchÊe, il se mit Á interroger le blessÊ. Celui-ci
confessa qu'il s'Êtait chargÊ avec son camarade, le mËme qui venait d'Ëtre
tuÊ, d'enlever une jeune femme qui devait sortir de Paris par la barriÉre de
La Villette, mais que, s'Êtant arrËtÊs Á boire dans un cabaret, ils avaient
manquÊ la voiture de dix minutes.
" Mais qu'eussiez-vous fait de cette femme ? demanda d'Artagnan avec
angoisse.
-- Nous devions la remettre dans un hÆtel de la place Royale, dit le
blessÊ.
-- Oui ! oui ! murmura d'Artagnan, c'est bien cela, chez Milady elle-
mËme. "
Alors le jeune homme comprit en frÊmissant quelle terrible soif de
vengeance poussait cette femme Á le perdre, ainsi que ceux qui l'aimaient,
et combien elle en savait sur les affaires de la cour, puisqu'elle avait
tout dÊcouvert. Sans doute elle devait ces renseignements au cardinal.
Mais, au milieu de tout cela, il comprit, avec un sentiment de joie
bien rÊel, que la reine avait fini par dÊcouvrir la prison oÝ la pauvre Mme
Bonacieux expiait son dÊvouement, et qu'elle l'avait tirÊe de cette prison.
Alors la lettre qu'il avait reÚue de la jeune femme et son passage sur la
route de Chaillot, passage pareil Á une apparition, lui furent expliquÊs.
DÉs lors, ainsi qu'Athos l'avait prÊdit, il Êtait possible de retrouver
Mme Bonacieux, et un couvent n'Êtait pas imprenable.
Cette idÊe acheva de lui remettre la clÊmence au coeur. Il se retourna
vers le blessÊ qui suivait avec anxiÊtÊ toutes les expressions diverses de
son visage, et lui tendant le bras :
" Allons, lui dit-il, je ne veux pas t'abandonner ainsi. Appuie-toi sur
moi et retournons au camp.
-- Oui, dit le blessÊ, qui avait peine Á croire Á tant de magnanimitÊ,
mais n'est-ce point pour me faire pendre ?
-- Tu as ma parole, dit-il, et pour la seconde fois je te donne la vie.
"
Le blessÊ se laissa glisser Á genoux et baisa de nouveau les pieds de
son sauveur ; mais d'Artagnan, qui n'avait plus aucun motif de rester si
prÉs de l'ennemi, abrÊgea lui-mËme les tÊmoignages de sa reconnaissance.
Le garde qui Êtait revenu Á la premiÉre dÊcharge des Rochelois avait
annoncÊ la mort de ses quatre compagnons. On fut donc Á la fois fort ÊtonnÊ
et fort joyeux dans le rÊgiment, quand on vit reparaÏtre le jeune homme sain
et sauf.
D'Artagnan expliqua le coup d'ÊpÊe de son compagnon par une sortie
qu'il improvisa. Il raconta la mort de l'autre soldat et les pÊrils qu'ils
avaient courus. Ce rÊcit fut pour lui l'occasion d'un vÊritable triomphe.
Toute l'armÊe parla de cette expÊdition pendant un jour, et Monsieur lui en
fit faire ses compliments.
Au reste, comme toute belle action porte avec elle sa rÊcompense, la
belle action de d'Artagnan eut pour rÊsultat de lui rendre la tranquillitÊ
qu'il avait perdue. En effet, d'Artagnan croyait pouvoir Ëtre tranquille,
puisque, de ses deux ennemis, l'un Êtait tuÊ et l'autre dÊvouÊ Á ses
intÊrËts.
Cette tranquillitÊ prouvait une chose, c'est que d'Artagnan ne
connaissait pas encore Milady.
CHAPITRE XLII. LE VIN D'ANJOU
AprÉs des nouvelles presque dÊsespÊrÊes du roi, le bruit de sa
convalescence commenÚait Á se rÊpandre dans le camp ; et comme il avait
grande h×te d'arriver en personne au siÉge, on disait qu'aussitÆt qu'il
pourrait remonter Á cheval, il se remettrait en route.
Pendant ce temps, Monsieur, qui savait que, d'un jour Á l'autre, il
allait Ëtre remplacÊ dans son commandement, soit par le duc d'AngoulËme,
soit par Bassompierre ou par Schomberg, qui se disputaient le commandement,
faisait peu de choses, perdait ses journÊes en t×tonnements, et n'osait
risquer quelque grande entreprise pour chasser les Anglais de l'Ïle de RÊ,
oÝ ils assiÊgeaient toujours la citadelle Saint- Martin et le fort de La
PrÊe, tandis que, de leur cÆtÊ, les FranÚais assiÊgeaient La Rochelle.
D'Artagnan, comme nous l'avons dit, Êtait redevenu plus tranquille,
comme il arrive toujours aprÉs un danger passÊ, et quand le danger semble
Êvanoui ; il ne lui restait qu'une inquiÊtude, c'Êtait de n'apprendre aucune
nouvelle de ses amis.
Mais, un matin du commencement du mois de novembre, tout lui fut
expliquÊ par cette lettre, datÊe de Villeroi :
" Monsieur d'Artagnan,
" MM. Athos, Porthos et Aramis, aprÉs avoir fait une bonne partie chez
moi, et s'Ëtre ÊgayÊs beaucoup, ont menÊ si grand bruit, que le prÊvÆt du
ch×teau, homme trÉs rigide, les a consignÊs pour quelques jours ; mais
j'accomplis les ordres qu'ils m'ont donnÊs, de vous envoyer douze bouteilles
de mon vin d'Anjou, dont ils ont fait grand cas : ils veulent que vous
buviez Á leur santÊ avec leur vin favori.
" Je l'ai fait, et suis, Monsieur, avec un grand respect,
" Votre serviteur trÉs humble et trÉs obÊissant,
" GODEAU,
" HÆtelier de Messieurs les mousquetaires. "
" A la bonne heure ! s'Êcria d'Artagnan, ils pensent Á moi dans leurs
plaisirs comme je pensais Á eux dans mon ennui ; bien certainement que je
boirai Á leur santÊ et de grand coeur ; mais je n'y boirai pas seul. "
Et d'Artagnan courut chez deux gardes, avec lesquels il avait fait plus
amitiÊ qu'avec les autres, afin de les inviter Á boire avec lui le dÊlicieux
petit vin d'Anjou qui venait d'arriver de Villeroi. L'un des deux gardes
Êtait invitÊ pour le soir mËme, et l'autre invitÊ pour le lendemain ; la
rÊunion fut donc fixÊe au surlendemain.
D'Artagnan, en rentrant, envoya les douze bouteilles de vin Á la
buvette des gardes, en recommandant qu'on les lui gard×t avec soin ; puis,
le jour de la solennitÊ, comme le dÏner Êtait fixÊ pour l'heure de midi,
d'Artagnan envoya, dÉs neuf heures, Planchet pour tout prÊparer.
Planchet, tout fier d'Ëtre ÊlevÊ Á la dignitÊ de maÏtre d'hÆtel, songea
Á tout apprËter en homme intelligent ; Á cet effet il s'adjoignit le valet
d'un des convives de son maÏtre, nommÊ Fourreau, et ce faux soldat qui avait
voulu tuer d'Artagnan, et qui, n'appartenant Á aucun corps, Êtait entrÊ Á
son service ou plutÆt Á celui de Planchet, depuis que d'Artagnan lui avait
sauvÊ la vie.
L'heure du festin venue, les deux convives arrivÉrent, prirent place et
les mets s'alignÉrent sur la table. Planchet servait la serviette au bras,
Fourreau dÊbouchait les bouteilles, et Brisemont, c'Êtait le nom du
convalescent, transvasait dans des carafons de verre le vin qui paraissait
avoir dÊposÊ par l'effet des secousses de la route. De ce vin, la premiÉre
bouteille Êtait un peu trouble vers la fin, Brisemont versa cette lie dans
un verre, et d'Artagnan lui permit de la boire ; car le pauvre diable
n'avait pas encore beaucoup de forces.
Les convives, aprÉs avoir mangÊ le potage, allaient porter le premier
verre Á leurs lÉvres, lorsque tout Á coup le canon retentit au fort Louis et
au fort Neuf ; aussitÆt les gardes, croyant qu'il s'agissait de quelque
attaque imprÊvue, soit des assiÊgÊs, soit des Anglais, sautÉrent sur leurs
ÊpÊes ; d'Artagnan, non moins leste, fit comme eux, et tous trois sortirent
en courant, afin de se rendre Á leurs postes.
Mais Á peine furent-ils hors de la buvette, qu'ils se trouvÉrent fixÊs
sur la cause de ce grand bruit ; les cris de Vive le roi ! Vive M. le
cardinal ! retentissaient de tous cÆtÊs, et les tambours battaient dans
toutes les directions.
En effet, le roi, impatient comme on l'avait dit, venait de doubler
deux Êtapes, et arrivait Á l'instant mËme avec toute sa maison et un renfort
de dix mille hommes de troupe ; ses mousquetaires le prÊcÊdaient et le
suivaient. D'Artagnan, placÊ en haie avec sa compagnie, salua d'un geste
expressif ses amis, qui lui rÊpondirent des yeux, et M. de TrÊville, qui le
reconnut tout d'abord.
La cÊrÊmonie de rÊception achevÊe, les quatre amis furent bientÆt dans
les bras l'un de l'autre.
" Pardieu ! s'Êcria d'Artagnan, il n'est pas possible de mieux arriver,
et les viandes n'auront pas encore eu le temps de refroidir ! n'est-ce pas,
Messieurs ? ajouta le jeune homme en se tournant vers les deux gardes, qu'il
prÊsenta Á ses amis.
-- Ah ! ah ! il paraÏt que nous banquetions, dit Porthos.
-- J'espÉre, dit Aramis, qu'il n'y a pas de femmes Á votre dÏner !
-- Est-ce qu'il y a du vin potable dans votre bicoque ? demanda Athos.
-- Mais, pardieu ! il y a le vÆtre, cher ami, rÊpondit d'Artagnan.
-- Notre vin ? fit Athos ÊtonnÊ.
-- Oui, celui que vous m'avez envoyÊ.
-- Nous vous avons envoyÊ du vin ?
-- Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux d'Anjou ?
-- Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler.
-- Le vin que vous prÊfÊrez.
-- Sans doute, quand je n'ai ni champagne ni chambertin.
-- Eh bien, Á dÊfaut de champagne et de chambertin, vous vous
contenterez de celui-lÁ.
-- Nous avons donc fait venir du vin d'Anjou, gourmet que nous sommes ?
dit Porthos.
-- Mais non, c'est le vin qu'on m'a envoyÊ de votre part.
-- De notre part ? firent les trois mousquetaires.
-- Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoyÊ du vin ?
-- Non, et vous, Porthos ?
-- Non, et vous, Athos ?
-- Non.
-- Si ce n'est pas vous, dit d'Artagnan, c'est votre hÆtelier.
-- Notre hÆtelier ?
-- Et oui ! votre hÆtelier, Godeau, hÆtelier des mousquetaires.
-- Ma foi, qu'il vienne d'oÝ il voudra, n'importe, dit Porthos,
goÙtons- le, et, s'il est bon, buvons-le.
-- Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une source inconnue.
-- Vous avez raison, Athos, dit d'Artagnan. Personne de vous n'a chargÊ
l'hÆtelier Godeau de m'envoyer du vin ?
-- Non ! et cependant il vous en a envoyÊ de notre part ?
-- Voici la lettre ! " dit d'Artagnan.
Et il prÊsenta le billet Á ses camarades.
" Ce n'est pas son Êcriture ! s'Êcria Athos, je la connais, c'est moi
qui, avant de partir, ai rÊglÊ les comptes de la communautÊ.
-- Fausse lettre, dit Porthos ; nous n'avons pas ÊtÊ consignÊs.
-- D'Artagnan, demanda Aramis d'un ton de reproche, comment avez- vous
pu croire que nous avions fait du bruit ?... "
D'Artagnan p×lit, et un tremblement convulsif secoua tous ses membres.
" Tu m'effraies, dit Athos, qui ne le tutoyait que dans les grandes
occasions, qu'est-il donc arrivÊ ?
-- Courons, courons, mes amis ! s'Êcria d'Artagnan, un horrible soupÚon
me traverse l'esprit ! serait-ce encore une vengeance de cette femme ? "
Ce fut Athos qui p×lit Á son tour.
D'Artagnan s'ÊlanÚa vers la buvette, les trois Mousquetaires et les
deux gardes l'y suivirent.
Le premier objet qui frappa la vue de d'Artagnan en entrant dans la
salle Á manger, fut Brisemont Êtendu par terre et se roulant dans d'atroces
convulsions.
Planchet et Fourreau, p×les comme des morts, essayaient de lui porter
secours ; mais il Êtait Êvident que tout secours Êtait inutile : tous les
traits du moribond Êtaient crispÊs par l'agonie.
" Ah ! s'Êcria-t-il en apercevant d'Artagnan, ah ! c'est affreux, vous
avez l'air de me faire gr×ce et vous m'empoisonnez !
-- Moi ! s'Êcria d'Artagnan, moi, malheureux ! moi ! que dis-tu donc lÁ
?
-- Je dis que c'est vous qui m'avez donnÊ ce vin, je dis que c'est vous
qui m'avez dit de le boire, je dis que vous avez voulu vous venger de moi,
je dis que c'est affreux !
-- N'en croyez rien, Brisemont, dit d'Artagnan, n'en croyez rien ; je
vous jure, je vous proteste...
-- Oh ! mais Dieu est lÁ ! Dieu vous punira ! Mon Dieu ! qu'il souffre
un jour ce que je souffre !
-- Sur l'Evangile, s'Êcria d'Artagnan en se prÊcipitant vers le
moribond, je vous jure que j'ignorais que ce vin fÙt empoisonnÊ et que
j'allais en boire comme vous.
-- Je ne vous crois pas " , dit le soldat.
Et il expira dans un redoublement de tortures.
" Affreux ! affreux ! murmurait Athos, tandis que Porthos brisait les
bouteilles et qu'Aramis donnait des ordres un peu tardifs pour qu'on all×t
chercher un confesseur.
-- O mes amis ! dit d'Artagnan, vous venez encore une fois de me sauver
la vie, non seulement Á moi, mais Á ces Messieurs. Messieurs, continua-t-il
en s'adressant aux gardes, je vous demanderai le silence sur toute cette
aventure ; de grands personnages pourraient avoir trempÊ dans ce que vous
avez vu, et le mal de tout cela retomberait sur nous.
-- Ah ! Monsieur ! balbutiait Planchet plus mort que vif ; ah !
Monsieur ! que je l'ai ÊchappÊ belle !
-- Comment, drÆle, s'Êcria d'Artagnan, tu allais donc boire mon vin ?
-- A la santÊ du roi, Monsieur, j'allais en boire un pauvre verre, si
Fourreau ne m'avait pas dit qu'on m'appelait.
-- HÊlas ! dit Fourreau, dont les dents claquaient de terreur, je
voulais l'Êloigner pour boire tout seul !
-- Messieurs, dit d'Artagnan en s'adressant aux gardes, vous comprenez
qu'un pareil festin ne pourrait Ëtre que fort triste aprÉs ce qui vient de
se passer ; ainsi recevez toutes mes excuses et remettez la partie Á un
autre jour, je vous prie. "
Les deux gardes acceptÉrent courtoisement les excuses de d'Artagnan,
et, comprenant que les quatre amis dÊsiraient demeurer seuls, ils se
retirÉrent.
Lorsque le jeune garde et les trois mousquetaires furent sans tÊmoins,
ils se regardÉrent d'un air qui voulait dire que chacun comprenait la
gravitÊ de la situation.
" D'abord, dit Athos, sortons de cette chambre ; c'est une mauvaise
compagnie qu'un mort, mort de mort violente.
-- Planchet, dit d'Artagnan, je vous recommande le cadavre de ce pauvre
diable. Qu'il soit enterrÊ en terre sainte. Il avait commis un crime, c'est
vrai, mais il s'en Êtait repenti. "
Et les quatre amis sortirent de la chambre, laissant Á Planchet et Á
Fourreau le soin de rendre les honneurs mortuaires Á Brisemont.
L'hÆte leur donna une autre chambre dans laquelle il leur servit des
oeufs Á la coque et de l'eau, qu'Athos alla puiser lui-mËme Á la fontaine.
En quelques paroles Porthos et Aramis furent mis au courant de la situation.
" Eh bien, dit d'Artagnan Á Athos, vous le voyez, cher ami, c'est une
guerre Á mort. "
Athos secoua la tËte.
" Oui, oui, dit-il, je le vois bien ; mais croyez-vous que ce soit elle
?
-- J'en suis sÙr.
-- Cependant je vous avoue que je doute encore.
-- Mais cette fleur de lys sur l'Êpaule ?
-- C'est une Anglaise qui aura commis quelque mÊfait en France, et
qu'on aura flÊtrie Á la suite de son crime.
-- Athos, c'est votre femme, vous dis-je, rÊpÊtait d'Artagnan, ne vous
rappelez-vous donc pas comme les deux signalements se ressemblent ?
-- J'aurais cependant cru que l'autre Êtait morte, je l'avais si bien
pendue. "
Ce fut d'Artagnan qui secoua la tËte Á son tour.
" Mais enfin, que faire ? dit le jeune homme.
-- Le fait est qu'on ne peut rester ainsi avec une ÊpÊe Êternellement
suspendue au-dessus de sa tËte, dit Athos, et qu'il faut sortir de cette
situation.
-- Mais comment ?
-- Ecoutez, t×chez de la rejoindre et d'avoir une explication avec elle
; dites-lui : La paix ou la guerre ! ma parole de gentilhomme de ne jamais
rien dire de vous, de ne jamais rien faire contre vous ; de votre cÆtÊ
serment solennel de rester neutre Á mon Êgard : sinon, je vais trouver le
chancelier, je vais trouver le roi, je vais trouver le bourreau, j'ameute la
cour contre vous, je vous dÊnonce comme flÊtrie, je vous fais mettre en
jugement, et si l'on vous absout, et bien, je vous tue, foi de gentilhomme !
au coin de quelque borne, comme je tuerais un chien enragÊ.
-- J'aime assez ce moyen, dit d'Artagnan, mais comment la joindre ?
-- Le temps, cher ami, le temps amÉne l'occasion, l'occasion c'est la
martingale de l'homme : plus on a engagÊ, plus l'on gagne quand on sait
attendre.
-- Oui, mais attendre entourÊ d'assassins et d'empoisonneurs...
-- Bah ! dit Athos, Dieu nous a gardÊs jusqu'Á prÊsent, Dieu nous
gardera encore.
-- Oui, nous ; nous d'ailleurs, nous sommes des hommes, et, Á tout
prendre, c'est notre Êtat de risquer notre vie : mais elle ! ajouta-t-il Á
demi-voix.
-- Qui elle ? demanda Athos.
-- Constance.
-- Mme Bonacieux ! ah ! c'est juste, fit Athos ; pauvre ami !
j'oubliais que vous Êtiez amoureux.
-- Eh bien, mais, dit Aramis, n'avez-vous pas vu par la lettre mËme que
vous avez trouvÊe sur le misÊrable mort qu'elle Êtait dans un couvent ? On
est trÉs bien dans un couvent, et aussitÆt le siÉge de La Rochelle terminÊ,
je vous promets que pour mon compte...
-- Bon ! dit Athos, bon ! oui, mon cher Aramis ! nous savons que vos
voeux tendent Á la religion.
-- Je ne suis mousquetaire que par intÊrim, dit humblement Aramis.
-- Il paraÏt qu'il y a longtemps qu'il n'a reÚu des nouvelles de sa
maÏtresse, dit tout bas Athos ; mais ne faites pas attention, nous
connaissons cela.
-- Eh bien, dit Porthos, il me semble qu'il y aurait un moyen bien
simple.
-- Lequel ? demanda d'Artagnan.
-- Elle est dans un couvent, dites-vous ? reprit Porthos.
-- Oui.
-- Eh bien, aussitÆt le siÉge fini, nous l'enlevons de ce couvent.
-- Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est.
-- C'est juste, dit Porthos.
-- Mais, j'y pense, dit Athos, ne prÊtendez-vous pas, cher d'Artagnan,
que c'est la reine qui a fait choix de ce couvent pour elle ?
-- Oui, je le crois du moins.
-- Eh bien, mais Porthos nous aidera lÁ-dedans.
-- Et comment cela, s'il vous plaÏt ?
-- Mais par votre marquise, votre duchesse, votre princesse ; elle doit
avoir le bras long.
-- Chut ! dit Porthos en mettant un doigt sur ses lÉvres, je la crois
cardinaliste et elle ne doit rien savoir.
-- Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d'en avoir des nouvelles.
-- Vous, Aramis, s'ÊcriÉrent les trois amis, vous, et comment cela ?
-- Par l'aumÆnier de la reine, avec lequel je suis fort liÊ... " , dit
Aramis en rougissant.
Et sur cette assurance, les quatre amis, qui avaient achevÊ leur
modeste repas, se sÊparÉrent avec promesse de se revoir le soir mËme :
d'Artagnan retourna aux Minimes, et les trois mousquetaires rejoignirent le
quartier du roi, oÝ ils avaient Á faire prÊparer leur logis.
CHAPITRE XLIII. L'AUBERGE DU COLOMBIER-ROUGE
A peine arrivÊ au camp, le roi, qui avait si grande h×te de se trouver
en face de l'ennemi, et qui, Á meilleur droit que le cardinal, partageait sa
haine contre Buckingham, voulut faire toutes les dispositions, d'abord pour
chasser les Anglais de l'Ïle de RÊ, ensuite pour presser le siÉge de La
Rochelle ; mais, malgrÊ lui, il fut retardÊ par les dissensions qui
ÊclatÉrent entre MM. de Bassompierre et Schomberg, contre le duc
d'AngoulËme.
MM. de Bassompierre et Schomberg Êtaient marÊchaux de France, et
rÊclamaient leur droit de commander l'armÊe sous les ordres du roi ; mais le
cardinal, qui craignait que Bassompierre, huguenot au fond du coeur, ne
press×t faiblement les Anglais et les Rochelois, ses frÉres en religion,
poussait au contraire le duc d'AngoulËme, que le roi, Á son instigation,
avait nommÊ lieutenant gÊnÊral. Il en rÊsulta que, sous peine de voir MM. de
Bassompierre et Schomberg dÊserter l'armÊe, on fut obligÊ de faire Á chacun
un commandement particulier : Bassompierre prit ses quartiers au nord de la
ville, depuis La Leu jusqu'Á Dompierre ; le duc d'AngoulËme Á l'est, depuis
Dompierre jusqu'Á PÊrigny ; et M. de Schomberg au midi, depuis PÊrigny
jusqu'Á Angoutin.
Le logis de Monsieur Êtait Á Dompierre.
Le logis du roi Êtait tantÆt Á EtrÊ, tantÆt Á La Jarrie.
Enfin le logis du cardinal Êtait sur les dunes, au pont de La Pierre,
dans une simple maison sans aucun retranchement.
De cette faÚon, Monsieur surveillait Bassompierre ; le roi, le duc
d'AngoulËme, et le cardinal, M. de Schomberg.
AussitÆt cette organisation Êtablie, on s'Êtait occupÊ de chasser les
Anglais de l'Ïle.
La conjoncture Êtait favorable : les Anglais, qui ont, avant toute
chose, besoin de bons vivres pour Ëtre de bons soldats, ne mangeant que des
viandes salÊes et de mauvais biscuits, avaient force malades dans leur camp
; de plus, la mer, fort mauvaise Á cette Êpoque de l'annÊe sur toutes les
cÆtes de l'ocÊan, mettait tous les jours quelque petit b×timent Á mal ; et
la plage, depuis la pointe de l'Aiguillon jusqu'Á la tranchÊe, Êtait
littÊralement, Á chaque marÊe, couverte des dÊbris de pinasses, de roberges
et de felouques ; il en rÊsultait que, mËme les gens du roi se tinssent-ils
dans leur camp, il Êtait Êvident qu'un jour ou l'autre Buckingham, qui ne
demeurait dans l'Ïle de RÊ que par entËtement, serait obligÊ de lever le
siÉge.
Mais, comme M. de Toiras fit dire que tout se prÊparait dans le camp
ennemi pour un nouvel assaut, le roi jugea qu'il fallait en finir et donna
les ordres nÊcessaires pour une affaire dÊcisive.
Notre intention n'Êtant pas de faire un journal de siÉge, mais au
contraire de n'en rapporter que les ÊvÊnements qui ont trait Á l'histoire
que nous racontons, nous nous contenterons de dire en deux mots que
l'entreprise rÊussit au grand Êtonnement du roi et Á la grande gloire de M.
le cardinal. Les Anglais, repoussÊs pied Á pied, battus dans toutes les
rencontres, ÊcrasÊs au passage de l'Ïle de Loix, furent obligÊs de se
rembarquer, laissant sur le champ de bataille deux mille hommes parmi
lesquels cinq colonels, trois lieutenants-colonels, deux cent cinquante
capitaines et vingt gentilshommes de qualitÊ, quatre piÉces de canon et
soixante drapeaux qui furent apportÊs Á Paris par Claude de Saint-Simon, et
suspendus en grande pompe aux voÙtes de Notre- Dame.
Des Te Deum furent chantÊs au camp, et de lÁ se rÊpandirent par toute
la France.
Le cardinal resta donc maÏtre de poursuivre le siÉge sans avoir, du
moins momentanÊment, rien Á craindre de la part des Anglais.
Mais, comme nous venons de le dire, le repos n'Êtait que momentanÊ.
Un envoyÊ du duc de Buckingham, nommÊ Montaigu, avait ÊtÊ pris, et l'on
avait acquis la preuve d'une ligue entre l'Empire, l'Espagne, l'Angleterre
et la Lorraine.
Cette ligue Êtait dirigÊe contre la France.
De plus, dans le logis de Buckingham, qu'il avait ÊtÊ forcÊ
d'abandonner plus prÊcipitamment qu'il ne l'avait cru, on avait trouvÊ des
papiers qui confirmaient cette ligue, et qui, Á ce qu'assure M. le cardinal
dans ses MÊmoires, compromettaient fort Mme de Chevreuse, et par consÊquent
la reine.
C'Êtait sur le cardinal que pesait toute la responsabilitÊ, car on
n'est pas ministre absolu sans Ëtre responsable ; aussi toutes les
ressources de son vaste gÊnie Êtaient-elles tendues nuit et jour, et
occupÊes Á Êcouter le moindre bruit qui s'Êlevait dans un des grands
royaumes de l'Europe.
Le cardinal connaissait l'activitÊ et surtout la haine de Buckingham ;
si la ligue qui menaÚait la France triomphait, toute son influence Êtait
perdue : la politique espagnole et la politique autrichienne avaient leurs
reprÊsentants dans le cabinet du Louvre, oÝ elles n'avaient encore que des
partisans ; lui Richelieu, le ministre franÚais, le ministre national par
excellence, Êtait perdu. Le roi, qui, tout en lui obÊissant comme un enfant,
le haÐssait comme un enfant hait son maÏtre, l'abandonnait aux vengeances
rÊunies de Monsieur et de la reine ; il Êtait donc perdu, et peut-Ëtre la
France avec lui. Il fallait parer Á tout cela.
Aussi vit-on les courriers, devenus Á chaque instant plus nombreux, se
succÊder nuit et jour dans cette petite maison du pont de La Pierre, oÝ le
cardinal avait Êtabli sa rÊsidence.
C'Êtaient des moines qui portaient si mal le froc, qu'il Êtait facile
de reconnaÏtre qu'ils appartenaient surtout Á l'Eglise militante ; des
femmes un peu gËnÊes dans leurs costumes de pages, et dont les larges
trousses ne pouvaient entiÉrement dissimuler les formes arrondies ; enfin
des paysans aux mains noircies, mais Á la jambe fine, et qui sentaient
l'homme de qualitÊ Á une lieue Á la ronde.
Puis encore d'autres visites moins agrÊables, car deux ou trois fois le
bruit se rÊpandit que le cardinal avait failli Ëtre assassinÊ.
Il est vrai que les ennemis de Son Eminence disaient que c'Êtait elle-
mËme qui mettait en campagne les assassins maladroits, afin d'avoir le cas
ÊchÊant le droit d'user de reprÊsailles ; mais il ne faut croire ni Á ce que
disent les ministres, ni Á ce que disent leurs ennemis.
Ce qui n'empËchait pas, au reste, le cardinal, Á qui ses plus acharnÊs
dÊtracteurs n'ont jamais contestÊ la bravoure personnelle, de faire force
courses nocturnes tantÆt pour communiquer au duc d'AngoulËme des ordres
importants, tantÆt pour aller se concerter avec le roi, tantÆt pour aller
confÊrer avec quelque messager qu'il ne voulait pas qu'on laiss×t entrer
chez lui.
De leur cÆtÊ les mousquetaires, qui n'avaient pas grand-chose Á faire
au siÉge, n'Êtaient pas tenus sÊvÉrement et menaient joyeuse vie. Cela leur
Êtait d'autant plus facile, Á nos trois compagnons surtout, qu'Êtant des
amis de M. de TrÊville, ils obtenaient facilement de lui de s'attarder et de
rester aprÉs la fermeture du camp avec des permissions particuliÉres.
Or, un soir que d'Artagnan, qui Êtait de tranchÊe, n'avait pu les
accompagner, Athos, Porthos et Aramis, montÊs sur leurs chevaux de bataille,
enveloppÊs de manteaux de guerre, une main sur la crosse de leurs pistolets,
revenaient tous trois d'une buvette qu'Athos avait dÊcouverte deux jours
auparavant sur la route de La Jarrie, et qu'on appelait le Colombier-Rouge,
suivant le chemin qui conduisait au camp, tout en se tenant sur leurs
gardes, comme nous l'avons dit, de peur d'embuscade, lorsqu'Á un quart de
lieue Á peu prÉs du village de Boisnar ils crurent entendre le pas d'une
cavalcade qui venait Á eux ; aussitÆt tous trois s'arrËtÉrent, serrÊs l'un
contre l'autre, et attendirent, tenant le milieu de la route : au bout d'un
instant, et comme la lune sortait justement d'un nuage, ils virent
apparaÏtre au dÊtour d'un chemin deux cavaliers qui, en les apercevant,
s'arrËtÉrent Á leur tour, paraissant dÊlibÊrer s'ils devaient continuer leur
route ou retourner en arriÉre. Cette hÊsitation donna quelques soupÚons aux
trois amis, et Athos, faisant quelques pas en avant, cria de sa voix ferme :
" Qui vive ?
-- Qui vive vous-mËme ? rÊpondit un de ces deux cavaliers.
-- Ce n'est pas rÊpondre, cela ! dit Athos. Qui vive ? RÊpondez, ou
nous chargeons.
-- Prenez garde Á ce que vous allez faire, Messieurs ! dit alors une
voix vibrante qui paraissait avoir l'habitude du commandement.
-- C'est quelque officier supÊrieur qui fait sa ronde de nuit, dit
Athos, que voulez-vous faire, Messieurs ?
-- Qui Ëtes-vous ? dit la mËme voix du mËme ton de commandement ;
rÊpondez Á votre tour, ou vous pourriez vous mal trouver de votre
dÊsobÊissance.
-- Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu que celui
qui les interrogeait en avait le droit.
-- Quelle compagnie ?
-- Compagnie de TrÊville.
-- Avancez Á l'ordre, et venez me rendre compte de ce que vous faites
ici, Á cette heure. "
Les trois compagnons s'avancÉrent, l'oreille un peu basse, car tous
trois maintenant Êtaient convaincus qu'ils avaient affaire Á plus fort
qu'eux ; on laissa, au reste, Á Athos le soin de porter la parole.
Un des deux cavaliers, celui qui avait pris la parole en second lieu,
Êtait Á dix pas en avant de son compagnon ; Athos fit signe Á Porthos et Á
Aramis de rester de leur cÆtÊ en arriÉre, et s'avanÚa seul.
" Pardon, mon officier ! dit Athos ; mais nous ignorions Á qui nous
avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions bonne garde.
-- Votre nom ? dit l'officier, qui se couvrait une partie du visage
avec son manteau.
-- Mais vous-mËme, Monsieur, dit Athos qui commenÚait Á se rÊvolter
contre cette inquisition ; donnez-moi, je vous prie, la preuve que vous avez
le droit de m'interroger.
-- Votre nom ? reprit une seconde fois le cavalier en laissant tomber
son manteau de maniÉre Á avoir le visage dÊcouvert.
-- Monsieur le cardinal ! s'Êcria le mousquetaire stupÊfait.
-- Votre nom ? reprit pour la troisiÉme fois Son Eminence.
-- Athos " , dit le mousquetaire.
Le cardinal fit un signe Á l'Êcuyer, qui se rapprocha.
" Ces trois mousquetaires nous suivront, dit-il Á voix basse, je ne
veux pas qu'on sache que je suis sorti du camp, et, en nous suivant, nous
serons sÙrs qu'ils ne le diront Á personne.
-- Nous sommes gentilshommes, Monseigneur, dit Athos ; demandez- nous
donc notre parole et ne vous inquiÊtez de rien. Dieu merci, nous savons
garder un secret. "
Le cardinal fixa ses yeux perÚants sur ce hardi interlocuteur.
" Vous avez l'oreille fine, Monsieur Athos, dit le cardinal ; mais
maintenant, Êcoutez ceci : ce n'est point par dÊfiance que je vous prie de
me suivre, c'est pour ma sÙretÊ : sans doute vos deux compagnons sont MM.
Porthos et Aramis ?
-- Oui, Votre Eminence, dit Athos, tandis que les deux mousquetaires
restÊs en arriÉre s'approchaient, le chapeau Á la main.
-- Je vous connais, Messieurs, dit le cardinal, je vous connais : je
sais que vous n'Ëtes pas tout Á fait de mes amis, et j'en suis f×chÊ, mais
je sais que vous Ëtes de braves et loyaux gentilshommes, et qu'on peut se
fier Á vous. Monsieur Athos, faites-moi donc l'honneur de m'accompagner,
vous et vos deux amis, et alors j'aurai une escorte Á faire envie Á Sa
MajestÊ, si nous la rencontrons. "
Les trois mousquetaires s'inclinÉrent jusque sur le cou de leurs
chevaux.
" Eh bien, sur mon honneur, dit Athos, Votre Eminence a raison de nous
emmener avec elle : nous avons rencontrÊ sur la route des visages affreux,
et nous avons mËme eu avec quatre de ces visages une querelle au
Colombier-Rouge.
-- Une querelle, et pourquoi, Messieurs ? dit le cardinal , je n'aime
pas les querelleurs, vous le savez !
-- C'est justement pour cela que j'ai l'honneur de prÊvenir Votre
Eminence de ce qui vient d'arriver ; car elle pourrait l'apprendre par
d'autres que par nous, et, sur un faux rapport, croire que nous sommes en
faute.
-- Et quels ont ÊtÊ les rÊsultats de cette querelle ? demanda le
cardinal en fronÚant le sourcil.
-- Mais mon ami Aramis, que voici, a reÚu un petit coup d'ÊpÊe dans le
bras, ce qui ne l'empËchera pas, comme Votre Eminence peut le voir, de
monter Á l'assaut demain, si Votre Eminence ordonne l'escalade.
-- Mais vous n'Ëtes pas hommes Á vous laisser donner des coups d'ÊpÊe
ainsi, dit le cardinal : voyons, soyez francs, Messieurs, vous en avez bien
rendu quelques-uns ; confessez-vous, vous savez que j'ai le droit de donner
l'absolution.
-- Moi, Monseigneur, dit Athos, je n'ai pas mËme mis l'ÊpÊe Á la main,
mais j'ai pris celui Á qui j'avais affaire Á bras-le-corps et je l'ai jetÊ
par la fenËtre ; il paraÏt qu'en tombant, continua Athos avec quelque
hÊsitation, il s'est cassÊ la cuisse.
-- Ah ! ah ! fit le cardinal ; et vous, Monsieur Porthos ?
-- Moi, Monseigneur, sachant que le duel est dÊfendu, j'ai saisi un
banc, et j'en ai donnÊ Á l'un de ces brigands un coup qui, je crois, lui a
brisÊ l'Êpaule.
-- Bien, dit le cardinal ; et vous, Monsieur Aramis ?
-- Moi, Monseigneur, comme je suis d'un naturel trÉs doux et que,
d'ailleurs, ce que Monseigneur ne sait peut-Ëtre pas, je suis sur le point
de rentrer dans les ordres, je voulais sÊparer mes camarades, quand un de
ces misÊrables m'a donnÊ traÏtreusement un coup d'ÊpÊe Á travers le bras
gauche : alors la patience m'a manquÊ, j'ai tirÊ mon ÊpÊe Á mon tour, et
comme il revenait Á la charge, je crois avoir senti qu'en se jetant sur moi
il se l'Êtait passÊe au travers du corps : je sais bien qu'il est tombÊ
seulement, et il m'a semblÊ qu'on l'emportait avec ses deux compagnons.
-- Diable, Messieurs ! dit le cardinal, trois hommes hors de combat
pour une dispute de cabaret, vous n'y allez pas de main morte ; et Á propos
de quoi Êtait venue la querelle ?
-- Ces misÊrables Êtaient ivres, dit Athos, et sachant qu'il y avait
une femme qui Êtait arrivÊe le soir dans le cabaret, ils voulaient forcer la
porte.
-- Forcer la porte ! dit le cardinal, et pour quoi faire ?
-- Pour lui faire violence sans doute, dit : Athos ; j'ai eu l'honneur
de dire Á Votre Eminence que ces misÊrables Êtaient ivres.
-- Et cette femme Êtait jeune et jolie ? demanda le cardinal avec une
certaine inquiÊtude.
-- Nous ne l'avons pas vue, Monseigneur, dit Athos.
-- Vous ne l'avez pas vue ; ah ! trÉs bien, reprit vivement le cardinal
; vous avez bien fait de dÊfendre l'honneur d'une femme, et, comme c'est Á
l'auberge du Colombier-Rouge que je vais moi-mËme, je saurai si vous m'avez
dit la vÊritÊ.
-- Monseigneur, dit fiÉrement Athos, nous sommes gentilshommes, et pour
sauver notre tËte, nous ne ferions pas un mensonge.
-- Aussi je ne doute pas de ce que vous me dites, Monsieur Athos, je
n'en doute pas un seul instant ; mais, ajouta-t-il pour changer la
conversation, cette dame Êtait donc seule ?
-- Cette dame avait un cavalier enfermÊ avec elle, dit Athos ; mais,
comme malgrÊ le bruit ce cavalier ne s'est pas montrÊ, il est Á prÊsumer que
c'est un l×che.
-- Ne jugez pas tÊmÊrairement, dit l'Evangile " , rÊpliqua le cardinal.
Athos s'inclina.
" Et maintenant, Messieurs, c'est bien, continua Son Eminence, je sais
ce que je voulais savoir ; suivez-moi. "
Les trois mousquetaires passÉrent derriÉre le cardinal, qui s'enveloppa
de nouveau le visage de son manteau et remit son cheval en marche, se tenant
Á huit ou dix pas en avant de ses quatre compagnons.
On arriva bientÆt Á l'auberge silencieuse et solitaire ; sans doute
l'hÆte savait quel illustre visiteur il attendait, et en consÊquence il
avait renvoyÊ les importuns.
Dix pas avant d'arriver Á la porte, le cardinal fit signe Á son Êcuyer
et aux trois mousquetaires de faire halte, un cheval tout sellÊ Êtait
attachÊ au contrevent, le cardinal frappa trois coups et de certaine faÚon.
Un homme enveloppÊ d'un manteau sortit aussitÆt et Êchangea quelques
rapides paroles avec le cardinal ; aprÉs quoi il remonta Á cheval et
repartit dans la direction de SurgÉres, qui Êtait aussi celle de Paris.
" Avancez, Messieurs, dit le cardinal.
-- Vous m'avez dit la vÊritÊ, mes gentilshommes, dit-il en s'adressant
aux trois mousquetaires, il ne tiendra pas Á moi que notre rencontre de ce
soir ne vous soit avantageuse ; en attendant, suivez-moi. "
Le cardinal mit pied Á terre, les trois mousquetaires en firent autant
; le cardinal jeta la bride de son cheval aux mains de son Êcuyer, les trois
mousquetaires attachÉrent les brides des leurs aux contrevents.
L'hÆte se tenait sur le seuil de la porte ; pour lui, le cardinal
n'Êtait qu'un officier venant visiter une dame.
" Avez-vous quelque chambre au rez-de-chaussÊe oÝ ces Messieurs
puissent m'attendre prÉs d'un bon feu ? " dit le cardinal.
L'hÆte ouvrit la porte d'une grande salle, dans laquelle justement on
venait de remplacer un mauvais poËle par une grande et excellente cheminÊe.
" J'ai celle-ci, rÊpondit-il.
-- C'est bien, dit le cardinal ; entrez lÁ, Messieurs, et veuillez
m'attendre ; je ne serai pas plus d'une demi-heure. "
Et tandis que les trois mousquetaires entraient dans la chambre du rez-
de-chaussÊe, le cardinal, sans demander plus amples renseignements, monta
l'escalier en homme qui n'a pas besoin qu'on lui indique son chemin.
CHAPITRE XLIV. DE L'UTILITE DES TUYAUX DE POELE
Il Êtait Êvident que, sans s'en douter, et mus seulement par leur
caractÉre chevaleresque et aventureux, nos trois amis venaient de rendre
service Á quelqu'un que le cardinal honorait de sa protection particuliÉre.
Maintenant quel Êtait ce quelqu'un ? C'est la question que se firent
d'abord les trois mousquetaires ; puis, voyant qu'aucune des rÊponses que
pouvait leur faire leur intelligence n'Êtait satisfaisante, Porthos appela
l'hÆte et demanda des dÊs.
Porthos et Aramis se placÉrent Á une table et se mirent Á jouer. Athos
se promena en rÊflÊchissant.
En rÊflÊchissant et en se promenant, Athos passait et repassait devant
le tuyau du poËle rompu par la moitiÊ et dont l'autre extrÊmitÊ donnait dans
la chambre supÊrieure, et Á chaque fois qu'il passait et repassait, il
entendait un murmure de paroles qui finit par fixer son attention. Athos
s'approcha, et il distingua quelques mots qui lui parurent sans doute
mÊriter un si grand intÊrËt qu'il fit signe Á ses compagnons de se taire,
restant lui-mËme courbÊ l'oreille tendue Á la hauteur de l'orifice
infÊrieur.
" Ecoutez, Milady, disait le cardinal, l'affaire est importante ;
asseyez- vous lÁ et causons.
-- Milady ! murmura Athos.
-- J'Êcoute Votre Eminence avec la plus grande attention, rÊpondit une
voix de femme qui fit tressaillir le mousquetaire.
-- Un petit b×timent avec Êquipage anglais, dont le capitaine est Á
moi, vous attend Á l'embouchure de la Charente, au fort de La Pointe ; il
mettra Á la voile demain matin.
-- Il faut alors que je m'y rende cette nuit ?
-- A l'instant mËme, c'est-Á-dire lorsque vous aurez reÚu mes
instructions. Deux hommes que vous trouverez Á la porte en sortant vous
serviront d'escorte ; vous me laisserez sortir le premier, puis une
demi-heure aprÉs moi, vous sortirez Á votre tour.
-- Oui, Monseigneur. Maintenant revenons Á la mission dont vous voulez
bien me charger ; et, comme je tiens Á continuer de mÊriter la confiance de
Votre Eminence, daignez me l'exposer en termes clairs et prÊcis, afin que je
ne commette aucune erreur. "
Il y eut un instant de profond silence entre les deux interlocuteurs ;
il Êtait Êvident que le cardinal mesurait d'avance les termes dans lesquels
il allait parler, et que Milady recueillait toutes ses facultÊs
intellectuelles pour comprendre les choses qu'il allait dire et les graver
dans sa mÊmoire quand elles seraient dites.
Athos profita de ce moment pour dire Á ses deux compagnons de fermer la
porte en dedans et pour leur faire signe de venir Êcouter avec lui.
Les deux mousquetaires, qui aimaient leurs aises, apportÉrent une
chaise pour chacun d'eux, et une chaise pour Athos. Tous trois s'assirent
alors, leurs tËtes rapprochÊes et l'oreille au guet.
" Vous allez partir pour Londres, continua le cardinal. ArrivÊe Á
Londres, vous irez trouver Buckingham.
-- Je ferai observer Á Son Eminence, dit Milady, que depuis l'affaire
des ferrets de diamants, pour laquelle le duc m'a toujours soupÚonnÊe, Sa
Gr×ce se dÊfie de moi.
-- Aussi cette fois-ci, dit le cardinal, ne s'agit-il plus de capter sa
confiance, mais de se prÊsenter franchement et loyalement Á lui comme
nÊgociatrice.
-- Franchement et loyalement, rÊpÊta Milady avec une indicible
expression de duplicitÊ.
-- Oui, franchement et loyalement, reprit le cardinal du mËme ton ;
toute cette nÊgociation doit Ëtre faite Á dÊcouvert.
-- Je suivrai Á la lettre les instructions de Son Eminence, et
j'attends qu'elle me les donne.
-- Vous irez trouver Buckingham de ma part, et vous lui direz que je
sais tous les prÊparatifs qu'il fait, mais que je ne m'en inquiÉte guÉre,
attendu qu'au premier mouvement qu'il risquera, je perds la reine.
-- Croira-t-il que Votre Eminence est en mesure d'accomplir la menace
qu'elle lui fait ?
-- Oui, car j'ai des preuves.
-- Il faut que je puisse prÊsenter ces preuves Á son apprÊciation.
-- Sans doute, et vous lui direz que je publie le rapport de
Bois-Robert et du marquis de Beautru sur l'entrevue que le duc a eue chez
Mme la connÊtable avec la reine, le soir que Mme la connÊtable a donnÊ une
fËte masquÊe ; vous lui direz, afin qu'il ne doute de rien, qu'il y est venu
sous le costume du Grand Mogol que devait porter le chevalier de Guise, et
qu'il a achetÊ Á ce dernier moyennant la somme de trois mille pistoles.
-- Bien, Monseigneur.
-- Tous les dÊtails de son entrÊe au Louvre et de sa sortie pendant la
nuit oÝ il s'est introduit au palais sous le costume d'un diseur de bonne
aventure italien me sont connus ; vous lui direz, pour qu'il ne doute pas
encore de l'authenticitÊ de mes renseignements, qu'il avait sous son manteau
une grande robe blanche semÊe de larmes noires, de tËtes de mort et d'os en
sautoir : car, en cas de surprise, il devait se faire passer pour le fantÆme
de la Dame blanche qui, comme chacun le sait, revient au Louvre chaque fois
que quelque grand ÊvÊnement va s'accomplir.
-- Est-ce tout, Monseigneur ?
-- Dites-lui que je sais encore tous les dÊtails de l'aventure
d'Amiens, que j'en ferai faire un petit roman, spirituellement tournÊ, avec
un plan du jardin et les portraits des principaux acteurs de cette scÉne
nocturne.
-- Je lui dirai cela.
-- Dites-lui encore que je tiens Montaigu, que Montaigu est Á la
Bastille, qu'on n'a surpris aucune lettre sur lui, c'est vrai, mais que la
torture peut lui faire dire ce qu'il sait, et mËme... ce qu'il ne sait pas.
-- A merveille.
-- Enfin ajoutez que Sa Gr×ce, dans la prÊcipitation qu'elle a mise Á
quitter l'Ïle de RÊ, oublia dans son logis certaine lettre de Mme de
Chevreuse qui compromet singuliÉrement la reine, en ce qu'elle prouve non
seulement que Sa MajestÊ peut aimer les ennemis du roi, mais encore qu'elle
conspire avec ceux de la France. Vous avez bien retenu tout ce que je vous
ai dit, n'est-ce pas ?
-- Votre Eminence va en juger : le bal de Mme la connÊtable ; la nuit
du Louvre ; la soirÊe d'Amiens ; l'arrestation de Montaigu ; la lettre de
Mme de Chevreuse.
-- C'est cela, dit le cardinal, c'est cela : vous avez une bien
heureuse mÊmoire, Milady.
-- Mais, reprit celle Á qui le cardinal venait d'adresser ce compliment
flatteur, si malgrÊ toutes ces raisons le duc ne se rend pas et continue de
menacer la France ?
-- Le duc est amoureux comme un fou, ou plutÆt comme un niais, reprit
Richelieu avec une profonde amertume ; comme les anciens paladins, il n'a
entrepris cette guerre que pour obtenir un regard de sa belle. S'il sait que
cette guerre peut coÙter l'honneur et peut-Ëtre la libertÊ Á la dame de ses
pensÊes, comme il dit, je vous rÊponds qu'il y regardera Á deux fois.
-- Et cependant, dit Milady avec une persistance qui prouvait qu'elle
voulait voir clair jusqu'au bout, dans la mission dont elle allait Ëtre
chargÊe, cependant s'il persiste ?
-- S'il persiste, dit le cardinal... , ce n'est pas probable.
-- C'est possible, dit Milady.
-- S'il persiste... " Son Eminence fit une pause et reprit : " S'il
persiste, Eh bien, j'espÊrerai dans un de ces ÊvÊnements qui changent la
face des Etats.
-- Si Son Eminence voulait me citer dans l'histoire quelques-uns de ces
ÊvÊnements, dit Milady, peut-Ëtre partagerais-je sa confiance dans l'avenir.
-- Eh bien tenez ! par exemple, dit Richelieu, lorsqu'en 1610, pour une
cause Á peu prÉs pareille Á celle qui fait mouvoir le duc, le roi Henri IV,
de glorieuse mÊmoire, allait Á la fois envahir les Flandres et l'Italie pour
frapper Á la fois l'Autriche des deux cÆtÊs, Eh bien, n'est-il pas arrivÊ un
ÊvÊnement qui a sauvÊ l'Autriche ? Pourquoi le roi de France n'aurait-il pas
la mËme chance que l'empereur ?
-- Votre Eminence veut parler du coup de couteau de la rue de la
Ferronnerie ?
-- Justement, dit le cardinal.
-- Votre Eminence ne craint-elle pas que le supplice de Ravaillac
Êpouvante ceux qui auraient un instant l'idÊe de l'imiter ?
-- Il y aura en tout temps et dans tous les pays, surtout si ces pays
sont divisÊs de religion, des fanatiques qui ne demanderont pas mieux que de
se faire martyrs. Et tenez, justement il me revient Á cette heure que les
puritains sont furieux contre le duc de Buckingham et que leurs prÊdicateurs
le dÊsignent comme l'AntÊchrist.
-- Eh bien ? fit Milady.
-- Eh bien, continua le cardinal d'un air indiffÊrent, il ne s'agirait,
pour le moment, par exemple, que de trouver une femme, belle, jeune,
adroite, qui eÙt Á se venger elle-mËme du duc. Une pareille femme peut se
rencontrer : le duc est homme Á bonnes fortunes, et, s'il a semÊ bien des
amours par ses promesses de constance Êternelle, il a dÙ semer bien des
haines aussi par ses Êternelles infidÊlitÊs.
-- Sans doute, dit froidement Milady, une pareille femme peut se
rencontrer.
-- Eh bien, une pareille femme, qui mettrait le couteau de Jacques
ClÊment ou de Ravaillac aux mains d'un fanatique, sauverait la France.
-- Oui, mais elle serait la complice d'un assassinat.
-- A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de Jacques ClÊment
?
-- Non, car peut-Ëtre Êtaient-ils placÊs trop haut pour qu'on os×t les
aller chercher lÁ oÝ ils Êtaient : on ne brÙlerait pas le Palais de Justice
pour tout le monde, Monseigneur.
-- Vous croyez donc que l'incendie du Palais de Justice a une cause
autre que celle du hasard ? demanda Richelieu du ton dont il eÙt fait une
question sans aucune importance.
-- Moi, Monseigneur, rÊpondit Milady, je ne crois rien, je cite un
fait, voilÁ tout ; seulement, je dis que si je m'appelais Mlle de Monpensier
ou la reine Marie de MÊdicis, je prendrais moins de prÊcautions que j'en
prends, m'appelant tout simplement Lady Clarick.
-- C'est juste, dit Richelieu, et que voudriez-vous donc ?
-- Je voudrais un ordre qui ratifi×t d'avance tout ce que je croirai
devoir faire pour le plus grand bien de la France.
-- Mais il faudrait d'abord trouver la femme que j'ai dit, et qui
aurait Á se venger du duc.
-- Elle est trouvÊe, dit Milady.
-- Puis il faudrait trouver ce misÊrable fanatique qui servira
d'instrument Á la justice de Dieu.
-- On le trouvera.
-- Eh bien, dit le duc, alors il sera temps de rÊclamer l'ordre que
vous demandiez tout Á l'heure.
-- Votre Eminence a raison, dit Milady, et c'est moi qui ai eu tort de
voir dans la mission dont elle m'honore autre chose que ce qui est
rÊellement, c'est-Á-dire d'annoncer Á Sa Gr×ce, de la part de Son Eminence,
que vous connaissez les diffÊrents dÊguisements Á l'aide desquels il est
parvenu Á se rapprocher de la reine pendant la fËte donnÊe par Mme la
connÊtable ; que vous avez les preuves de l'entrevue accordÊe au Louvre par
la reine Á certain astrologue italien qui n'est autre que le duc de
Buckingham ; que vous avez commandÊ un petit roman, des plus spirituels, sur
l'aventure d'Amiens, avec plan du jardin oÝ cette aventure s'est passÊe et
portraits des acteurs qui y ont figurÊ ; que Montaigu est Á la Bastille, et
que la torture peut lui faire dire des choses dont il se souvient et mËme
des choses qu'il aurait oubliÊes ; enfin, que vous possÊdez certaine lettre
de Mme de Chevreuse, trouvÊe dans le logis de Sa Gr×ce, qui compromet
singuliÉrement, non seulement celle qui l'a Êcrite, mais encore celle au nom
de qui elle a ÊtÊ Êcrite. Puis, s'il persiste malgrÊ tout cela, comme c'est
Á ce que je viens de dire que se borne ma mission, je n'aurai plus qu'Á
prier Dieu de faire un miracle pour sauver la France. C'est bien cela,
n'est-ce pas, Monseigneur, et je n'ai pas autre chose Á faire ?
-- C'est bien cela, reprit sÉchement le cardinal.
-- Et maintenant, dit Milady sans paraÏtre remarquer le changement de
ton du duc Á son Êgard, maintenant que j'ai reÚu les instructions de Votre
Eminence Á propos de ses ennemis, Monseigneur me permettra- t-il de lui dire
deux mots des miens ?
-- Vous avez donc des ennemis ? demanda Richelieu.
-- Oui, Monseigneur ; des ennemis contre lesquels vous me devez tout
votre appui, car je me les suis faits en servant Votre Eminence.
-- Et lesquels ? rÊpliqua le duc.
-- D'abord une petite intrigante du nom de Bonacieux.
-- Elle est dans la prison de Mantes.
-- C'est-Á-dire qu'elle y Êtait, reprit Milady, mais la reine a surpris
un ordre du roi, Á l'aide duquel elle l'a fait transporter dans un couvent.
-- Dans un couvent ? dit le duc.
-- Oui, dans un couvent.
-- Et dans lequel ?
-- Je l'ignore, le secret a ÊtÊ bien gardÊ...
-- Je le saurai, moi !
-- Et Votre Eminence me dira dans quel couvent est cette femme ?
-- Je n'y vois pas d'inconvÊnient, dit le cardinal.
-- Bien ; maintenant j'ai un autre ennemi bien autrement Á craindre
pour moi que cette petite Mme Bonacieux.
-- Et lequel ?
-- Son amant.
-- Comment s'appelle-t-il ?
-- Oh ! Votre Eminence le connaÏt bien, s'Êcria Milady emportÊe par la
colÉre, c'est notre mauvais gÊnie Á tous deux ; c'est celui qui, dans une
rencontre avec les gardes de Votre Eminence, a dÊcidÊ la victoire en faveur
des mousquetaires du roi ; c'est celui qui a donnÊ trois coups d'ÊpÊe Á de
Wardes, votre Êmissaire, et qui a fait Êchouer l'affaire des ferrets ; c'est
celui enfin qui, sachant que c'Êtait moi qui lui avais enlevÊ Mme Bonacieux,
a jurÊ ma mort.
-- Ah ! ah ! dit le cardinal, je sais de qui vous voulez parler.
-- Je veux parler de ce misÊrable d'Artagnan.
-- C'est un hardi compagnon, dit le cardinal.
-- Et c'est justement parce que c'est un hardi compagnon qu'il n'en est
que plus Á craindre.
-- Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de ses intelligences avec
Buckingham.
-- Une preuve ! s'Êcria Milady, j'en aurai dix.
-- Eh bien, alors ! c'est la chose la plus simple du monde, ayez-moi
cette preuve et je l'envoie Á la Bastille.
-- Bien, Monseigneur ! mais ensuite ?
-- Quand on est Á la Bastille, il n'y a pas d' ensuite , dit le
cardinal d'une voix sourde. Ah ! pardieu, continua-t-il, s'il m'Êtait aussi
facile de me dÊbarrasser de mon ennemi qu'il m'est facile de me dÊbarrasser
des vÆtres, et si c'Êtait contre de pareilles gens que vous me demandiez
l'impunitÊ !...
-- Monseigneur, reprit Milady, troc pour troc, existence pour
existence, homme pour homme ; donnez-moi celui-lÁ, je vous donne l'autre.
-- Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit le cardinal, et ne
veux mËme pas le savoir ; mais j'ai le dÊsir de vous Ëtre agrÊable et ne
vois aucun inconvÊnient Á vous donner ce que vous demandez Á l'Êgard d'une
si infime crÊature ; d'autant plus, comme vous me le dites, que ce petit
d'Artagnan est un libertin, un duelliste, un traÏtre.
-- Un inf×me, Monseigneur, un inf×me !
-- Donnez-moi donc du papier, une plume et de l'encre, dit le cardinal.
-- En voici, Monseigneur. "
Il se fit un instant de silence qui prouvait que le cardinal Êtait
occupÊ Á chercher les termes dans lesquels devait Ëtre Êcrit le billet, ou
mËme Á l'Êcrire. Athos, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation,
prit ses deux compagnons chacun par une main et les conduisit Á l'autre bout
de la chambre.
" Eh bien, dit Porthos, que veux-tu, et pourquoi ne nous laisses-tu pas
Êcouter la fin de la conversation ?
-- Chut ! dit Athos parlant Á voix basse, nous en avons entendu tout ce
qu'il est nÊcessaire que nous entendions ; d'ailleurs je ne vous empËche pas
d'Êcouter le reste, mais il faut que je sorte.
-- Il faut que tu sortes ! dit Porthos ; mais si le cardinal te
demande, que rÊpondrons-nous ?
-- Vous n'attendrez pas qu'il me demande, vous lui direz les premiers
que je suis parti en Êclaireur parce que certaines paroles de notre hÆte
m'ont donnÊ Á penser que le chemin n'Êtait pas sÙr ; j'en toucherai d'abord
deux mots Á l'Êcuyer du cardinal ; le reste me regarde, ne vous en inquiÊtez
pas.
-- Soyez prudent, Athos ! dit Aramis.
-- Soyez tranquille, rÊpondit Athos, vous le savez, j'ai du sang-froid.
"
Porthos et Aramis allÉrent reprendre leur place prÉs du tuyau de poËle.
Quant Á Athos, il sortit sans aucun mystÉre, alla prendre son cheval
attachÊ avec ceux de ses deux amis aux tourniquets des contrevents,
convainquit en quatre mots l'Êcuyer de la nÊcessitÊ d'une avant-garde pour
le retour, visita avec affectation l'amorce de ses pistolets, mit l'ÊpÊe aux
dents et suivit, en enfant perdu, la route qui conduisait au camp.
CHAPITRE XLV. SCENE CONJUGALE
Comme l'avait prÊvu Athos, le cardinal ne tarda point Á descendre ; il
ouvrit la porte de la chambre oÝ Êtaient entrÊs les mousquetaires, et trouva
Porthos faisant une partie de dÊs acharnÊe avec Aramis. D'un coup d'oeil
rapide, il fouilla tous les coins de la salle, et vit qu'un de ses hommes
lui manquait.
" Qu'est devenu M. Athos ? demanda-t-il.
-- Monseigneur, rÊpondit Porthos, il est parti en Êclaireur sur
quelques propos de notre hÆte, qui lui ont fait croire que la route n'Êtait
pas sÙre.
-- Et vous, qu'avez-vous fait, Monsieur Porthos ?
-- J'ai gagnÊ cinq pistoles Á Aramis.
-- Et maintenant, vous pouvez revenir avec moi ?
-- Nous sommes aux ordres de Votre Eminence.
-- A cheval donc, Messieurs, car il se fait tard. "
L'Êcuyer Êtait Á la porte, et tenait en bride le cheval du cardinal. Un
peu plus loin, un groupe de deux hommes et de trois chevaux apparaissait
dans l'ombre ; ces deux hommes Êtaient ceux qui devaient conduire Milady au
fort de La Pointe, et veiller Á son embarquement.
L'Êcuyer confirma au cardinal ce que les deux mousquetaires lui avaient
dÊjÁ dit Á propos d'Athos. Le cardinal fit un geste approbateur, et reprit
la route, s'entourant au retour des mËmes prÊcautions qu'il avait prises au
dÊpart.
Laissons-le suivre le chemin du camp, protÊgÊ par l'Êcuyer et les deux
mousquetaires, et revenons Á Athos.
Pendant une centaine de pas, il avait marchÊ de la mËme allure ; mais,
une fois hors de vue, il avait lancÊ son cheval Á droite, avait fait un
dÊtour, et Êtait revenu Á une vingtaine de pas, dans le taillis, guetter le
passage de la petite troupe ; ayant reconnu les chapeaux bordÊs de ses
compagnons et la frange dorÊe du manteau de M. le cardinal, il attendit que
les cavaliers eussent tournÊ l'angle de la route, et, les ayant perdus de
vue, il revint au galop Á l'auberge, qu'on lui ouvrit sans difficultÊ.
L'hÆte le reconnut.
" Mon officier, dit Athos, a oubliÊ de faire Á la dame du premier une
recommandation importante, il m'envoie pour rÊparer son oubli.
-- Montez, dit l'hÆte, elle est encore dans sa chambre. "
Athos profita de la permission, monta l'escalier de son pas le plus
lÊger, arriva sur le carrÊ, et, Á travers la porte entrouverte, il vit
Milady qui attachait son chapeau.
Il entra dans la chambre, et referma la porte derriÉre lui.
Au bruit qu'il fit en repoussant le verrou, Milady se retourna.
Athos Êtait debout devant la porte, enveloppÊ dans son manteau, son
chapeau rabattu sur ses yeux.
En voyant cette figure muette et immobile comme une statue, Milady eut
peur.
" Qui Ëtes-vous ? et que demandez-vous ? " s'Êcria-t-elle.
-- Allons, c'est bien elle ! " murmura Athos.
Et, laissant tomber son manteau, et relevant son feutre, il s'avanÚa
vers Milady.
" Me reconnaissez-vous, Madame ? " dit-il.
Milady fit un pas en avant, puis recula comme Á la vue d'un serpent.
" Allons, dit Athos, c'est bien, je vois que vous me reconnaissez.
-- Le comte de La FÉre ! murmura Milady en p×lissant et en reculant
jusqu'Á ce que la muraille l'empËch×t d'aller plus loin.
-- Oui, Milady, rÊpondit Athos, le comte de La FÉre en personne, qui
revient tout exprÉs de l'autre monde pour avoir le plaisir de vous voir.
Asseyons-nous donc, et causons, comme dit Monseigneur le cardinal. "
Milady, dominÊe par une terreur inexprimable, s'assit sans profÊrer une
seule parole.
" Vous Ëtes donc un dÊmon envoyÊ sur la terre ? dit Athos. Votre
puissance est grande, je le sais ; mais vous savez aussi qu'avec l'aide de
Dieu les hommes ont souvent vaincu les dÊmons les plus terribles. Vous vous
Ëtes dÊjÁ trouvÊe sur mon chemin, je croyais vous avoir terrassÊe, Madame ;
mais, ou je me trompais, ou l'enfer vous a ressuscitÊe. "
Milady, Á ces paroles qui lui rappelaient des souvenirs effroyables,
baissa la tËte avec un gÊmissement sourd.
" Oui, l'enfer vous a ressuscitÊe, reprit Athos, l'enfer vous a faite
riche, l'enfer vous a donnÊ un autre nom, l'enfer vous a presque refait mËme
un autre visage ; mais il n'a effacÊ ni les souillures de votre ×me, ni la
flÊtrissure de votre corps. "
Milady se leva comme mue par un ressort, et ses yeux lancÉrent des
Êclairs. Athos resta assis.
" Vous me croyiez mort, n'est-ce pas, comme je vous croyais morte ? et
ce nom d'Athos avait cachÊ le comte de La FÉre, comme le nom de Milady
Clarick avait cachÊ Anne de Breuil ! N'Êtait-ce pas ainsi que vous vous
appeliez quand votre honorÊ frÉre nous a mariÊs ? Notre position est
vraiment Êtrange, poursuivit Athos en riant ; nous n'avons vÊcu jusqu'Á
prÊsent l'un et l'autre que parce que nous nous croyions morts, et qu'un
souvenir gËne moins qu'une crÊature, quoique ce soit chose dÊvorante parfois
qu'un souvenir !
-- Mais enfin, dit Milady d'une voix sourde, qui vous ramÉne vers moi ?
et que me voulez-vous ?
-- Je veux vous dire que, tout en restant invisible Á vos yeux, je ne
vous ai pas perdue de vue, moi !
-- Vous savez ce que j'ai fait ?
-- Je puis vous raconter jour par jour vos actions, depuis votre entrÊe
au service du cardinal jusqu'Á ce soir. "
Un sourire d'incrÊdulitÊ passa sur les lÉvres p×les de Milady.
" Ecoutez : c'est vous qui avez coupÊ les deux ferrets de diamants sur
l'Êpaule du duc de Buckingham ; c'est vous qui avez fait enlever Mme
Bonacieux ; c'est vous qui, amoureuse de de Wardes, et croyant passer la
nuit avec lui, avez ouvert votre porte Á M. d'Artagnan ; c'est vous qui,
croyant que de Wardes vous avait trompÊe, avez voulu le faire tuer par son
rival ; c'est vous qui, lorsque ce rival eut dÊcouvert votre inf×me secret,
avez voulu le faire tuer Á son tour par deux assassins que vous avez envoyÊs
Á sa poursuite ; c'est vous qui, voyant que les balles avaient manquÊ leur
coup, avez envoyÊ du vin empoisonnÊ avec une fausse lettre, pour faire
croire Á votre victime que ce vin venait de ses amis ; c'est vous, enfin,
qui venez lÁ, dans cette chambre, assise sur cette chaise oÝ je suis, de
prendre avec le cardinal de Richelieu l'engagement de faire assassiner le
duc de Buckingham, en Êchange de la promesse qu'il vous a faite de vous
laisser assassiner d'Artagnan. "
Milady Êtait livide.
" Mais vous Ëtes donc Satan ? dit-elle.
-- Peut-Ëtre, dit Athos ; mais, en tout cas, Êcoutez bien ceci :
Assassinez ou faites assassiner le duc de Buckingham, peu m'importe ! je ne
le connais pas : d'ailleurs c'est un Anglais ; mais ne touchez pas du bout
du doigt Á un seul cheveu de d'Artagnan, qui est un fidÉle ami que j'aime et
que je dÊfends, ou, je vous le jure par la tËte de mon pÉre, le crime que
vous aurez commis sera le dernier.
-- M. d'Artagnan m'a cruellement offensÊe, dit Milady d'une voix
sourde, M. d'Artagnan mourra.
-- En vÊritÊ, cela est-il possible qu'on vous offense, Madame ? dit en
riant Athos ; il vous a offensÊe, et il mourra ?
-- Il mourra, reprit Milady ; elle d'abord, lui ensuite. "
Athos fut saisi comme d'un vertige : la vue de cette crÊature, qui
n'avait rien d'une femme, lui rappelait des souvenirs terribles ; il pensa
qu'un jour, dans une situation moins dangereuse que celle oÝ il se trouvait,
il avait dÊjÁ voulu la sacrifier Á son honneur ; son dÊsir de meurtre lui
revint brÙlant et l'envahit comme une fiÉvre ardente : il se leva Á son
tour, porta la main Á sa ceinture, en tira un pistolet et l'arma.
Milady, p×le comme un cadavre, voulut crier, mais sa langue glacÊe ne
put profÊrer qu'un son rauque qui n'avait rien de la parole humaine et qui
semblait le r×le d'une bËte fauve ; collÊe contre la sombre tapisserie, elle
apparaissait, les cheveux Êpars, comme l'image effrayante de la terreur.
Athos leva lentement son pistolet, Êtendit le bras de maniÉre que
l'arme touch×t presque le front de Milady, puis, d'une voix d'autant plus
terrible qu'elle avait le calme suprËme d'une inflexible rÊsolution :
" Madame, dit-il, vous allez Á l'instant mËme me remettre le papier que
vous a signÊ le cardinal, ou, sur mon ×me, je vous fais sauter la cervelle.
"
Avec un autre homme Milady aurait pu conserver quelque doute, mais elle
connaissait Athos ; cependant elle resta immobile.
" Vous avez une seconde pour vous dÊcider " , dit-il.
Milady vit Á la contraction de son visage que le coup allait partir ;
elle porta vivement la main Á sa poitrine, en tira un papier et le tendit Á
Athos.
" Tenez, dit-elle, et soyez maudit ! "
Athos prit le papier, repassa le pistolet Á sa ceinture, s'approcha de
la lampe pour s'assurer que c'Êtait bien celui-lÁ, le dÊplia et lut :
" C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le porteur du
prÊsent a fait ce qu'il a fait. "
" 3 dÊcembre 1627 "
" RICHELIEU "
" Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et en replaÚant son
feutre sur sa tËte, maintenant que je t'ai arrachÊ les dents, vipÉre, mords
si tu peux. "
Et il sortit de la chambre sans mËme regarder en arriÉre.
A la porte il trouva les deux hommes et le cheval qu'ils tenaient en
main.
" Messieurs, dit-il, l'ordre de Monseigneur, vous le savez, est de
conduire cette femme, sans perdre de temps, au fort de La Pointe et de ne la
quitter que lorsqu'elle sera Á bord. "
Comme ces paroles s'accordaient effectivement avec l'ordre qu'ils
avaient reÚu, ils inclinÉrent la tËte en signe d'assentiment.
Quant Á Athos, il se mit lÊgÉrement en selle et partit au galop ;
seulement, au lieu de suivre la route, il prit Á travers champs, piquant
avec vigueur son cheval et de temps en temps s'arrËtant pour Êcouter.
Dans une de ces haltes, il entendit sur la route le pas de plusieurs
chevaux. Il ne douta point que ce ne fÙt le cardinal et son escorte.
AussitÆt il fit une nouvelle pointe en avant, bouchonna son cheval avec de
la bruyÉre et des feuilles d'arbres, et vint se mettre en travers de la
route Á deux cents pas du camp Á peu prÉs.
" Qui vive ? cria-t-il, de loin quand il aperÚut les cavaliers.
-- C'est notre brave mousquetaire, je crois, dit le cardinal.
-- Oui, Monseigneur, rÊpondit Athos. C'est lui-mËme.
-- Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez tous mes remerciements pour
la bonne garde que vous nous avez faite ; Messieurs, nous voici arrivÊs :
prenez la porte Á gauche, le mot d'ordre est Roi et RÊ . "
En disant ces mots, le cardinal salua de la tËte les trois amis, et
prit Á droite suivi de son Êcuyer ; car, cette nuit-lÁ, lui-mËme couchait au
camp.
" Eh bien, dirent ensemble Porthos et Aramis lorsque le cardinal fut
hors de la portÊe de la voix, eh bien ! il a signÊ le papier qu'elle
demandait.
-- Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque le voici. "
Et les trois amis n'ÊchangÉrent plus une seule parole jusqu'Á leur
quartier, exceptÊ pour donner le mot d'ordre aux sentinelles.
Seulement, on envoya Mousqueton dire Á Planchet que son maÏtre Êtait
priÊ, en relevant de tranchÊe, de se rendre Á l'instant mËme au logis des
mousquetaires.
D'un autre cÆtÊ, comme l'avait prÊvu Athos, Milady, en retrouvant Á la
porte les hommes qui l'attendaient, ne fit aucune difficultÊ de les suivre ;
elle avait bien eu l'envie un instant de se faire reconduire devant le
cardinal et de lui tout raconter, mais une rÊvÊlation de sa part amenait une
rÊvÊlation de la part d'Athos : elle dirait bien qu'Athos l'avait pendue,
mais Athos dirait qu'elle Êtait marquÊe ; elle pensa qu'il valait donc
encore mieux garder le silence, partir discrÉtement, accomplir avec son
habiletÊ ordinaire la mission difficile dont elle s'Êtait chargÊe, puis,
toutes les choses accomplies Á la satisfaction du cardinal, venir lui
rÊclamer sa vengeance.
En consÊquence, aprÉs avoir voyagÊ toute la nuit, Á sept heures du
matin elle Êtait au fort de La Pointe, Á huit heures elle Êtait embarquÊe,
et Á neuf heures le b×timent, qui, avec des lettres de marque du cardinal,
Êtait censÊ Ëtre en partance pour Bayonne, levait l'ancre et faisait voile
pour l'Angleterre.
CHAPITRE XLVI. LE BASTION SAINT-GERVAIS
En arrivant chez ses trois amis, d'Artagnan les trouva rÊunis dans la
mËme chambre : Athos rÊflÊchissait, Porthos frisait sa moustache, Aramis
disait ses priÉres dans un charmant petit livre d'heures reliÊ en velours
bleu.
" Pardieu, Messieurs ! dit-il, j'espÉre que ce que vous avez Á me dire
en vaut la peine, sans cela je vous prÊviens que je ne vous pardonnerai pas
de m'avoir fait venir, au lieu de me laisser reposer aprÉs une nuit passÊe Á
prendre et Á dÊmanteler un bastion. Ah ! que n'Êtiez-vous lÁ, Messieurs ! il
y a fait chaud !
-- Nous Êtions ailleurs, oÝ il ne faisait pas froid non plus ! rÊpondit
Porthos tout en faisant prendre Á sa moustache un pli qui lui Êtait
particulier.
-- Chut ! dit Athos.
-- Oh ! oh ! fit d'Artagnan comprenant le lÊger froncement de sourcils
du mousquetaire, il paraÏt qu'il y a du nouveau ici.
-- Aramis, dit Athos, vous avez ÊtÊ dÊjeuner avant-hier Á l'auberge du
Parpaillot, je crois ?
-- Oui.
-- Comment est-on lÁ ?
-- Mais, j'y ai fort mal mangÊ pour mon compte, avant-hier Êtait un
jour maigre, et ils n'avaient que du gras.
-- Comment ! dit Athos, dans un port de mer ils n'ont pas de poisson ?
-- Ils disent, reprit Aramis en se remettant Á sa pieuse lecture, que
la digue que fait b×tir M. le cardinal le chasse en pleine mer.
-- Mais, ce n'est pas cela que je vous demandais, Aramis, reprit Athos
; je vous demandais si vous aviez ÊtÊ bien libre, et si personne ne vous
avait dÊrangÊ ?
-- Mais il me semble que nous n'avons pas eu trop d'importuns ; oui, au
fait, pour ce que vous voulez dire, Athos, nous serons assez bien au
Parpaillot.
-- Allons donc au Parpaillot, dit Athos, car ici les murailles sont
comme des feuilles de papier. "
D'Artagnan, qui Êtait habituÊ aux maniÉres de faire de son ami, et qui
reconnaissait tout de suite Á une parole, Á un geste, Á un signe de lui, que
les circonstances Êtaient graves, prit le bras d'Athos et sortit avec lui
sans rien dire ; Porthos suivit en devisant avec Aramis.
En route, on rencontra Grimaud, Athos lui fit signe de suivre ;
Grimaud, selon son habitude, obÊit en silence ; le pauvre garÚon avait Á peu
prÉs fini par dÊsapprendre de parler.
On arriva Á la buvette du Parpaillot : il Êtait sept heures du matin,
le jour commenÚait Á paraÏtre ; les trois amis commandÉrent Á dÊjeuner, et
entrÉrent dans une salle oÝ, au dire de l'hÆte, ils ne devaient pas Ëtre
dÊrangÊs.
Malheureusement l'heure Êtait mal choisie pour un conciliabule ; on
venait de battre la diane, chacun secouait le sommeil de la nuit, et, pour
chasser l'air humide du matin, venait boire la goutte Á la buvette :
dragons, Suisses, gardes, mousquetaires, chevau-lÊgers se succÊdaient avec
une rapiditÊ qui devait trÉs bien faire les affaires de l'hÆte, mais qui
remplissait fort mal les vues des quatre amis. Aussi rÊpondaient-ils d'une
maniÉre fort maussade aux saluts, aux toasts et aux lazzi de leurs
compagnons.
" Allons ! dit Athos, nous allons nous faire quelque bonne querelle, et
nous n'avons pas besoin de cela en ce moment. D'Artagnan, racontez- nous
votre nuit ; nous vous raconterons la nÆtre aprÉs.
-- En effet, dit un chevau-lÊger qui se dandinait en tenant Á la main
un verre d'eau-de-vie qu'il dÊgustait lentement ; en effet, vous Êtiez de
tranchÊe cette nuit, Messieurs les gardes, et il me semble que vous avez eu
maille Á partir avec les Rochelois ? "
D'Artagnan regarda Athos pour savoir s'il devait rÊpondre Á cet intrus
qui se mËlait Á la conversation.
" Eh bien, dit Athos, n'entends-tu pas M. de Busigny qui te fait
l'honneur de t'adresser la parole ? Raconte ce qui s'est passÊ cette nuit,
puisque ces Messieurs dÊsirent le savoir.
-- N'avre-bous bas bris un pastion ? demanda un Suisse qui buvait du
rhum dans un verre Á biÉre.
-- Oui, Monsieur, rÊpondit d'Artagnan en s'inclinant, nous avons eu cet
honneur, nous avons mËme, comme vous avez pu l'entendre, introduit sous un
des angles un baril de poudre qui, en Êclatant, a fait une fort jolie brÉche
; sans compter que, comme le bastion n'Êtait pas d'hier, tout le reste de la
b×tisse s'en est trouvÊ fort ÊbranlÊ.
-- Et quel bastion est-ce ? demanda un dragon qui tenait enfilÊe Á son
sabre une oie qu'il apportait pour qu'on la fÏt cuire.
-- Le bastion Saint-Gervais, rÊpondit d'Artagnan, derriÉre lequel les
Rochelois inquiÊtaient nos travailleurs.
-- Et l'affaire a ÊtÊ chaude ?
-- Mais, oui ; nous y avons perdu cinq hommes, et les Rochelois huit ou
dix.
-- Balzampleu ! fit le Suisse, qui, malgrÊ l'admirable collection de
jurons que possÉde la langue allemande, avait pris l'habitude de jurer en
franÚais.
-- Mais il est probable, dit le chevau-lÊger, qu'ils vont, ce matin,
envoyer des pionniers pour remettre le bastion en Êtat.
-- Oui, c'est probable, dit d'Artagnan.
-- Messieurs, dit Athos, un pari !
-- Ah ! woui ! un bari ! dit le Suisse.
-- Lequel ? demanda le chevau-lÊger.
-- Attendez, dit le dragon en posant son sabre comme une broche sur les
deux grands chenets de fer qui soutenaient le feu de la cheminÊe, j'en suis.
HÆtelier de malheur ! une lÉchefrite tout de suite, que je ne perde pas une
goutte de la graisse de cette estimable volaille.
-- Il avre raison, dit le Suisse, la graisse t'oie, il est trÉs ponne
avec des gonfitures.
-- LÁ ! dit le dragon. Maintenant, voyons le pari ! Nous Êcoutons,
Monsieur Athos !
-- Oui, le pari ! dit le chevau-lÊger.
-- Eh bien, Monsieur de Busigny, je parie avec vous, dit Athos, que mes
trois compagnons, MM. Porthos, Aramis, d'Artagnan et moi, nous allons
dÊjeuner dans le bastion Saint-Gervais et que nous y tenons une heure,
montre Á la main, quelque chose que l'ennemi fasse pour nous dÊloger. "
Porthos et Aramis se regardÉrent, ils commenÚaient Á comprendre.
" Mais, dit d'Artagnan en se penchant Á l'oreille d'Athos, tu vas nous
faire tuer sans misÊricorde.
-- Nous sommes bien plus tuÊs, rÊpondit Athos, si nous n'y allons pas.
-- Ah ! ma foi ! Messieurs, dit Porthos en se renversant sur sa chaise
et frisant sa moustache, voici un beau pari, j'espÉre.
-- Aussi je l'accepte, dit M. de Busigny ; maintenant il s'agit de
fixer l'enjeu.
-- Mais vous Ëtes quatre, Messieurs, dit Athos, nous sommes quatre ; un
dÏner Á discrÊtion pour huit, cela vous va-t-il ?
-- A merveille, reprit M. de Busigny.
-- Parfaitement, dit le dragon.
-- Ca me fa " , dit le Suisse.
Le quatriÉme auditeur, qui, dans toute cette conversation, avait jouÊ
un rÆle muet, fit un signe de la tËte en signe qu'il acquiesÚait Á la
proposition.
" Le dÊjeuner de ces Messieurs est prËt, dit l'hÆte.
-- Eh bien, apportez-le " , dit Athos.
L'hÆte obÊit. Athos appela Grimaud, lui montra un grand panier qui
gisait dans un coin et fit le geste d'envelopper dans les serviettes les
viandes apportÊes.
Grimaud comprit Á l'instant mËme qu'il s'agissait d'un dÊjeuner sur
l'herbe, prit le panier, empaqueta les viandes, y joignit les bouteilles et
prit le panier Á son bras.
" Mais oÝ allez-vous manger mon dÊjeuner ? dit l'hÆte.
-- Que vous importe, dit Athos, pourvu qu'on vous le paie ? "
Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la table.
" Faut-il vous rendre, mon officier ? dit l'hÆte.
-- Non ; ajoute seulement deux bouteilles de vin de Champagne et la
diffÊrence sera pour les serviettes. "
L'hÆte ne faisait pas une aussi bonne affaire qu'il l'avait cru
d'abord, mais il se rattrapa en glissant aux quatre convives deux bouteilles
de vin d'Anjou au lieu de deux bouteilles de vin de Champagne.
" Monsieur de Busigny, dit Athos, voulez-vous bien rÊgler votre montre
sur la mienne, ou me permettre de rÊgler la mienne sur la vÆtre ?
-- A merveille, Monsieur ! dit le chevau-lÊger en tirant de son gousset
une fort belle montre entourÊe de diamants ; sept heures et demie, dit- il.
-- Sept heures trente-cinq minutes, dit Athos ; nous saurons que
j'avance de cinq minutes sur vous, Monsieur. "
Et, saluant les assistants Êbahis, les quatre jeunes gens prirent le
chemin du bastion Saint-Gervais, suivis de Grimaud, qui portait le panier,
ignorant oÝ il allait, mais, dans l'obÊissance passive dont il avait pris
l'habitude avec Athos, ne songeait pas mËme Á le demander.
Tant qu'ils furent dans l'enceinte du camp, les quatre amis
n'ÊchangÉrent pas une parole ; d'ailleurs ils Êtaient suivis par les
curieux, qui, connaissant le pari engagÊ, voulaient savoir comment ils s'en
tireraient.
Mais une fois qu'ils eurent franchi la ligne de circonvallation et
qu'ils se trouvÉrent en plein air, d'Artagnan, qui ignorait complÉtement ce
dont il s'agissait, crut qu'il Êtait temps de demander une explication.
" Et maintenant, mon cher Athos, dit-il, faites-moi l'amitiÊ de
m'apprendre oÝ nous allons ?
-- Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons au bastion.
-- Mais qu'y allons-nous faire ?
-- Vous le savez bien, nous y allons dÊjeuner.
-- Mais pourquoi n'avons-nous pas dÊjeunÊ au Parpaillot ?
-- Parce que nous avons des choses fort importantes Á nous dire, et
qu'il Êtait impossible de causer cinq minutes dans cette auberge avec tous
ces importuns qui vont, qui viennent, qui saluent, qui accostent ; ici, du
moins, continua Athos en montrant le bastion, on ne viendra pas nous
dÊranger.
-- Il me semble, dit d'Artagnan avec cette prudence qui s'alliait si
bien et si naturellement chez lui Á une excessive bravoure, il me semble que
nous aurions pu trouver quelque endroit ÊcartÊ dans les dunes, au bord de la
mer.
-- OÝ l'on nous aurait vus confÊrer tous les quatre ensemble, de sorte
qu'au bout d'un quart d'heure le cardinal eÙt ÊtÊ prÊvenu par ses espions
que nous tenions conseil.
-- Oui, dit Aramis, Athos a raison : Animadvertuntur in desertis .
-- Un dÊsert n'aurait pas ÊtÊ mal, dit Porthos, mais il s'agissait de
le trouver.
-- Il n'y a pas de dÊsert oÝ un oiseau ne puisse passer au-dessus de la
tËte, oÝ un poisson ne puisse sauter au-dessus de l'eau, oÝ un lapin ne
puisse partir de son gÏte, et je crois qu'oiseau, poisson, lapin, tout s'est
fait espion du cardinal. Mieux vaut donc poursuivre notre entreprise, devant
laquelle d'ailleurs nous ne pouvons plus reculer sans honte ; nous avons
fait un pari, un pari qui ne pouvait Ëtre prÊvu, et dont je dÊfie qui que ce
soit de deviner la vÊritable cause : nous allons, pour le gagner, tenir une
heure dans le bastion. Ou nous serons attaquÊs, ou nous ne le serons pas. Si
nous ne le sommes pas, nous aurons tout le temps de causer et personne ne
nous entendra, car je rÊponds que les murs de ce bastion n'ont pas
d'oreilles ; si nous le sommes, nous causerons de nos affaires tout de mËme,
et de plus, tout en nous dÊfendant, nous nous couvrons de gloire. Vous voyez
bien que tout est bÊnÊfice.
-- Oui, dit d'Artagnan, mais nous attraperons indubitablement une
balle.
-- Eh ! mon cher, dit Athos, vous savez bien que les balles les plus Á
craindre ne sont pas celles de l'ennemi.
-- Mais il me semble que pour une pareille expÊdition, nous aurions dÙ
au moins emporter nos mousquets.
-- Vous Ëtes un niais, ami Porthos ; pourquoi nous charger d'un fardeau
inutile ?
-- Je ne trouve pas inutile en face de l'ennemi un bon mousquet de
calibre, douze cartouches et une poire Á poudre.
-- Oh ! bien, dit Athos, n'avez-vous pas entendu ce qu'a dit d'Artagnan
?
-- Qu'a dit d'Artagnan ? demanda Porthos.
-- D'Artagnan a dit que dans l'attaque de cette nuit il y avait eu huit
ou dix FranÚais de tuÊs et autant de Rochelois.
-- AprÉs ?
-- On n'a pas eu le temps de les dÊpouiller, n'est-ce pas ? attendu
qu'on avait autre chose pour le moment de plus pressÊ Á faire.
-- Eh bien ?
-- Eh bien, nous allons trouver leurs mousquets, leurs poires Á poudre
et leurs cartouches, et au lieu de quatre mousquetons et de douze balles,
nous allons avoir une quinzaine de fusils et une centaine de coups Á tirer.
-- O Athos ! dit Aramis, tu es vÊritablement un grand homme ! "
Porthos inclina la tËte en signe d'adhÊsion.
D'Artagnan seul ne paraissait pas convaincu.
Sans doute Grimaud partageait les doutes du jeune homme ; car, voyant
que l'on continuait de marcher vers le bastion, chose dont il avait doutÊ
jusqu'alors, il tira son maÏtre par le pan de son habit.
" OÝ allons-nous ? " demanda-t-il par geste.
Athos lui montra le bastion.
" Mais, dit toujours dans le mËme dialecte le silencieux Grimaud, nous
y laisserons notre peau. "
Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel.
Grimaud posa son panier Á terre et s'assit en secouant la tËte.
Athos prit Á sa ceinture un pistolet, regarda s'il Êtait bien amorcÊ,
l'arma et approcha le canon de l'oreille de Grimaud.
Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort.
Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher devant.
Grimaud obÊit.
Tout ce qu'avait gagnÊ le pauvre garÚon Á cette pantomime d'un instant,
c'est qu'il Êtait passÊ de l'arriÉre-garde Á l'avant-garde.
ArrivÊs au bastion, les quatre amis se retournÉrent.
Plus de trois cents soldats de toutes armes Êtaient assemblÊs Á la
porte du camp, et dans un groupe sÊparÊ on pouvait distinguer M. de Busigny,
le dragon, le Suisse et le quatriÉme parieur.
Athos Æta son chapeau, le mit au bout de son ÊpÊe et l'agita en l'air.
Tous les spectateurs lui rendirent son salut, accompagnant cette
politesse d'un grand hourra qui arriva jusqu'Á eux.
AprÉs quoi, ils disparurent tous quatre dans le bastion, oÝ les avait
dÊjÁ prÊcÊdÊs Grimaud.
CHAPITRE XLVII. LE CONSEIL DES MOUSQUETAIRES
Comme l'avait prÊvu Athos, le bastion n'Êtait occupÊ que par une
douzaine de morts tant FranÚais que Rochelois.
" Messieurs, dit Athos, qui avait pris le commandement de l'expÊdition,
tandis que Grimaud va mettre la table, commenÚons par recueillir les fusils
et les cartouches ; nous pouvons d'ailleurs causer tout en accomplissant
cette besogne. Ces Messieurs, ajouta-t-il en montrant les morts, ne nous
Êcoutent pas.
-- Mais nous pourrions toujours les jeter dans le fossÊ, dit Porthos,
aprÉs toutefois nous Ëtre assurÊs qu'ils n'ont rien dans leurs poches.
-- Oui, dit Aramis, c'est l'affaire de Grimaud.
-- Ah ! bien alors, dit d'Artagnan, que Grimaud les fouille et les
jette par-dessus les murailles.
-- Gardons-nous-en bien, dit Athos, ils peuvent nous servir.
-- Ces morts peuvent nous servir ? dit Porthos. Ah ÚÁ ! vous devenez
fou, cher ami.
-- Ne jugez pas tÊmÊrairement, disent l'Evangile et M. le cardinal,
rÊpondit Athos ; combien de fusils, Messieurs ?
-- Douze, rÊpondit Aramis.
-- Combien de coups Á tirer ?
-- Une centaine.
-- C'est tout autant qu'il nous en faut ; chargeons les armes. "
Les quatre mousquetaires se mirent Á la besogne. Comme ils achevaient
de charger le dernier fusil, Grimaud fit signe que le dÊjeuner Êtait servi.
Athos rÊpondit, toujours par geste, que c'Êtait bien, et indiqua Á
Grimaud une espÉce de poivriÉre oÝ celui-ci comprit qu'il se devait tenir en
sentinelle. Seulement, pour adoucir l'ennui de la faction, Athos lui permit
d'emporter un pain, deux cÆtelettes et une bouteille de vin.
" Et maintenant, Á table " , dit Athos.
Les quatre amis s'assirent Á terre, les jambes croisÊes, comme les
Turcs ou comme les tailleurs.
" Ah ! maintenant, dit d'Artagnan, que tu n'as plus la crainte d'Ëtre
entendu, j'espÉre que tu vas nous faire part de ton secret, Athos.
-- J'espÉre que je vous procure Á la fois de l'agrÊment et de la
gloire, Messieurs, dit Athos. Je vous ai fait faire une promenade charmante
; voici un dÊjeuner des plus succulents, et cinq cents personnes lÁ-bas,
comme vous pouvez les voir Á travers les meurtriÉres, qui nous prennent pour
des fous ou pour des hÊros, deux classes d'imbÊciles qui se ressemblent
assez.
-- Mais ce secret ? demanda d'Artagnan.
-- Le secret, dit Athos, c'est que j'ai vu Milady hier soir. "
D'Artagnan portait son verre Á ses lÉvres ; mais Á ce nom de Milady, la
main lui trembla si fort, qu'il le posa Á terre pour ne pas en rÊpandre le
contenu.
" Tu as vu ta fem...
-- Chut donc ! interrompit Athos : vous oubliez, mon cher, que ces
Messieurs ne sont pas initiÊs comme vous dans le secret de mes affaires de
mÊnage ; j'ai vu Milady.
-- Et oÝ cela ? demanda d'Artagnan.
-- A deux lieues d'ici Á peu prÉs, Á l'auberge du Colombier-Rouge.
-- En ce cas je suis perdu, dit d'Artagnan.
-- Non, pas tout Á fait encore, reprit Athos ; car, Á cette heure, elle
doit avoir quittÊ les cÆtes de France. "
D'Artagnan respira.
" Mais au bout du compte, demanda Porthos, qu'est-ce donc que cette
Milady ?
-- Une femme charmante, dit Athos en dÊgustant un verre de vin
mousseux. Canaille d'hÆtelier ! s'Êcria-t-il, qui nous donne du vin d'Anjou
pour du vin de Champagne, et qui croit que nous nous y laisserons prendre !
Oui, continua-t-il, une femme charmante qui a eu des bontÊs pour notre ami
d'Artagnan, qui lui a fait je ne sais quelle noirceur dont elle a essayÊ de
se venger, il y a un mois en voulant le faire tuer Á coups de mousquet, il y
a huit jours en essayant de l'empoisonner, et hier en demandant sa tËte au
cardinal.
-- Comment ! en demandant ma tËte au cardinal ? s'Êcria d'Artagnan,
p×le de terreur.
-- Ca, dit Porthos, c'est vrai comme l'Evangile ; je l'ai entendu de
mes deux oreilles.
-- Moi aussi, dit Aramis.
-- Alors, dit d'Artagnan en laissant tomber son bras avec
dÊcouragement, il est inutile de lutter plus longtemps ; autant que je me
brÙle la cervelle et que tout soit fini !
-- C'est la derniÉre sottise qu'il faut faire, dit Athos, attendu que
c'est la seule Á laquelle il n'y ait pas de remÉde.
-- Mais je n'en rÊchapperai jamais, dit d'Artagnan, avec des ennemis
pareils. D'abord mon inconnu de Meung ; ensuite de Wardes, Á qui j'ai donnÊ
trois coups d'ÊpÊe ; puis Milady, dont j'ai surpris le secret ; enfin, le
cardinal, dont j'ai fait Êchouer la vengeance.
-- Eh bien, dit Athos, tout cela ne fait que quatre, et nous sommes
quatre, un contre un. Pardieu ! si nous en croyons les signes que nous fait
Grimaud, nous allons avoir affaire Á un bien plus grand nombre de gens. Qu'y
a-t-il, Grimaud ? ConsidÊrant la gravitÊ de la circonstance, je vous permets
de parler, mon ami, mais soyez laconique je vous prie. Que voyez-vous ?
-- Une troupe.
-- De combien de personnes ?
-- De vingt hommes.
-- Quels hommes ?
-- Seize pionniers, quatre soldats.
-- A combien de pas sont-ils ?
-- A cinq cents pas.
-- Bon, nous avons encore le temps d'achever cette volaille et de boire
un verre de vin Á ta santÊ, d'Artagnan !
-- A ta santÊ ! rÊpÊtÉrent Porthos et Aramis.
-- Eh bien donc, Á ma santÊ ! quoique je ne croie pas que vos souhaits
me servent Á grand-chose.
-- Bah ! dit Athos, Dieu est grand, comme disent les sectateurs de
Mahomet, et l'avenir est dans ses mains. "
Puis, avalant le contenu de son verre, qu'il posa prÉs de lui, Athos se
leva nonchalamment, prit le premier fusil venu et s'approcha d'une
meurtriÉre.
Porthos, Aramis et d'Artagnan en firent autant. Quant Á Grimaud, il
reÚut l'ordre de se placer derriÉre les quatre amis afin de recharger les
armes.
Au bout d'un instant on vit paraÏtre la troupe ; elle suivait une
espÉce de boyau de tranchÊe qui Êtablissait une communication entre le
bastion et la ville.
" Pardieu ! dit Athos, c'est bien la peine de nous dÊranger pour une
vingtaine de drÆles armÊs de pioches, de hoyaux et de pelles ! Grimaud
n'aurait eu qu'Á leur faire signe de s'en aller, et je suis convaincu qu'ils
nous eussent laissÊs tranquilles.
-- J'en doute, observa d'Artagnan, car ils avancent fort rÊsolument de
ce cÆtÊ. D'ailleurs, il y a avec les travailleurs quatre soldats et un
brigadier armÊs de mousquets.
-- C'est qu'ils ne nous ont pas vus, reprit Athos.
-- Ma foi ! dit Aramis, j'avoue que j'ai rÊpugnance Á tirer sur ces
pauvres diables de bourgeois.
-- Mauvais prËtre, rÊpondit Porthos, qui a pitiÊ des hÊrÊtiques !
-- En vÊritÊ, dit Athos, Aramis a raison, je vais les prÊvenir.
-- Que diable faites-vous donc ? s'Êcria d'Artagnan, vous allez vous
faire fusiller, mon cher. "
Mais Athos ne tint aucun compte de l'avis, et, montant sur la brÉche,
son fusil d'une main et son chapeau de l'autre :
" Messieurs, dit-il en s'adressant aux soldats et aux travailleurs,
qui, ÊtonnÊs de son apparition, s'arrËtaient Á cinquante pas environ du
bastion, et en les saluant courtoisement, Messieurs, nous sommes, quelques
amis et moi, en train de dÊjeuner dans ce bastion. Or, vous savez que rien
n'est dÊsagrÊable comme d'Ëtre dÊrangÊ quand on dÊjeune ; nous vous prions
donc, si vous avez absolument affaire ici, d'attendre que nous ayons fini
notre repas, ou de repasser plus tard, Á moins qu'il ne vous prenne la
salutaire envie de quitter le parti de la rÊbellion et de venir boire avec
nous Á la santÊ du roi de France.
-- Prends garde, Athos ! s'Êcria d'Artagnan ; ne vois-tu pas qu'ils te
mettent en joue ?
-- Si fait, si fait, dit Athos, mais ce sont des bourgeois qui tirent
fort mal, et qui n'ont garde de me toucher. "
En effet, au mËme instant quatre coups de fusil partirent, et les
balles vinrent s'aplatir autour d'Athos, mais sans qu'une seule le touch×t.
Quatre coups de fusil leur rÊpondirent presque en mËme temps, mais ils
Êtaient mieux dirigÊs que ceux des agresseurs, trois soldats tombÉrent tuÊs
raide, et un des travailleurs fut blessÊ.
" Grimaud, un autre mousquet ! " dit Athos toujours sur la brÉche.
Grimaud obÊit aussitÆt. De leur cÆtÊ, les trois amis avaient chargÊ
leurs armes ; une seconde dÊcharge suivit la premiÉre : le brigadier et deux
pionniers tombÉrent morts, le reste de la troupe prit la fuite.
" Allons, Messieurs, une sortie " , dit Athos.
Et les quatre amis, s'ÊlanÚant hors du fort, parvinrent jusqu'au champ
de bataille, ramassÉrent les quatre mousquets des soldats et la demi- pique
du brigadier ; et, convaincus que les fuyards ne s'arrËteraient qu'Á la
ville, reprirent le chemin du bastion, rapportant les trophÊes de leur
victoire.
" Rechargez les armes, Grimaud, dit Athos, et nous, Messieurs,
reprenons notre dÊjeuner et continuons notre conversation. OÝ en Êtions-nous
?
-- Je me le rappelle, dit d'Artagnan, qui se prÊoccupait fort de
l'itinÊraire que devait suivre Milady.
-- Elle va en Angleterre, rÊpondit Athos.
-- Et dans quel but ?
-- Dans le but d'assassiner ou de faire assassiner Buckingham. "
D'Artagnan poussa une exclamation de surprise et d'indignation.
" Mais c'est inf×me ! s'Êcria-t-il.
-- Oh ! quant Á cela, dit Athos, je vous prie de croire que je m'en
inquiÉte fort peu. Maintenant que vous avez fini, Grimaud, continua Athos,
prenez la demi-pique de notre brigadier, attachez-y une serviette et
plantez-la au haut de notre bastion, afin que ces rebelles de Rochelois
voient qu'ils ont affaire Á de braves et loyaux soldats du roi. "
Grimaud obÊit sans rÊpondre. Un instant aprÉs le drapeau blanc flottait
au-dessus de la tËte des quatre amis ; un tonnerre d'applaudissements salua
son apparition ; la moitiÊ du camp Êtait aux barriÉres.
" Comment ! reprit d'Artagnan, tu t'inquiÉtes fort peu qu'elle tue ou
qu'elle fasse tuer Buckingham ? Mais le duc est notre ami.
-- Le duc est Anglais, le duc combat contre nous ; qu'elle fasse du duc
ce qu'elle voudra, je m'en soucie comme d'une bouteille vide. "
Et Athos envoya Á quinze pas de lui une bouteille qu'il tenait, et dont
il venait de transvaser jusqu'Á la derniÉre goutte dans son verre.
" Un instant, dit d'Artagnan, je n'abandonne pas Buckingham ainsi ; il
nous avait donnÊ de fort beaux chevaux.
-- Et surtout de fort belles selles, ajouta Porthos, qui, Á ce moment
mËme, portait Á son manteau le galon de la sienne.
-- Puis, observa Aramis, Dieu veut la conversion et non la mort du
pÊcheur.
-- Amen , dit Athos, et nous reviendrons lÁ-dessus plus tard, si tel
est votre plaisir ; mais ce qui, pour le moment, me prÊoccupait le plus, et
je suis sÙr que tu me comprendras, d'Artagnan, c'Êtait de reprendre Á cette
femme une espÉce de blanc-seing qu'elle avait extorquÊ au cardinal, et Á
l'aide duquel elle devait impunÊment se dÊbarrasser de toi et peut-Ëtre de
nous.
-- Mais c'est donc un dÊmon que cette crÊature ? dit Porthos en tendant
son assiette Á Aramis, qui dÊcoupait une volaille.
-- Et ce blanc-seing, dit d'Artagnan, ce blanc-seing est-il restÊ entre
ses mains ?
-- Non, il est passÊ dans les miennes ; je ne dirai pas que ce fut sans
peine, par exemple, car je mentirais.
-- Mon cher Athos, dit d'Artagnan, je ne compte plus les fois que je
vous dois la vie.
-- Alors c'Êtait donc pour venir prÉs d'elle que vous nous avez quittÊs
? demanda Aramis.
-- Justement.
-- Et tu as cette lettre du cardinal ? dit d'Artagnan. -- La voici " ,
dit Athos.
Et il tira le prÊcieux papier de la poche de sa casaque.
D'Artagnan le dÊplia d'une main dont il n'essayait pas mËme de
dissimuler le tremblement et lut :
" C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le porteur du
prÊsent a fait ce qu'il a fait. "
" 5 dÊcembre 1627 "
" RICHELIEU. "
" En effet, dit Aramis, c'est une absolution dans toutes les rÉgles.
-- Il faut dÊchirer ce papier, s'Êcria d'Artagnan, qui semblait lire sa
sentence de mort.
-- Bien au contraire, dit Athos, il faut le conserver prÊcieusement, et
je ne donnerais pas ce papier quand on le couvrirait de piÉces d'or.
-- Et que va-t-elle faire maintenant ? demanda le jeune homme.
-- Mais, dit nÊgligemment Athos, elle va probablement Êcrire au
cardinal qu'un damnÊ mousquetaire, nommÊ Athos, lui a arrachÊ son
sauf-conduit ; elle lui donnera dans la mËme lettre le conseil de se
dÊbarrasser, en mËme temps que de lui, de ses deux amis, Porthos et Aramis ;
le cardinal se rappellera que ce sont les mËmes hommes qu'il rencontre
toujours sur son chemin ; alors, un beau matin, il fera arrËter d'Artagnan,
et, pour qu'il ne s'ennuie pas tout seul, il nous enverra lui tenir
compagnie Á la Bastille.
-- Ah ÚÁ, mais ! dit Porthos, il me semble que vous faites lÁ de
tristes plaisanteries, mon cher.
-- Je ne plaisante pas, rÊpondit Athos.
-- Savez-vous, dit Porthos, que tordre le cou Á cette damnÊe Milady
serait un pÊchÊ moins grand que de le tordre Á ces pauvres diables de
huguenots, qui n'ont jamais commis d'autres crimes que de chanter en
franÚais des psaumes que nous chantons en latin ?
-- Qu'en dit l'abbÊ ? demanda tranquillement Athos.
-- Je dis que je suis de l'avis de Porthos, rÊpondit Aramis.
-- Et moi donc ! fit d'Artagnan.
-- Heureusement qu'elle est loin, observa Porthos ; car j'avoue qu'elle
me gËnerait fort ici.
-- Elle me gËne en Angleterre aussi bien qu'en France, dit Athos.
-- Elle me gËne partout, continua d'Artagnan.
-- Mais puisque vous la teniez, dit Porthos, que ne l'avez-vous noyÊe,
ÊtranglÊe, pendue ? Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas.
-- Vous croyez cela, Porthos ? rÊpondit le mousquetaire avec un sombre
sourire que d'Artagnan comprit seul.
-- J'ai une idÊe, dit d'Artagnan.
-- Voyons, dirent les mousquetaires.
-- Aux armes ! " cria Grimaud.
Les jeunes gens se levÉrent vivement et coururent aux fusils.
Cette fois, une petite troupe s'avanÚait composÊe de vingt ou vingt-
cinq hommes ; mais ce n'Êtaient plus des travailleurs, c'Êtaient des soldats
de la garnison.
" Si nous retournions au camp ? dit Porthos, il me semble que la partie
n'est pas Êgale.
-- Impossible pour trois raisons, rÊpondit Athos : la premiÉre, c'est
que nous n'avons pas fini de dÊjeuner ; la seconde, c'est que nous avons
encore des choses d'importance Á dire ; la troisiÉme, c'est qu'il s'en
manque encore de dix minutes que l'heure ne soit ÊcoulÊe.
-- Voyons, dit Aramis, il faut cependant arrËter un plan de bataille.
-- Il est bien simple, rÊpondit Athos : aussitÆt que l'ennemi est Á
portÊe de mousquet, nous faisons feu ; s'il continue d'avancer, nous faisons
feu encore, nous faisons feu tant que nous avons des fusils chargÊs ; si ce
qui reste de la troupe veut encore monter Á l'assaut, nous laissons les
assiÊgeants descendre jusque dans le fossÊ, et alors nous leur poussons sur
la tËte ce pan de mur qui ne tient plus que par un miracle d'Êquilibre.
-- Bravo ! s'Êcria Porthos ; dÊcidÊment, Athos, vous Êtiez nÊ pour Ëtre
gÊnÊral, et le cardinal, qui se croit un grand homme de guerre, est bien peu
de chose auprÉs de vous.
-- Messieurs, dit Athos, pas de double emploi, je vous prie ; visez
bien chacun votre homme.
-- Je tiens le mien, dit d'Artagnan.
-- Et moi le mien, dit Porthos.
-- Et moi idem, dit Aramis.
-- Alors feu ! " dit Athos.
Les quatre coups de fusil ne firent qu'une dÊtonation, et quatre hommes
tombÉrent.
AussitÆt le tambour battit, et la petite troupe s'avanÚa au pas de
charge.
Alors les coups de fusil se succÊdÉrent sans rÊgularitÊ, mais toujours
envoyÊs avec la mËme justesse. Cependant, comme s'ils eussent connu la
faiblesse numÊrique des amis, les Rochelois continuaient d'avancer au pas de
course.
Sur trois autres coups de fusil, deux hommes tombÉrent ; mais cependant
la marche de ceux qui restaient debout ne se ralentissait pas.
ArrivÊs au bas du bastion, les ennemis Êtaient encore douze ou quinze ;
une derniÉre dÊcharge les accueillit, mais ne les arrËta point : ils
sautÉrent dans le fossÊ et s'apprËtÉrent Á escalader la brÉche.
" Allons, mes amis, dit Athos, finissons-en d'un coup : Á la muraille !
Á la muraille ! "
Et les quatre amis, secondÊs par Grimaud, se mirent Á pousser avec le
canon de leurs fusils un Ênorme pan de mur, qui s'inclina comme si le vent
le poussait, et, se dÊtachant de sa base, tomba avec un bruit horrible dans
le fossÊ : puis on entendit un grand cri, un nuage de poussiÉre monta vers
le ciel, et tout fut dit.
" Les aurions-nous ÊcrasÊs depuis le premier jusqu'au dernier ? demanda
Athos.
-- Ma foi, cela m'en a l'air, dit d'Artagnan.
-- Non, dit Porthos, en voilÁ deux ou trois qui se sauvent tout
ÊclopÊs. "
En effet, trois ou quatre de ces malheureux, couverts de boue et de
sang, fuyaient dans le chemin creux et regagnaient la ville : c'Êtait tout
ce qui restait de la petite troupe.
Athos regarda Á sa montre.
" Messieurs, dit-il, il y a une heure que nous sommes ici, et
maintenant le pari est gagnÊ, mais il faut Ëtre beaux joueurs : d'ailleurs
d'Artagnan ne nous a pas dit son idÊe. "
Et le mousquetaire, avec son sang-froid habituel, alla s'asseoir devant
les restes du dÊjeuner.
" Mon idÊe ? dit d'Artagnan.
-- Oui, vous disiez que vous aviez une idÊe, rÊpliqua Athos.
-- Ah ! j'y suis, reprit d'Artagnan : je passe en Angleterre une
seconde fois, je vais trouver M. de Buckingham et je l'avertis du complot
tramÊ contre sa vie.
-- Vous ne ferez pas cela, d'Artagnan, dit froidement Athos.
-- Et pourquoi cela ? ne l'ai-je pas fait dÊjÁ ?
-- Oui, mais Á cette Êpoque nous n'Êtions pas en guerre ; Á cette
Êpoque, M. de Buckingham Êtait un alliÊ et non un ennemi : ce que vous
voulez faire serait taxÊ de trahison. "
D'Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut.
" Mais, dit Porthos, il me semble que j'ai une idÊe Á mon tour.
-- Silence pour l'idÊe de M. Porthos ! dit Aramis.
-- Je demande un congÊ Á M. de TrÊville, sous un prÊtexte quelconque
que vous trouverez : je ne suis pas fort sur les prÊtextes, moi. Milady ne
me connaÏt pas, je m'approche d'elle sans qu'elle me redoute, et lorsque je
trouve ma belle, je l'Êtrangle.
-- Eh bien, dit Athos, je ne suis pas trÉs ÊloignÊ d'adopter l'idÊe de
Porthos.
-- Fi donc ! dit Aramis, tuer une femme ! Non, tenez, moi, j'ai la
vÊritable idÊe.
-- Voyons votre idÊe, Aramis ! demanda Athos, qui avait beaucoup de
dÊfÊrence pour le jeune mousquetaire.
-- Il faut prÊvenir la reine.
-- Ah ! ma foi, oui, s'ÊcriÉrent ensemble Porthos et d'Artagnan ; je
crois que nous touchons au moyen.
-- PrÊvenir la reine ! dit Athos, et comment cela ? Avons-nous des
relations Á la cour ? Pouvons-nous envoyer quelqu'un Á Paris sans qu'on le
sache au camp ? D'ici Á Paris il y a cent quarante lieues ; notre lettre ne
sera pas Á Angers que nous serons au cachot, nous.
-- Quant Á ce qui est de faire remettre sÙrement une lettre Á Sa
MajestÊ, proposa Aramis en rougissant, moi, je m'en charge ; je connais Á
Tours une personne adroite... "
Aramis s'arrËta en voyant sourire Athos.
" Eh bien, vous n'adoptez pas ce moyen, Athos ? dit d'Artagnan.
-- Je ne le repousse pas tout Á fait, dit Athos, mais je voulais
seulement faire observer Á Aramis qu'il ne peut quitter le camp ; que tout
autre qu'un de nous n'est pas sÙr ; que, deux heures aprÉs que le messager
sera parti, tous les capucins, tous les alguazils, tous les bonnets noirs du
cardinal sauront votre lettre par coeur, et qu'on arrËtera vous et votre
adroite personne.
-- Sans compter, objecta Porthos, que la reine sauvera M. de
Buckingham, mais ne nous sauvera pas du tout, nous autres.
-- Messieurs, dit d'Artagnan, ce qu'objecte Porthos est plein de sens.
-- Ah ! ah ! que se passe-t-il donc dans la ville ? dit Athos.
-- On bat la gÊnÊrale. "
Les quatre amis ÊcoutÉrent, et le bruit du tambour parvint
effectivement jusqu'Á eux.
" Vous allez voir qu'ils vont nous envoyer un rÊgiment tout entier, dit
Athos.
-- Vous ne comptez pas tenir contre un rÊgiment tout entier ? dit
Porthos.
-- Pourquoi pas ? dit le mousquetaire, je me sens en train ; et je
tiendrais devant une armÊe, si nous avions seulement eu la prÊcaution de
prendre une douzaine de bouteilles en plus.
-- Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit d'Artagnan.
-- Laissez-le se rapprocher, dit Athos ; il y a pour un quart d'heure
de chemin d'ici Á la ville, et par consÊquent de la ville ici. C'est plus de
temps qu'il ne nous en faut pour arrËter notre plan ; si nous nous en allons
d'ici, nous ne retrouverons jamais un endroit aussi convenable. Et tenez,
justement, Messieurs, voilÁ la vraie idÊe qui me vient.
-- Dites alors.
-- Permettez que je donne Á Grimaud quelques ordres indispensables. "
Athos fit signe Á son valet d'approcher.
" Grimaud, dit Athos, en montrant les morts qui gisaient dans le
bastion, vous allez prendre ces Messieurs, vous allez les dresser contre la
muraille, vous leur mettrez leur chapeau sur la tËte et leur fusil Á la
main.
-- O grand homme ! s'Êcria d'Artagnan, je te comprends.
-- Vous comprenez ? dit Porthos.
-- Et toi, comprends-tu, Grimaud ? " demanda Aramis.
Grimaud fit signe que oui.
" C'est tout ce qu'il faut, dit Athos, revenons Á mon idÊe.
-- Je voudrais pourtant bien comprendre, observa Porthos.
-- C'est inutile.
-- Oui, oui, l'idÊe d'Athos, dirent en mËme temps d'Artagnan et Aramis.
-- Cette Milady, cette femme, cette crÊature, ce dÊmon, a un beau-
frÉre, Á ce que vous m'avez dit, je crois, d'Artagnan.
-- Oui, je le connais beaucoup mËme, et je crois aussi qu'il n'a pas
une grande sympathie pour sa belle-soeur.
-- Il n'y a pas de mal Á cela, rÊpondit Athos, et il la dÊtesterait que
cela n'en vaudrait que mieux.
-- En ce cas nous sommes servis Á souhait.
-- Cependant, dit Porthos, je voudrais bien comprendre ce que fait
Grimaud.
-- Silence, Porthos ! dit Aramis.
-- Comment se nomme ce beau-frÉre ?
-- Lord de Winter.
-- OÝ est-il maintenant ?
-- Il est retournÊ Á Londres au premier bruit de guerre.
-- Eh bien, voilÁ justement l'homme qu'il nous faut, dit Athos, c'est
celui qu'il nous convient de prÊvenir ; nous lui ferons savoir que sa
belle-soeur est sur le point d'assassiner quelqu'un, et nous le prierons de
ne pas la perdre de vue. Il y a bien Á Londres, je l'espÉre, quelque
Êtablissement dans le genre des Madelonnettes ou des Filles repenties ; il y
fait mettre sa belle-soeur, et nous sommes tranquilles.
-- Oui, dit d'Artagnan, jusqu'Á ce qu'elle en sorte.
-- Ah ! ma foi, reprit Athos, vous en demandez trop, d'Artagnan, je
vous ai donnÊ tout ce que j'avais et je vous prÊviens que c'est le fond de
mon sac.
-- Moi, je trouve que c'est ce qu'il y a de mieux, dit Aramis ; nous
prÊvenons Á la fois la reine et Lord de Winter.
-- Oui, mais par qui ferons-nous porter la lettre Á Tours et la lettre
Á Londres ?
-- Je rÊponds de Bazin, dit Aramis.
-- Et moi de Planchet, continua d'Artagnan.
-- En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons nous absenter du camp, nos
laquais peuvent le quitter.
-- Sans doute, dit Aramis, et dÉs aujourd'hui nous Êcrivons les
lettres, nous leur donnons de l'argent, et ils partent.
-- Nous leur donnons de l'argent ? reprit Athos, vous en avez donc, de
l'argent ? "
Les quatre amis se regardÉrent, et un nuage passa sur les fronts qui
s'Êtaient un instant Êclaircis.
" Alerte ! cria d'Artagnan, je vois des points noirs et des points
rouges qui s'agitent lÁ-bas ; que disiez-vous donc d'un rÊgiment, Athos ?
c'est une vÊritable armÊe.
-- Ma foi, oui, dit Athos, les voilÁ. Voyez-vous les sournois qui
venaient sans tambours ni trompettes. Ah ! ah ! tu as fini, Grimaud ? "
Grimaud fit signe que oui, et montra une douzaine de morts qu'il avait
placÊs dans les attitudes les plus pittoresques : les uns au port d'armes,
les autres ayant l'air de mettre en joue, les autres l'ÊpÊe Á la main.
" Bravo ! reprit Athos, voilÁ qui fait honneur Á ton imagination.
-- C'est Êgal, dit Porthos, je voudrais cependant bien comprendre.
-- DÊcampons d'abord, interrompit d'Artagnan, tu comprendras aprÉs.
-- Un instant, Messieurs, un instant ! donnons le temps Á Grimaud de
desservir.
-- Ah ! dit Aramis, voici les points noirs et les points rouges qui
grandissent fort visiblement et je suis de l'avis de d'Artagnan ; je crois
que nous n'avons pas de temps Á perdre pour regagner notre camp.
-- Ma foi, dit Athos, je n'ai plus rien contre la retraite : nous
avions pariÊ pour une heure, nous sommes restÊs une heure et demie ; il n'y
a rien Á dire ; partons, Messieurs, partons. "
Grimaud avait dÊjÁ pris les devants avec le panier et la desserte.
Les quatre amis sortirent derriÉre lui et firent une dizaine de pas.
" Eh ! s'Êcria Athos, que diable faisons-nous, Messieurs ?
-- Avez-vous oubliÊ quelque chose ? demanda Aramis.
-- Et le drapeau, morbleu ! Il ne faut pas laisser un drapeau aux mains
de l'ennemi, mËme quand ce drapeau ne serait qu'une serviette. "
Et Athos s'ÊlanÚa dans le bastion, monta sur la plate-forme, et enleva
le drapeau ; seulement comme les Rochelois Êtaient arrivÊs Á portÊe de
mousquet, ils firent un feu terrible sur cet homme, qui, comme par plaisir,
allait s'exposer aux coups.
Mais on eÙt dit qu'Athos avait un charme attachÊ Á sa personne, les
balles passÉrent en sifflant tout autour de lui, pas une ne le toucha.
Athos agita son Êtendard en tournant le dos aux gens de la ville et en
saluant ceux du camp. Des deux cÆtÊs de grands cris retentirent, d'un cÆtÊ
des cris de colÉre, de l'autre des cris d'enthousiasme.
Une seconde dÊcharge suivit la premiÉre, et trois balles, en la
trouant, firent rÊellement de la serviette un drapeau. On entendit les
clameurs de tout le camp qui criait :
" Descendez, descendez ! "
Athos descendit ; ses camarades, qui l'attendaient avec anxiÊtÊ, le
virent paraÏtre avec joie.
" Allons, Athos, allons, dit d'Artagnan, allongeons, allongeons ;
maintenant que nous avons tout trouvÊ, exceptÊ l'argent, il serait stupide
d'Ëtre tuÊs. "
Mais Athos continua de marcher majestueusement, quelque observation que
pussent lui faire ses compagnons, qui, voyant toute observation inutile,
rÊglÉrent leur pas sur le sien.
Grimaud et son panier avaient pris les devants et se trouvaient tous
deux hors d'atteinte.
Au bout d'un instant on entendit le bruit d'une fusillade enragÊe.
" Qu'est-ce que cela ? demanda Porthos, et sur quoi tirent-ils ? Je
n'entends pas siffler les balles et je ne vois personne.
-- Ils tirent sur nos morts, rÊpondit Athos.
-- Mais nos morts ne rÊpondront pas.
-- Justement ; alors ils croiront Á une embuscade, ils dÊlibÊreront ;
ils enverront un parlementaire, et quand ils s'apercevront de la
plaisanterie, nous serons hors de la portÊe des balles. VoilÁ pourquoi il
est inutile de gagner une pleurÊsie en nous pressant.
-- Oh ! je comprends, s'Êcria Porthos ÊmerveillÊ.
-- C'est bien heureux ! " dit Athos en haussant les Êpaules.
De leur cÆtÊ, les FranÚais, en voyant revenir les quatre amis au pas,
poussaient des cris d'enthousiasme.
Enfin une nouvelle mousquetade se fit entendre, et cette fois les
balles vinrent s'aplatir sur les cailloux autour des quatre amis et siffler
lugubrement Á leurs oreilles. Les Rochelois venaient enfin de s'emparer du
bastion.
" Voici des gens bien maladroits, dit Athos ; combien en avons-nous tuÊ
? douze ?
-- Ou quinze.
-- Combien en avons-nous ÊcrasÊ ?
-- Huit ou dix.
-- Et en Êchange de tout cela pas une Êgratignure ? Ah ! si fait !
Qu'avez-vous donc lÁ Á la main, d'Artagnan ? du sang, ce me semble ?
-- Ce n'est rien, dit d'Artagnan.
-- Une balle perdue ?
-- Pas mËme.
-- Qu'est-ce donc alors ? "
Nous l'avons dit, Athos aimait d'Artagnan comme son enfant, et ce
caractÉre sombre et inflexible avait parfois pour le jeune homme des
sollicitudes de pÉre.
" Une Êcorchure, reprit d'Artagnan ; mes doigts ont ÊtÊ pris entre deux
pierres, celle du mur et celle de ma bague ; alors la peau s'est ouverte.
-- VoilÁ ce que c'est que d'avoir des diamants, mon maÏtre, dit
dÊdaigneusement Athos.
-- Ah ÚÁ, mais, s'Êcria Porthos, il y a un diamant en effet, et
pourquoi diable alors, puisqu'il y a un diamant, nous plaignons-nous de ne
pas avoir d'argent ?
-- Tiens, au fait ! dit Aramis.
-- A la bonne heure, Porthos ; cette fois-ci voilÁ une idÊe.
-- Sans doute, dit Porthos, en se rengorgeant sur le compliment
d'Athos, puisqu'il y a un diamant, vendons-le.
-- Mais, dit d'Artagnan, c'est le diamant de la reine.
-- Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant M. de Buckingham son
amant, rien de plus juste ; la reine nous sauvant, nous ses amis, rien de
plus moral : vendons le diamant. Qu'en pense Monsieur l'abbÊ ? Je ne demande
pas l'avis de Porthos, il est donnÊ.
-- Mais je pense, dit Aramis en rougissant, que sa bague ne venant pas
d'une maÏtresse, et par consÊquent n'Êtant pas un gage d'amour, d'Artagnan
peut la vendre.
-- Mon cher, vous parlez comme la thÊologie en personne. Ainsi votre
avis est ?...
-- De vendre le diamant, rÊpondit Aramis.
-- Eh bien, dit gaiement d'Artagnan, vendons le diamant et n'en parlons
plus. "
La fusillade continuait, mais les amis Êtaient hors de portÊe, et les
Rochelois ne tiraient plus que pour l'acquit de leur conscience.
" Ma foi, dit Athos, il Êtait temps que cette idÊe vÏnt Á Porthos ;
nous voici au camp. Ainsi, Messieurs, pas un mot de plus sur cette affaire.
On nous observe, on vient Á notre rencontre, nous allons Ëtre portÊs en
triomphe. "
En effet, comme nous l'avons dit, tout le camp Êtait en Êmoi ; plus de
deux mille personnes avaient assistÊ, comme Á un spectacle, Á l'heureuse
forfanterie des quatre amis, forfanterie dont on Êtait bien loin de
soupÚonner le vÊritable motif. On n'entendait que le cri de : Vivent les
gardes ! Vivent les mousquetaires ! M. de Busigny Êtait venu le premier
serrer la main Á Athos et reconnaÏtre que le pari Êtait perdu. Le dragon et
le Suisse l'avaient suivi, tous les camarades avaient suivi le dragon et le
Suisse. C'Êtaient des fÊlicitations, des poignÊes de main, des embrassades Á
n'en plus finir, des rires inextinguibles Á l'endroit des Rochelois ; enfin,
un tumulte si grand, que M. le cardinal crut qu'il y avait Êmeute et envoya
La HoudiniÉre, son capitaine des gardes, s'informer de ce qui se passait.
La chose fut racontÊe au messager avec toute l'efflorescence de
l'enthousiasme.
" Eh bien ? demanda le cardinal en voyant La HoudiniÉre.
-- Eh bien, Monseigneur, dit celui-ci, ce sont trois mousquetaires et
un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny d'aller dÊjeuner au bastion
Saint-Gervais, et qui, tout en dÊjeunant, ont tenu lÁ deux heures contre
l'ennemi, et ont tuÊ je ne sais combien de Rochelois.
-- Vous Ëtes-vous informÊ du nom de ces trois mousquetaires ?
-- Oui, Monseigneur.
-- Comment les appelle-t-on ?
-- Ce sont MM. Athos, Porthos et Aramis.
-- Toujours mes trois braves ! murmura le cardinal. Et le garde ?
-- M. d'Artagnan.
-- Toujours mon jeune drÆle ! DÊcidÊment il faut que ces quatre hommes
soient Á moi. "
Le soir mËme, le cardinal parla Á M. de TrÊville de l'exploit du matin,
qui faisait la conversation de tout le camp. M. de TrÊville, qui tenait le
rÊcit de l'aventure de la bouche mËme de ceux qui en Êtaient les hÊros, la
raconta dans tous ses dÊtails Á Son Eminence, sans oublier l'Êpisode de la
serviette.
" C'est bien, Monsieur de TrÊville, dit le cardinal, faites-moi tenir
cette serviette, je vous prie. J'y ferai broder trois fleurs de lys d'or, et
je la donnerai pour guidon Á votre compagnie.
-- Monseigneur, dit M. de TrÊville, il y aura injustice pour les gardes
: M. d'Artagnan n'est pas Á moi, mais Á M. des Essarts.
-- Eh bien, prenez-le, dit le cardinal ; il n'est pas juste que,
puisque ces quatre braves militaires s'aiment tant, ils ne servent pas dans
la mËme compagnie. "
Le mËme soir, M. de TrÊville annonÚa cette bonne nouvelle aux trois
mousquetaires et Á d'Artagnan, en les invitant tous les quatre Á dÊjeuner le
lendemain.
D'Artagnan ne se possÊdait pas de joie. On le sait, le rËve de toute sa
vie avait ÊtÊ d'Ëtre mousquetaire.
Les trois amis Êtaient fort joyeux.
" Ma foi ! dit d'Artagnan Á Athos, tu as eu une triomphante idÊe, et,
comme tu l'as dit, nous y avons acquis de la gloire, et nous avons pu lier
une conversation de la plus haute importance.
-- Que nous pourrons reprendre maintenant, sans que personne nous
soupÚonne ; car, avec l'aide de Dieu, nous allons passer dÊsormais pour des
cardinalistes. "
Le mËme soir, d'Artagnan alla prÊsenter ses hommages Á M. des Essarts,
et lui faire part de l'avancement qu'il avait obtenu.
M. des Essarts, qui aimait beaucoup d'Artagnan, lui fit alors ses
offres de service : ce changement de corps amenant des dÊpenses
d'Êquipement.
D'Artagnan refusa ; mais, trouvant l'occasion bonne, il le pria de
faire estimer le diamant qu'il lui remit, et dont il dÊsirait faire de
l'argent.
Le lendemain, Á huit heures du matin, le valet de M. des Essarts entra
chez d'Artagnan, et lui remit un sac d'or contenant sept mille livres.
C'Êtait le prix du diamant de la reine.
CHAPITRE XLVIII. AFFAIRE DE FAMILLE
Athos avait trouvÊ le mot : affaire de famille . Une affaire de famille
n'Êtait point soumise Á l'investigation du cardinal ; une affaire de famille
ne regardait personne ; on pouvait s'occuper devant tout le monde d'une
affaire de famille. Ainsi, Athos avait trouvÊ le mot : affaire de famille.
Aramis avait trouvÊ l'idÊe : les laquais.
Porthos avait trouvÊ le moyen : le diamant.
D'Artagnan seul n'avait rien trouvÊ, lui ordinairement le plus inventif
des quatre ; mais il faut dire aussi que le nom seul de Milady le
paralysait.
Ah ! si ; nous nous trompons : il avait trouvÊ un acheteur pour le
diamant.
Le dÊjeuner chez M. de TrÊville fut d'une gaietÊ charmante. D'Artagnan
avait dÊjÁ son uniforme ; comme il Êtait Á peu prÉs de la mËme taille
qu'Aramis, et qu'Aramis, largement payÊ, comme on se le rappelle, par le
libraire qui lui avait achetÊ son poÉme, avait fait tout en double, il avait
cÊdÊ Á son ami un Êquipement complet.
D'Artagnan eÙt ÊtÊ au comble de ses voeux, s'il n'eÙt point vu pointer
Milady, comme un nuage sombre Á l'horizon.
AprÉs dÊjeuner, on convint qu'on se rÊunirait le soir au logis d'Athos,
et que lÁ on terminerait l'affaire.
D'Artagnan passa la journÊe Á montrer son habit de mousquetaire dans
toutes les rues du camp.
Le soir, Á l'heure dite, les quatre amis se rÊunirent : il ne restait
plus que trois choses Á dÊcider :
Ce qu'on Êcrirait au frÉre de Milady ;
Ce qu'on Êcrirait Á la personne adroite de Tours ;
Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres.
Chacun offrait le sien : Athos parlait de la discrÊtion de Grimaud, qui
ne parlait que lorsque son maÏtre lui dÊcousait la bouche ; Porthos vantait
la force de Mousqueton, qui Êtait de taille Á rosser quatre hommes de
complexion ordinaire ; Aramis, confiant dans l'adresse de Bazin, faisait un
Êloge pompeux de son candidat ; enfin, d'Artagnan avait foi entiÉre dans la
bravoure de Planchet, et rappelait de quelle faÚon il s'Êtait conduit dans
l'affaire Êpineuse de Boulogne.
Ces quatre vertus disputÉrent longtemps le prix, et donnÉrent lieu Á de
magnifiques discours, que nous ne rapporterons pas ici, de peur qu'ils ne
fassent longueur.
" Malheureusement, dit Athos, il faudrait que celui qu'on enverra
possÊd×t en lui seul les quatre qualitÊs rÊunies.
-- Mais oÝ rencontrer un pareil laquais ?
-- Introuvable ! dit Athos ; je le sais bien : prenez donc Grimaud.
-- Prenez Mousqueton.
-- Prenez Bazin.
-- Prenez Planchet ; Planchet est brave et adroit : c'est dÊjÁ deux
qualitÊs sur quatre.
-- Messieurs, dit Aramis, le principal n'est pas de savoir lequel de
nos quatre laquais est le plus discret, le plus fort, le plus adroit ou le
plus brave ; le principal est de savoir lequel aime le plus l'argent.
-- Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit Athos ; il faut spÊculer
sur les dÊfauts des gens et non sur leurs vertus : Monsieur l'abbÊ, vous
Ëtes un grand moraliste !
-- Sans doute, rÊpliqua Aramis ; car non seulement nous avons besoin
d'Ëtre bien servis pour rÊussir, mais encore pour ne pas Êchouer ; car, en
cas d'Êchec, il y va de la tËte, non pas pour les laquais...
-- Plus bas, Aramis ! dit Athos.
-- C'est juste, non pas pour les laquais, reprit Aramis, mais pour le
maÏtre, et mËme pour les maÏtres ! Nos valets nous sont-ils assez dÊvouÊs
pour risquer leur vie pour nous ? Non.
-- Ma foi, dit d'Artagnan, je rÊpondrais presque de Planchet, moi.
-- Eh bien, mon cher ami, ajoutez Á son dÊvouement naturel une bonne
somme qui lui donne quelque aisance, et alors, au lieu d'en rÊpondre une
fois, rÊpondez-en deux.
-- Eh ! bon Dieu ! vous serez trompÊs tout de mËme, dit Athos, qui
Êtait optimiste quand il s'agissait des choses, et pessimiste quand il
s'agissait des hommes. Ils promettront tout pour avoir de l'argent, et en
chemin la peur les empËchera d'agir. Une fois pris, on les serrera ; serrÊs,
ils avoueront. Que diable ! nous ne sommes pas des enfants ! Pour aller en
Angleterre (Athos baissa la voix), il faut traverser toute la France, semÊe
d'espions et de crÊatures du cardinal ; il faut une passe pour s'embarquer ;
il faut savoir l'anglais pour demander son chemin Á Londres. Tenez, je vois
la chose bien difficile.
-- Mais point du tout, dit d'Artagnan, qui tenait fort Á ce que la
chose s'accomplÏt ; je la vois facile, au contraire, moi. Il va sans dire,
parbleu ! que si l'on Êcrit Á Lord de Winter des choses par-dessus les
maisons, des horreurs du cardinal...
-- Plus bas ! dit Athos.
-- Des intrigues et des secrets d'Etat, continua d'Artagnan en se
conformant Á la recommandation, il va sans dire que nous serons tous rouÊs
vifs ; mais, pour Dieu, n'oubliez pas, comme vous l'avez dit vous-mËme,
Athos, que nous lui Êcrivons pour affaire de famille ; que nous lui Êcrivons
Á cette seule fin qu'il mette Milady, dÉs son arrivÊe Á Londres, hors d'Êtat
de nous nuire. Je lui Êcrirai donc une lettre Á peu prÉs en ces termes :
-- Voyons, dit Aramis, en prenant par avance un visage de critique.
-- " Monsieur et cher ami... "
-- Ah ! oui ; cher ami, Á un Anglais, interrompit Athos ; bien commencÊ
! bravo, d'Artagnan ! Rien qu'avec ce mot-lÁ vous serez ÊcartelÊ, au lieu
d'Ëtre rouÊ vif.
-- Eh bien, soit ; je dirai donc " Monsieur ", tout court.
-- Vous pouvez mËme dire " Milord ", reprit Athos, qui tenait fort aux
convenances.
-- " Milord, vous souvient-il du petit enclos aux chÉvres du Luxembourg
? "
-- Bon ! le Luxembourg Á prÊsent ! On croira que c'est une allusion Á
la reine mÉre ! VoilÁ qui est ingÊnieux, dit Athos.
-- Eh bien, nous mettrons tout simplement : " Milord, vous souvient-il
de certain petit enclos oÝ l'on vous sauva la vie ? "
-- Mon cher d'Artagnan, dit Athos, vous ne serez jamais qu'un fort
mauvais rÊdacteur : " OÝ l'on vous sauva la vie ! " Fi donc ! ce n'est pas
digne. On ne rappelle pas ces services-lÁ Á un galant homme. Bienfait
reprochÊ, offense faite.
-- Ah ! mon cher, dit d'Artagnan, vous Ëtes insupportable, et s'il faut
Êcrire sous votre censure, ma foi, j'y renonce.
-- Et vous faites bien. Maniez le mousquet et l'ÊpÊe, mon cher, vous
vous tirez galamment des deux exercices ; mais passez la plume Á M. l'abbÊ,
cela le regarde.
-- Ah ! oui, au fait, dit Porthos, passez la plume Á Aramis, qui Êcrit
des thÉses en latin, lui.
-- Eh bien soit ! dit d'Artagnan, rÊdigez-nous cette note, Aramis ;
mais, de par notre Saint-PÉre le pape ! tenez-vous serrÊ, car je vous
Êpluche Á mon tour, je vous en prÊviens.
-- Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec cette naÐve confiance que
tout poÉte a en lui-mËme ; mais qu'on me mette au courant : j'ai bien ouÐ
dire, de-ci, de-lÁ, que cette belle-soeur Êtait une coquine, j'en ai mËme
acquis la preuve en Êcoutant sa conversation avec le cardinal.
-- Plus bas donc, sacrebleu ! dit Athos.
-- Mais, continua Aramis, le dÊtail m'Êchappe.
-- Et Á moi aussi " , dit Porthos.
D'Artagnan et Athos se regardÉrent quelque temps en silence. Enfin
Athos, aprÉs s'Ëtre recueilli, et en devenant plus p×le encore qu'il n'Êtait
de coutume, fit un signe d'adhÊsion, d'Artagnan comprit qu'il pouvait
parler.
" Eh bien, voici ce qu'il y a Á dire, reprit d'Artagnan : " Milord,
votre belle-soeur est une scÊlÊrate, qui a voulu vous faire tuer pour
hÊriter de vous. Mais elle ne pouvait Êpouser votre frÉre, Êtant dÊjÁ mariÊe
en France, et ayant ÊtÊ... "
D'Artagnan s'arrËta comme s'il cherchait le mot, en regardant Athos.
" ChassÊe par son mari, dit Athos.
-- Parce qu'elle avait ÊtÊ marquÊe, continua d'Artagnan.
-- Bah ! s'Êcria Porthos, impossible ! elle a voulu faire tuer son
beau- frÉre ?
-- Oui.
-- Elle Êtait mariÊe ? demanda Aramis.
-- Oui.
-- Et son mari s'est aperÚu qu'elle avait, une fleur de lys sur
l'Êpaule ? s'Êcria Porthos.
-- Oui. "
Ces trois oui avaient ÊtÊ dits par Athos, chacun avec une intonation
plus sombre.
" Et qui l'a vue, cette fleur de lys ? demanda Aramis.
-- D'Artagnan et moi, ou plutÆt, pour observer l'ordre chronologique,
moi et d'Artagnan, rÊpondit Athos.
-- Et le mari de cette affreuse crÊature vit encore ? dit Aramis.
-- Il vit encore.
-- Vous en Ëtes sÙr ?
-- J'en suis sÙr. "
Il y eut un instant de froid silence, pendant lequel chacun se sentit
impressionnÊ selon sa nature.
" Cette fois, reprit Athos, interrompant le premier le silence,
d'Artagnan nous a donnÊ un excellent programme, et c'est cela qu'il faut
Êcrire d'abord.
-- Diable ! vous avez raison, Athos, reprit Aramis, et la rÊdaction est
Êpineuse. M. le chancelier lui-mËme serait embarrassÊ pour rÊdiger une
ÊpÏtre de cette force, et cependant M. le chancelier rÊdige trÉs
agrÊablement un procÉs-verbal. N'importe ! taisez-vous, j'Êcris. "
Aramis en effet prit la plume, rÊflÊchit quelques instants, se mit Á
Êcrire huit ou dix lignes d'une charmante petite Êcriture de femme, puis,
d'une voix douce et lente, comme si chaque mot eÙt ÊtÊ scrupuleusement pesÊ,
il lut ce qui suit :
" Milord,
" La personne qui vous Êcrit ces quelques lignes a eu l'honneur de
croiser l'ÊpÊe avec vous dans un petit enclos de la rue d'Enfer. Comme vous
avez bien voulu, depuis, vous dire plusieurs fois l'ami de cette personne,
elle vous doit de reconnaÏtre cette amitiÊ par un bon avis. Deux fois vous
avez failli Ëtre victime d'une proche parente que vous croyez votre
hÊritiÉre, parce que vous ignorez qu'avant de contracter mariage en
Angleterre, elle Êtait dÊjÁ mariÊe en France. Mais, la troisiÉme fois, qui
est celle-ci, vous pouvez y succomber. Votre parente est partie de La
Rochelle pour l'Angleterre pendant la nuit. Surveillez son arrivÊe, car elle
a de grands et terribles projets. Si vous tenez absolument Á savoir ce dont
elle est capable, lisez son passÊ sur son Êpaule gauche. "
" Eh bien, voilÁ qui est Á merveille, dit Athos, et vous avez une plume
de secrÊtaire d'Etat, mon cher Aramis. Lord de Winter fera bonne garde
maintenant, si toutefois l'avis lui arrive ; et tomb×t-il aux mains de Son
Eminence elle-mËme, nous ne saurions Ëtre compromis. Mais comme le valet qui
partira pourrait nous faire accroire qu'il a ÊtÊ Á Londres et s'arrËter Á
Ch×tellerault, ne lui donnons avec la lettre que la moitiÊ de la somme en
lui promettant l'autre moitiÊ en Êchange de la rÊponse. Avez-vous le diamant
? continua Athos.
" J'ai mieux que cela, j'ai la somme. "
Et d'Artagnan jeta le sac sur la table : au son de l'or, Aramis leva
les yeux. Porthos tressaillit ; quant Á Athos, il resta impassible.
" Combien dans ce petit sac ? dit-il.
-- Sept mille livres en louis de douze francs.
-- Sept mille livres ! s'Êcria Porthos, ce mauvais petit diamant valait
sept mille livres ?
-- Il paraÏt, dit Athos, puisque les voilÁ ; je ne prÊsume pas que
notre ami d'Artagnan y ait mis du sien.
-- Mais, Messieurs, dans tout cela, dit d'Artagnan, nous ne pensons pas
Á la reine. Soignons un peu la santÊ de son cher Buckingham. C'est le moins
que nous lui devions.
-- C'est juste, dit Athos, mais ceci regarde Aramis.
-- Eh bien, rÊpondit celui-ci en rougissant, que faut-il que je fasse ?
-- Mais, rÊpliqua Athos, c'est tout simple : rÊdiger une seconde lettre
pour cette adroite personne qui habite Tours. "
Aramis reprit la plume, se mit Á rÊflÊchir de nouveau, et Êcrivit les
lignes suivantes, qu'il soumit Á l'instant mËme Á l'approbation de ses amis
:
" Ma chÉre cousine... "
" Ah ! dit Athos, cette personne adroite est votre parente !
-- Cousine germaine, dit Aramis.
-- Va donc pour cousine ! "
Aramis continua :
" Ma chÉre cousine, Son Eminence le cardinal, que Dieu conserve pour le
bonheur de la France et la confusion des ennemis du royaume, est sur le
point d'en finir avec les rebelles hÊrÊtiques de La Rochelle : il est
probable que le secours de la flotte anglaise n'arrivera pas mËme en vue de
la place ; j'oserai mËme dire que je suis certain que M. de Buckingham sera
empËchÊ de partir par quelque grand ÊvÊnement. Son Eminence est le plus
illustre politique des temps passÊs, du temps prÊsent et probablement des
temps Á venir. Il Êteindrait le soleil si le soleil le gËnait. Donnez ces
heureuses nouvelles Á votre soeur, ma chÉre cousine. J'ai rËvÊ que cet
Anglais maudit Êtait mort. Je ne puis me rappeler si c'Êtait par le fer ou
par le poison ; seulement ce dont je suis sÙr, c'est que j'ai rËvÊ qu'il
Êtait mort, et, vous le savez, mes rËves ne me trompent jamais. Assurez-vous
donc de me voir revenir bientÆt. "
" A merveille ! s'Êcria Athos, vous Ëtes le roi des poÉtes ; mon cher
Aramis, vous parlez comme l'Apocalypse et vous Ëtes vrai comme l'Evangile.
Il ne vous reste maintenant que l'adresse Á mettre sur cette lettre.
-- C'est bien facile " , dit Aramis.
Il plia coquettement la lettre, la reprit et Êcrivit :
" A Mademoiselle Marie Michon, lingÉre Á Tours. "
Les trois amis se regardÉrent en riant : ils Êtaient pris.
" Maintenant, dit Aramis, vous comprenez, Messieurs, que Bazin seul
peut porter cette lettre Á Tours ; ma cousine ne connaÏt que Bazin et n'a
confiance qu'en lui : tout autre ferait Êchouer l'affaire. D'ailleurs Bazin
est ambitieux et savant ; Bazin a lu l'histoire, Messieurs, il sait que
Sixte Quint est devenu pape aprÉs avoir gardÊ les pourceaux ; Eh bien, comme
il compte se mettre d'Eglise en mËme temps que moi, il ne dÊsespÉre pas Á
son tour de devenir pape ou tout au moins cardinal : vous comprenez qu'un
homme qui a de pareilles visÊes ne se laissera pas prendre, ou, s'il est
pris, subira le martyre plutÆt que de parler.
-- Bien, bien, dit d'Artagnan, je vous passe de grand coeur Bazin ;
mais passez-moi Planchet : Milady l'a fait jeter Á la porte, certain jour,
avec force coups de b×ton ; or Planchet a bonne mÊmoire, et, je vous en
rÊponds, s'il peut supposer une vengeance possible, il se fera plutÆt
Êchiner que d'y renoncer. Si vos affaires de Tours sont vos affaires,
Aramis, celles de Londres sont les miennes. Je prie donc qu'on choisisse
Planchet, lequel d'ailleurs a dÊjÁ ÊtÊ Á Londres avec moi et sait dire trÉs
correctement : London, sir, if you please et my master lord d'Artagnan ;
avec cela soyez tranquilles, il fera son chemin en allant et en revenant.
-- En ce cas, dit Athos, il faut que Planchet reÚoive sept cents livres
pour aller et sept cents livres pour revenir, et Bazin, trois cents livres
pour aller et trois cents livres pour revenir ; cela rÊduira la somme Á cinq
mille livres ; nous prendrons mille livres chacun pour les employer comme
bon nous semblera, et nous laisserons un fond de mille livres que gardera
l'abbÊ pour les cas extraordinaires ou les besoins communs. Cela vous
va-t-il ?
-- Mon cher Athos, dit Aramis, vous parlez comme Nestor, qui Êtait,
comme chacun sait, le plus sage des Grecs.
-- Eh bien, c'est dit, reprit Athos, Planchet et Bazin partiront ; Á
tout prendre, je ne suis pas f×chÊ de conserver Grimaud : il est accoutumÊ Á
mes faÚons et j'y tiens ; la journÊe d'hier a dÊjÁ dÙ l'Êbranler, ce voyage
le perdrait. "
On fit venir Planchet, et on lui donna des instructions ; il avait ÊtÊ
prÊvenu dÊjÁ par d'Artagnan, qui, du premier coup, lui avait annoncÊ la
gloire, ensuite l'argent, puis le danger.
" Je porterai la lettre dans le parement de mon habit, dit Planchet, et
je l'avalerai si l'on me prend.
-- Mais alors tu ne pourras pas faire la commission, dit d'Artagnan.
-- Vous m'en donnerez ce soir une copie que je saurai par coeur demain.
"
D'Artagnan regarda ses amis comme pour leur dire :
" Eh bien, que vous avais-je promis ? "
" Maintenant, continua-t-il en s'adressant Á Planchet, tu as huit jours
pour arriver prÉs de Lord de Winter, tu as huit autres jours pour revenir
ici, en tout seize jours ; si le seiziÉme jour de ton dÊpart, Á huit heures
du soir, tu n'es pas arrivÊ, pas d'argent, fÙt-il huit heures cinq minutes.
-- Alors, Monsieur, dit Planchet, achetez-moi une montre.
-- Prends celle-ci, dit Athos, en lui donnant la sienne avec une
insouciante gÊnÊrositÊ, et sois brave garÚon. Songe que, si tu parles, si tu
bavardes, si tu fl×nes, tu fais couper le cou Á ton maÏtre, qui a si grande
confiance dans ta fidÊlitÊ qu'il nous a rÊpondu de toi. Mais songe aussi que
s'il arrive, par ta faute, malheur Á d'Artagnan, je te retrouverai partout,
et ce sera pour t'ouvrir le ventre.
-- Oh ! Monsieur ! dit Planchet, humiliÊ du soupÚon et surtout effrayÊ
de l'air calme du mousquetaire.
-- Et moi, dit Porthos en roulant ses gros yeux, songe que je t'Êcorche
vif.
-- Ah ! Monsieur !
-- Et moi, continua Aramis de sa voix douce et mÊlodieuse, songe que je
te brÙle Á petit feu comme un sauvage.
-- Ah ! Monsieur ! "
Et Planchet se mit Á pleurer ; nous n'oserions dire si ce fut de
terreur, Á cause des menaces qui lui Êtaient faites, ou d'attendrissement de
voir quatre amis si Êtroitement unis.
D'Artagnan lui prit la main, et l'embrassa.
" Vois-tu, Planchet, lui dit-il, ces Messieurs te disent tout cela par
tendresse pour moi, mais au fond ils t'aiment.
-- Ah ! Monsieur ! dit Planchet, ou je rÊussirai, ou l'on me coupera en
quatre ; me coup×t-on en quatre, soyez convaincu qu'il n'y a pas un morceau
qui parlera. "
Il fut dÊcidÊ que Planchet partirait le lendemain Á huit heures du
matin, afin, comme il l'avait dit, qu'il pÙt, pendant la nuit, apprendre la
lettre par coeur. Il gagna juste douze heures Á cet arrangement ; il devait
Ëtre revenu le seiziÉme jour, Á huit heures du soir.
Le matin, au moment oÝ il allait monter Á cheval, d'Artagnan, qui se
sentait au fond du coeur un faible pour le duc, prit Planchet Á part.
" Ecoute, lui dit-il, quand tu auras remis la lettre Á Lord de Winter
et qu'il l'aura lue, tu lui diras encore : " Veillez sur Sa Gr×ce Lord
Buckingham, car on veut l'assassiner. " Mais ceci, Planchet, vois-tu, c'est
si grave et si important, que je n'ai pas mËme voulu avouer Á mes amis que
je te confierais ce secret, et que pour une commission de capitaine je ne
voudrais pas te l'Êcrire.
-- Soyez tranquille, Monsieur, dit Planchet, vous verrez si l'on peut
compter sur moi. "
Et montÊ sur un excellent cheval, qu'il devait quitter Á vingt lieues
de lÁ pour prendre la poste, Planchet partit au galop, le coeur un peu serrÊ
par la triple promesse que lui avaient faite les mousquetaires, mais du
reste dans les meilleures dispositions du monde.
Bazin partit le lendemain matin pour Tours, et eut huit jours pour
faire sa commission.
Les quatre amis, pendant toute la durÊe de ces deux absences, avaient,
comme on le comprend bien, plus que jamais l'oeil au guet, le nez au vent et
l'oreille aux Êcoutes. Leurs journÊes se passaient Á essayer de surprendre
ce qu'on disait, Á guetter les allures du cardinal et Á flairer les
courriers qui arrivaient. Plus d'une fois un tremblement insurmontable les
prit, lorsqu'on les appela pour quelque service inattendu. Ils avaient
d'ailleurs Á se garder pour leur propre sÙretÊ ; Milady Êtait un fantÆme
qui, lorsqu'il Êtait apparu une fois aux gens, ne les laissait pas dormir
tranquillement.
Le matin du huitiÉme jour, Bazin, frais comme toujours et souriant
selon son habitude, entra dans le cabaret du Parpaillot, comme les quatre
amis Êtaient en train de dÊjeuner, en disant, selon la convention arrËtÊe :
" Monsieur Aramis, voici la rÊponse de votre cousine. "
Les quatre amis ÊchangÉrent un coup d'oeil joyeux : la moitiÊ de la
besogne Êtait faite ; il est vrai que c'Êtait la plus courte et la plus
facile.
Aramis prit, en rougissant malgrÊ lui, la lettre, qui Êtait d'une
Êcriture grossiÉre et sans orthographe.
" Bon Dieu ! s'Êcria-t-il en riant, dÊcidÊment j'en dÊsespÉre ; jamais
cette pauvre Michon n'Êcrira comme M. de Voiture.
-- Qu'est-ce que cela feut dire, cette baufre Migeon ? demanda le
Suisse, qui Êtait en train de causer avec les quatre amis quand la lettre
Êtait arrivÊe.
-- Oh ! mon Dieu ! moins que rien, dit Aramis, une petite lingÉre
charmante que j'aimais fort et Á qui j'ai demandÊ quelques lignes de sa main
en maniÉre de souvenir.
-- Dutieu ! dit le Suisse ; zi zella il Ëtre auzi grante tame que son
l'Êgridure, fous l'Ëtre en ponne fordune, mon gamarate ! "
Aramis lut la lettre et la passa Á Athos.
" Voyez donc ce qu'elle m'Êcrit, Athos " , dit-il.
Athos jeta un coup d'oeil sur l'ÊpÏtre, et, pour faire Êvanouir tous
les soupÚons qui auraient pu naÏtre, lut tout haut :
" Mon cousin, ma soeur et moi devinons trÉs bien les rËves, et nous en
avons mËme une peur affreuse ; mais du vÆtre, on pourra dire, je l'espÉre,
tout songe est mensonge. Adieu ! portez-vous bien, et faites que de temps en
temps nous entendions parler de vous.
" AGLAE MICHON. "
" Et de quel rËve parle-t-elle ? demanda le dragon, qui s'Êtait
approchÊ pendant la lecture.
-- Foui, te quel rËfe ? dit le Suisse.
-- Eh ! pardieu ! dit Aramis, c'est tout simple, d'un rËve que j'ai
fait et que je lui ai racontÊ.
-- Oh ! foui, par Tieu ! c'Ëtre tout simple de ragonter son rËfe ; mais
moi je ne rËfe jamais.
-- Vous Ëtes fort heureux, dit Athos en se levant, et je voudrais bien
pouvoir en dire autant que vous !
-- Chamais ! reprit le Suisse, enchantÊ qu'un homme comme Athos lui
envi×t quelque chose, chamais ! chamais ! "
D'Artagnan, voyant qu'Athos se levait, en fit autant, prit son bras, et
sortit.
Porthos et Aramis restÉrent pour faire face aux quolibets du dragon et
du Suisse.
Quant Á Bazin, il s'alla coucher sur une botte de paille ; et comme il
avait plus d'imagination que le Suisse, il rËva que M. Aramis, devenu pape,
le coiffait d'un chapeau de cardinal.
Mais, comme nous l'avons dit, Bazin n'avait, par son heureux retour,
enlevÊ qu'une partie de l'inquiÊtude qui aiguillonnait les quatre amis. Les
jours de l'attente sont longs, et d'Artagnan surtout aurait pariÊ que les
jours avaient maintenant quarante-huit heures. Il oubliait les lenteurs
obligÊes de la navigation, il s'exagÊrait la puissance de Milady. Il prËtait
Á cette femme, qui lui apparaissait pareille Á un dÊmon, des auxiliaires
surnaturels comme elle ; il s'imaginait, au moindre bruit, qu'on venait
l'arrËter, et qu'on ramenait Planchet pour le confronter avec lui et ses
amis. Il y a plus : sa confiance autrefois si grande dans le digne Picard
diminuait de jour en jour. Cette inquiÊtude Êtait si grande, qu'elle gagnait
Porthos et Aramis. Il n'y avait qu'Athos qui demeur×t impassible, comme si
aucun danger ne s'agitait autour de lui, et qu'il respir×t son atmosphÉre
quotidienne.
Le seiziÉme jour surtout, ces signes d'agitation Êtaient si visibles
chez d'Artagnan et ses deux amis, qu'ils ne pouvaient rester en place, et
qu'ils erraient comme des ombres sur le chemin par lequel devait revenir
Planchet.
" Vraiment, leur disait Athos, vous n'Ëtes pas des hommes, mais des
enfants, pour qu'une femme vous fasse si grand-peur ! Et de quoi s'agit-il,
aprÉs tout ? D'Ëtre emprisonnÊs ! Eh bien, mais on nous tirera de prison :
on en a bien retirÊ Mme Bonacieux. D'Ëtre dÊcapitÊs ? Mais tous les jours,
dans la tranchÊe, nous allons joyeusement nous exposer Á pis que cela, car
un boulet peut nous casser la jambe, et je suis convaincu qu'un chirurgien
nous fait plus souffrir en nous coupant la cuisse qu'un bourreau en nous
coupant la tËte. Demeurez donc tranquilles ; dans deux heures, dans quatre,
dans six heures, au plus tard, Planchet sera ici : il a promis d'y Ëtre, et
moi j'ai trÉs grande foi aux promesses de Planchet, qui m'a l'air d'un fort
brave garÚon.
-- Mais s'il n'arrive pas ? dit d'Artagnan.
-- Eh bien, s'il n'arrive pas, c'est qu'il aura ÊtÊ retardÊ, voilÁ
tout. Il peut Ëtre tombÊ de cheval, il peut avoir fait une cabriole
par-dessus le pont, il peut avoir couru si vite qu'il en ait attrapÊ une
fluxion de poitrine. Eh ! Messieurs ! faisons donc la part des ÊvÊnements.
La vie est un chapelet de petites misÉres que le philosophe ÊgrÉne en riant.
Soyez philosophes comme moi, Messieurs, mettez-vous Á table et buvons ; rien
ne fait paraÏtre l'avenir couleur de rose comme de le regarder Á travers un
verre de chambertin.
-- C'est fort bien, rÊpondit d'Artagnan ; mais je suis las d'avoir Á
craindre, en buvant frais, que le vin ne sorte de la cave de Milady.
-- Vous Ëtes bien difficile, dit Athos, une si belle femme !
-- Une femme de marque ! " dit Porthos avec son gros rire.
Athos tressaillit, passa la main sur son front pour en essuyer la
sueur, et se leva Á son tour avec un mouvement nerveux qu'il ne put
rÊprimer.
Le jour s'Êcoula cependant, et le soir vint plus lentement, mais enfin
il vint ; les buvettes s'emplirent de chalands ; Athos, qui avait empochÊ sa
part du diamant, ne quittait plus le Parpaillot. Il avait trouvÊ dans M. de
Busigny, qui, au reste, leur avait donnÊ un dÏner magnifique, un partner
digne de lui. Ils jouaient donc ensemble, comme d'habitude, quand sept
heures sonnÉrent : on entendit passer les patrouilles qui allaient doubler
les postes ; Á sept heures et demie la retraite sonna.
" Nous sommes perdus, dit d'Artagnan Á l'oreille d'Athos.
-- Vous voulez dire que nous avons perdu, dit tranquillement Athos en
tirant quatre pistoles de sa poche et en les jetant sur la table. Allons,
Messieurs, continua-t-il, on bat la retraite, allons nous coucher. "
Et Athos sortit du Parpaillot suivi de d'Artagnan. Aramis venait
derriÉre donnant le bras Á Porthos. Aramis m×chonnait des vers, et Porthos
s'arrachait de temps en temps quelques poils de moustache en signe de
dÊsespoir.
Mais voilÁ que tout Á coup, dans l'obscuritÊ, une ombre se dessine,
dont la forme est familiÉre Á d'Artagnan, et qu'une voix bien connue lui dit
:
" Monsieur, je vous apporte votre manteau, car il fait frais ce soir.
-- Planchet ! s'Êcria d'Artagnan, ivre de joie.
-- Planchet ! rÊpÊtÉrent Porthos et Aramis.
-- Eh bien, oui, Planchet, dit Athos, qu'y a-t-il d'Êtonnant Á cela ?
Il avait promis d'Ëtre de retour Á huit heures, et voilÁ les huit heures qui
sonnent. Bravo ! Planchet, vous Ëtes un garÚon de parole, et si jamais vous
quittez votre maÏtre, je vous garde une place Á mon service.
-- Oh ! non, jamais, dit Planchet, jamais je ne quitterai M.
d'Artagnan. "
En mËme temps d'Artagnan sentit que Planchet lui glissait un billet
dans la main.
D'Artagnan avait grande envie d'embrasser Planchet au retour comme il
l'avait embrassÊ au dÊpart ; mais il eut peur que cette marque d'effusion,
donnÊe Á son laquais en pleine rue, ne parÙt extraordinaire Á quelque
passant, et il se contint.
" J'ai le billet, dit-il Á Athos et Á ses amis.
-- C'est bien, dit Athos, entrons chez nous, et nous le lirons. "
Le billet brÙlait la main de d'Artagnan : il voulait h×ter le pas ;
mais Athos lui prit le bras et le passa sous le sien, et force fut au jeune
homme de rÊgler sa course sur celle de son ami.
Enfin on entra dans la tente, on alluma une lampe, et tandis que
Planchet se tenait sur la porte pour que les quatre amis ne fussent pas
surpris, d'Artagnan, d'une main tremblante, brisa le cachet et ouvrit la
lettre tant attendue.
Elle contenait une demi-ligne, d'une Êcriture toute britannique et
d'une concision toute spartiate :
" Thank you, be easy . "
Ce qui voulait dire :
" Merci, soyez tranquille. "
Athos prit la lettre des mains de d'Artagnan, l'approcha de la lampe, y
mit le feu, et ne la l×cha point qu'elle ne fÙt rÊduite en cendres.
Puis appelant Planchet :
" Maintenant, mon garÚon, lui dit-il, tu peux rÊclamer tes sept cents
livres, mais tu ne risquais pas grand-chose avec un billet comme celui- lÁ.
-- Ce n'est pas faute que j'aie inventÊ bien des moyens de le serrer,
dit Planchet.
-- Eh bien, dit d'Artagnan, conte-nous cela.
-- Dame ! c'est bien long, Monsieur.
-- Tu as raison, Planchet, dit Athos ; d'ailleurs la retraite est
battue, et nous serions remarquÊs en gardant de la lumiÉre plus longtemps
que les autres.
-- Soit, dit d'Artagnan, couchons-nous. Dors bien, Planchet !
-- Ma foi, Monsieur ! ce sera la premiÉre fois depuis seize jours.
-- Et moi aussi ! dit d'Artagnan.
-- Et moi aussi ! rÊpÊta Porthos.
-- Et moi aussi ! rÊpÊta Aramis.
-- Eh bien, voulez-vous que je vous avoue la vÊritÊ ? et moi aussi ! "
dit Athos.
Cependant Milady, ivre de colÉre, rugissant sur le pont du b×timent,
comme une lionne qu'on embarque, avait ÊtÊ tentÊe de se jeter Á la mer pour
regagner la cÆte, car elle ne pouvait se faire Á l'idÊe qu'elle avait ÊtÊ
insultÊe par d'Artagnan, menacÊe par Athos, et qu'elle quittait la France
sans se venger d'eux. BientÆt, cette idÊe Êtait devenue pour elle tellement
insupportable, qu'au risque de ce qui pouvait arriver de terrible pour
elle-mËme, elle avait suppliÊ le capitaine de la jeter sur la cÆte ; mais le
capitaine, pressÊ d'Êchapper Á sa fausse position, placÊ entre les croiseurs
franÚais et anglais, comme la chauve-souris entre les rats et les oiseaux,
avait grande h×te de regagner l'Angleterre, et refusa obstinÊment d'obÊir Á
ce qu'il prenait pour un caprice de femme, promettant Á sa passagÉre, qui au
reste lui Êtait particuliÉrement recommandÊe par le cardinal, de la jeter,
si la mer et les FranÚais le permettaient, dans un des ports de la Bretagne,
soit Á Lorient, soit Á Brest ; mais en attendant, le vent Êtait contraire,
la mer mauvaise, on louvoyait et l'on courait des bordÊes. Neuf jours aprÉs
la sortie de la Charente, Milady, toute p×le de ses chagrins et de sa rage,
voyait apparaÏtre seulement les cÆtes bleu×tres du FinistÉre.
Elle calcula que pour traverser ce coin de la France et revenir prÉs du
cardinal il lui fallait au moins trois jours ; ajoutez un jour pour le
dÊbarquement et cela faisait quatre ; ajoutez ces quatre jours aux neuf
autres, c'Êtait treize jours de perdus, treize jours pendant lesquels tant
d'ÊvÊnements importants se pouvaient passer Á Londres. Elle songea que sans
aucun doute le cardinal serait furieux de son retour, et que par consÊquent
il serait plus disposÊ Á Êcouter les plaintes qu'on porterait contre elle
que les accusations qu'elle porterait contre les autres. Elle laissa donc
passer Lorient et Brest sans insister prÉs du capitaine, qui, de son cÆtÊ,
se garda bien de lui donner l'Êveil. Milady continua donc sa route, et le
jour mËme oÝ Planchet s'embarquait de Portsmouth pour la France, la
messagÉre de Son Eminence entrait triomphante dans le port.
Toute la ville Êtait agitÊe d'un mouvement extraordinaire : -- quatre
grands vaisseaux rÊcemment achevÊs venaient d'Ëtre lancÊs Á la mer ; --
debout sur la jetÊe, chamarrÊ d'or, Êblouissant, selon son habitude, de
diamants et de pierreries, le feutre ornÊ d'une plume blanche qui retombait
sur son Êpaule, on voyait Buckingham entourÊ d'un Êtat- major presque aussi
brillant que lui.
C'Êtait une de ces belles et rares journÊes d'hiver oÝ l'Angleterre se
souvient qu'il y a un soleil. L'astre p×li, mais cependant splendide encore,
se couchait Á l'horizon, empourprant Á la fois le ciel et la mer de bandes
de feu et jetant sur les tours et les vieilles maisons de la ville un
dernier rayon d'or qui faisait Êtinceler les vitres comme le reflet d'un
incendie. Milady, en respirant cet air de l'OcÊan plus vif et plus
balsamique Á l'approche de la terre, en contemplant toute la puissance de
ces prÊparatifs qu'elle Êtait chargÊe de dÊtruire, toute la puissance de
cette armÊe qu'elle devait combattre Á elle seule -- elle femme -- avec
quelques sacs d'or, se compara mentalement Á Judith, la terrible Juive,
lorsqu'elle pÊnÊtra dans le camp des Assyriens et qu'elle vit la masse
Ênorme de chars, de chevaux, d'hommes et d'armes qu'un geste de sa main
devait dissiper comme un nuage de fumÊe.
On entra dans la rade ; mais comme on s'apprËtait Á y jeter l'ancre, un
petit cutter formidablement armÊ s'approcha du b×timent marchand, se donnant
comme garde-cÆte, et fit mettre Á la mer son canot, qui se dirigea vers
l'Êchelle. Ce canot renfermait un officier, un contremaÏtre et huit rameurs
; l'officier seul monta Á bord, oÝ il fut reÚu avec toute la dÊfÊrence
qu'inspire l'uniforme.
L'officier s'entretint quelques instants avec le patron, lui fit lire
un papier dont il Êtait porteur, et, sur l'ordre du capitaine marchand, tout
l'Êquipage du b×timent, matelots et passagers, fut appelÊ sur le pont.
Lorsque cette espÉce d'appel fut fait, l'officier s'enquit tout haut du
point de dÊpart du brick, de sa route, de ses atterrissements, et Á toutes
les questions le capitaine satisfit sans hÊsitation et sans difficultÊ.
Alors l'officier commenÚa de passer la revue de toutes les personnes les
unes aprÉs les autres, et, s'arrËtant Á Milady, la considÊra avec un grand
soin, mais sans lui adresser une seule parole.
Puis il revint au capitaine, lui dit encore quelques mots ; et, comme
si c'eÙt ÊtÊ Á lui dÊsormais que le b×timent dÙt obÊir, il commanda une
manoeuvre que l'Êquipage exÊcuta aussitÆt. Alors le b×timent se remit en
route, toujours escortÊ du petit cutter, qui voguait bord Á bord avec lui,
menaÚant son flanc de la bouche de ses six canons ; tandis que la barque
suivait dans le sillage du navire, faible point prÉs de l'Ênorme masse.
Pendant l'examen que l'officier avait fait de Milady, Milady, comme on
le pense bien, l'avait de son cÆtÊ dÊvorÊ du regard. Mais, quelque habitude
que cette femme aux yeux de flamme eÙt de lire dans le coeur de ceux dont
elle avait besoin de deviner les secrets, elle trouva cette fois un visage
d'une impassibilitÊ telle qu'aucune dÊcouverte ne suivit son investigation.
L'officier qui s'Êtait arrËtÊ devant elle et qui l'avait silencieusement
ÊtudiÊe avec tant de soin pouvait Ëtre ×gÊ de vingt-cinq Á vingt-six ans,
Êtait blanc de visage avec des yeux bleu clair un peu enfoncÊs ; sa bouche,
fine et bien dessinÊe, demeurait immobile dans ses lignes correctes ; son
menton, vigoureusement accusÊ, dÊnotait cette force de volontÊ qui, dans le
type vulgaire britannique, n'est ordinairement que de l'entËtement ; un
front un peu fuyant, comme il convient aux poÉtes, aux enthousiastes et aux
soldats, Êtait Á peine ombragÊ d'une chevelure courte et clairsemÊe, qui,
comme la barbe qui couvrait le bas de son visage, Êtait d'une belle couleur
ch×tain foncÊ.
Lorsqu'on entra dans le port, il faisait dÊjÁ nuit. La brume
Êpaississait encore l'obscuritÊ et formait autour des fanaux et des
lanternes des jetÊes un cercle pareil Á celui qui entoure la lune quand le
temps menace de devenir pluvieux. L'air qu'on respirait Êtait triste, humide
et froid.
Milady, cette femme si forte, se sentait frissonner malgrÊ elle.
L'officier se fit indiquer les paquets de Milady, fit porter son bagage
dans le canot ; et lorsque cette opÊration fut faite, il l'invita Á y
descendre elle-mËme en lui tendant sa main.
Milady regarda cet homme et hÊsita.
" Qui Ëtes-vous, Monsieur, demanda-t-elle, qui avez la bontÊ de vous
occuper si particuliÉrement de moi ?
-- Vous devez le voir, Madame, Á mon uniforme ; je suis officier de la
marine anglaise, rÊpondit le jeune homme.
-- Mais enfin, est-ce l'habitude que les officiers de la marine
anglaise se mettent aux ordres de leurs compatriotes lorsqu'ils abordent
dans un port de la Grande-Bretagne, et poussent la galanterie jusqu'Á les
conduire Á terre ?
-- Oui, Milady, c'est l'habitude, non point par galanterie, mais par
prudence, qu'en temps de guerre les Êtrangers soient conduits Á une
hÆtellerie dÊsignÊe, afin que jusqu'Á parfaite information sur eux ils
restent sous la surveillance du gouvernement. "
Ces mots furent prononcÊs avec la politesse la plus exacte et le calme
le plus parfait. Cependant ils n'eurent point le don de convaincre Milady.
" Mais je ne suis pas ÊtrangÉre, Monsieur, dit-elle avec l'accent le
plus pur qui ait jamais retenti de Portsmouth Á Manchester, je me nomme Lady
Clarick, et cette mesure...
-- Cette mesure est gÊnÊrale, Milady, et vous tenteriez inutilement de
vous y soustraire.
-- Je vous suivrai donc, Monsieur. "
Et acceptant la main de l'officier, elle commenÚa de descendre
l'Êchelle au bas de laquelle l'attendait le canot. L'officier la suivit ; un
grand manteau Êtait Êtendu Á la poupe, l'officier la fit asseoir sur le
manteau et s'assit prÉs d'elle.
" Nagez " , dit-il aux matelots.
Les huit rames retombÉrent dans la mer, ne formant qu'un seul bruit, ne
frappant qu'un seul coup, et le canot sembla voler sur la surface de l'eau.
Au bout de cinq minutes on touchait Á terre.
L'officier sauta sur le quai et offrit la main Á Milady.
Une voiture attendait.
" Cette voiture est-elle pour nous ? demanda Milady.
-- Oui, Madame, rÊpondit l'officier.
-- L'hÆtellerie est donc bien loin ?
-- A l'autre bout de la ville.
-- Allons " , dit Milady.
Et elle monta rÊsolument dans la voiture.
L'officier veilla Á ce que les paquets fussent soigneusement attachÊs
derriÉre la caisse, et cette opÊration terminÊe, prit sa place prÉs de
Milady et referma la portiÉre.
AussitÆt, sans qu'aucun ordre fÙt donnÊ et sans qu'on eÙt besoin de lui
indiquer sa destination, le cocher partit au galop et s'enfonÚa dans les
rues de la ville.
Une rÊception si Êtrange devait Ëtre pour Milady une ample matiÉre Á
rÊflexion ; aussi, voyant que le jeune officier ne paraissait nullement
disposÊ Á lier conversation, elle s'accouda dans un angle de la voiture et
passa les unes aprÉs les autres en revue toutes les suppositions qui se
prÊsentaient Á son esprit.
Cependant, au bout d'un quart d'heure, ÊtonnÊe de la longueur du
chemin, elle se pencha vers la portiÉre pour voir oÝ on la conduisait. On
n'apercevait plus de maisons ; des arbres apparaissaient dans les tÊnÉbres
comme de grands fantÆmes noirs courant les uns aprÉs les autres.
Milady frissonna.
" Mais nous ne sommes plus dans la ville, Monsieur " , dit-elle.
Le jeune officier garda le silence.
" Je n'irai pas plus loin, si vous ne me dites pas oÝ vous me conduisez
; je vous en prÊviens, Monsieur ! "
Cette menace n'obtint aucune rÊponse.
" Oh ! c'est trop fort ! s'Êcria Milady, au secours ! au secours ! "
Pas une voix ne rÊpondit Á la sienne, la voiture continua de rouler
avec rapiditÊ ; l'officier semblait une statue.
Milady regarda l'officier avec une de ces expressions terribles,
particuliÉres Á son visage et qui manquaient si rarement leur effet ; la
colÉre faisait Êtinceler ses yeux dans l'ombre.
Le jeune homme resta impassible.
Milady voulut ouvrir la portiÉre et se prÊcipiter.
" Prenez garde, Madame, dit froidement le jeune homme, vous vous tuerez
en sautant. "
Milady se rassit Êcumante ; l'officier se pencha, la regarda Á son tour
et parut surpris de voir cette figure, si belle naguÉre, bouleversÊe par la
rage et devenue presque hideuse. L'astucieuse crÊature comprit qu'elle se
perdait en laissant voir ainsi dans son ×me ; elle rassÊrÊna ses traits, et
d'une voix gÊmissante :
" Au nom du Ciel, Monsieur ! dites-moi si c'est Á vous, si c'est Á
votre gouvernement, si c'est Á un ennemi que je dois attribuer la violence
que l'on me fait ?
-- On ne vous fait aucune violence, Madame, et ce qui vous arrive est
le rÊsultat d'une mesure toute simple que nous sommes forcÊs de prendre avec
tous ceux qui dÊbarquent en Angleterre.
-- Alors vous ne me connaissez pas, Monsieur ?
-- C'est la premiÉre fois que j'ai l'honneur de vous voir.
-- Et, sur votre honneur, vous n'avez aucun sujet de haine contre moi ?
-- Aucun, je vous le jure. "
Il y avait tant de sÊrÊnitÊ, de sang-froid, de douceur mËme dans la
voix du jeune homme, que Milady fut rassurÊe.
Enfin, aprÉs une heure de marche Á peu prÉs, la voiture s'arrËta devant
une grille de fer qui fermait un chemin creux conduisant Á un ch×teau sÊvÉre
de forme, massif et isolÊ. Alors, comme les roues tournaient sur un sable
fin, Milady entendit un vaste mugissement, qu'elle reconnut pour le bruit de
la mer qui vient se briser sur une cÆte escarpÊe.
La voiture passa sous deux voÙtes, et enfin s'arrËta dans une cour
sombre et carrÊe ; presque aussitÆt la portiÉre de la voiture s'ouvrit, le
jeune homme sauta lÊgÉrement Á terre et prÊsenta sa main Á Milady, qui
s'appuya dessus, et descendit Á son tour avec assez de calme.
" Toujours est-il, dit Milady en regardant autour d'elle et en ramenant
ses yeux sur le jeune officier avec le plus gracieux sourire, que je suis
prisonniÉre ; mais ce ne sera pas pour longtemps, j'en suis sÙre, ajouta-
t-elle, ma conscience et votre politesse, Monsieur, m'en sont garants. "
Si flatteur que fÙt le compliment, l'officier ne rÊpondit rien ; mais,
tirant de sa ceinture un petit sifflet d'argent pareil Á celui dont se
servent les contremaÏtres sur les b×timents de guerre, il siffla trois fois,
sur trois modulations diffÊrentes : alors plusieurs hommes parurent,
dÊtelÉrent les chevaux fumants et emmenÉrent la voiture sous une remise.
Puis l'officier, toujours avec la mËme politesse calme, invita sa
prisonniÉre Á entrer dans la maison. Celle-ci, toujours avec son mËme visage
souriant, lui prit le bras, et entra avec lui sous une porte basse et
cintrÊe qui, par une voÙte ÊclairÊe seulement au fond, conduisait Á un
escalier de pierre tournant autour d'une arËte de pierre ; puis on s'arrËta
devant une porte massive qui, aprÉs l'introduction dans la serrure d'une
clef que le jeune homme portait sur lui, roula lourdement sur ses gonds et
donna ouverture Á la chambre destinÊe Á Milady.
D'un seul regard, la prisonniÉre embrassa l'appartement dans ses
moindres dÊtails.
C'Êtait une chambre dont l'ameublement Êtait Á la fois bien propre pour
une prison et bien sÊvÉre pour une habitation d'homme libre ; cependant, des
barreaux aux fenËtres et des verrous extÊrieurs Á la porte dÊcidaient le
procÉs en faveur de la prison.
Un instant toute la force d'×me de cette crÊature, trempÊe cependant
aux sources les plus vigoureuses, l'abandonna ; elle tomba sur un fauteuil,
croisant les bras, baissant la tËte, et s'attendant Á chaque instant Á voir
entrer un juge pour l'interroger.
Mais personne n'entra, que deux ou trois soldats de marine qui
apportÉrent les malles et les caisses, les dÊposÉrent dans un coin et se
retirÉrent sans rien dire.
L'officier prÊsidait Á tous ces dÊtails avec le mËme calme que Milady
lui avait constamment vu, ne prononÚant pas une parole lui-mËme, et se
faisant obÊir d'un geste de sa main ou d'un coup de son sifflet.
On eÙt dit qu'entre cet homme et ses infÊrieurs la langue parlÊe
n'existait pas ou devenait inutile.
Enfin Milady n'y put tenir plus longtemps, elle rompit le silence :
" Au nom du Ciel, Monsieur ! s'Êcria-t-elle, que veut dire tout ce qui
se passe ? Fixez mes irrÊsolutions ; j'ai du courage pour tout danger que je
prÊvois, pour tout malheur que je comprends. OÝ suis-je et que suis-je ici ?
Suis-je libre, pourquoi ces barreaux et ces portes ? Suis-je prisonniÉre,
quel crime ai-je commis ?
-- Vous Ëtes ici dans l'appartement qui vous est destinÊ, Madame. J'ai
reÚu l'ordre d'aller vous prendre en mer et de vous conduire en ce ch×teau :
cet ordre, je l'ai accompli, je crois, avec toute la rigiditÊ d'un soldat,
mais aussi avec toute la courtoisie d'un gentilhomme. LÁ se termine, du
moins jusqu'Á prÊsent, la charge que j'avais Á remplir prÉs de vous, le
reste regarde une autre personne.
-- Et cette autre personne, quelle est-elle ? demanda Milady ; ne
pouvez-vous me dire son nom ?... "
En ce moment on entendit par les escaliers un grand bruit d'Êperons ;
quelques voix passÉrent et s'Êteignirent, et le bruit d'un pas isolÊ se
rapprocha de la porte.
" Cette personne, la voici, Madame " , dit l'officier en dÊmasquant le
passage, et en se rangeant dans l'attitude du respect et de la soumission.
En mËme temps, la porte s'ouvrit ; un homme parut sur le seuil.
Il Êtait sans chapeau, portait l'ÊpÊe au cÆtÊ, et froissait un mouchoir
entre ses doigts.
Milady crut reconnaÏtre cette ombre dans l'ombre, elle s'appuya d'une
main sur le bras de son fauteuil, et avanÚa la tËte comme pour aller au-
devant d'une certitude.
Alors l'Êtranger s'avanÚa lentement ; et, Á mesure qu'il s'avanÚait en
entrant dans le cercle de lumiÉre projetÊ par la lampe, Milady se reculait
involontairement.
Puis, lorsqu'elle n'eut plus aucun doute :
" Eh quoi ! mon frÉre ! s'Êcria-t-elle au comble de la stupeur, c'est
vous ?
-- Oui, belle dame ! rÊpondit Lord de Winter en faisant un salut moitiÊ
courtois, moitiÊ ironique, moi-mËme.
-- Mais alors, ce ch×teau ?
-- Est Á moi.
-- Cette chambre ?
-- C'est la vÆtre.
-- Je suis donc votre prisonniÉre ?
-- A peu prÉs.
-- Mais c'est un affreux abus de la force !
-- Pas de grands mots ; asseyons-nous, et causons tranquillement, comme
il convient de faire entre un frÉre et une soeur. "
Puis, se retournant vers la porte, et voyant que le jeune officier
attendait ses derniers ordres :
" C'est bien, dit-il, je vous remercie ; maintenant, laissez-nous,
Monsieur Felton. "
CHAPITRE L. CAUSERIE D'UN FRERE AVEC SA SOEUR
Pendant le temps que Lord de Winter mit Á fermer la porte, Á pousser un
volet et Á approcher un siÉge du fauteuil de sa belle-soeur, Milady,
rËveuse, plongea son regard dans les profondeurs de la possibilitÊ, et
dÊcouvrit toute la trame qu'elle n'avait pas mËme pu entrevoir, tant qu'elle
ignorait en quelles mains elle Êtait tombÊe. Elle connaissait son beau-frÉre
pour un bon gentilhomme, franc-chasseur, joueur intrÊpide, entreprenant prÉs
des femmes, mais d'une force infÊrieure Á la sienne Á l'endroit de
l'intrigue. Comment avait-il pu dÊcouvrir son arrivÊe ? la faire saisir ?
Pourquoi la retenait-il ?
Athos lui avait bien dit quelques mots qui prouvaient que la
conversation qu'elle avait eue avec le cardinal Êtait tombÊe dans des
oreilles ÊtrangÉres ; mais elle ne pouvait admettre qu'il eÙt pu creuser une
contre-mine si prompte et si hardie.
Elle craignit bien plutÆt que ses prÊcÊdentes opÊrations en Angleterre
n'eussent ÊtÊ dÊcouvertes. Buckingham pouvait avoir devinÊ que c'Êtait elle
qui avait coupÊ les deux ferrets, et se venger de cette petite trahison ;
mais Buckingham Êtait incapable de se porter Á aucun excÉs contre une femme,
surtout si cette femme Êtait censÊe avoir agi par un sentiment de jalousie.
Cette supposition lui parut la plus probable ; il lui sembla qu'on
voulait se venger du passÊ, et non aller au-devant de l'avenir. Toutefois,
et en tout cas, elle s'applaudit d'Ëtre tombÊe entre les mains de son beau-
frÉre, dont elle comptait avoir bon marchÊ, plutÆt qu'entre celles d'un
ennemi direct et intelligent.
" Oui, causons, mon frÉre, dit-elle avec une espÉce d'enjouement,
dÊcidÊe qu'elle Êtait Á tirer de la conversation, malgrÊ toute la
dissimulation que pourrait y apporter Lord de Winter, les Êclaircissements
dont elle avait besoin pour rÊgler sa conduite Á venir.
-- Vous vous Ëtes donc dÊcidÊe Á revenir en Angleterre, dit Lord de
Winter, malgrÊ la rÊsolution que vous m'aviez si souvent manifestÊe Á Paris
de ne jamais remettre les pieds sur le territoire de la Grande- Bretagne ? "
Milady rÊpondit Á une question par une autre question.
" Avant tout, dit-elle, apprenez-moi donc comment vous m'avez fait
guetter assez sÊvÉrement pour Ëtre d'avance prÊvenu non seulement de mon
arrivÊe, mais encore du jour, de l'heure et du port oÝ j'arrivais. "
Lord de Winter adopta la mËme tactique que Milady, pensant que, puisque
sa belle-soeur l'employait, ce devait Ëtre la bonne.
" Mais, dites-moi vous-mËme, ma chÉre soeur, reprit-il, ce que vous
venez faire en Angleterre.
-- Mais je viens vous voir, reprit Milady, sans savoir combien elle
aggravait, par cette rÊponse, les soupÚons qu'avait fait naÏtre dans
l'esprit de son beau-frÉre la lettre de d'Artagnan, et voulant seulement
capter la bienveillance de son auditeur par un mensonge.
-- Ah ! me voir ? dit sournoisement Lord de Winter.
-- Sans doute, vous voir. Qu'y a-t-il d'Êtonnant Á cela ?
-- Et vous n'avez pas, en venant en Angleterre, d'autre but que de me
voir ?
-- Non.
-- Ainsi, c'est pour moi seul que vous vous Ëtes donnÊe la peine de
traverser la Manche ?
-- Pour vous seul.
-- Peste ! quelle tendresse, ma soeur !
-- Mais ne suis-je pas votre plus proche parente ? demanda Milady du
ton de la plus touchante naÐvetÊ.
-- Et mËme ma seule hÊritiÉre, n'est-ce pas ? " dit Á son tour Lord de
Winter, en fixant ses yeux sur ceux de Milady.
Quelque puissance qu'elle eÙt sur elle-mËme, Milady ne put s'empËcher
de tressaillir, et comme, en prononÚant les derniÉres paroles qu'il avait
dites, Lord de Winter avait posÊ la main sur le bras de sa soeur, ce
tressaillement ne lui Êchappa point.
En effet, le coup Êtait direct et profond. La premiÉre idÊe qui vint Á
l'esprit de Milady fut qu'elle avait ÊtÊ trahie par Ketty, et que celle-ci
avait racontÊ au baron cette aversion intÊressÊe dont elle avait
imprudemment laissÊ Êchapper des marques devant sa suivante ; elle se
rappela aussi la sortie furieuse et imprudente qu'elle avait faite contre
d'Artagnan, lorsqu'il avait sauvÊ la vie de son beau-frÉre.
" Je ne comprends pas, Milord, dit-elle pour gagner du temps et faire
parler son adversaire. Que voulez-vous dire ? Et y a-t-il quelque sens
inconnu cachÊ sous vos paroles ?
-- Oh ! mon Dieu, non, dit Lord de Winter avec une apparente bonhomie ;
vous avez le dÊsir de me voir, et vous venez en Angleterre. J'apprends ce
dÊsir, ou plutÆt je me doute que vous l'Êprouvez, et afin de vous Êpargner
tous les ennuis d'une arrivÊe nocturne dans un port, toutes les fatigues
d'un dÊbarquement, j'envoie un de mes officiers au- devant de vous ; je mets
une voiture Á ses ordres, et il vous amÉne ici dans ce ch×teau, dont je suis
gouverneur, oÝ je viens tous les jours, et oÝ, pour que notre double dÊsir
de nous voir soit satisfait, je vous fais prÊparer une chambre. Qu'y a-t-il
dans tout ce que je dis lÁ de plus Êtonnant que dans ce que vous m'avez dit
?
-- Non, ce que je trouve d'Êtonnant, c'est que vous ayez ÊtÊ prÊvenu de
mon arrivÊe.
-- C'est cependant la chose la plus simple, ma chÉre soeur : n'avez-
vous pas vu que le capitaine de votre petit b×timent avait, en entrant dans
la rade, envoyÊ en avant et afin d'obtenir son entrÊe dans le port, un petit
canot porteur de son livre de loch et de son registre d'Êquipage ? Je suis
commandant du port, on m'a apportÊ ce livre, j'y ai reconnu votre nom. Mon
coeur m'a dit ce que vient de me confier votre bouche, c'est-Á-dire dans
quel but vous vous exposiez aux dangers d'une mer si pÊrilleuse ou tout au
moins si fatigante en ce moment, et j'ai envoyÊ mon cutter au-devant de
vous. Vous savez le reste. "
Milady comprit que Lord de Winter mentait et n'en fut que plus
effrayÊe.
" Mon frÉre, continua-t-elle, n'est-ce pas Milord Buckingham que je vis
sur la jetÊe, le soir, en arrivant ?
-- Lui-mËme. Ah ! je comprends que sa vue vous ait frappÊe, reprit Lord
de Winter : vous venez d'un pays oÝ l'on doit beaucoup s'occuper de lui, et
je sais que ses armements contre la France prÊoccupent fort votre ami le
cardinal.
-- Mon ami le cardinal ! s'Êcria Milady, voyant que, sur ce point comme
sur l'autre, Lord de Winter paraissait instruit de tout.
-- N'est-il donc point votre ami ? reprit nÊgligemment le baron ; ah !
pardon, je le croyais ; mais nous reviendrons Á Milord duc plus tard, ne
nous Êcartons point du tour sentimental que la conversation avait pris :
vous veniez, disiez-vous, pour me voir ?
-- Oui.
-- Eh bien, je vous ai rÊpondu que vous seriez servie Á souhait et que
nous nous verrions tous les jours.
-- Dois-je donc demeurer Êternellement ici ? demanda Milady avec un
certain effroi.
-- Vous trouveriez-vous mal logÊe, ma soeur ? demandez ce qui vous
manque, et je m'empresserai de vous le faire donner.
-- Mais je n'ai ni mes femmes ni mes gens...
-- Vous aurez tout cela, Madame ; dites-moi sur quel pied votre premier
mari avait montÊ votre maison ; quoique je ne sois que votre beau-frÉre, je
vous la monterai sur un pied pareil.
-- Mon premier mari ! s'Êcria Milady en regardant Lord de Winter avec
des yeux effarÊs.
-- Oui, votre mari franÚais ; je ne parle pas de mon frÉre. Au reste,
si vous l'avez oubliÊ, comme il vit encore, je pourrais lui Êcrire et il me
ferait passer des renseignements Á ce sujet. "
Une sueur froide perla sur le front de Milady.
" Vous raillez, dit-elle d'une voix sourde.
-- En ai-je l'air ? demanda le baron en se relevant et en faisant un
pas en arriÉre.
-- Ou plutÆt vous m'insultez, continua-t-elle en pressant de ses mains
crispÊes les deux bras du fauteuil et en se soulevant sur ses poignets.
-- Vous insulter, moi ! dit Lord de Winter avec mÊpris ; en vÊritÊ,
Madame, croyez-vous que ce soit possible ?
-- En vÊritÊ, Monsieur, dit Milady, vous Ëtes ou ivre ou insensÊ ;
sortez et envoyez-moi une femme.
-- Des femmes sont bien indiscrÉtes, ma soeur ! ne pourrais-je pas vous
servir de suivante ? de cette faÚon tous nos secrets resteraient en famille.
-- Insolent ! s'Êcria Milady, et, comme mue par un ressort, elle bondit
sur le baron, qui l'attendait avec impassibilitÊ, mais une main cependant
sur la garde de son ÊpÊe.
-- Eh ! eh ! dit-il, je sais que vous avez l'habitude d'assassiner les
gens, mais je me dÊfendrai, moi, je vous en prÊviens, fÙt-ce contre vous.
-- Oh ! vous avez raison, dit Milady, et vous me faites l'effet d'Ëtre
assez l×che pour porter la main sur une femme.
-- Peut-Ëtre que oui, d'ailleurs j'aurais mon excuse : ma main ne
serait pas la premiÉre main d'homme qui se serait posÊe sur vous, j'imagine.
"
Et le baron indiqua d'un geste lent et accusateur l'Êpaule gauche de
Milady, qu'il toucha presque du doigt.
Milady poussa un rugissement sourd, et se recula jusque dans l'angle de
la chambre, comme une panthÉre qui veut s'acculer pour s'Êlancer.
" Oh ! rugissez tant que vous voudrez, s'Êcria Lord de Winter, mais
n'essayez pas de mordre, car, je vous en prÊviens, la chose tournerait Á
votre prÊjudice : il n'y a pas ici de procureurs qui rÉglent d'avance les
successions, il n'y a pas de chevalier errant qui vienne me chercher
querelle pour la belle dame que je retiens prisonniÉre ; mais je tiens tout
prËts des juges qui disposeront d'une femme assez ÊhontÊe pour venir se
glisser, bigame, dans le lit de Lord de Winter, mon frÉre aÏnÊ, et ces
juges, je vous en prÊviens, vous enverront Á un bourreau qui vous fera les
deux Êpaules pareilles. "
Les yeux de Milady lanÚaient de tels Êclairs, que quoiqu'il fÙt homme
et armÊ devant une femme dÊsarmÊe, il sentit le froid de la peur se glisser
jusqu'au fond de son ×me ; il n'en continua pas moins, mais avec une fureur
croissante :
" Oui, je comprends, aprÉs avoir hÊritÊ de mon frÉre, il vous eÙt ÊtÊ
doux d'hÊriter de moi ; mais, sachez-le d'avance, vous pouvez me tuer ou me
faire tuer, mes prÊcautions sont prises, pas un penny de ce que je possÉde
ne passera dans vos mains. N'Ëtes-vous pas dÊjÁ assez riche, vous qui
possÊdez prÉs d'un million, et ne pouviez-vous vous arrËter dans votre route
fatale, si vous ne faisiez le mal que pour la jouissance infinie et suprËme
de le faire ? Oh ! tenez, je vous le dis, si la mÊmoire de mon frÉre ne
m'Êtait sacrÊe, vous iriez pourrir dans un cachot d'Etat ou rassasier Á
Tyburn la curiositÊ des matelots ; je me tairai, mais vous, supportez
tranquillement votre captivitÊ ; dans quinze ou vingt jours je pars pour La
Rochelle avec l'armÊe ; mais la veille de mon dÊpart, un vaisseau viendra
vous prendre, que je verrai partir et qui vous conduira dans nos colonies du
Sud ; et, soyez tranquille, je vous adjoindrai un compagnon qui vous brÙlera
la cervelle Á la premiÉre tentative que vous risquerez pour revenir en
Angleterre ou sur le continent. "
Milady Êcoutait avec une attention qui dilatait ses yeux enflammÊs.
" Oui, mais Á cette heure, continua Lord de Winter, vous demeurerez
dans ce ch×teau : les murailles en sont Êpaisses, les portes en sont fortes,
les barreaux en sont solides ; d'ailleurs votre fenËtre donne Á pic sur la
mer : les hommes de mon Êquipage, qui me sont dÊvouÊs Á la vie et Á la mort,
montent la garde autour de cet appartement, et surveillent tous les passages
qui conduisent Á la cour ; puis arrivÊe Á la cour, il vous resterait encore
trois grilles Á traverser. La consigne est prÊcise : un pas, un geste, un
mot qui simule une Êvasion, et l'on fait feu sur vous ; si l'on vous tue, la
justice anglaise m'aura, je l'espÉre, quelque obligation de lui avoir
ÊpargnÊ de la besogne. Ah ! vos traits reprennent leur calme, votre visage
retrouve son assurance : Quinze jours, vingt jours dites-vous, bah ! d'ici
lÁ, j'ai l'esprit inventif, il me viendra quelque idÊe ; j'ai l'esprit
infernal, et je trouverai quelque victime. D'ici Á quinze jours, vous
dites-vous, je serai hors d'ici. Ah ! ah ! essayez ! "
Milady se voyant devinÊe s'enfonÚa les ongles dans la chair pour
dompter tout mouvement qui eÙt pu donner Á sa physionomie une signification
quelconque, autre que celle de l'angoisse.
Lord de Winter continua :
" L'officier qui commande seul ici en mon absence, vous l'avez vu, donc
vous le connaissez dÊjÁ, sait, comme vous voyez, observer une consigne, car
vous n'Ëtes pas, je vous connais, venue de Portsmouth ici sans avoir essayÊ
de le faire parler. Qu'en dites-vous ? Une statue de marbre eÙt-elle ÊtÊ
plus impassible et plus muette ? Vous avez dÊjÁ essayÊ le pouvoir de vos
sÊductions sur bien des hommes, et malheureusement vous avez toujours rÊussi
; mais essayez sur celui-lÁ, pardieu ! si vous en venez Á bout, je vous
dÊclare le dÊmon lui-mËme. "
Il alla vers la porte et l'ouvrit brusquement.
" Qu'on appelle M. Felton, dit-il. Attendez encore un instant, et je
vais vous recommander Á lui. "
Il se fit entre ces deux personnages un silence Êtrange, pendant lequel
on entendit le bruit d'un pas lent et rÊgulier qui se rapprochait ; bientÆt,
dans l'ombre du corridor, on vit se dessiner une forme humaine, et le jeune
lieutenant avec lequel nous avons dÊjÁ fait connaissance s'arrËta sur le
seuil, attendant les ordres du baron.
" Entrez, mon cher John, dit Lord de Winter, entrez et fermez la porte.
"
Le jeune officier entra.
" Maintenant, dit le baron, regardez cette femme : elle est jeune, elle
est belle, elle a toutes les sÊductions de la terre, Eh bien, c'est un
monstre qui, Á vingt-cinq ans, s'est rendu coupable d'autant de crimes que
vous pouvez en lire en un an dans les archives de nos tribunaux ; sa voix
prÊvient en sa faveur, sa beautÊ sert d'app×t aux victimes, son corps mËme
paye ce qu'elle a promis, c'est une justice Á lui rendre ; elle essayera de
vous sÊduire, peut-Ëtre mËme essayera-t-elle de vous tuer. Je vous ai tirÊ
de la misÉre, Felton, je vous ai fait nommer lieutenant, je vous ai sauvÊ la
vie une fois, vous savez Á quelle occasion ; je suis pour vous non seulement
un protecteur, mais un ami ; non seulement un bienfaiteur, mais un pÉre ;
cette femme est revenue en Angleterre afin de conspirer contre ma vie ; je
tiens ce serpent entre mes mains ; Eh bien, je vous fais appeler et vous dis
: Ami Felton, John, mon enfant, garde-moi et surtout garde-toi de cette
femme ; jure sur ton salut de la conserver pour le ch×timent qu'elle a
mÊritÊ. John Felton, je me fie Á ta parole ; John Felton, je crois Á ta
loyautÊ.
-- Milord, dit le jeune officier en chargeant son regard pur de toute
la haine qu'il put trouver dans son coeur, Milord, je vous jure qu'il sera
fait comme vous dÊsirez. "
Milady reÚut ce regard en victime rÊsignÊe : il Êtait impossible de
voir une expression plus soumise et plus douce que celle qui rÊgnait alors
sur son beau visage. A peine si Lord de Winter lui-mËme reconnut la tigresse
qu'un instant auparavant il s'apprËtait Á combattre.
" Elle ne sortira jamais de cette chambre, entendez-vous, John,
continua le baron ; elle ne correspondra avec personne, elle ne parlera qu'Á
vous, si toutefois vous voulez bien lui faire l'honneur de lui adresser la
parole.
-- Il suffit, Milord, j'ai jurÊ.
-- Et maintenant, Madame, t×chez de faire la paix avec Dieu, car vous
Ëtes jugÊe par les hommes. "
Milady laissa tomber sa tËte comme si elle se fÙt sentie ÊcrasÊe par ce
jugement. Lord de Winter sortit en faisant un geste Á Felton, qui sortit
derriÉre lui et ferma la porte.
Un instant aprÉs on entendait dans le corridor le pas pesant d'un
soldat de marine qui faisait sentinelle, sa hache Á la ceinture et son
mousquet Á la main.
Milady demeura pendant quelques minutes dans la mËme position, car elle
songea qu'on l'examinait peut-Ëtre par la serrure ; puis lentement elle
releva sa tËte, qui avait repris une expression formidable de menace et de
dÊfi, courut Êcouter Á la porte, regarda par la fenËtre, et revenant
s'enterrer dans un vaste fauteuil, elle songea.
Cependant le cardinal attendait des nouvelles d'Angleterre, mais aucune
nouvelle n'arrivait, si ce n'est f×cheuse et menaÚante.
Si bien que La Rochelle fÙt investie, si certain que pÙt paraÏtre le
succÉs, gr×ce aux prÊcautions prises et surtout Á la digue qui ne laissait
plus pÊnÊtrer aucune barque dans la ville assiÊgÊe, cependant le blocus
pouvait durer longtemps encore ; et c'Êtait un grand affront pour les armes
du roi et une grande gËne pour M. le cardinal, qui n'avait plus, il est
vrai, Á brouiller Louis XIII avec Anne d'Autriche, la chose Êtait faite,
mais Á raccommoder M. de Bassompierre, qui Êtait brouillÊ avec le duc
d'AngoulËme.
Quant Á Monsieur, qui avait commencÊ le siÉge, il laissait au cardinal
le soin de l'achever.
La ville, malgrÊ l'incroyable persÊvÊrance de son maire, avait tentÊ
une espÉce de mutinerie pour se rendre ; le maire avait fait pendre les
Êmeutiers. Cette exÊcution calma les plus mauvaises tËtes, qui se dÊcidÉrent
alors Á se laisser mourir de faim. Cette mort leur paraissait toujours plus
lente et moins sÙre que le trÊpas par strangulation.
De leur cÆtÊ, de temps en temps, les assiÊgeants prenaient des
messagers que les Rochelois envoyaient Á Buckingham ou des espions que
Buckingham envoyait aux Rochelois. Dans l'un et l'autre cas le procÉs Êtait
vite fait. M. le cardinal disait ce seul mot : Pendu ! On invitait le roi Á
venir voir la pendaison. Le roi venait languissamment, se mettait en bonne
place pour voir l'opÊration dans tous ses dÊtails : cela le distrayait
toujours un peu et lui faisait prendre le siÉge en patience, mais cela ne
l'empËchait pas de s'ennuyer fort, de parler Á tout moment de retourner Á
Paris ; de sorte que si les messagers et les espions eussent fait dÊfaut,
Son Eminence, malgrÊ toute son imagination, se fÙt trouvÊe fort embarrassÊe.
NÊanmoins le temps passait, les Rochelois ne se rendaient pas : le
dernier espion que l'on avait pris Êtait porteur d'une lettre. Cette lettre
disait bien Á Buckingham que la ville Êtait Á toute extrÊmitÊ ; mais, au
lieu d'ajouter : " Si votre secours n'arrive pas avant quinze jours, nous
nous rendrons " , elle ajoutait tout simplement : " Si votre secours
n'arrive pas avant quinze jours, nous serons tous morts de faim quand il
arrivera. "
Les Rochelois n'avaient donc espoir qu'en Buckingham. Buckingham Êtait
leur Messie. Il Êtait Êvident que si un jour ils apprenaient d'une maniÉre
certaine qu'il ne fallait plus compter sur Buckingham, avec l'espoir leur
courage tomberait.
Le cardinal attendait donc avec grande impatience des nouvelles
d'Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham ne viendrait pas.
La question d'emporter la ville de vive force, dÊbattue souvent dans le
conseil du roi, avait toujours ÊtÊ ÊcartÊe ; d'abord La Rochelle semblait
imprenable, puis le cardinal, quoi qu'il eÙt dit, savait bien que l'horreur
du sang rÊpandu en cette rencontre, oÝ FranÚais devaient combattre contre
FranÚais, Êtait un mouvement rÊtrograde de soixante ans imprimÊ Á la
politique, et le cardinal Êtait, Á cette Êpoque, ce qu'on appelle
aujourd'hui un homme de progrÉs. En effet, le sac de La Rochelle,
l'assassinat de trois ou quatre mille huguenots qui se fussent fait tuer
ressemblaient trop, en 1628, au massacre de la Saint- BarthÊlÊmy, en 1572 ;
et puis, par-dessus tout cela, ce moyen extrËme, auquel le roi, bon
catholique, ne rÊpugnait aucunement, venait toujours Êchouer contre cet
argument des gÊnÊraux assiÊgeants : La Rochelle est imprenable autrement que
par la famine.
Le cardinal ne pouvait Êcarter de son esprit la crainte oÝ le jetait sa
terrible Êmissaire, car il avait compris, lui aussi, les proportions
Êtranges de cette femme, tantÆt serpent, tantÆt lion. L'avait-elle trahi ?
Êtait-elle morte ? Il la connaissait assez, en tout cas, pour savoir qu'en
agissant pour lui ou contre lui, amie ou ennemie, elle ne demeurait pas
immobile sans de grands empËchements. C'Êtait ce qu'il ne pouvait savoir.
Au reste, il comptait, et avec raison, sur Milady : il avait devinÊ
dans le passÊ de cette femme de ces choses terribles que son manteau rouge
pouvait seul couvrir ; et il sentait que, pour une cause ou pour une autre,
cette femme lui Êtait acquise, ne pouvant trouver qu'en lui un appui
supÊrieur au danger qui la menaÚait.
Il rÊsolut donc de faire la guerre tout seul et de n'attendre tout
succÉs Êtranger que comme on attend une chance heureuse. Il continua de
faire Êlever la fameuse digue qui devait affamer La Rochelle ; en attendant,
il jeta les yeux sur cette malheureuse ville, qui renfermait tant de misÉre
profonde et tant d'hÊroÐques vertus, et, se rappelant le mot de Louis XI,
son prÊdÊcesseur politique, comme lui-mËme Êtait le prÊdÊcesseur de
Robespierre, il murmura cette maxime du compÉre de Tristan : " Diviser pour
rÊgner. "
Henri IV, assiÊgeant Paris, faisait jeter par-dessus les murailles du
pain et des vivres ; le cardinal fit jeter des petits billets par lesquels
il reprÊsentait aux Rochelois combien la conduite de leurs chefs Êtait
injuste, ÊgoÐste et barbare ; ces chefs avaient du blÊ en abondance, et ne
le partageaient pas ; ils adoptaient cette maxime, car eux aussi avaient des
maximes, que peu importait que les femmes, les enfants et les vieillards
mourussent, pourvu que les hommes qui devaient dÊfendre leurs murailles
restassent forts et bien portants. Jusque-lÁ, soit dÊvouement, soit
impuissance de rÊagir contre elle, cette maxime, sans Ëtre gÊnÊralement
adoptÊe, Êtait cependant passÊe de la thÊorie Á la pratique ; mais les
billets vinrent y porter atteinte. Les billets rappelaient aux hommes que
ces enfants, ces femmes, ces vieillards qu'on laissait mourir Êtaient leurs
fils, leurs Êpouses et leurs pÉres ; qu'il serait plus juste que chacun fÙt
rÊduit Á la misÉre commune, afin qu'une mËme position fÏt prendre des
rÊsolutions unanimes.
Ces billets firent tout l'effet qu'en pouvait attendre celui qui les
avait Êcrits, en ce qu'ils dÊterminÉrent un grand nombre d'habitants Á
ouvrir des nÊgociations particuliÉres avec l'armÊe royale.
Mais au moment oÝ le cardinal voyait dÊjÁ fructifier son moyen et
s'applaudissait de l'avoir mis en usage, un habitant de La Rochelle, qui
avait pu passer Á travers les lignes royales, Dieu sait comment, tant Êtait
grande la surveillance de Bassompierre, de Schomberg et du duc d'AngoulËme,
surveillÊs eux-mËmes par le cardinal, un habitant de La Rochelle,
disons-nous, entra dans la ville, venant de Portsmouth et disant qu'il avait
vu une flotte magnifique prËte Á mettre Á la voile avant huit jours. De
plus, Buckingham annonÚait au maire qu'enfin la grande ligue contre la
France allait se dÊclarer, et que le royaume allait Ëtre envahi Á la fois
par les armÊes anglaises, impÊriales et espagnoles. Cette lettre fut lue
publiquement sur toutes les places, on en afficha des copies aux angles des
rues, et ceux-lÁ mËmes qui avaient commencÊ d'ouvrir des nÊgociations les
interrompirent, rÊsolus d'attendre ce secours si pompeusement annoncÊ.
Cette circonstance inattendue rendit Á Richelieu ses inquiÊtudes
premiÉres, et le forÚa malgrÊ lui Á tourner de nouveau les yeux de l'autre
cÆtÊ de la mer.
Pendant ce temps, exempte des inquiÊtudes de son seul et vÊritable
chef, l'armÊe royale menait joyeuse vie ; les vivres ne manquaient pas au
camp, ni l'argent non plus ; tous les corps rivalisaient d'audace et de
gaietÊ. Prendre des espions et les pendre, faire des expÊditions hasardeuses
sur la digue ou sur la mer, imaginer des folies, les exÊcuter froidement,
tel Êtait le passe-temps qui faisait trouver courts Á l'armÊe ces jours si
longs, non seulement pour les Rochelois, rongÊs par la famine et l'anxiÊtÊ,
mais encore pour le cardinal qui les bloquait si vivement.
Quelquefois, quand le cardinal, toujours chevauchant comme le dernier
gendarme de l'armÊe, promenait son regard pensif sur ces ouvrages, si lents
au grÊ de son dÊsir, qu'Êlevaient sous son ordre les ingÊnieurs qu'il
faisait venir de tous les coins du royaume de France, s'il rencontrait un
mousquetaire de la compagnie de TrÊville, il s'approchait de lui, le
regardait d'une faÚon singuliÉre, et ne le reconnaissant pas pour un de nos
quatre compagnons, il laissait aller ailleurs son regard profond et sa vaste
pensÊe.
Un jour oÝ, rongÊ d'un mortel ennui, sans espÊrance dans les
nÊgociations avec la ville, sans nouvelles d'Angleterre, le cardinal Êtait
sorti sans autre but que de sortir, accompagnÊ seulement de Cahusac et de La
HoudiniÉre, longeant les grÉves et mËlant l'immensitÊ de ses rËves Á
l'immensitÊ de l'ocÊan, il arriva au petit pas de son cheval sur une colline
du haut de laquelle il aperÚut derriÉre une haie, couchÊs sur le sable et
prenant au passage un de ces rayons de soleil si rares Á cette Êpoque de
l'annÊe, sept hommes entourÊs de bouteilles vides. Quatre de ces hommes
Êtaient nos mousquetaires s'apprËtant Á Êcouter la lecture d'une lettre que
l'un d'eux venait de recevoir. Cette lettre Êtait si importante, qu'elle
avait fait abandonner sur un tambour des cartes et des dÊs.
Les trois autres s'occupaient Á dÊcoiffer une Ênorme dame-jeanne de vin
de Collioure ; c'Êtaient les laquais de ces Messieurs.
Le cardinal, comme nous l'avons dit, Êtait de sombre humeur, et rien,
quand il Êtait dans cette situation d'esprit, ne redoublait sa maussaderie
comme la gaietÊ des autres. D'ailleurs, il avait une prÊoccupation Êtrange,
c'Êtait de croire toujours que les causes mËmes de sa tristesse excitaient
la gaietÊ des Êtrangers. Faisant signe Á La HoudiniÉre et Á Cahusac de
s'arrËter, il descendit de cheval et s'approcha de ces rieurs suspects,
espÊrant qu'Á l'aide du sable qui assourdissait ses pas, et de la haie qui
voilait sa marche, il pourrait entendre quelques mots de cette conversation
qui lui paraissait si intÊressante ; Á dix pas de la haie seulement il
reconnut le babil gascon de d'Artagnan, et comme il savait dÊjÁ que ces
hommes Êtaient des mousquetaires, il ne douta pas que les trois autres ne
fussent ceux qu'on appelait les insÊparables, c'est-Á- dire Athos, Porthos
et Aramis.
On juge si son dÊsir d'entendre la conversation s'augmenta de cette
dÊcouverte ; ses yeux prirent une expression Êtrange, et d'un pas de
chat-tigre il s'avanÚa vers la haie ; mais il n'avait pu saisir encore que
des syllabes vagues et sans aucun sens positif, lorsqu'un cri sonore et bref
le fit tressaillir et attira l'attention des mousquetaires.
" Officier ! cria Grimaud.
-- Vous parlez, je crois, drÆle " , dit Athos se soulevant sur un coude
et fascinant Grimaud de son regard flamboyant.
Aussi Grimaud n'ajouta-t-il point une parole, se contentant de tendre
le doigt indicateur dans la direction de la haie et dÊnonÚant par ce geste
le cardinal et son escorte.
D'un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et saluÉrent
avec respect.
Le cardinal semblait furieux.
" Il paraÏt qu'on se fait garder chez Messieurs les mousquetaires !
dit- il. Est-ce que l'Anglais vient par terre, ou serait-ce que les
mousquetaires se regardent comme des officiers supÊrieurs ?
-- Monseigneur, rÊpondit Athos, car au milieu de l'effroi gÊnÊral lui
seul avait conservÊ ce calme et ce sang-froid de grand seigneur qui ne le
quittaient jamais, Monseigneur, les mousquetaires, lorsqu'ils ne sont pas de
service, ou que leur service est fini, boivent et jouent aux dÊs, et ils
sont des officiers trÉs supÊrieurs pour leurs laquais.
-- Des laquais ! grommela le cardinal, des laquais qui ont la consigne
d'avertir leurs maÏtres quand passe quelqu'un, ce ne sont point des laquais,
ce sont des sentinelles.
-- Son Eminence voit bien cependant que si nous n'avions point pris
cette prÊcaution, nous Êtions exposÊs Á la laisser passer sans lui prÊsenter
nos respects et lui offrir nos remerciements pour la gr×ce qu'elle nous a
faite de nous rÊunir. D'Artagnan, continua Athos, vous qui tout Á l'heure
demandiez cette occasion d'exprimer votre reconnaissance Á Monseigneur, la
voici venue, profitez-en. "
Ces mots furent prononcÊs avec ce flegme imperturbable qui distinguait
Athos dans les heures du danger, et cette excessive politesse qui faisait de
lui dans certains moments un roi plus majestueux que les rois de naissance.
D'Artagnan s'approcha et balbutia quelques paroles de remerciements,
qui bientÆt expirÉrent sous le regard assombri du cardinal.
" N'importe, Messieurs, continua le cardinal sans paraÏtre le moins du
monde dÊtournÊ de son intention premiÉre par l'incident qu'Athos avait
soulevÊ ; n'importe, Messieurs, je n'aime pas que de simples soldats, parce
qu'ils ont l'avantage de servir dans un corps privilÊgiÊ, fassent ainsi les
grands seigneurs, et la discipline est la mËme pour eux que pour tout le
monde. "
Athos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase, et,
s'inclinant en signe d'assentiment, il reprit Á son tour :
" La discipline, Monseigneur, n'a en aucune faÚon, je l'espÉre, ÊtÊ
oubliÊe par nous. Nous ne sommes pas de service, et nous avons cru que,
n'Êtant pas de service, nous pouvions disposer de notre temps comme bon nous
semblait. Si nous sommes assez heureux pour que Son Eminence ait quelque
ordre particulier Á nous donner, nous sommes prËts Á lui obÊir. Monseigneur
voit, continua Athos en fronÚant le sourcil, car cette espÉce
d'interrogatoire commenÚait Á l'impatienter, que, pour Ëtre prËts Á la
moindre alerte, nous sommes sortis avec nos armes. "
Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en faisceau prÉs
du tambour sur lequel Êtaient les cartes et les dÊs.
" Que Votre Eminence veuille croire, ajouta d'Artagnan, que nous nous
serions portÊs au-devant d'elle si nous eussions pu supposer que c'Êtait
elle qui venait vers nous en si petite compagnie. "
Le cardinal se mordait les moustaches et un peu les lÉvres.
" Savez-vous de quoi vous avez l'air, toujours ensemble, comme vous
voilÁ, armÊs comme vous Ëtes, et gardÊs par vos laquais ? dit le cardinal,
vous avez l'air de quatre conspirateurs.
-- Oh ! quant Á ceci, Monseigneur, c'est vrai, dit Athos, et nous
conspirons, comme Votre Eminence a pu le voir l'autre matin, seulement c'est
contre les Rochelois.
-- Eh ! Messieurs les politiques, reprit le cardinal en fronÚant le
sourcil Á son tour, on trouverait peut-Ëtre dans vos cervelles le secret de
bien des choses qui sont ignorÊes, si on pouvait y lire comme vous lisiez
dans cette lettre que vous avez cachÊe quand vous m'avez vu venir. "
Le rouge monta Á la figure d'Athos, il fit un pas vers Son Eminence.
" On dirait que vous nous soupÚonnez rÊellement, Monseigneur, et que
nous subissons un vÊritable interrogatoire ; s'il en est ainsi, que Votre
Eminence daigne s'expliquer, et nous saurons du moins Á quoi nous en tenir.
-- Et quand cela serait un interrogatoire, reprit le cardinal, d'autres
que vous en ont subi, Monsieur Athos, et y ont rÊpondu.
-- Aussi, Monseigneur, ai-je dit Á Votre Eminence qu'elle n'avait qu'Á
questionner, et que nous Êtions prËts Á rÊpondre.
-- Quelle Êtait cette lettre que vous alliez lire, Monsieur Aramis, et
que vous avez cachÊe ?
-- Une lettre de femme, Monseigneur.
-- Oh ! je conÚois, dit le cardinal, il faut Ëtre discret pour ces
sortes de lettres ; mais cependant on peut les montrer Á un confesseur, et,
vous le savez, j'ai reÚu les ordres.
-- Monseigneur, dit Athos avec un calme d'autant plus terrible qu'il
jouait sa tËte en faisant cette rÊponse, la lettre est d'une femme, mais
elle n'est signÊe ni Marion de Lorme, ni Mme d'Aiguillon. "
Le cardinal devint p×le comme la mort, un Êclair fauve sortit de ses
yeux ; il se retourna comme pour donner un ordre Á Cahusac et Á La
HoudiniÉre. Athos vit le mouvement ; il fit un pas vers les mousquetons, sur
lesquels les trois amis avaient les yeux fixÊs en hommes mal disposÊs Á se
laisser arrËter. Le cardinal Êtait, lui, troisiÉme ; les mousquetaires, y
compris les laquais, Êtaient sept : il jugea que la partie serait d'autant
moins Êgale, qu'Athos et ses compagnons conspiraient rÊellement ; et, par un
de ces retours rapides qu'il tenait toujours Á sa disposition, toute sa
colÉre se fondit dans un sourire.
" Allons, allons ! dit-il, vous Ëtes de braves jeunes gens, fiers au
soleil, fidÉles dans l'obscuritÊ ; il n'y a pas de mal Á veiller sur soi
quand on veille si bien sur les autres ; Messieurs, je n'ai point oubliÊ la
nuit oÝ vous m'avez servi d'escorte pour aller au Colombier-Rouge ; s'il y
avait quelque danger Á craindre sur la route que je vais suivre, je vous
prierais de m'accompagner ; mais, comme il n'y en a pas, restez oÝ vous
Ëtes, achevez vos bouteilles, votre partie et votre lettre. Adieu,
Messieurs. "
Et, remontant sur son cheval, que Cahusac lui avait amenÊ, il les salua
de la main et s'Êloigna.
Les quatre jeunes gens, debout et immobiles, le suivirent des yeux sans
dire un seul mot jusqu'Á ce qu'il eÙt disparu.
Puis ils se regardÉrent.
Tous avaient la figure consternÊe, car malgrÊ l'adieu amical de Son
Eminence, ils comprenaient que le cardinal s'en allait la rage dans le
coeur.
Athos seul souriait d'un sourire puissant et dÊdaigneux. Quand le
cardinal fut hors de la portÊe de la voix et de la vue :
" Ce Grimaud a criÊ bien tard ! " dit Porthos, qui avait grande envie
de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
Grimaud allait rÊpondre pour s'excuser. Athos leva le doigt et Grimaud
se tut.
" Auriez-vous rendu la lettre, Aramis ? dit d'Artagnan.
-- Moi, dit Aramis de sa voix la plus flÙtÊe, j'Êtais dÊcidÊ : s'il
avait exigÊ que la lettre lui fÙt remise, je lui prÊsentais la lettre d'une
main, et de l'autre je lui passais mon ÊpÊe au travers du corps.
-- Je m'y attendais bien, dit Athos ; voilÁ pourquoi je me suis jetÊ
entre vous et lui. En vÊritÊ, cet homme est bien imprudent de parler ainsi Á
d'autres hommes ; on dirait qu'il n'a jamais eu affaire qu'Á des femmes et Á
des enfants.
-- Mon cher Athos, dit d'Artagnan, je vous admire, mais cependant nous
Êtions dans notre tort, aprÉs tout.
-- Comment, dans notre tort ! reprit Athos. A qui donc cet air que nous
respirons ? A qui cet ocÊan sur lequel s'Êtendent nos regards ? A qui ce
sable sur lequel nous Êtions couchÊs ? A qui cette lettre de votre maÏtresse
? Est-ce au cardinal ? Sur mon honneur, cet homme se figure que le monde lui
appartient ; vous Êtiez lÁ, balbutiant, stupÊfait, anÊanti ; on eÙt dit que
la Bastille se dressait devant vous et que la gigantesque MÊduse vous
changeait en pierre. Est-ce que c'est conspirer, voyons, que d'Ëtre amoureux
? Vous Ëtes amoureux d'une femme que le cardinal a fait enfermer, vous
voulez la tirer des mains du cardinal ; c'est une partie que vous jouez avec
Son Eminence : cette lettre c'est votre jeu ; pourquoi montreriez-vous votre
jeu Á votre adversaire ? cela ne se fait pas . Qu'il le devine, Á la bonne
heure ! Nous devinons bien le sien, nous !
-- Au fait, dit d'Artagnan, c'est plein de sens, ce que vous dites lÁ,
Athos.
-- En ce cas, qu'il ne soit plus question de ce qui vient de se passer,
et qu'Aramis reprenne la lettre de sa cousine oÝ M. le cardinal l'a
interrompue. "
Aramis tira la lettre de sa poche, les trois amis se rapprochÉrent de
lui, et les trois laquais se groupÉrent de nouveau auprÉs de la dame-jeanne.
" Vous n'aviez lu qu'une ligne ou deux, dit d'Artagnan, reprenez donc
la lettre Á partir du commencement.
--- Volontiers " , dit Aramis.
" Mon cher cousin, je crois bien que je me dÊciderai Á partir pour
Stenay, oÝ ma soeur a fait entrer notre petite servante dans le couvent des
CarmÊlites ; cette pauvre enfant s'est rÊsignÊe, elle sait qu'elle ne peut
vivre autre part sans que le salut de son ×me soit en danger. Cependant, si
les affaires de notre famille s'arrangent comme nous le dÊsirons, je crois
qu'elle courra le risque de se damner, et qu'elle reviendra prÉs de ceux
qu'elle regrette, d'autant plus qu'elle sait qu'on pense toujours Á elle. En
attendant, elle n'est pas trop malheureuse : tout ce qu'elle dÊsire c'est
une lettre de son prÊtendu. Je sais bien que ces sortes de denrÊes passent
difficilement par les grilles ; mais, aprÉs tout, comme je vous en ai donnÊ
des preuves, mon cher cousin, je ne suis pas trop maladroite et je me
chargerai de cette commission. Ma soeur vous remercie de votre bon et
Êternel souvenir. Elle a eu un instant de grande inquiÊtude ; mais enfin
elle est quelque peu rassurÊe maintenant, ayant envoyÊ son commis lÁ-bas
afin qu'il ne s'y passe rien d'imprÊvu.
" Adieu, mon cher cousin, donnez-nous de vos nouvelles le plus souvent
que vous pourrez, c'est-Á-dire toutes les fois que vous croirez pouvoir le
faire sÙrement. Je vous embrasse. "
" MARIE MICHON. "
" Oh ! que ne vous dois-je pas, Aramis ? s'Êcria d'Artagnan. ChÉre
Constance ! j'ai donc enfin de ses nouvelles ; elle vit, elle est en sÙretÊ
dans un couvent, elle est Á Stenay ! OÝ prenez-vous Stenay, Athos ?
-- Mais Á quelques lieues des frontiÉres ; une fois le siÉge levÊ, nous
pourrons aller faire un tour de ce cÆtÊ.
-- Et ce ne sera pas long, il faut l'espÊrer, dit Porthos, car on a, ce
matin, pendu un espion, lequel a dÊclarÊ que les Rochelois en Êtaient aux
cuirs de leurs souliers. En supposant qu'aprÉs avoir mangÊ le cuir ils
mangent la semelle, je ne vois pas trop ce qui leur restera aprÉs, Á moins
de se manger les uns les autres.
-- Pauvres sots ! dit Athos en vidant un verre d'excellent vin de
Bordeaux, qui, sans avoir Á cette Êpoque la rÊputation qu'il a aujourd'hui,
ne la mÊritait pas moins ; pauvres sots ! comme si la religion catholique
n'Êtait pas la plus avantageuse et la plus agrÊable des religions ! C'est
Êgal, reprit-il aprÉs avoir fait claquer sa langue contre son palais, ce
sont de braves gens. Mais que diable faites-vous donc, Aramis ? continua
Athos ; vous serrez cette lettre dans votre poche ?
-- Oui, dit d'Artagnan, Athos a raison, il faut la brÙler ; encore, qui
sait si M. le cardinal n'a pas un secret pour interroger les cendres ?
-- Il doit en avoir un, dit Athos.
-- Mais que voulez-vous faire de cette lettre ? demanda Porthos.
-- Venez ici, Grimaud " , dit Athos.
Grimaud se leva et obÊit.
" Pour vous punir d'avoir parlÊ sans permission, mon ami, vous allez
manger ce morceau de papier, puis, pour vous rÊcompenser du service que vous
nous aurez rendu, vous boirez ensuite ce verre de vin ; voici la lettre
d'abord, m×chez avec Ênergie. "
Grimaud sourit, et, les yeux fixÊs sur le verre qu'Athos venait de
remplir bord Á bord, il broya le papier et l'avala.
" Bravo, maÏtre Grimaud ! dit Athos, et maintenant prenez ceci ; bien,
je vous dispense de dire merci. "
Grimaud avala silencieusement le verre de vin de Bordeaux, mais ses
yeux levÊs au ciel parlaient, pendant tout le temps que dura cette douce
occupation, un langage qui, pour Ëtre muet, n'en Êtait pas moins expressif.
" Et maintenant, dit Athos, Á moins que M. le cardinal n'ait
l'ingÊnieuse idÊe de faire ouvrir le ventre Á Grimaud, je crois que nous
pouvons Ëtre Á peu prÉs tranquilles. "
Pendant ce temps, Son Eminence continuait sa promenade mÊlancolique en
murmurant entre ses moustaches :
" DÊcidÊment, il faut que ces quatre hommes soient Á moi. "
CHAPITRE LII. PREMIERE JOURNEE DE CAPTIVITE
Revenons Á Milady, qu'un regard jetÊ sur les cÆtes de France nous a
fait perdre de vue un instant.
Nous la retrouverons dans la position dÊsespÊrÊe oÝ nous l'avons
laissÊe, se creusant un abÏme de sombres rÊflexions, sombre enfer Á la porte
duquel elle a presque laissÊ l'espÊrance : car pour la premiÉre fois elle
doute, pour la premiÉre fois elle craint.
Dans deux occasions sa fortune lui a manquÊ, dans deux occasions elle
s'est vue dÊcouverte et trahie, et dans ces deux occasions, c'est contre le
gÊnie fatal envoyÊ sans doute par le Seigneur pour la combattre qu'elle a
ÊchouÊ : d'Artagnan l'a vaincue, elle, cette invincible puissance du mal.
Il l'a abusÊe dans son amour, humiliÊe dans son orgueil, trompÊe dans
son ambition, et maintenant voilÁ qu'il la perd dans sa fortune, qu'il
l'atteint dans sa libertÊ, qu'il la menace mËme dans sa vie. Bien plus, il a
levÊ un coin de son masque, cette Êgide dont elle se couvre et qui la rend
si forte.
D'Artagnan a dÊtournÊ de Buckingham, qu'elle hait, comme elle hait tout
ce qu'elle a aimÊ, la tempËte dont le menaÚait Richelieu dans la personne de
la reine. D'Artagnan s'est fait passer pour de Wardes, pour lequel elle
avait une de ces fantaisies de tigresse, indomptables comme en ont les
femmes de ce caractÉre. D'Artagnan connaÏt ce terrible secret qu'elle a jurÊ
que nul ne connaÏtrait sans mourir. Enfin, au moment oÝ elle vient d'obtenir
un blanc-seing Á l'aide duquel elle va se venger de son ennemi, le
blanc-seing lui est arrachÊ des mains, et c'est d'Artagnan qui la tient
prisonniÉre et qui va l'envoyer dans quelque immonde Botany Bay, dans
quelque Tyburn inf×me de l'ocÊan Indien.
Car tout cela lui vient de d'Artagnan sans doute ; de qui viendraient
tant de hontes amassÊes sur sa tËte sinon de lui ? Lui seul a pu transmettre
Á Lord de Winter tous ces affreux secrets, qu'il a dÊcouverts les uns aprÉs
les autres par une sorte de fatalitÊ. Il connaÏt son beau-frÉre, il lui aura
Êcrit.
Que de haine elle distille ! LÁ, immobile, et les yeux ardents et fixes
dans son appartement dÊsert, comme les Êclats de ses rugissements sourds,
qui parfois s'Êchappent avec sa respiration du fond de sa poitrine,
accompagnent bien le bruit de la houle qui monte, gronde, mugit et vient se
briser, comme un dÊsespoir Êternel et impuissant, contre les rochers sur
lesquels est b×ti ce ch×teau sombre et orgueilleux ! Comme, Á la lueur des
Êclairs que sa colÉre orageuse fait briller dans son esprit, elle conÚoit
contre Mme Bonacieux, contre Buckingham, et surtout contre d'Artagnan, de
magnifiques projets de vengeance, perdus dans les lointains de l'avenir !
Oui, mais pour se venger il faut Ëtre libre, et pour Ëtre libre, quand
on est prisonnier, il faut percer un mur, desceller des barreaux, trouer un
plancher ; toutes entreprises que peut mener Á bout un homme patient et fort
mais devant lesquelles doivent Êchouer les irritations fÊbriles d'une femme.
D'ailleurs, pour faire tout cela il faut avoir le temps, des mois, des
annÊes, et elle... elle a dix ou douze jours, Á ce que lui a dit Lord de
Winter, son fraternel et terrible geÆlier.
Et cependant, si elle Êtait un homme, elle tenterait tout cela, et
peut- Ëtre rÊussirait-elle : pourquoi donc le Ciel s'est-il ainsi trompÊ, en
mettant cette ×me virile dans ce corps frËle et dÊlicat !
Aussi les premiers moments de la captivitÊ ont ÊtÊ terribles : quelques
convulsions de rage qu'elle n'a pu vaincre ont payÊ sa dette de faiblesse
fÊminine Á la nature. Mais peu Á peu elle a surmontÊ les Êclats de sa folle
colÉre, les frÊmissements nerveux qui ont agitÊ son corps ont disparu, et
maintenant elle s'est repliÊe sur elle-mËme comme un serpent fatiguÊ qui se
repose.
" Allons, allons ; j'Êtais folle de m'emporter ainsi, dit-elle en
plongeant dans la glace, qui reflÉte dans ses yeux son regard brÙlant, par
lequel elle semble s'interroger elle-mËme. Pas de violence, la violence est
une preuve de faiblesse. D'abord je n'ai jamais rÊussi par ce moyen : peut-
Ëtre, si j'usais de ma force contre des femmes, aurais-je chance de les
trouver plus faibles encore que moi, et par consÊquent de les vaincre ; mais
c'est contre des hommes que je lutte, et je ne suis qu'une femme pour eux.
Luttons en femme, ma force est dans ma faiblesse. "
Alors, comme pour se rendre compte Á elle-mËme des changements qu'elle
pouvait imposer Á sa physionomie si expressive et si mobile, elle lui fit
prendre Á la fois toutes les expressions, depuis celle de la colÉre qui
crispait ses traits, jusqu'Á celle du plus doux, du plus affectueux et du
plus sÊduisant sourire. Puis ses cheveux prirent successivement sous ses
mains savantes les ondulations qu'elle crut pouvoir aider aux charmes de son
visage. Enfin elle murmura, satisfaite d'elle-mËme :
" Allons, rien n'est perdu. Je suis toujours belle. "
Il Êtait huit heures du soir Á peu prÉs. Milady aperÚut un lit ; elle
pensa qu'un repos de quelques heures rafraÏchirait non seulement sa tËte et
ses idÊes, mais encore son teint. Cependant, avant de se coucher, une idÊe
meilleure lui vint. Elle avait entendu parler de souper. DÊjÁ elle Êtait
depuis une heure dans cette chambre, on ne pouvait tarder Á lui apporter son
repas. La prisonniÉre ne voulut pas perdre de temps, et elle rÊsolut de
faire, dÉs cette mËme soirÊe, quelque tentative pour sonder le terrain, en
Êtudiant le caractÉre des gens auxquels sa garde Êtait confiÊe.
Une lumiÉre apparut sous la porte ; cette lumiÉre annonÚait le retour
de ses geÆliers. Milady, qui s'Êtait levÊe, se rejeta vivement sur son
fauteuil, la tËte renversÊe en arriÉre, ses beaux cheveux dÊnouÊs et Êpars,
sa gorge demi-nue sous ses dentelles froissÊes, une main sur son coeur et
l'autre pendante.
On ouvrit les verrous, la porte grinÚa sur ses gonds, des pas
retentirent dans la chambre et s'approchÉrent.
" Posez lÁ cette table " , dit une voix que la prisonniÉre reconnut
pour celle de Felton.
L'ordre fut exÊcutÊ.
" Vous apporterez des flambeaux et ferez relever la sentinelle " ,
continua Felton.
Ce double ordre que donna aux mËmes individus le jeune lieutenant
prouva Á Milady que ses serviteurs Êtaient les mËmes hommes que ses
gardiens, c'est-Á-dire des soldats.
Les ordres de Felton Êtaient, au reste, exÊcutÊs avec une silencieuse
rapiditÊ qui donnait une bonne idÊe de l'Êtat florissant dans lequel il
maintenait la discipline.
Enfin, Felton, qui n'avait pas encore regardÊ Milady, se retourna vers
elle.
" Ah ! ah ! dit-il, elle dort, c'est bien : Á son rÊveil elle soupera.
"
Et il fit quelques pas pour sortir.
" Mais, mon lieutenant, dit un soldat moins stoÐque que son chef, et
qui s'Êtait approchÊ de Milady, cette femme ne dort pas.
-- Comment, elle ne dort pas ? dit Felton, que fait-elle donc, alors ?
-- Elle est Êvanouie ; son visage est trÉs p×le, et j'ai beau Êcouter,
je n'entends pas sa respiration.
-- Vous avez raison, dit Felton aprÉs avoir regardÊ Milady de la place
oÝ il se trouvait, sans faire un pas vers elle, allez prÊvenir Lord de
Winter que sa prisonniÉre est Êvanouie, car je ne sais que faire, le cas
n'ayant pas ÊtÊ prÊvu. "
Le soldat sortit pour obÊir aux ordres de son officier ; Felton s'assit
sur un fauteuil qui se trouvait par hasard prÉs de la porte et attendit sans
dire une parole, sans faire un geste. Milady possÊdait ce grand art, tant
ÊtudiÊ par les femmes, de voir Á travers ses longs cils sans avoir l'air
d'ouvrir les paupiÉres : elle aperÚut Felton qui lui tournait le dos, elle
continua de le regarder pendant dix minutes Á peu prÉs, et pendant ces dix
minutes, l'impassible gardien ne se retourna pas une seule fois.
Elle songea alors que Lord de Winter allait venir et rendre, par sa
prÊsence, une nouvelle force Á son geÆlier : sa premiÉre Êpreuve Êtait
perdue, elle en prit son parti en femme qui compte sur ses ressources ; en
consÊquence elle leva la tËte, ouvrit les yeux et soupira faiblement.
A ce soupir, Felton se retourna enfin.
" Ah ! vous voici rÊveillÊe, Madame ! dit-il, je n'ai donc plus affaire
ici ! Si vous avez besoin de quelque chose, vous appellerez.
-- Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que j'ai souffert ! " murmura Milady avec
cette voix harmonieuse qui, pareille Á celle des enchanteresses antiques,
charmait tous ceux qu'elle voulait perdre.
Et elle prit en se redressant sur son fauteuil une position plus
gracieuse et plus abandonnÊe encore que celle qu'elle avait lorsqu'elle
Êtait couchÊe.
Felton se leva.
" Vous serez servie ainsi trois fois par jour, madame, dit-il : le
matin Á neuf heures, dans la journÊe Á une heure, et le soir Á huit heures.
Si cela ne vous convient pas, vous pouvez indiquer vos heures au lieu de
celles que je vous propose, et, sur ce point, on se conformera Á vos dÊsirs.
-- Mais vais-je donc rester toujours seule dans cette grande et triste
chambre ? demanda Milady.
-- Une femme des environs a ÊtÊ prÊvenue, elle sera demain au ch×teau,
et viendra toutes les fois que vous dÊsirerez sa prÊsence.
-- Je vous rends gr×ce, Monsieur " , rÊpondit humblement la
prisonniÉre.
Felton fit un lÊger salut et se dirigea vers la porte. Au moment oÝ il
allait en franchir le seuil, Lord de Winter parut dans le corridor, suivi du
soldat qui Êtait allÊ lui porter la nouvelle de l'Êvanouissement de Milady.
Il tenait Á la main un flacon de sels. " Eh bien ! qu'est-ce ? et que se
passe-t-il donc ici ? dit-il d'une voix railleuse en voyant sa prisonniÉre
debout et Felton prËt Á sortir. Cette morte est-elle donc dÊjÁ ressuscitÊe ?
Pardieu, Felton, mon enfant, tu n'as donc pas vu qu'on te prenait pour un
novice et qu'on te jouait le premier acte d'une comÊdie dont nous aurons
sans doute le plaisir de suivre tous les dÊveloppements ?
-- Je l'ai bien pensÊ, Milord, dit Felton ; mais, enfin, comme la
prisonniÉre est femme, aprÉs tout, j'ai voulu avoir les Êgards que tout
homme bien nÊ doit Á une femme, sinon pour elle, du moins pour lui- mËme. "
Milady frissonna par tout son corps. Ces paroles de Felton passaient
comme une glace par toutes ses veines.
" Ainsi, reprit de Winter en riant, ces beaux cheveux savamment ÊtalÊs,
cette peau blanche et ce langoureux regard ne t'ont pas encore sÊduit, coeur
de pierre ?
-- Non, Milord, rÊpondit l'impassible jeune homme, et croyez-moi bien,
il faut plus que des manÉges et des coquetteries de femme pour me corrompre.
-- En ce cas, mon brave lieutenant, laissons Milady chercher autre
chose et allons souper ; ah ! sois tranquille, elle a l'imagination fÊconde
et le second acte de la comÊdie ne tardera pas Á suivre le premier. "
Et Á ces mots Lord de Winter passa son bras sous celui de Felton et
l'emmena en riant.
" Oh ! je trouverai bien ce qu'il te faut, murmura Milady entre ses
dents ; sois tranquille, pauvre moine manquÊ, pauvre soldat converti qui
t'es taillÊ ton uniforme dans un froc. "
" A propos, reprit de Winter en s'arrËtant sur le seuil de la porte, il
ne faut pas, Milady, que cet Êchec vous Æte l'appÊtit. T×tez de ce poulet et
de ces poissons que je n'ai pas fait empoisonner, sur l'honneur. Je
m'accommode assez de mon cuisinier, et comme il ne doit pas hÊriter de moi,
j'ai en lui pleine et entiÉre confiance. Faites comme moi. Adieu, chÉre
soeur ! Á votre prochain Êvanouissement. "
C'Êtait tout ce que pouvait supporter Milady : ses mains se crispÉrent
sur son fauteuil, ses dents grincÉrent sourdement, ses yeux suivirent le
mouvement de la porte qui se fermait derriÉre Lord de Winter et Felton ; et,
lorsqu'elle se vit seule, une nouvelle crise de dÊsespoir la prit ; elle
jeta les yeux sur la table, vit briller un couteau, s'ÊlanÚa et le saisit ;
mais son dÊsappointement fut cruel : la lame en Êtait ronde et d'argent
flexible.
Un Êclat de rire retentit derriÉre la porte mal fermÊe, et la porte se
rouvrit.
" Ah ! ah ! s'Êcria Lord de Winter ; ah ! ah ! vois-tu bien, mon brave
Felton, vois-tu ce que je t'avais dit : ce couteau, c'Êtait pour toi ; mon
enfant, elle t'aurait tuÊ ; vois-tu, c'est un de ses travers, de se
dÊbarrasser ainsi, d'une faÚon ou de l'autre, des gens qui la gËnent. Si je
t'eusse ÊcoutÊ, le couteau eÙt ÊtÊ pointu et d'acier : alors plus de Felton,
elle t'aurait ÊgorgÊ et, aprÉs toi, tout le monde. Vois donc, John, comme
elle sait bien tenir son couteau. "
En effet, Milady tenait encore l'arme offensive dans sa main crispÊe,
mais ces derniers mots, cette suprËme insulte, dÊtendirent ses mains, ses
forces et jusqu'Á sa volontÊ.
Le couteau tomba par terre.
" Vous avez raison, Milord, dit Felton avec un accent de profond dÊgoÙt
qui retentit jusqu'au fond du coeur de Milady, vous avez raison et c'est moi
qui avais tort. "
Et tous deux sortirent de nouveau.
Mais cette fois, Milady prËta une oreille plus attentive que la
premiÉre fois, et elle entendit leurs pas s'Êloigner et s'Êteindre dans le
fond du corridor.
" Je suis perdue, murmura-t-elle, me voilÁ au pouvoir de gens sur
lesquels je n'aurai pas plus de prise que sur des statues de bronze ou de
granit ; ils me savent par coeur et sont cuirassÊs contre toutes mes armes.
" Il est cependant impossible que cela finisse comme ils l'ont dÊcidÊ.
"
En effet, comme l'indiquait cette derniÉre rÊflexion, ce retour
instinctif Á l'espÊrance, dans cette ×me profonde la crainte et les
sentiments faibles ne surnageaient pas longtemps. Milady se mit Á table,
mangea de plusieurs mets, but un peu de vin d'Espagne, et sentit revenir
toute sa rÊsolution.
Avant de se coucher elle avait dÊjÁ commentÊ, analysÊ, retournÊ sur
toutes leurs faces, examinÊ sous tous les points, les paroles, les pas, les
gestes, les signes et jusqu'au silence de ses geÆliers, et de cette Êtude
profonde, habile et savante, il Êtait rÊsultÊ que Felton Êtait, Á tout
prendre, le plus vulnÊrable de ses deux persÊcuteurs.
Un mot surtout revenait Á l'esprit de la prisonniÉre :
" Si je t'eusse ÊcoutÊ " , avait dit Lord de Winter Á Felton.
Donc Felton avait parlÊ en sa faveur, puisque Lord de Winter n'avait
pas voulu Êcouter Felton.
" Faible ou forte, rÊpÊtait Milady, cet homme a donc une lueur de pitiÊ
dans son ×me ; de cette lueur je ferai un incendie qui le dÊvorera.
" Quant Á l'autre, il me connaÏt, il me craint et sait ce qu'il a Á
attendre de moi si jamais je m'Êchappe de ses mains, il est donc inutile de
rien tenter sur lui. Mais Felton, c'est autre chose ; c'est un jeune homme
naÐf, pur et qui semble vertueux ; celui-lÁ, il y a moyen de le perdre. "
Et Milady se coucha et s'endormit le sourire sur les lÉvres ; quelqu'un
qui l'eÙt vue dormant eÙt dit une jeune fille rËvant Á la couronne de fleurs
qu'elle devait mettre sur son front Á la prochaine fËte.
CHAPITRE LIII. DEUXIEME JOURNEE DE CAPTIVITE
Milady rËvait qu'elle tenait enfin d'Artagnan, qu'elle assistait Á son
supplice, et c'Êtait la vue de son sang odieux, coulant sous la hache du
bourreau, qui dessinait ce charmant sourire sur les lÉvres.
Elle dormait comme dort un prisonnier bercÊ par sa premiÉre espÊrance.
Le lendemain, lorsqu'on entra dans sa chambre, elle Êtait encore au
lit. Felton Êtait dans le corridor : il amenait la femme dont il avait parlÊ
la veille, et qui venait d'arriver ; cette femme entra et s'approcha du lit
de Milady en lui offrant ses services.
Milady Êtait habituellement p×le ; son teint pouvait donc tromper une
personne qui la voyait pour la premiÉre fois.
" J'ai la fiÉvre, dit-elle ; je n'ai pas dormi un seul instant pendant
toute cette longue nuit, je souffre horriblement : serez-vous plus humaine
qu'on ne l'a ÊtÊ hier avec moi ? Tout ce que je demande, au reste, c'est la
permission de rester couchÊe.
-- Voulez-vous qu'on appelle un mÊdecin ? " dit la femme.
Felton Êcoutait ce dialogue sans dire une parole.
Milady rÊflÊchissait que plus on l'entourerait de monde, plus elle
aurait de monde Á apitoyer, et plus la surveillance de Lord de Winter
redoublerait ; d'ailleurs le mÊdecin pourrait dÊclarer que la maladie Êtait
feinte, et Milady, aprÉs avoir perdu la premiÉre partie, ne voulait pas
perdre la seconde.
" Aller chercher un mÊdecin, dit-elle, Á quoi bon ? ces Messieurs ont
dÊclarÊ hier que mon mal Êtait une comÊdie, il en serait sans doute de mËme
aujourd'hui ; car depuis hier soir, on a eu le temps de prÊvenir le docteur.
-- Alors, dit Felton impatientÊ, dites vous-mËme, Madame, quel
traitement vous voulez suivre.
-- Eh ! le sais-je, moi ? mon Dieu ! je sens que je souffre, voilÁ
tout, que l'on me donne ce que l'on voudra, peu m'importe.
-- Allez chercher Lord de Winter, dit Felton fatiguÊ de ces plaintes
Êternelles.
-- Oh ! non, non ! s'Êcria Milady, non, Monsieur, ne l'appelez pas, je
vous en conjure, je suis bien, je n'ai besoin de rien, ne l'appelez pas. "
Elle mit une vÊhÊmence si prodigieuse, une Êloquence si entraÏnante
dans cette exclamation, que Felton, entraÏnÊ, fit quelques pas dans la
chambre.
" Il est Êmu " , pensa Milady.
" Cependant, Madame, dit Felton, si vous souffrez rÊellement , on
enverra chercher un mÊdecin, et si vous nous trompez, Eh bien, ce sera tant
pis pour vous, mais du moins, de notre cÆtÊ, nous n'aurons rien Á nous
reprocher. "
Milady ne rÊpondit point ; mais renversant sa belle tËte sur son
oreiller, elle fondit en larmes et Êclata en sanglots.
Felton la regarda un instant avec son impassibilitÊ ordinaire ; puis
voyant que la crise menaÚait de se prolonger, il sortit ; la femme le
suivit. Lord de Winter ne parut pas.
" Je crois que je commence Á voir clair " , murmura Milady avec une
joie sauvage, en s'ensevelissant sous les draps pour cacher Á tous ceux qui
pourraient l'Êpier cet Êlan de satisfaction intÊrieure.
Deux heures s'ÊcoulÉrent.
" Maintenant il est temps que la maladie cesse, dit-elle : levons-nous
et obtenons quelque succÉs dÉs aujourd'hui ; je n'ai que dix jours, et ce
soir il y en aura deux d'ÊcoulÊs. "
En entrant, le matin, dans la chambre de Milady, on lui avait apportÊ
son dÊjeuner ; or elle avait pensÊ qu'on ne tarderait pas Á venir enlever la
table, et qu'en ce moment elle reverrait Felton.
Milady ne se trompait pas. Felton reparut, et, sans faire attention si
Milady avait ou non touchÊ au repas, fit un signe pour qu'on emport×t hors
de la chambre la table, que l'on apportait ordinairement toute servie.
Felton resta le dernier, il tenait un livre Á la main.
Milady, couchÊe dans un fauteuil prÉs de la cheminÊe, belle, p×le et
rÊsignÊe, ressemblait Á une vierge sainte attendant le martyre.
Felton s'approcha d'elle et dit :
" Lord de Winter, qui est catholique comme vous, Madame, a pensÊ que la
privation des rites et des cÊrÊmonies de votre religion peut vous Ëtre
pÊnible : il consent donc Á ce que vous lisiez chaque jour l'ordinaire de
votre messe , et voici un livre qui en contient le rituel. "
A l'air dont Felton dÊposa ce livre sur la petite table prÉs de
laquelle Êtait Milady, au ton dont il prononÚa ces deux mots votre messe ,
au sourire dÊdaigneux dont il les accompagna, Milady leva la tËte et regarda
plus attentivement l'officier.
Alors, Á cette coiffure sÊvÉre, Á ce costume d'une simplicitÊ exagÊrÊe,
Á ce front poli comme le marbre, mais dur et impÊnÊtrable comme lui, elle
reconnut un de ces sombres puritains qu'elle avait rencontrÊs si souvent
tant Á la cour du roi Jacques qu'Á celle du roi de France, oÝ, malgrÊ le
souvenir de la Saint-BarthÊlÊmy, ils venaient parfois chercher un refuge.
Elle eut donc une de ces inspirations subites comme les gens de gÊnie
seuls en reÚoivent dans les grandes crises, dans les moments suprËmes qui
doivent dÊcider de leur fortune ou de leur vie.
Ces deux mots, votre messe , et un simple coup d'oeil jetÊ sur Felton,
lui avaient en effet rÊvÊlÊ toute l'importance de la rÊponse qu'elle allait
faire.
Mais avec cette rapiditÊ d'intelligence qui lui Êtait particuliÉre,
cette rÊponse toute formulÊe se prÊsenta sur ses lÉvres :
" Moi ! dit-elle avec un accent de dÊdain montÊ Á l'unisson de celui
qu'elle avait remarquÊ dans la voix du jeune officier, moi, Monsieur, ma
messe ! Lord de Winter, le catholique corrompu, sait bien que je ne suis pas
de sa religion, et c'est un piÉge qu'il veut me tendre !
-- Et de quelle religion Ëtes-vous donc, Madame ? demanda Felton avec
un Êtonnement que, malgrÊ son empire sur lui-mËme, il ne put cacher
entiÉrement.
-- Je le dirai, s'Êcria Milady avec une exaltation feinte, le jour oÝ
j'aurai assez souffert pour ma foi. "
Le regard de Felton dÊcouvrit Á Milady toute l'Êtendue de l'espace
qu'elle venait de s'ouvrir par cette seule parole.
Cependant le jeune officier demeura muet et immobile, son regard seul
avait parlÊ.
" Je suis aux mains de mes ennemis, continua-t-elle avec ce ton
d'enthousiasme qu'elle savait familier aux puritains ; Eh bien, que mon Dieu
me sauve ou que je pÊrisse pour mon Dieu ! voilÁ la rÊponse que je vous prie
de faire Á Lord de Winter. Et quant Á ce livre, ajouta-t-elle en montrant le
rituel du bout du doigt, mais sans le toucher, comme si elle eÙt dÙ Ëtre
souillÊe par cet attouchement, vous pouvez le remporter et vous en servir
pour vous-mËme, car sans doute vous Ëtes doublement complice de Lord de
Winter, complice dans sa persÊcution, complice dans son hÊrÊsie. "
Felton ne rÊpondit rien, prit le livre avec le mËme sentiment de
rÊpugnance qu'il avait dÊjÁ manifestÊ et se retira pensif. Lord de Winter
vint vers les cinq heures du soir ; Milady avait eu le temps pendant toute
la journÊe de se tracer son plan de conduite ; elle le reÚut en femme qui a
dÊjÁ repris tous ses avantages.
" Il paraÏt, dit le baron en s'asseyant dans un fauteuil en face de
celui qu'occupait Milady et en Êtendant nonchalamment ses pieds sur le
foyer, il paraÏt que nous avons fait une petite apostasie !
-- Que voulez-vous dire, Monsieur ?
-- Je veux dire que depuis la derniÉre fois que nous nous sommes vus,
nous avons changÊ de religion ; auriez-vous ÊpousÊ un troisiÉme mari
protestant, par hasard ?
-- Expliquez-vous, Milord, reprit la prisonniÉre avec majestÊ, car je
vous dÊclare que j'entends vos paroles, mais que je ne les comprends pas.
-- Alors, c'est que vous n'avez pas de religion du tout ; j'aime mieux
cela, reprit en ricanant Lord de Winter.
-- Il est certain que cela est plus selon vos principes, reprit
froidement Milady.
-- Oh ! je vous avoue que cela m'est parfaitement Êgal.
-- Oh ! vous n'avoueriez pas cette indiffÊrence religieuse, Milord, que
vos dÊbauches et vos crimes en feraient foi.
-- Hein ! vous parlez de dÊbauches, Madame Messaline, vous parlez de
crimes, Lady Macbeth ! Ou j'ai mal entendu, ou vous Ëtes, pardieu, bien
impudente.
-- Vous parlez ainsi parce que vous savez qu'on nous Êcoute, Monsieur,
rÊpondit froidement Milady, et que vous voulez intÊresser vos geÆliers et
vos bourreaux contre moi.
-- Mes geÆliers ! mes bourreaux ! Ouais, Madame, vous le prenez sur un
ton poÊtique, et la comÊdie d'hier tourne ce soir Á la tragÊdie. Au reste,
dans huit jours vous serez oÝ vous devez Ëtre et ma t×che sera achevÊe.
-- T×che inf×me ! t×che impie ! reprit Milady avec l'exaltation de la
victime qui provoque son juge.
-- Je crois, ma parole d'honneur, dit de Winter en se levant, que la
drÆlesse devient folle. Allons, allons, calmez-vous, Madame la puritaine, ou
je vous fais mettre au cachot. Pardieu ! c'est mon vin d'Espagne qui vous
monte Á la tËte, n'est-ce pas ? Mais, soyez tranquille, cette ivresse-lÁ
n'est pas dangereuse et n'aura pas de suites. "
Et Lord de Winter se retira en jurant, ce qui Á cette Êpoque Êtait une
habitude toute cavaliÉre.
Felton Êtait en effet derriÉre la porte et n'avait pas perdu un mot de
toute cette scÉne.
Milady avait devinÊ juste.
" Oui, va ! va ! dit-elle Á son frÉre, les suites approchent, au
contraire, mais tu ne les verras, imbÊcile, que lorsqu'il ne sera plus temps
de les Êviter. "
Le silence se rÊtablit, deux heures s'ÊcoulÉrent ; on apporta le
souper, et l'on trouva Milady occupÊe Á faire tout haut ses priÉres, priÉres
qu'elle avait apprises d'un vieux serviteur de son second mari, puritain des
plus austÉres. Elle semblait en extase et ne parut pas mËme faire attention
Á ce qui se passait autour d'elle. Felton fit signe qu'on ne la dÊrange×t
point, et lorsque tout fut en Êtat il sortit sans bruit avec les soldats.
Milady savait qu'elle pouvait Ëtre ÊpiÊe, elle continua donc ses
priÉres jusqu'Á la fin, et il lui sembla que le soldat qui Êtait de
sentinelle Á sa porte ne marchait plus du mËme pas et paraissait Êcouter.
Pour le moment, elle n'en voulait pas davantage, elle se releva, se mit
Á table, mangea peu et ne but que de l'eau.
Une heure aprÉs on vint enlever la table, mais Milady remarqua que
cette fois Felton n'accompagnait point les soldats.
Il craignait donc de la voir trop souvent.
Elle se retourna vers le mur pour sourire, car il y avait dans ce
sourire une telle expression de triomphe que ce seul sourire l'eÙt dÊnoncÊe.
Elle laissa encore s'Êcouler une demi-heure, et comme en ce moment tout
faisait silence dans le vieux ch×teau, comme on n'entendait que l'Êternel
murmure de la houle, cette respiration immense de l'ocÊan, de sa voix pure,
harmonieuse et vibrante, elle commenÚa le premier couplet de ce psaume alors
en entiÉre faveur prÉs des puritains :
Seigneur, si tu nous abandonnes,
C'est pour voir si nous sommes forts. ;
Mais ensuite c'est toi qui donnes
De ta cÊleste main la palme Á nos efforts.
Ces vers n'Êtaient pas excellents, il s'en fallait mËme de beaucoup ;
mais, comme on le sait, les protestants ne se piquaient pas de poÊsie.
Tout en chantant, Milady Êcoutait : le soldat de garde Á sa porte
s'Êtait arrËtÊ comme s'il eÙt ÊtÊ changÊ en pierre. Milady put donc juger de
l'effet qu'elle avait produit.
Alors elle continua son chant avec une ferveur et un sentiment
inexprimables ; il lui sembla que les sons se rÊpandaient au loin sous les
voÙtes et allaient comme un charme magique adoucir le coeur de ses geÆliers.
Cependant il paraÏt que le soldat en sentinelle, zÊlÊ catholique sans doute,
secoua le charme, car Á travers la porte :
" Taisez-vous donc, Madame, dit-il, votre chanson est triste comme un
De profundis , et si, outre l'agrÊment d'Ëtre en garnison ici, il faut
encore y entendre de pareilles choses, ce sera Á n'y point tenir.
-- Silence ! dit alors une voix grave, que Milady reconnut pour celle
de Felton ; de quoi vous mËlez-vous, drÆle ? Vous a-t-on ordonnÊ d'empËcher
cette femme de chanter ? Non. On vous a dit de la garder, de tirer sur elle
si elle essayait de fuir. Gardez-la ; si elle fuit, tuez-la ; mais ne
changez rien Á la consigne. "
Une expression de joie indicible illumina le visage de Milady, mais
cette expression fut fugitive comme le reflet d'un Êclair, et, sans paraÏtre
avoir entendu le dialogue dont elle n'avait pas perdu un mot, elle reprit en
donnant Á sa voix tout le charme, toute l'Êtendue et toute la sÊduction que
le dÊmon y avait mis :
Pour tant de pleurs et de misÉre,
Pour mon exil et pour mes fers,
J'ai ma jeunesse, ma priÉre,
Et Dieu, qui comptera les maux que j'ai soufferts.
Cette voix, d'une Êtendue inouÐe et d'une passion sublime, donnait Á la
poÊsie rude et inculte de ces psaumes une magie et une expression que les
puritains les plus exaltÊs trouvaient rarement dans les chants de leurs
frÉres, et qu'ils Êtaient forcÊs d'orner de toutes les ressources de leur
imagination : Felton crut entendre chanter l'ange qui consolait les trois
HÊbreux dans la fournaise.
Milady continua :
Mais le jour de la dÊlivrance
Viendra pour nous, Dieu juste et fort ;
Et s'il trompe notre espÊrance,
Il nous reste toujours le martyre et la mort.
Ce couplet, dans lequel la terrible enchanteresse s'efforÚa de mettre
toute son ×me, acheva de porter le dÊsordre dans le coeur du jeune officier
: il ouvrit brusquement la porte, et Milady le vit apparaÏtre p×le comme
toujours, mais les yeux ardents et presque ÊgarÊs.
" Pourquoi chantez-vous ainsi, dit-il, et avec une pareille voix ?
-- Pardon, Monsieur, dit Milady avec douceur, j'oubliais que mes chants
ne sont pas de mise dans cette maison. Je vous ai sans doute offensÊ dans
vos croyances ; mais c'Êtait sans le vouloir, je vous jure ; pardonnez-moi
donc une faute qui est peut-Ëtre grande, mais qui certainement est
involontaire. "
Milady Êtait si belle dans ce moment, l'extase religieuse dans laquelle
elle semblait plongÊe donnait une telle expression Á sa physionomie, que
Felton, Êbloui, crut voir l'ange que tout Á l'heure il croyait seulement
entendre.
" Oui, oui, rÊpondit-il, oui : vous troublez, vous agitez les gens qui
habitent ce ch×teau. "
Et le pauvre insensÊ ne s'apercevait pas lui-mËme de l'incohÊrence de
ses discours, tandis que Milady plongeait son oeil de lynx au plus profond
de son coeur.
" Je me tairai, dit Milady en baissant les yeux avec toute la douceur
qu'elle put donner Á sa voix, avec toute la rÊsignation qu'elle put imprimer
Á son maintien.
-- Non, non, Madame, dit Felton ; seulement, chantez moins haut, la
nuit surtout. "
Et Á ces mots, Felton, sentant qu'il ne pourrait pas conserver
longtemps sa sÊvÊritÊ Á l'Êgard de la prisonniÉre, s'ÊlanÚa hors de son
appartement.
" Vous avez bien fait, lieutenant, dit le soldat ; : ces chants
bouleversent l'×me ; cependant on finit par s'y accoutumer : sa voix est si
belle ! "
CHAPITRE LIV. TROISIEME JOURNEE DE CAPTIVITE
Felton Êtait venu ; mais il y avait encore un pas Á faire : il fallait
le retenir, ou plutÆt il fallait qu'il rest×t tout seul ; et Milady ne
voyait encore qu'obscurÊment le moyen qui devait la conduire Á ce rÊsultat.
Il fallait plus encore : il fallait le faire parler, afin de lui parler
aussi : car, Milady le savait bien, sa plus grande sÊduction Êtait dans sa
voix, qui parcourait si habilement toute la gamme des tons, depuis la parole
humaine jusqu'au langage cÊleste.
Et cependant, malgrÊ toute cette sÊduction, Milady pouvait Êchouer, car
Felton Êtait prÊvenu, et cela contre le moindre hasard. DÉs lors, elle
surveilla toutes ses actions, toutes ses paroles, jusqu'au plus simple
regard de ses yeux, jusqu'Á son geste, jusqu'Á sa respiration, qu'on pouvait
interprÊter comme un soupir. Enfin, elle Êtudia tout, comme fait un habile
comÊdien Á qui l'on vient de donner un rÆle nouveau dans un emploi qu'il n'a
pas l'habitude de tenir.
Vis-Á-vis de Lord de Winter sa conduite Êtait plus facile ; aussi
avait- elle ÊtÊ arrËtÊe dÉs la veille. Rester muette et digne en sa
prÊsence, de temps en temps l'irriter par un dÊdain affectÊ, par un mot
mÊprisant, le pousser Á des menaces et Á des violences qui faisaient un
contraste avec sa rÊsignation Á elle, tel Êtait son projet. Felton verrait :
peut-Ëtre ne dirait-il rien ; mais il verrait.
Le matin, Felton vint comme d'habitude ; mais Milady le laissa prÊsider
Á tous les apprËts du dÊjeuner sans lui adresser la parole. Aussi, au moment
oÝ il allait se retirer, eut-elle une lueur d'espoir ; car elle crut que
c'Êtait lui qui allait parler ; mais ses lÉvres remuÉrent sans qu'aucun son
sortÏt de sa bouche, et, faisant un effort sur lui-mËme, il renferma dans
son coeur les paroles qui allaient s'Êchapper de ses lÉvres, et sortit.
Vers midi, Lord de Winter entra.
Il faisait une assez belle journÊe d'hiver, et un rayon de ce p×le
soleil d'Angleterre qui Êclaire, mais qui n'Êchauffe pas, passait Á travers
les barreaux de la prison.
Milady regardait par la fenËtre, et fit semblant de ne pas entendre la
porte qui s'ouvrait.
" Ah ! ah ! dit Lord de Winter, aprÉs avoir fait de la comÊdie, aprÉs
avoir fait de la tragÊdie, voilÁ que nous faisons de la mÊlancolie. "
La prisonniÉre ne rÊpondit pas.
" Oui, oui, continua Lord de Winter, je comprends ; vous voudriez bien
Ëtre en libertÊ sur ce rivage ; vous voudriez bien, sur un bon navire,
fendre les flots de cette mer verte comme de l'Êmeraude ; vous voudriez
bien, soit sur terre, soit sur l'ocÊan, me dresser une de ces bonnes petites
embuscades comme vous savez si bien les combiner. Patience ! patience ! Dans
quatre jours, le rivage vous sera permis, la mer vous sera ouverte, plus
ouverte que vous ne le voudrez, car dans quatre jours l'Angleterre sera
dÊbarrassÊe de vous. "
Milady joignit les mains, et levant ses beaux yeux vers le ciel :
" Seigneur ! Seigneur ! dit-elle avec une angÊlique suavitÊ de geste et
d'intonation, pardonnez Á cet homme, comme je lui pardonne moi- mËme.
-- Oui, prie, maudite, s'Êcria le baron, ta priÉre est d'autant plus
gÊnÊreuse que tu es, je te le jure, au pouvoir d'un homme qui ne pardonnera
pas. "
Et il sortit.
Au moment oÝ il sortait, un regard perÚant glissa par la porte
entreb×illÊe, et elle aperÚut Felton qui se rangeait rapidement pour n'Ëtre
pas vu d'elle.
Alors elle se jeta Á genoux et se mit Á prier.
" Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle, vous savez pour quelle sainte cause
je souffre, donnez-moi donc la force de souffrir. "
La porte s'ouvrit doucement ; la belle suppliante fit semblant de
n'avoir pas entendu, et d'une voix pleine de larmes, elle continua :
" Dieu vengeur ! Dieu de bontÊ ! laisserez-vous s'accomplir les affreux
projets de cet homme ! "
Alors, seulement, elle feignit d'entendre le bruit des pas de Felton
et, se relevant rapide comme la pensÊe, elle rougit comme si elle eÙt ÊtÊ
honteuse d'avoir ÊtÊ surprise Á genoux.
" Je n'aime point Á dÊranger ceux qui prient, Madame, dit gravement
Felton ; ne vous dÊrangez donc pas pour moi, je vous en conjure.
-- Comment savez-vous que je priais, Monsieur ? dit Milady d'une voix
suffoquÊe par les sanglots ; vous vous trompiez, Monsieur, je ne priais pas.
-- Pensez-vous donc, Madame, rÊpondit Felton de sa mËme voix grave,
quoique avec un accent plus doux, que je me croie le droit d'empËcher une
crÊature de se prosterner devant son CrÊateur ? A Dieu ne plaise !
D'ailleurs le repentir sied bien aux coupables ; quelque crime qu'il ait
commis, un coupable m'est sacrÊ aux pieds de Dieu.
-- Coupable, moi ! dit Milady avec un sourire qui eÙt dÊsarmÊ l'ange du
jugement dernier. Coupable ! mon Dieu, tu sais si je le suis ! Dites que je
suis condamnÊe, Monsieur, Á la bonne heure ; mais vous le savez, Dieu qui
aime les martyrs, permet que l'on condamne quelquefois les innocents.
-- Fussiez-vous condamnÊe, fussiez-vous martyre, rÊpondit Felton,
raison de plus pour prier, et moi-mËme je vous aiderai de mes priÉres.
-- Oh ! vous Ëtes un juste, vous, s'Êcria Milady en se prÊcipitant Á
ses pieds ; tenez, je n'y puis tenir plus longtemps, car je crains de
manquer de force au moment oÝ il me faudra soutenir la lutte et confesser ma
foi ; Êcoutez donc la supplication d'une femme au dÊsespoir. On vous abuse,
Monsieur, mais il n'est pas question de cela, je ne vous demande qu'une
gr×ce, et, si vous me l'accordez, je vous bÊnirai dans ce monde et dans
l'autre.
-- Parlez au maÏtre, Madame, dit Felton ; je ne suis heureusement
chargÊ, moi, ni de pardonner ni de punir, et c'est Á plus haut que moi que
Dieu a remis cette responsabilitÊ.
-- A vous, non, Á vous seul. Ecoutez-moi, plutÆt que de contribuer Á ma
perte, plutÆt que de contribuer Á mon ignominie.
-- Si vous avez mÊritÊ cette honte, Madame, si vous avez encouru cette
ignominie, il faut la subir en l'offrant Á Dieu.
-- Que dites-vous ? Oh ! vous ne me comprenez pas ! Quand je parle
d'ignominie, vous croyez que je parle d'un ch×timent quelconque, de la
prison ou de la mort ! PlÙt au Ciel ! que m'importent, Á moi, la mort ou la
prison !
-- C'est moi qui ne vous comprends plus, Madame.
-- Ou qui faites semblant de ne plus me comprendre, Monsieur, rÊpondit
la prisonniÉre avec un sourire de doute.
-- Non, Madame, sur l'honneur d'un soldat, sur la foi d'un chrÊtien !
-- Comment ! vous ignorez les desseins de Lord de Winter sur moi.
-- Je les ignore.
-- Impossible, vous son confident !
-- Je ne mens jamais, Madame.
-- Oh ! il se cache trop peu cependant pour qu'on ne les devine pas.
-- Je ne cherche Á rien deviner, Madame ; j'attends qu'on me confie, et
Á part ce qu'il m'a dit devant vous, Lord de Winter ne m'a rien confiÊ.
-- Mais, s'Êcria Milady avec un incroyable accent de vÊritÊ, vous
n'Ëtes donc pas son complice, vous ne savez donc pas qu'il me destine Á une
honte que tous les ch×timents de la terre ne sauraient Êgaler en horreur ?
-- Vous vous trompez, Madame, dit Felton en rougissant, Lord de Winter
n'est pas capable d'un tel crime. "
" Bon, dit Milady en elle-mËme, sans savoir ce que c'est, il appelle
cela un crime ! "
Puis tout haut :
" L'ami de l'inf×me est capable de tout.
-- Qui appelez-vous l'inf×me ? demanda Felton.
-- Y a-t-il donc en Angleterre deux hommes Á qui un semblable nom
puisse convenir ?
-- Vous voulez parler de Georges Villiers ? dit Felton, dont les
regards s'enflammÉrent.
-- Que les paÐens, les gentils et les infidÉles appellent duc de
Buckingham, reprit Milady ; je n'aurais pas cru qu'il y aurait eu un Anglais
dans toute l'Angleterre qui eÙt eu besoin d'une si longue explication pour
reconnaÏtre celui dont je voulais parler !
-- La main du Seigneur est Êtendue sur lui, dit Felton, il n'Êchappera
pas au ch×timent qu'il mÊrite. "
Felton ne faisait qu'exprimer Á l'Êgard du duc le sentiment
d'exÊcration que tous les Anglais avaient vouÊ Á celui que les catholiques
eux- mËmes appelaient l'exacteur, le concussionnaire, le dÊbauchÊ, et que
les puritains appelaient tout simplement Satan.
" Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'Êcria Milady, quand je vous supplie
d'envoyer Á cet homme le ch×timent qui lui est dÙ, vous savez que ce n'est
pas ma propre vengeance que je poursuis, mais la dÊlivrance de tout un
peuple que j'implore.
-- Le connaissez-vous donc ? " demanda Felton.
" Enfin, il m'interroge " se dit en elle-mËme Milady au comble de la
joie d'en Ëtre arrivÊe si vite Á un si grand rÊsultat.
" Oh ! si je le connais ! oh, oui ! pour mon malheur, pour mon malheur
Êternel. "
Et Milady se tordit les bras comme arrivÊe au paroxysme de la douleur.
Felton sentit sans doute en lui-mËme que sa force l'abandonnait, et il fit
quelques pas vers la porte ; la prisonniÉre, qui ne le perdait pas de vue,
bondit Á sa poursuite et l'arrËta.
" Monsieur ! s'Êcria-t-elle, soyez bon, soyez clÊment, Êcoutez ma
priÉre : ce couteau que la fatale prudence du baron m'a enlevÊ, parce qu'il
sait l'usage que j'en veux faire ; oh ! Êcoutez-moi jusqu'au bout ! ce
couteau, rendez-le-moi une minute seulement, par gr×ce, par pitiÊ !
J'embrasse vos genoux ; voyez, vous fermerez la porte, ce n'est pas Á vous
que j'en veux : Dieu ! vous en vouloir, Á vous, le seul Ëtre juste, bon et
compatissant que j'aie rencontrÊ ! Á vous, mon sauveur peut- Ëtre ! une
minute, ce couteau, une minute, une seule, et je vous le rends par le
guichet de la porte ; rien qu'une minute, Monsieur Felton, et vous m'aurez
sauvÊ l'honneur !
-- Vous tuer ! s'Êcria Felton avec terreur, oubliant de retirer ses
mains des mains de la prisonniÉre ; vous tuer !
-- J'ai dit, Monsieur, murmura Milady en baissant la voix et en se
laissant tomber affaissÊe sur le parquet, j'ai dit mon secret ! Il sait tout
! Mon Dieu, je suis perdue ! "
Felton demeurait debout, immobile et indÊcis.
" Il doute encore, pensa Milady, je n'ai pas ÊtÊ assez vraie. "
On entendit marcher dans le corridor ; Milady reconnut le pas de Lord
de Winter. Felton le reconnut aussi et s'avanÚa vers la porte.
Milady s'ÊlanÚa.
" Oh ! pas un mot, dit-elle d'une voix concentrÊe, pas un mot de tout
ce que je vous ai dit Á cet homme, ou je suis perdue, et c'est vous, vous...
"
Puis, comme les pas se rapprochaient, elle se tut de peur qu'on
n'entendÏt sa voix, appuyant avec un geste de terreur infinie sa belle main
sur la bouche de Felton. Felton repoussa doucement Milady, qui alla tomber
sur une chaise longue.
Lord de Winter passa devant la porte sans s'arrËter, et l'on entendit
le bruit des pas qui s'Êloignaient.
Felton, p×le comme la mort, resta quelques instants l'oreille tendue et
Êcoutant, puis quand le bruit se fut Êteint tout Á fait, il respira comme un
homme qui sort d'un songe, et s'ÊlanÚa hors de l'appartement.
" Ah ! dit Milady en Êcoutant Á son tour le bruit des pas de Felton,
qui s'Êloignaient dans la direction opposÊe Á ceux de Lord de Winter, enfin
tu es donc Á moi ! "
Puis son front se rembrunit.
" S'il parle au baron, dit-elle, je suis perdue, car le baron, qui sait
bien que je ne me tuerai pas, me mettra devant lui un couteau entre les
mains, et il verra bien que tout ce grand dÊsespoir n'Êtait qu'un jeu. "
Elle alla se placer devant sa glace et se regarda, jamais elle n'avait
ÊtÊ si belle.
" Oh ! oui ! dit-elle en souriant, mais il ne lui parlera pas. "
Le soir, Lord de Winter accompagna le souper.
" Monsieur, lui dit Milady, votre prÊsence est-elle un accessoire
obligÊ de ma captivitÊ, et ne pourriez-vous pas m'Êpargner ce surcroÏt de
tortures que me causent vos visites ?
-- Comment donc, chÉre soeur ! dit de Winter, ne m'avez-vous pas
sentimentalement annoncÊ, de cette jolie bouche si cruelle pour moi
aujourd'hui, que vous veniez en Angleterre Á cette seule fin de me voir tout
Á votre aise, jouissance dont, me disiez-vous, vous ressentiez si vivement
la privation, que vous avez tout risquÊ pour cela : mal de mer, tempËte,
captivitÊ ! Eh bien, me voilÁ, soyez satisfaite ; d'ailleurs, cette fois ma
visite a un motif. "
Milady frissonna, elle crut que Felton avait parlÊ ; jamais de sa vie,
peut-Ëtre, cette femme, qui avait ÊprouvÊ tant d'Êmotions puissantes et
opposÊes, n'avait senti battre son coeur si violemment.
Elle Êtait assise ; Lord de Winter prit un fauteuil, le tira Á son cÆtÊ
et s'assit auprÉs d'elle, puis prenant dans sa poche un papier qu'il dÊploya
lentement :
" Tenez, lui dit-il, je voulais vous montrer cette espÉce de passeport
que j'ai rÊdigÊ moi-mËme et qui vous servira dÊsormais de numÊro d'ordre
dans la vie que je consens Á vous laisser. "
Puis ramenant ses yeux de Milady sur le papier, il lut :
" Ordre de conduire Á... " Le nom est en blanc, interrompit de Winter :
si vous avez quelque prÊfÊrence, vous me l'indiquerez ; et pour peu que ce
soit Á un millier de lieues de Londres, il sera fait droit Á votre requËte.
Je reprends donc : " Ordre de conduire Á... la nommÊe Charlotte Backson,
flÊtrie par la justice du royaume de France, mais libÊrÊe aprÉs ch×timent ;
elle demeurera dans cette rÊsidence, sans jamais s'en Êcarter de plus de
trois lieues. En cas de tentative d'Êvasion, la peine de mort lui sera
appliquÊe. Elle touchera cinq shillings par jour pour son logement et sa
nourriture. "
" Cet ordre ne me concerne pas, rÊpondit froidement Milady, puisqu'un
autre nom que le mien y est portÊ.
-- Un nom ! Est-ce que vous en avez un ?
-- J'ai celui de votre frÉre.
-- Vous vous trompez, mon frÉre n'est que votre second mari, et le
premier vit encore. Dites-moi son nom et je le mettrai en place du nom de
Charlotte Backson. Non ? ... Vous ne voulez pas ?... Vous gardez le silence
? C'est bien ! Vous serez ÊcrouÊe sous le nom de Charlotte Backson. "
Milady demeura silencieuse ; seulement, cette fois ce n'Êtait plus par
affectation, mais par terreur : elle crut l'ordre prËt Á Ëtre exÊcutÊ ; elle
pensa que Lord de Winter avait avancÊ son dÊpart ; elle crut qu'elle Êtait
condamnÊe Á partir le soir mËme. Tout dans son esprit fut donc perdu pendant
un instant, quand tout Á coup elle s'aperÚut que l'ordre n'Êtait revËtu
d'aucune signature.
La joie qu'elle ressentit de cette dÊcouverte fut si grande, qu'elle ne
put la cacher.
" Oui, oui, dit Lord de Winter, qui s'aperÚut de ce qui se passait en
elle, oui, vous cherchez la signature, et vous vous dites : tout n'est pas
perdu, puisque cet acte n'est pas signÊ ; on me le montre pour m'effrayer,
voilÁ tout. Vous vous trompez : demain cet ordre sera envoyÊ Á Lord
Buckingham ; aprÉs-demain il reviendra signÊ de sa main et revËtu de son
sceau, et vingt-quatre heures aprÉs, c'est moi qui vous en rÊponds, il
recevra son commencement d'exÊcution. Adieu, Madame, voilÁ tout ce que
j'avais Á vous dire.
-- Et moi je vous rÊpondrai, Monsieur, que cet abus de pouvoir, que cet
exil sous un nom supposÊ sont une infamie.
-- Aimez-vous mieux Ëtre pendue sous votre vrai nom, Milady ? Vous le
savez, les lois anglaises sont inexorables sur l'abus que l'on fait du
mariage ; expliquez-vous franchement : quoique mon nom ou plutÆt le nom de
mon frÉre se trouve mËlÊ dans tout cela, je risquerai le scandale d'un
procÉs public pour Ëtre sÙr que du coup je serai dÊbarrassÊ de vous. "
Milady ne rÊpondit pas, mais devint p×le comme un cadavre.
" Oh ! je vois que vous aimez mieux la pÊrÊgrination. A merveille,
Madame, et il y a un vieux proverbe qui dit que les voyages forment la
jeunesse. Ma foi ! vous n'avez pas tort, aprÉs tout, et la vie est bonne.
C'est pour cela que je ne me soucie pas que vous me l'Ætiez. Reste donc Á
rÊgler l'affaire des cinq shillings ; je me montre un peu parcimonieux,
n'est-ce pas ? cela tient Á ce que je ne me soucie pas que vous corrompiez
vos gardiens. D'ailleurs il vous restera toujours vos charmes pour les
sÊduire. Usez-en si votre Êchec avec Felton ne vous a pas dÊgoÙtÊe des
tentatives de ce genre. "
" Felton n'a point parlÊ, se dit Milady Á elle-mËme, rien n'est perdu
alors. "
" Et maintenant, Madame, Á vous revoir. Demain je viendrai vous
annoncer le dÊpart de mon messager. "
Lord de Winter se leva, salua ironiquement Milady et sortit.
Milady respira : elle avait encore quatre jours devant elle ; quatre
jours lui suffiraient pour achever de sÊduire Felton.
Une idÊe terrible lui vint alors, c'est que Lord de Winter enverrait
peut- Ëtre Felton lui-mËme pour faire signer l'ordre Á Buckingham ; de cette
faÚon Felton lui Êchappait, et pour que la prisonniÉre rÊussÏt il fallait la
magie d'une sÊduction continue.
Cependant, comme nous l'avons dit, une chose la rassurait : Felton
n'avait pas parlÊ.
Elle ne voulut point paraÏtre Êmue par les menaces de Lord de Winter,
elle se mit Á table et mangea.
Puis, comme elle avait fait la veille, elle se mit Á genoux, et rÊpÊta
tout haut ses priÉres. Comme la veille, le soldat cessa de marcher et
s'arrËta pour l'Êcouter.
BientÆt elle entendit des pas plus lÊgers que ceux de la sentinelle qui
venaient du fond du corridor et qui s'arrËtaient devant sa porte.
" C'est lui " , dit-elle.
Et elle commenÚa le mËme chant religieux qui la veille avait si
violemment exaltÊ Felton.
Mais, quoique sa voix douce, pleine et sonore eÙt vibrÊ plus
harmonieuse et plus dÊchirante que jamais, la porte resta close. Il parut
bien Á Milady, dans un des regards furtifs qu'elle lanÚait sur le petit
guichet, apercevoir Á travers le grillage serrÊ les yeux ardents du jeune
homme ; mais, que ce fÙt une rÊalitÊ ou une vision, cette fois il eut sur
lui-mËme la puissance de ne pas entrer.
Seulement, quelques instants aprÉs qu'elle eut fini son chant
religieux, Milady crut entendre un profond soupir ; puis les mËmes pas
qu'elle avait entendus s'approcher s'ÊloignÉrent lentement et comme Á
regret.
CHAPITRE LV. QUATRIEME JOURNEE DE CAPTIVITE
Le lendemain, lorsque Felton entra chez Milady, il la trouva debout,
montÊe sur un fauteuil, tenant entre ses mains une corde tissÊe Á l'aide de
quelques mouchoirs de batiste dÊchirÊs en laniÉres tressÊes les unes avec
les autres et attachÊes bout Á bout ; au bruit que fit Felton en ouvrant la
porte, Milady sauta lÊgÉrement Á bas de son fauteuil, et essaya de cacher
derriÉre elle cette corde improvisÊe, qu'elle tenait Á la main.
Le jeune homme Êtait plus p×le encore que d'habitude, et ses yeux
rougis par l'insomnie indiquaient qu'il avait passÊ une nuit fiÊvreuse.
Cependant son front Êtait armÊ d'une sÊrÊnitÊ plus austÉre que jamais.
Il s'avanÚa lentement vers Milady, qui s'Êtait assise, et prenant un
bout de la tresse meurtriÉre que par mÊgarde ou Á dessein peut-Ëtre elle
avait laissÊe passer :
" Qu'est-ce que cela, Madame ? demanda-t-il froidement.
-- Cela, rien, dit Milady en souriant avec cette expression douloureuse
qu'elle savait si bien donner Á son sourire, l'ennui est l'ennemi mortel des
prisonniers, je m'ennuyais et je me suis amusÊe Á tresser cette corde. "
Felton porta les yeux vers le point du mur de l'appartement devant
lequel il avait trouvÊ Milady debout sur le fauteuil oÝ elle Êtait assise
maintenant, et au-dessus de sa tËte il aperÚut un crampon dorÊ, scellÊ dans
le mur, et qui servait Á accrocher soit des hardes, soit des armes.
Il tressaillit, et la prisonniÉre vit ce tressaillement ; car,
quoiqu'elle eÙt les yeux baissÊs, rien ne lui Êchappait.
" Et que faisiez-vous, debout sur ce fauteuil ? demanda-t-il.
-- Que vous importe ? rÊpondit Milady.
-- Mais, reprit Felton, je dÊsire le savoir.
-- Ne m'interrogez pas, dit la prisonniÉre, vous savez bien qu'Á nous
autres, vÊritables chrÊtiens, il nous est dÊfendu de mentir.
-- Eh bien, dit Felton, je vais vous le dire, ce que vous faisiez, ou
plutÆt ce que vous alliez faire ; vous alliez achever l'oeuvre fatale que
vous nourrissez dans votre esprit : songez-y, Madame, si notre Dieu dÊfend
le mensonge, il dÊfend bien plus sÊvÉrement encore le suicide.
-- Quand Dieu voit une de ses crÊatures persÊcutÊe injustement, placÊe
entre le suicide et le dÊshonneur, croyez-moi, Monsieur, rÊpondit Milady
d'un ton de profonde conviction, Dieu lui pardonne le suicide : car, alors,
le suicide c'est le martyre.
-- Vous en dites trop ou trop peu ; parlez, Madame, au nom du Ciel,
expliquez-vous.
-- Que je vous raconte mes malheurs, pour que vous les traitiez de
fables ; que je vous dise mes projets, pour que vous alliez les dÊnoncer Á
mon persÊcuteur : non, Monsieur ; d'ailleurs, que vous importe la vie ou la
mort d'une malheureuse condamnÊe ? vous ne rÊpondez que de mon corps,
n'est-ce pas ? et pourvu que vous reprÊsentiez un cadavre, qu'il soit
reconnu pour le mien, on ne vous en demandera pas davantage, et peut-Ëtre,
mËme, aurez-vous double rÊcompense.
-- Moi, Madame, moi ! s'Êcria Felton, supposer que j'accepterais jamais
le prix de votre vie ; oh ! vous ne pensez pas ce que vous dites.
-- Laissez-moi faire, Felton, laissez-moi faire, dit Milady en
s'exaltant, tout soldat doit Ëtre ambitieux, n'est-ce pas ? Vous Ëtes
lieutenant, Eh bien, vous suivrez mon convoi avec le grade de capitaine.
-- Mais que vous ai-je donc fait, dit Felton ÊbranlÊ, pour que vous me
chargiez d'une pareille responsabilitÊ devant les hommes et devant Dieu ?
Dans quelques jours vous allez Ëtre loin d'ici, Madame, votre vie ne sera
plus sous ma garde, et, ajouta-t-il avec un soupir, alors vous en ferez ce
que vous voudrez.
-- Ainsi, s'Êcria Milady comme si elle ne pouvait rÊsister Á une sainte
indignation, vous, un homme pieux, vous que l'on appelle un juste, vous ne
demandez qu'une chose : c'est de n'Ëtre point inculpÊ, inquiÊtÊ pour ma mort
!
-- Je dois veiller sur votre vie, Madame, et j'y veillerai.
-- Mais comprenez-vous la mission que vous remplissez ? cruelle dÊjÁ si
j'Êtais coupable, quel nom lui donnerez-vous, quel nom le Seigneur lui
donnera-t-il, si je suis innocente ?
-- Je suis soldat, Madame, et j'accomplis les ordres que j'ai reÚus.
-- Croyez-vous qu'au jour du jugement dernier Dieu sÊparera les
bourreaux aveugles des juges iniques ? Vous ne voulez pas que je tue mon
corps, et vous vous faites l'agent de celui qui veut tuer mon ×me !
-- Mais, je vous le rÊpÉte, reprit Felton ÊbranlÊ, aucun danger ne vous
menace, et je rÊponds de Lord de Winter comme de moi-mËme.
-- InsensÊ ! s'Êcria Milady, pauvre insensÊ, qui ose rÊpondre d'un
autre homme quand les plus sages, quand les plus grands selon Dieu hÊsitent
Á rÊpondre d'eux-mËmes, et qui se range du parti le plus fort et le plus
heureux, pour accabler la plus faible et la plus malheureuse !
-- Impossible, Madame, impossible, murmura Felton, qui sentait au fond
du coeur la justesse de cet argument : prisonniÉre, vous ne recouvrerez pas
par moi la libertÊ, vivante, vous ne perdrez pas par moi la vie.
-- Oui, s'Êcria Milady, mais je perdrai ce qui m'est bien plus cher que
la vie, je perdrai l'honneur, Felton ; et c'est vous, vous que je ferai
responsable devant Dieu et devant les hommes de ma honte et de mon infamie.
"
Cette fois Felton, tout impassible qu'il Êtait ou qu'il faisait
semblant d'Ëtre, ne put rÊsister Á l'influence secrÉte qui s'Êtait dÊjÁ
emparÊe de lui : voir cette femme si belle, blanche comme la plus candide
vision, la voir tour Á tour ÊplorÊe et menaÚante, subir Á la fois
l'ascendant de la douleur et de la beautÊ, c'Êtait trop pour un visionnaire,
c'Êtait trop pour un cerveau minÊ par les rËves ardents de la foi extatique,
c'Êtait trop pour un coeur corrodÊ Á la fois par l'amour du Ciel qui brÙle,
par la haine des hommes qui dÊvore.
Milady vit le trouble, elle sentait par intuition la flamme des
passions opposÊes qui brÙlaient avec le sang dans les veines du jeune
fanatique ; et, pareille Á un gÊnÊral habile qui, voyant l'ennemi prËt Á
reculer, marche sur lui en poussant un cri de victoire, elle se leva, belle
comme une prËtresse antique, inspirÊe comme une vierge chrÊtienne, et, le
bras Êtendu, le col dÊcouvert, les cheveux Êpars, retenant d'une main sa
robe pudiquement ramenÊe sur sa poitrine, le regard illuminÊ de ce feu qui
avait dÊjÁ portÊ le dÊsordre dans les sens du jeune puritain, elle marcha
vers lui, s'Êcriant sur un air vÊhÊment, de sa voix si douce, Á laquelle,
dans l'occasion, elle donnait un accent terrible :
Livre Á Baal sa victime,
Jette aux lions le martyr :
Dieu te fera repentir !...
Je crie Á lui de l'abÏme. .
Felton s'arrËta sous cette Êtrange apostrophe, et comme pÊtrifiÊ.
" Qui Ëtes-vous, qui Ëtes-vous ? s'Êcria-t-il en joignant les mains ;
Ëtes- vous une envoyÊe de Dieu, Ëtes-vous un ministre des enfers, Ëtes-vous
ange ou dÊmon, vous appelez-vous Eloa ou AstartÊ ?
-- Ne m'as-tu pas reconnue, Felton ? Je ne suis ni un ange, ni un
dÊmon, je suis une fille de la terre, je suis une soeur de ta croyance,
voilÁ tout.
-- Oui ! oui ! dit Felton, je doutais encore, mais maintenant je crois.
-- Tu crois, et cependant tu es le complice de cet enfant de BÊlial
qu'on appelle Lord de Winter ! Tu crois, et cependant tu me laisses aux
mains de mes ennemis, de l'ennemi de l'Angleterre, de l'ennemi de Dieu ? Tu
crois, et cependant tu me livres Á celui qui remplit et souille le monde de
ses hÊrÊsies et de ses dÊbauches, Á cet inf×me Sardanapale que les aveugles
nomment le duc de Buckingham et que les croyants appellent l'AntÊchrist.
-- Moi, vous livrer Á Buckingham moi! que dites-vous lÁ ?
-- Ils ont des yeux, s'Êcria Milady, et ils ne verront pas ; ils ont
des oreilles, et ils n'entendront point.
-- Oui, oui, dit Felton en passant ses mains sur son front couvert de
sueur, comme pour en arracher son dernier doute ; oui, je reconnais la voix
qui me parle dans mes rËves ; oui, je reconnais les traits de l'ange qui
m'apparaÏt chaque nuit, criant Á mon ×me qui ne peut dormir : " Frappe,
sauve l'Angleterre, Sauve-toi, car tu mourras sans avoir dÊsarmÊ Dieu ! "
Parlez, parlez ! s'Êcria Felton, je puis vous comprendre Á prÊsent. "
Un Êclair de joie terrible, mais rapide comme la pensÊe, jaillit des
yeux de Milady.
Si fugitive qu'eÙt ÊtÊ cette lueur homicide, Felton la vit et
tressaillit comme si cette lueur eÙt ÊclairÊ les abÏmes du coeur de cette
femme.
Felton se rappela tout Á coup les avertissements de Lord de Winter, les
sÊductions de Milady, ses premiÉres tentatives lors de son arrivÊe ; il
recula d'un pas et baissa la tËte, mais sans cesser de la regarder : comme
si, fascinÊ par cette Êtrange crÊature, ses yeux ne pouvaient se dÊtacher de
ses yeux.
Milady n'Êtait point femme Á se mÊprendre au sens de cette hÊsitation.
Sous ses Êmotions apparentes, son sang-froid glacÊ ne l'abandonnait point.
Avant que Felton lui eÙt rÊpondu et qu'elle fÙt forcÊe de reprendre cette
conversation si difficile Á soutenir sur le mËme accent d'exaltation, elle
laissa retomber ses mains, et, comme si la faiblesse de la femme reprenait
le dessus sur l'enthousiasme de l'inspirÊe :
" Mais, non, dit-elle, ce n'est pas Á moi d'Ëtre la Judith qui
dÊlivrera BÊthulie de cet Holopherne. Le glaive de l'Eternel est trop lourd
pour mon bras. Laissez-moi donc fuir le dÊshonneur par la mort, laissez- moi
me rÊfugier dans le martyre. Je ne vous demande ni la libertÊ, comme ferait
une coupable, ni la vengeance, comme ferait une paÐenne. Laissez-moi mourir,
voilÁ tout. Je vous supplie, je vous implore Á genoux ; laissez-moi mourir,
et mon dernier soupir sera une bÊnÊdiction pour mon sauveur. "
A cette voix douce et suppliante, Á ce regard timide et abattu, Felton
se rapprocha. Peu Á peu l'enchanteresse avait revËtu cette parure magique
qu'elle reprenait et quittait Á volontÊ, c'est-Á-dire la beautÊ, la douceur,
les larmes et surtout l'irrÊsistible attrait de la voluptÊ mystique, la plus
dÊvorante des voluptÊs.
" HÊlas ! dit Felton, je ne puis qu'une chose, vous plaindre si vous me
prouvez que vous Ëtes une victime ! Mais Lord de Winter a de cruels griefs
contre vous. Vous Ëtes chrÊtienne, vous Ëtes ma soeur en religion ; je me
sens entraÏnÊ vers vous, moi qui n'ai aimÊ que mon bienfaiteur, moi qui n'ai
trouvÊ dans la vie que des traÏtres et des impies. Mais vous, Madame, vous
Ëtes si belle en rÊalitÊ, vous si pure en apparence, pour que Lord de Winter
vous poursuive ainsi, vous avez donc commis des iniquitÊs ?
-- Ils ont des yeux, rÊpÊta Milady avec un accent d'indicible douleur,
et ils ne verront pas ; ils ont des oreilles, et ils n'entendront point.
-- Mais, alors, s'Êcria le jeune officier, parlez, parlez donc !
-- Vous confier ma honte ! s'Êcria Milady avec le rouge de la pudeur au
visage, car souvent le crime de l'un est la honte de l'autre ; vous confier
ma honte, Á vous homme, moi femme ! Oh ! continua-t-elle en ramenant
pudiquement sa main sur ses beaux yeux, oh ! jamais, jamais je ne pourrai !
-- A moi, Á un frÉre ! " s'Êcria Felton.
Milady le regarda longtemps avec une expression que le jeune officier
prit pour du doute, et qui cependant n'Êtait que de l'observation et surtout
la volontÊ de fasciner.
Felton, Á son tour suppliant, joignit les mains.
" Eh bien, dit Milady, je me fie Á mon frÉre, j'oserai ! "
En ce moment, on entendit le pas de Lord de Winter ; mais, cette fois,
le terrible beau-frÉre de Milady ne se contenta point, comme il avait fait
la veille, de passer devant la porte et de s'Êloigner, il s'arrËta, Êchangea
deux mots avec la sentinelle, puis la porte s'ouvrit et il parut.
Pendant ces deux mots ÊchangÊs, Felton s'Êtait reculÊ vivement, et
lorsque Lord de Winter entra, il Êtait Á quelques pas de la prisonniÉre.
Le baron entra lentement, et porta son regard scrutateur de la
prisonniÉre au jeune officier :
" VoilÁ bien longtemps, John, dit-il, que vous Ëtes ici ; cette femme
vous a-t-elle racontÊ ses crimes ? alors je comprends la durÊe de
l'entretien. "
Felton tressaillit, et Milady sentit qu'elle Êtait perdue si elle ne
venait au secours du puritain dÊcontenancÊ.
" Ah ! vous craignez que votre prisonniÉre ne vous Êchappe ! dit-elle,
Eh bien, demandez Á votre digne geÆlier quelle gr×ce, Á l'instant mËme, je
sollicitais de lui.
-- Vous demandiez une gr×ce ? dit le baron soupÚonneux.
-- Oui, Milord, reprit le jeune homme confus.
-- Et quelle gr×ce, voyons ? demanda Lord de Winter.
-- Un couteau qu'elle me rendra par le guichet, une minute aprÉs
l'avoir reÚu, rÊpondit Felton.
-- Il y a donc quelqu'un de cachÊ ici que cette gracieuse personne
veuille Êgorger ? reprit Lord de Winter de sa voix railleuse et mÊprisante.
-- Il y a moi, rÊpondit Milady.
-- Je vous ai donnÊ le choix entre l'AmÊrique et Tyburn, reprit Lord de
Winter, choisissez Tyburn, Milady : la corde est, croyez-moi, encore plus
sÙre que le couteau. "
Felton p×lit et fit un pas en avant, en songeant qu'au moment oÝ il
Êtait entrÊ, Milady tenait une corde.
" Vous avez raison, dit celle-ci, et j'y avais dÊjÁ pensÊ ; puis elle
ajouta d'une voix sourde : j'y penserai encore. "
Felton sentit courir un frisson jusque dans la moelle de ses os ;
probablement Lord de Winter aperÚut ce mouvement.
" MÊfie-toi, John, dit-il, John, mon ami, je me suis reposÊ sur toi,
prends garde ! Je t'ai prÊvenu ! D'ailleurs, aie bon courage, mon enfant,
dans trois jours nous serons dÊlivrÊs de cette crÊature, et oÝ je l'envoie,
elle ne nuira plus Á personne.
-- Vous l'entendez ! " s'Êcria Milady avec Êclat, de faÚon que le baron
crÙt qu'elle s'adressait au Ciel et que Felton comprÏt que c'Êtait Á lui.
Felton baissa la tËte et rËva.
Le baron prit l'officier par le bras en tournant la tËte sur son
Êpaule, afin de ne pas perdre Milady de vue jusqu'Á ce qu'il fÙt sorti.
" Allons, allons, dit la prisonniÉre lorsque la porte se fut refermÊe,
je ne suis pas encore si avancÊe que je le croyais. Winter a changÊ sa
sottise ordinaire en une prudence inconnue ; ce que c'est que le dÊsir de la
vengeance, et comme ce dÊsir forme l'homme ! Quant Á Felton, il hÊsite. Ah !
ce n'est pas un homme comme ce d'Artagnan maudit. Un puritain n'adore que
les vierges, et il les adore en joignant les mains. Un mousquetaire aime les
femmes, et il les aime en joignant les bras. "
Cependant Milady attendit avec impatience, car elle se doutait bien que
la journÊe ne se passerait pas sans qu'elle revit Felton. Enfin, une heure
aprÉs la scÉne que nous venons de raconter, elle entendit que l'on parlait
bas Á la porte, puis bientÆt la porte s'ouvrit, et elle reconnut Felton.
Le jeune homme s'avanÚa rapidement dans la chambre en laissant la porte
ouverte derriÉre lui et en faisant signe Á Milady de se taire ; il avait le
visage bouleversÊ.
" Que me voulez-vous ? dit-elle.
-- Ecoutez, rÊpondit Felton Á voix basse, je viens d'Êloigner la
sentinelle pour pouvoir rester ici sans qu'on sache que je suis venu, pour
vous parler sans qu'on puisse entendre ce que je vous dis. Le baron vient de
me raconter une histoire effroyable. "
Milady prit son sourire de victime rÊsignÊe, et secoua la tËte.
" Ou vous Ëtes un dÊmon, continua Felton, ou le baron, mon bienfaiteur,
mon pÉre, est un monstre. Je vous connais depuis quatre jours, je l'aime
depuis dix ans, lui ; je puis donc hÊsiter entre vous deux : ne vous
effrayez pas de ce que je vous dis, j'ai besoin d'Ëtre convaincu. Cette
nuit, aprÉs minuit, je viendrai vous voir, vous me convaincrez.
-- Non, Felton, non mon frÉre, dit-elle, le sacrifice est trop grand,
et je sens qu'il vous coÙte. Non, je suis perdue, ne vous perdez pas avec
moi. Ma mort sera bien plus Êloquente que ma vie, et le silence du cadavre
vous convaincra bien mieux que les paroles de la prisonniÉre.
-- Taisez-vous, Madame, s'Êcria Felton, et ne me parlez pas ainsi ; je
suis venu pour que vous me promettiez sur l'honneur, pour que vous me juriez
sur ce que vous avez de plus sacrÊ, que vous n'attenterez pas Á votre vie.
-- Je ne veux pas promettre, dit Milady, car personne plus que moi n'a
le respect du serment, et, si je promettais, il me faudrait tenir.
-- Eh bien, dit Felton, engagez-vous seulement jusqu'au moment oÝ vous
m'aurez revu. Si, lorsque vous m'aurez revu, vous persistez encore, Eh bien,
alors, vous serez libre, et moi-mËme je vous donnerai l'arme que vous m'avez
demandÊe.
-- Eh bien, dit Milady, pour vous j'attendrai.
-- Jurez-le.
-- Je le jure par notre Dieu. Etes-vous content ?
-- Bien, dit Felton, Á cette nuit ! "
Et il s'ÊlanÚa hors de l'appartement, referma la porte, et attendit en
dehors, la demi-pique du soldat Á la main, comme s'il eÙt montÊ la garde Á
sa place.
Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme.
Alors, Á travers le guichet dont elle s'Êtait rapprochÊe, Milady vit le
jeune homme se signer avec une ferveur dÊlirante et s'en aller par le
corridor avec un transport de joie.
Quant Á elle, elle revint Á sa place, un sourire de sauvage mÊpris sur
les lÉvres, et elle rÊpÊta en blasphÊmant ce nom terrible de Dieu, par
lequel elle avait jurÊ sans jamais avoir appris Á le connaÏtre.
" Mon Dieu ! dit-elle, fanatique insensÊ ! mon Dieu ! c'est moi, moi et
celui qui m'aidera Á me venger. "
CHAPITRE LVI. CINQUIEME JOURNEE DE CAPTIVITE
Cependant Milady en Êtait arrivÊe Á un demi-triomphe, et le succÉs
obtenu doublait ses forces.
Il n'Êtait pas difficile de vaincre, ainsi qu'elle l'avait fait
jusque-lÁ, des hommes prompts Á se laisser sÊduire, et que l'Êducation
galante de la cour entraÏnait vite dans le piÉge ; Milady Êtait assez belle
pour ne pas trouver de rÊsistance de la part de la chair, et elle Êtait
assez adroite pour l'emporter sur tous les obstacles de l'esprit.
Mais, cette fois, elle avait Á lutter contre une nature sauvage,
concentrÊe, insensible Á force d'austÊritÊ ; la religion et la pÊnitence
avaient fait de Felton un homme inaccessible aux sÊductions ordinaires. Il
roulait dans cette tËte exaltÊe des plans tellement vastes, des projets
tellement tumultueux, qu'il n'y restait plus de place pour aucun amour, de
caprice ou de matiÉre, ce sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par
la corruption. Milady avait donc fait brÉche, avec sa fausse vertu, dans
l'opinion d'un homme prÊvenu horriblement contre elle, et par sa beautÊ,
dans le coeur et les sens d'un homme chaste et pur. Enfin, elle s'Êtait
donnÊ la mesure de ses moyens, inconnus d'elle- mËme jusqu'alors, par cette
expÊrience faite sur le sujet le plus rebelle que la nature et la religion
pussent soumettre Á son Êtude.
Bien des fois nÊanmoins pendant la soirÊe elle avait dÊsespÊrÊ du sort
et d'elle-mËme ; elle n'invoquait pas Dieu, nous le savons, mais elle avait
foi dans le gÊnie du mal, cette immense souverainetÊ qui rÉgne dans tous les
dÊtails de la vie humaine, et Á laquelle, comme dans la fable arabe, un
grain de grenade suffit pour reconstruire un monde perdu.
Milady, bien prÊparÊe Á recevoir Felton, put dresser ses batteries pour
le lendemain. Elle savait qu'il ne lui restait plus que deux jours, qu'une
fois l'ordre signÊ par Buckingham (et Buckingham le signerait d'autant plus
facilement, que cet ordre portait un faux nom, et qu'il ne pourrait
reconnaÏtre la femme dont il Êtait question), une fois cet ordre signÊ,
disons-nous, le baron la faisait embarquer sur-le-champ, et elle savait
aussi que les femmes condamnÊes Á la dÊportation usent d'armes bien moins
puissantes dans leurs sÊductions que les prÊtendues femmes vertueuses dont
le soleil du monde Êclaire la beautÊ, dont la voix de la mode vante l'esprit
et qu'un reflet d'aristocratie dore de ses lueurs enchantÊes. Etre une femme
condamnÊe Á une peine misÊrable et infamante n'est pas un empËchement Á Ëtre
belle, mais c'est un obstacle Á jamais redevenir puissante. Comme tous les
gens d'un mÊrite rÊel, Milady connaissait le milieu qui convenait Á sa
nature, Á ses moyens. La pauvretÊ lui rÊpugnait, l'abjection la diminuait
des deux tiers de sa grandeur. Milady n'Êtait reine que parmi les reines, il
fallait Á sa domination le plaisir de l'orgueil satisfait. Commander aux
Ëtres infÊrieurs Êtait plutÆt une humiliation qu'un plaisir pour elle.
Certes, elle fÙt revenue de son exil, elle n'en doutait pas un seul
instant ; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer ? Pour une nature
agissante et ambitieuse comme celle de Milady, les jours qu'on n'occupe
point Á monter sont des jours nÊfastes ; qu'on trouve donc le mot dont on
doive nommer les jours qu'on emploie Á descendre ! Perdre un an, deux ans,
trois ans, c'est-Á-dire une ÊternitÊ ; revenir quand d'Artagnan, heureux et
triomphant, aurait, lui et ses amis, reÚu de la reine la rÊcompense qui leur
Êtait bien acquise pour les services qu'ils lui avaient rendus, c'Êtaient lÁ
de ces idÊes dÊvorantes qu'une femme comme Milady ne pouvait supporter. Au
reste, l'orage qui grondait en elle doublait sa force, et elle eÙt fait
Êclater les murs de sa prison, si son corps eÙt pu prendre un seul instant
les proportions de son esprit.
Puis ce qui l'aiguillonnait encore au milieu de tout cela, c'Êtait le
souvenir du cardinal. Que devait penser, que devait dire de son silence le
cardinal dÊfiant, inquiet, soupÚonneux, le cardinal, non seulement son seul
appui, son seul soutien, son seul protecteur dans le prÊsent, mais encore le
principal instrument de sa fortune et de sa vengeance Á venir ? Elle le
connaissait, elle savait qu'Á son retour, aprÉs un voyage inutile, elle
aurait beau arguer de la prison, elle aurait beau exalter les souffrances
subies, le cardinal rÊpondrait avec ce calme railleur du sceptique puissant
Á la fois par la force et par le gÊnie : " Il ne fallait pas vous laisser
prendre ! "
Alors Milady rÊunissait toute son Ênergie, murmurant au fond de sa
pensÊe le nom de Felton, la seule lueur de jour qui pÊnÊtr×t jusqu'Á elle au
fond de l'enfer oÝ elle Êtait tombÊe ; et comme un serpent qui roule et
dÊroule ses anneaux pour se rendre compte Á lui-mËme de sa force, elle
enveloppait d'avance Felton dans les mille replis de son inventive
imagination.
Cependant le temps s'Êcoulait, les heures les unes aprÉs les autres
semblaient rÊveiller la cloche en passant, et chaque coup du battant
d'airain retentissait sur le coeur de la prisonniÉre. A neuf heures, Lord de
Winter fit sa visite accoutumÊe, regarda la fenËtre et les barreaux, sonda
le parquet et les murs, visita la cheminÊe et les portes, sans que, pendant
cette longue et minutieuse visite, ni lui ni Milady prononÚassent une seule
parole.
Sans doute que tous deux comprenaient que la situation Êtait devenue
trop grave pour perdre le temps en mots inutiles et en colÉre sans effet.
" Allons, allons, dit le baron en la quittant, vous ne vous sauverez
pas encore cette nuit ! "
A dix heures, Felton vint placer une sentinelle ; Milady reconnut son
pas. Elle le devinait maintenant comme une maÏtresse devine celui de l'amant
de son coeur, et cependant Milady dÊtestait et mÊprisait Á la fois ce faible
fanatique.
Ce n'Êtait point l'heure convenue, Felton n'entra point.
Deux heures aprÉs et comme minuit sonnait, la sentinelle fut relevÊe.
Cette fois c'Êtait l'heure : aussi, Á partir de ce moment, Milady
attendit- elle avec impatience.
La nouvelle sentinelle commenÚa Á se promener dans le corridor.
Au bout de dix minutes Felton vint.
Milady prËta l'oreille.
" Ecoute, dit le jeune homme Á la sentinelle, sous aucun prÊtexte ne
t'Êloigne de cette porte, car tu sais que la nuit derniÉre un soldat a ÊtÊ
puni par Milord pour avoir quittÊ son poste un instant, et cependant c'est
moi qui, pendant sa courte absence, avais veillÊ Á sa place.
-- Oui, je le sais, dit le soldat.
-- Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi, ajouta-t-il,
je vais rentrer pour visiter une seconde fois la chambre de cette femme, qui
a, j'en ai peur, de sinistres projets sur elle-mËme et que j'ai reÚu l'ordre
de surveiller. "
" Bon, murmura Milady, voilÁ l'austÉre puritain qui ment ! "
Quant au soldat, il se contenta de sourire.
" Peste ! mon lieutenant, dit-il, vous n'Ëtes pas malheureux d'Ëtre
chargÊ de commissions pareilles, surtout si Milord vous a autorisÊ Á
regarder jusque dans son lit. "
Felton rougit ; dans toute autre circonstance il eÙt rÊprimandÊ le
soldat qui se permettait une pareille plaisanterie ; mais sa conscience
murmurait trop haut pour que sa bouche os×t parler.
" Si j'appelle, dit-il, viens ; de mËme que si l'on vient, appelle-moi.
-- Oui, mon lieutenant " , dit le soldat.
Felton entra chez Milady. Milady se leva.
" Vous voilÁ ? dit-elle.
-- Je vous avais promis de venir, dit Felton, et je suis venu.
-- Vous m'avez promis autre chose encore.
-- Quoi donc ? mon Dieu ! dit le jeune homme, qui malgrÊ son empire sur
lui-mËme, sentait ses genoux trembler et la sueur poindre sur son front.
-- Vous avez promis de m'apporter un couteau, et de me le laisser aprÉs
notre entretien.
-- Ne parlez pas de cela, Madame, dit Felton, il n'y a pas de
situation, si terrible qu'elle soit, qui autorise une crÊature de Dieu Á se
donner la mort. J'ai rÊflÊchi que jamais je ne devais me rendre coupable
d'un pareil pÊchÊ.
-- Ah ! vous avez rÊflÊchi ! dit la prisonniÉre en s'asseyant sur son
fauteuil avec un sourire de dÊdain ; et moi aussi j'ai rÊflÊchi.
-- A quoi ?
-- Que je n'avais rien Á dire Á un homme qui ne tenait pas sa parole.
-- O mon Dieu ! murmura Felton.
-- Vous pouvez vous retirer, dit Milady, je ne parlerai pas.
-- VoilÁ le couteau ! dit Felton tirant de sa poche l'arme que, selon
sa promesse, il avait apportÊe, mais qu'il hÊsitait Á remettre Á sa
prisonniÉre.
-- Voyons-le, dit Milady.
-- Pour quoi faire ?
-- Sur l'honneur, je vous le rends Á l'instant mËme ; vous le poserez
sur cette table ; et vous resterez entre lui et moi. "
Felton tendit l'arme Á Milady, qui en examina attentivement la trempe,
et qui en essaya la pointe sur le bout de son doigt.
" Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune officier, celui-ci est
en bel et bon acier ; vous Ëtes un fidÉle ami, Felton. "
Felton reprit l'arme et la posa sur la table comme il venait d'Ëtre
convenu avec sa prisonniÉre.
Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction.
" Maintenant, dit-elle, Êcoutez-moi. "
La recommandation Êtait inutile : le jeune officier se tenait debout
devant elle, attendant ses paroles pour les dÊvorer.
" Felton, dit Milady avec une solennitÊ pleine de mÊlancolie, Felton,
si votre soeur, la fille de votre pÉre, vous disait : " Jeune encore, assez
belle par malheur, on m'a fait tomber dans un piÉge, j'ai rÊsistÊ ; on a
multipliÊ autour de moi les embÙches, les violences, j'ai rÊsistÊ ; on a
blasphÊmÊ la religion que je sers, le Dieu que j'adore, parce que j'appelais
Á mon secours ce Dieu et cette religion, j'ai rÊsistÊ ; alors on m'a
prodiguÊ les outrages, et comme on ne pouvait perdre mon ×me, on a voulu Á
tout jamais flÊtrir mon corps ; enfin... "
Milady s'arrËta, et un sourire amer passa sur ses lÉvres.
" Enfin, dit Felton, enfin qu'a-t-on fait ?
-- Enfin, un soir, on rÊsolut de paralyser cette rÊsistance qu'on ne
pouvait vaincre : un soir, on mËla Á mon eau un narcotique puissant ; Á
peine eus-je achevÊ mon repas, que je me sentis tomber peu Á peu dans une
torpeur inconnue. Quoique je fusse sans dÊfiance, une crainte vague me
saisit et j'essayai de lutter contre le sommeil ; je me levai, je voulus
courir Á la fenËtre, appeler au secours, mais mes jambes refusÉrent de me
porter ; il me semblait que le plafond s'abaissait sur ma tËte et m'Êcrasait
de son poids ; je tendis les bras, j'essayai de parler, je ne pus que
pousser des sons inarticulÊs ; un engourdissement irrÊsistible s'emparait de
moi, je me retins Á un fauteuil, sentant que j'allais tomber, mais bientÆt
cet appui fut insuffisant pour mes bras dÊbiles, je tombai sur un genou,
puis sur les deux ; je voulus crier, ma langue Êtait glacÊe ; Dieu ne me vit
ni ne m'entendit sans doute, et je glissai sur le parquet, en proie Á un
sommeil qui ressemblait Á la mort.
" De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui s'Êcoula
pendant sa durÊe, je n'eus aucun souvenir ; la seule chose que je me
rappelle, c'est que je me rÊveillai couchÊe dans une chambre ronde, dont
l'ameublement Êtait somptueux, et dans laquelle le jour ne pÊnÊtrait que par
une ouverture au plafond. Du reste, aucune porte ne semblait y donner entrÊe
: on eÙt dit une magnifique prison.
" Je fus longtemps Á pouvoir me rendre compte du lieu oÝ je me trouvais
et de tous les dÊtails que je rapporte, mon esprit semblait lutter
inutilement pour secouer les pesantes tÊnÉbres de ce sommeil auquel je ne
pouvais m'arracher ; j'avais des perceptions vagues d'un espace parcouru, du
roulement d'une voiture, d'un rËve horrible dans lequel mes forces se
seraient ÊpuisÊes ; mais tout cela Êtait si sombre et si indistinct dans ma
pensÊe, que ces ÊvÊnements semblaient appartenir Á une autre vie que la
mienne et cependant mËlÊe Á la mienne par une fantastique dualitÊ.
" Quelque temps, l'Êtat dans lequel je me trouvais me sembla si
Êtrange, que je crus que je faisais un rËve. Je me levai chancelante, mes
habits Êtaient prÉs de moi, sur une chaise : je ne me rappelai ni m'Ëtre
dÊvËtue, ni m'Ëtre couchÊe. Alors peu Á peu la rÊalitÊ se prÊsenta Á moi
pleine de pudiques terreurs : je n'Êtais plus dans la maison que j'habitais
; autant que j'en pouvais juger par la lumiÉre du soleil, le jour Êtait dÊjÁ
aux deux tiers ÊcoulÊ ! c'Êtait la veille au soir que je m'Êtais endormie ;
mon sommeil avait donc dÊjÁ durÊ prÉs de vingt-quatre heures. Que s'Êtait-il
passÊ pendant ce long sommeil ?
" Je m'habillai aussi rapidement qu'il me fut possible. Tous mes
mouvements lents et engourdis attestaient que l'influence du narcotique
n'Êtait point encore entiÉrement dissipÊe. Au reste, cette chambre Êtait
meublÊe pour recevoir une femme ; et la coquette la plus achevÊe n'eÙt pas
eu un souhait Á former, qu'en promenant son regard autour de l'appartement
elle n'eÙt vu son souhait accompli.
" Certes, je n'Êtais pas la premiÉre captive qui s'Êtait vue enfermÊe
dans cette splendide prison ; mais, vous le comprenez, Felton, plus la
prison Êtait belle, plus je m'Êpouvantais.
" Oui, c'Êtait une prison, car j'essayai vainement d'en sortir. Je
sondai tous les murs afin de dÊcouvrir une porte, partout les murs rendirent
un son plein et mat.
" Je fis peut-Ëtre vingt fois le tour de cette chambre, cherchant une
issue quelconque ; il n'y en avait pas : je tombai ÊcrasÊe de fatigue et de
terreur sur un fauteuil.
" Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la nuit mes
terreurs augmentaient : je ne savais si je devais rester oÝ j'Êtais assise ;
il me semblait que j'Êtais entourÊe de dangers inconnus, dans lesquels
j'allais tomber Á chaque pas. Quoique je n'eusse rien mangÊ depuis la
veille, mes craintes m'empËchaient de ressentir la faim.
" Aucun bruit du dehors, qui me permÏt de mesurer le temps, ne venait
jusqu'Á moi ; je prÊsumai seulement qu'il pouvait Ëtre sept ou huit heures
du soir ; car nous Êtions au mois d'octobre, et il faisait nuit entiÉre.
" Tout Á coup, le cri d'une porte qui tourne sur ses gonds me fit
tressaillir ; un globe de feu apparut au-dessus de l'ouverture vitrÊe du
plafond, jetant une vive lumiÉre dans ma chambre, et je m'aperÚus avec
terreur qu'un homme Êtait debout Á quelques pas de moi.
" Une table Á deux couverts, supportant un souper tout prÊparÊ, s'Êtait
dressÊe comme par magie au milieu de l'appartement.
" Cet homme Êtait celui qui me poursuivait depuis un an, qui avait jurÊ
mon dÊshonneur, et qui, aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, me fit
comprendre qu'il l'avait accompli la nuit prÊcÊdente.
-- L'inf×me ! murmura Felton.
-- Oh ! oui, l'inf×me ! s'Êcria Milady, voyant l'intÊrËt que le jeune
officier, dont l'×me semblait suspendue Á ses lÉvres, prenait Á cet Êtrange
rÊcit ; oh ! oui, l'inf×me ! il avait cru qu'il lui suffisait d'avoir
triomphÊ de moi dans mon sommeil, pour que tout fÙt dit ; il venait,
espÊrant que j'accepterais ma honte, puisque ma honte Êtait consommÊe ; il
venait m'offrir sa fortune en Êchange de mon amour. "
Tout ce que le coeur d'une femme peut contenir de superbe mÊpris et de
paroles dÊdaigneuses, je le versai sur cet homme ; sans doute, il Êtait
habituÊ Á de pareils reproches ; car il m'Êcouta calme, souriant, et les
bras croisÊs sur la poitrine ; puis, lorsqu'il crut que j'avais tout dit, il
s'avanÚa vers moi ; je bondis vers la table, je saisis un couteau, je
l'appuyai sur ma poitrine.
" -- Faites un pas de plus, lui dis-je, et outre mon dÊshonneur, vous
aurez encore ma mort Á vous reprocher. "
" Sans doute, il y avait dans mon regard, dans ma voix, dans toute ma
personne, cette vÊritÊ de geste, de pose et d'accent, qui porte la
conviction dans les ×mes les plus perverses, car il s'arrËta.
" -- Votre mort ! me dit-il ; oh ! non, vous Ëtes une trop charmante
maÏtresse pour que je consente Á vous perdre ainsi, aprÉs avoir eu le
bonheur de vous possÊder une seule fois seulement. Adieu, ma toute belle !
j'attendrai, pour revenir vous faire ma visite, que vous soyez dans de
meilleures dispositions. "
" A ces mots, il donna un coup de sifflet ; le globe de flamme qui
Êclairait ma chambre remonta et disparut ; je me retrouvai dans l'obscuritÊ.
Le mËme bruit d'une porte qui s'ouvre et se referme se reproduisit un
instant aprÉs, le globe flamboyant descendit de nouveau, et je me retrouvai
seule.
" Ce moment fut affreux ; si j'avais encore quelques doutes sur mon
malheur, ces doutes s'Êtaient Êvanouis dans une dÊsespÊrante rÊalitÊ :
j'Êtais au pouvoir d'un homme que non seulement je dÊtestais, mais que je
mÊprisais ; d'un homme capable de tout, et qui m'avait dÊjÁ donnÊ une preuve
fatale de ce qu'il pouvait oser.
-- Mais quel Êtait donc cet homme ? demanda Felton.
-- Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant au moindre bruit ;
car, Á minuit Á peu prÉs, la lampe s'Êtait Êteinte, et je m'Êtais retrouvÊe
dans l'obscuritÊ. Mais la nuit se passa sans nouvelle tentative de mon
persÊcuteur ; le jour vint : la table avait disparu ; seulement, j'avais
encore le couteau Á la main.
" Ce couteau c'Êtait tout mon espoir.
" J'Êtais ÊcrasÊe de fatigue ; l'insomnie brÙlait mes yeux ; je n'avais
pas osÊ dormir un seul instant : le jour me rassura, j'allai me jeter sur
mon lit sans quitter le couteau libÊrateur que je cachai sous mon oreiller.
" Quand je me rÊveillai, une nouvelle table Êtait servie.
" Cette fois, malgrÊ mes terreurs, en dÊpit de mes angoisses, une faim
dÊvorante se faisait sentir ; il y avait quarante-huit heures que je n'avais
pris aucune nourriture : je mangeai du pain et quelques fruits ; puis, me
rappelant le narcotique mËlÊ Á l'eau que j'avais bue, je ne touchai point Á
celle qui Êtait sur la table, et j'allai remplir mon verre Á une fontaine de
marbre scellÊe dans le mur, au-dessus de ma toilette.
" Cependant, malgrÊ cette prÊcaution, je ne demeurai pas moins quelque
temps encore dans une affreuse angoisse ; mais mes craintes, cette fois,
n'Êtaient pas fondÊes : je passai la journÊe sans rien Êprouver qui
ressembl×t Á ce que je redoutais.
" J'avais eu la prÊcaution de vider Á demi la carafe, pour qu'on ne
s'aperÚÙt point de ma dÊfiance.
" Le soir vint, et avec lui l'obscuritÊ ; cependant, si profonde
qu'elle fÙt, mes yeux commenÚaient Á s'y habituer ; je vis, au milieu des
tÊnÉbres, la table s'enfoncer dans le plancher ; un quart d'heure aprÉs,
elle reparut portant mon souper ; un instant aprÉs, gr×ce Á la mËme lampe,
ma chambre s'Êclaira de nouveau.
" J'Êtais rÊsolue Á ne manger que des objets auxquels il Êtait
impossible de mËler aucun somnifÉre : deux oeufs et quelques fruits
composÉrent mon repas ; puis, j'allai puiser un verre d'eau Á ma fontaine
protectrice, et je le bus.
" Aux premiÉres gorgÊes, il me sembla qu'elle n'avait plus le mËme goÙt
que le matin : un soupÚon rapide me prit, je m'arrËtai ; mais j'en avais
dÊjÁ avalÊ un demi-verre.
" Je jetai le reste avec horreur, et j'attendis, la sueur de
l'Êpouvante au front.
" Sans doute quelque invisible tÊmoin m'avait vue prendre de l'eau Á
cette fontaine, et avait profitÊ de ma confiance mËme pour mieux assurer ma
perte si froidement rÊsolue, si cruellement poursuivie.
" Une demi-heure ne s'Êtait pas ÊcoulÊe, que les mËmes symptÆmes se
produisirent ; seulement, comme cette fois je n'avais bu qu'un demi- verre
d'eau, je luttai plus longtemps, et, au lieu de m'endormir tout Á fait, je
tombai dans un Êtat de somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se
passait autour de moi, tout en m'Ætant la force ou de me dÊfendre ou de
fuir.
" Je me traÏnai vers mon lit, pour y chercher la seule dÊfense qui me
rest×t, mon couteau sauveur ; mais je ne pus arriver jusqu'au chevet : je
tombai Á genoux, les mains cramponnÊes Á l'une des colonnes du pied ; alors,
je compris que j'Êtais perdue. "
Felton p×lit affreusement, et un frisson convulsif courut par tout son
corps.
" Et ce qu'il y avait de plus affreux, continua Milady, la voix altÊrÊe
comme si elle eÙt encore ÊprouvÊ la mËme angoisse qu'en ce moment terrible,
c'est que, cette fois, j'avais la conscience du danger qui me menaÚait ;
c'est que mon ×me, je puis le dire, veillait dans mon corps endormi ; c'est
que je voyais, c'est que j'entendais : il est vrai que tout cela Êtait comme
dans un rËve ; mais ce n'en Êtait que plus effrayant.
" Je vis la lampe qui remontait et qui peu Á peu me laissait dans
l'obscuritÊ ; puis j'entendis le cri si bien connu de cette porte, quoique
cette porte ne se fÙt ouverte que deux fois.
" Je sentis instinctivement qu'on s'approchait de moi : on dit que le
malheureux perdu dans les dÊserts de l'AmÊrique sent ainsi l'approche du
serpent.
" Je voulais faire un effort, je tentai de crier ; par une incroyable
Ênergie de volontÊ je me relevai mËme, mais pour retomber aussitÆt... et
retomber dans les bras de mon persÊcuteur.
-- Dites-moi donc quel Êtait cet homme ? " s'Êcria le jeune officier.
Milady vit d'un seul regard tout ce qu'elle inspirait de souffrance Á
Felton, en pesant sur chaque dÊtail de son rÊcit ; mais elle ne voulait lui
faire gr×ce d'aucune torture. Plus profondÊment elle lui briserait le coeur,
plus sÙrement il la vengerait. Elle continua donc comme si elle n'eÙt point
entendu son exclamation, ou comme si elle eÙt pensÊ que le moment n'Êtait
pas encore venu d'y rÊpondre.
" Seulement, cette fois, ce n'Êtait plus Á une espÉce de cadavre
inerte, sans aucun sentiment, que l'inf×me avait affaire. Je vous l'ai dit :
sans pouvoir parvenir Á retrouver l'exercice complet de mes facultÊs, il me
restait le sentiment de mon danger : je luttai donc de toutes mes forces et
sans doute j'opposai, tout affaiblie que j'Êtais, une longue rÊsistance, car
je l'entendis s'Êcrier :
" -- Ces misÊrables puritaines ! je savais bien qu'elles lassaient
leurs bourreaux, mais je les croyais moins fortes contre leurs sÊducteurs. "
" HÊlas ! cette rÊsistance dÊsespÊrÊe ne pouvait durer longtemps, je
sentis mes forces qui s'Êpuisaient, et cette fois ce ne fut pas de mon
sommeil que le l×che profita, ce fut de mon Êvanouissement. "
Felton Êcoutait sans faire entendre autre chose qu'une espÉce de
rugissement sourd ; seulement la sueur ruisselait sur son front de marbre,
et sa main cachÊe sous son habit dÊchirait sa poitrine.
" Mon premier mouvement, en revenant Á moi, fut de chercher sous mon
oreiller ce couteau que je n'avais pu atteindre ; s'il n'avait point servi Á
la dÊfense, il pouvait au moins servir Á l'expiation.
" Mais en prenant ce couteau, Felton, une idÊe terrible me vint. J'ai
jurÊ de tout vous dire et je vous dirai tout ; je vous ai promis la vÊritÊ,
je la dirai, dÙt-elle me perdre.
-- L'idÊe vous vint de vous venger de cet homme, n'est-ce pas ? s'Êcria
Felton.
-- Eh bien, oui ! dit Milady : cette idÊe n'Êtait pas d'une chrÊtienne,
je le sais ; sans doute cet Êternel ennemi de notre ×me, ce lion rugissant
sans cesse autour de nous la soufflait Á mon esprit. Enfin, que vous
dirai-je, Felton ? continua Milady du ton d'une femme qui s'accuse d'un
crime, cette idÊe me vint et ne me quitta plus sans doute. C'est de cette
pensÊe homicide que je porte aujourd'hui la punition.
-- Continuez, continuez, dit Felton, j'ai h×te de vous voir arriver Á
la vengeance.
-- Oh ! je rÊsolus qu'elle aurait lieu le plus tÆt possible, je ne
doutais pas qu'il ne revÏnt la nuit suivante. Dans le jour je n'avais rien Á
craindre.
" Aussi, quand vint l'heure du dÊjeuner, je n'hÊsitai pas Á manger et Á
boire : j'Êtais rÊsolue Á faire semblant de souper, mais Á ne rien prendre :
je devais donc par la nourriture du matin combattre le jeÙne du soir.
" Seulement je cachai un verre d'eau soustraite Á mon dÊjeuner, la soif
ayant ÊtÊ ce qui m'avait le plus fait souffrir quand j'Êtais demeurÊe
quarante-huit heures sans boire ni manger.
" La journÊe s'Êcoula sans avoir d'autre influence sur moi que de
m'affermir dans la rÊsolution prise : seulement j'eus soin que mon visage ne
trahÏt en rien la pensÊe de mon coeur, car je ne doutais pas que je ne fusse
observÊe ; plusieurs fois mËme je sentis un sourire sur mes lÉvres. Felton,
je n'ose pas vous dire Á quelle idÊe je souriais, vous me prendriez en
horreur...
-- Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que j'Êcoute et
que j'ai h×te d'arriver.
-- Le soir vint, les ÊvÊnements ordinaires s'accomplirent ; pendant
l'obscuritÊ, comme d'habitude, mon souper fut servi, puis la lampe s'alluma,
et je me mis Á table.
" Je mangeai quelques fruits seulement : je fis semblant de me verser
de l'eau de la carafe, mais je ne bus que celle que j'avais conservÊe dans
mon verre, la substitution, au reste, fut faite assez adroitement pour que
mes espions, si j'en avais, ne conÚussent aucun soupÚon.
" AprÉs le souper, je donnai les mËmes marques d'engourdissement que la
veille ; mais cette fois, comme si je succombais Á la fatigue ou comme si je
me familiarisais avec le danger, je me traÏnai vers mon lit, et je fis
semblant de m'endormir.
" Cette fois, j'avais retrouvÊ mon couteau sous l'oreiller, et tout en
feignant de dormir, ma main serrait convulsivement la poignÊe.
" Deux heures s'ÊcoulÉrent sans qu'il se pass×t rien de nouveau : cette
fois, Æ mon Dieu ! qui m'eÙt dit cela la veille ? je commenÚais Á craindre
qu'il ne vÏnt pas.
" Enfin, je vis la lampe s'Êlever doucement et disparaÏtre dans les
profondeurs du plafond ; ma chambre s'emplit de tÊnÉbres, mais je fis un
effort pour percer du regard l'obscuritÊ.
" Dix minutes Á peu prÉs se passÉrent. Je n'entendais d'autre bruit que
celui du battement de mon coeur.
" J'implorais le Ciel pour qu'il vÏnt.
" Enfin j'entendis le bruit si connu de la porte qui s'ouvrait et se
refermait ; j'entendis, malgrÊ l'Êpaisseur du tapis, un pas qui faisait
crier le parquet ; je vis, malgrÊ l'obscuritÊ, une ombre qui approchait de
mon lit.
-- H×tez-vous, h×tez-vous ! dit Felton, ne voyez-vous pas que chacune
de vos paroles me brÙle comme du plomb fondu !
-- Alors, continua Milady, alors je rÊunis toutes mes forces, je me
rappelai que le moment de la vengeance ou plutÆt de la justice avait sonnÊ ;
je me regardai comme une autre Judith ; je me ramassai sur moi-mËme, mon
couteau Á la main, et quand je le vis prÉs de moi, Êtendant les bras pour
chercher sa victime, alors, avec le dernier cri de la douleur et du
dÊsespoir, je le frappai au milieu de la poitrine.
" Le misÊrable ! il avait tout prÊvu : sa poitrine Êtait couverte d'une
cotte de mailles ; le couteau s'Êmoussa.
"-- Ah ! ah ! s'Êcria-t-il en me saisissant le bras et en m'arrachant
l'arme qui m'avait si mal servie, vous en voulez Á ma vie, ma belle
puritaine ! mais c'est plus que de la haine, cela, c'est de l'ingratitude !
Allons, allons, calmez-vous, ma belle enfant ! j'avais cru que vous vous
Êtiez adoucie. Je ne suis pas de ces tyrans qui gardent les femmes de force
: vous ne m'aimez pas, j'en doutais avec ma fatuitÊ ordinaire ; maintenant
j'en suis convaincu. Demain, vous serez libre. "
" Je n'avais qu'un dÊsir, c'Êtait qu'il me tu×t.
" -- Prenez garde ! lui dis-je, car ma libertÊ c'est votre dÊshonneur.
Oui, car, Á peine sortie d'ici, je dirai tout, je dirai la violence dont
vous avez usÊ envers moi, je dirai ma captivitÊ. Je dÊnoncerai ce palais
d'infamie ; vous Ëtes bien haut placÊ, Milord, mais tremblez ! Au-dessus de
vous il y a le roi, au-dessus du roi il y a Dieu. "
" Si maÏtre qu'il parÙt de lui, mon persÊcuteur laissa Êchapper un
mouvement de colÉre. Je ne pouvais voir l'expression de son visage, mais
j'avais senti frÊmir son bras sur lequel Êtait posÊe ma main.
" -- Alors, vous ne sortirez pas d'ici, dit-il.
" -- Bien, bien ! m'Êcriai-je, alors le lieu de mon supplice sera aussi
celui de mon tombeau. Bien ! je mourrai ici et vous verrez si un fantÆme qui
accuse n'est pas plus terrible encore qu'un vivant qui menace !
" -- On ne vous laissera aucune arme.
" -- Il y en a une que le dÊsespoir a mise Á la portÊe de toute
crÊature qui a le courage de s'en servir. Je me laisserai mourir de faim.
" -- Voyons, dit le misÊrable, la paix ne vaut-elle pas mieux qu'une
pareille guerre ? Je vous rends la libertÊ Á l'instant mËme, je vous
proclame une vertu, je vous surnomme la LucrÉce de l'Angleterre .
" -- Et moi je dis que vous en Ëtes le Sextus , moi je vous dÊnonce aux
hommes comme je vous ai dÊjÁ dÊnoncÊ Á Dieu ; et s'il faut que, comme
LucrÉce, je signe mon accusation de mon sang, je la signerai.
" -- Ah ! ah ! dit mon ennemi d'un ton railleur, alors c'est autre
chose. Ma foi, au bout du compte, vous Ëtes bien ici, rien ne vous manquera,
et si vous vous laissez mourir de faim, ce sera de votre faute. "
" A ces mots, il se retira, j'entendis s'ouvrir et se refermer la
porte, et je restai abÏmÊe, moins encore, je l'avoue, dans ma douleur, que
dans la honte de ne m'Ëtre pas vengÊe.
" Il me tint parole. Toute la journÊe, toute la nuit du lendemain
s'ÊcoulÉrent sans que je le revisse. Mais moi aussi je lui tins parole, et
je ne mangeai ni ne bus ; j'Êtais, comme je le lui avais dit, rÊsolue Á me
laisser mourir de faim.
" Je passai le jour et la nuit en priÉre, car j'espÊrais que Dieu me
pardonnerait mon suicide.
" La seconde nuit la porte s'ouvrit ; j'Êtais couchÊe Á terre sur le
parquet, les forces commenÚaient Á m'abandonner.
" Au bruit je me relevai sur une main.
" Eh bien, me dit une voix qui vibrait d'une faÚon trop terrible Á mon
oreille pour que je ne la reconnusse pas ; eh bien, sommes-nous un peu
adoucie, et paierons nous notre libertÊ d'une seule promesse de silence ?
" Tenez, moi, je suis bon prince, ajouta-t-il, et, quoique je n'aime
pas les puritains, je leur rends justice, ainsi qu'aux puritaines, quand
elles sont jolies. Allons, faites-moi un petit serment sur la croix, je ne
vous en demande pas davantage.
" -- Sur la croix ! m'Êcriai-je en me relevant, car Á cette voix
abhorrÊe j'avais retrouvÊ toutes mes forces ; sur la croix ! je jure que
nulle promesse, nulle menace, nulle torture ne me fermera la bouche ; sur la
croix ! je jure de vous dÊnoncer partout comme un meurtrier, comme un larron
d'honneur, comme un l×che ; sur la croix ! je jure, si jamais je parviens Á
sortir d'ici, de demander vengeance contre vous au genre humain entier.
" -- Prenez garde ! dit la voix avec un accent de menace que je n'avais
pas encore entendu, j'ai un moyen suprËme, que je n'emploierai qu'Á la
derniÉre extrÊmitÊ, de vous fermer la bouche ou du moins d'empËcher qu'on ne
croie Á un seul mot de ce que vous direz. "
" Je rassemblai toutes mes forces pour rÊpondre par un Êclat de rire.
" Il vit que c'Êtait entre nous dÊsormais une guerre Êternelle, une
guerre Á mort.
" -- Ecoutez, dit-il, je vous donne encore le reste de cette nuit et la
journÊe de demain ; rÊflÊchissez : promettez de vous taire, la richesse, la
considÊration, les honneurs mËmes vous entoureront ; menacez de parler, et
je vous condamne Á l'infamie.
" -- Vous ! m'Êcriai-je, vous !
" -- A l'infamie Êternelle, ineffaÚable !
" -- Vous ! rÊpÊtai-je. Oh ! je vous le dis, Felton, je le croyais
insensÊ !
" -- Oui, moi ! reprit-il.
" -- Ah ! laissez-moi, lui dis-je, sortez, si vous ne voulez pas qu'Á
vos yeux je me brise la tËte contre la muraille !
" -- C'est bien, reprit-il, vous le voulez, Á demain soir ! " -- A
demain soir " , rÊpondis-je en me laissant tomber et en mordant le tapis de
rage... "
Felton s'appuyait sur un meuble, et Milady voyait avec une joie de
dÊmon que la force lui manquerait peut-Ëtre avant la fin du rÊcit.
CHAPITRE LVII. UN MOYEN DE TRAGEDIE CLASSIQUE
AprÉs un moment de silence employÊ par Milady Á observer le jeune homme
qui l'Êcoutait, elle continua son rÊcit :
" Il y avait prÉs de trois jours que je n'avais ni bu ni mangÊ, je
souffrais des tortures atroces : parfois il me passait comme des nuages qui
me serraient le front, qui me voilaient les yeux : c'Êtait le dÊlire.
" Le soir vint ; j'Êtais si faible, qu'Á chaque instant je
m'Êvanouissais et Á chaque fois que je m'Êvanouissais je remerciais Dieu,
car je croyais que j'allais mourir.
" Au milieu de l'un de ces Êvanouissements, j'entendis la porte
s'ouvrir ; la terreur me rappela Á moi.
" Mon persÊcuteur entra suivi d'un homme masquÊ, il Êtait masquÊ
lui-mËme ; mais je reconnus son pas, je reconnus cet air imposant que
l'enfer a donnÊ Á sa personne pour le malheur de l'humanitÊ.
" Eh bien, me dit-il, Ëtes-vous dÊcidÊe Á me faire le serment que je
vous ai demandÊ ?
" -- Vous l'avez dit, les puritains n'ont qu'une parole : la mienne,
vous l'avez entendue, c'est de vous poursuivre sur la terre au tribunal des
hommes, dans le ciel au tribunal de Dieu !
" -- Ainsi, vous persistez ?
" -- Je le jure devant ce Dieu qui m'entend : je prendrai le monde
entier Á tÊmoin de votre crime, et cela jusqu'Á ce que j'aie trouvÊ un
vengeur.
" -- Vous Ëtes une prostituÊe, dit-il d'une voix tonnante, et vous
subirez le supplice des prostituÊes ! FlÊtrie aux yeux du monde que vous
invoquerez, t×chez de prouver Á ce monde que vous n'Ëtes ni coupable ni
folle ! "
" Puis s'adressant Á l'homme qui l'accompagnait :
" -- Bourreau, dit-il, fais ton devoir. "
-- Oh ! son nom, son nom ! s'Êcria Felton ; son nom, dites-le-moi !
-- Alors, malgrÊ mes cris, malgrÊ ma rÊsistance, car je commenÚais Á
comprendre qu'il s'agissait pour moi de quelque chose de pire que la mort,
le bourreau me saisit, me renversa sur le parquet, me meurtrit de ses
Êtreintes, et suffoquÊe par les sanglots, presque sans connaissance,
invoquant Dieu, qui ne m'Êcoutait pas, je poussai tout Á coup un effroyable
cri de douleur et de honte ; un fer brÙlant, un fer rouge, le fer du
bourreau, s'Êtait imprimÊ sur mon Êpaule. "
Felton poussa un rugissement.
" Tenez, dit Milady, en se levant alors avec une majestÊ de reine, --
tenez, Felton, voyez comment on a inventÊ un nouveau martyre pour la jeune
fille pure et cependant victime de la brutalitÊ d'un scÊlÊrat. Apprenez Á
connaÏtre le coeur des hommes, et dÊsormais faites-vous moins facilement
l'instrument de leurs injustes vengeances. "
Milady d'un geste rapide ouvrit sa robe, dÊchira la batiste qui
couvrait son sein, et, rouge d'une feinte colÉre et d'une honte jouÊe,
montra au jeune homme l'empreinte ineffaÚable qui dÊshonorait cette Êpaule
si belle.
" Mais, s'Êcria Felton, c'est une fleur de lys que je vois lÁ !
-- Et voilÁ justement oÝ est l'infamie, rÊpondit Milady. La flÊtrissure
d'Angleterre !... il fallait prouver quel tribunal me l'avait imposÊe, et
j'aurais fait un appel public Á tous les tribunaux du royaume ; mais la
flÊtrissure de France... oh ! par elle, j'Êtais bien rÊellement flÊtrie. "
C'en Êtait trop pour Felton.
P×le, immobile, ÊcrasÊ par cette rÊvÊlation effroyable, Êbloui par la
beautÊ surhumaine de cette femme qui se dÊvoilait Á lui avec une impudeur
qu'il trouva sublime, il finit par tomber Á genoux devant elle comme
faisaient les premiers chrÊtiens devant ces pures et saintes martyres que la
persÊcution des empereurs livrait dans le cirque Á la sanguinaire lubricitÊ
des populaces. La flÊtrissure disparut, la beautÊ seule resta.
" Pardon, pardon ! s'Êcria Felton, oh ! pardon ! "
Milady lut dans ses yeux : Amour, amour.
" Pardon de quoi ? demanda-t-elle.
-- Pardon de m'Ëtre joint Á vos persÊcuteurs. "
Milady lui tendit la main.
" Si belle, si jeune ! " s'Êcria Felton en couvrant cette main de
baisers.
Milady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d'un esclave font un
roi.
Felton Êtait puritain : il quitta la main de cette femme pour baiser
ses pieds.
Il ne l'aimait dÊjÁ plus, il l'adorait.
Quand cette crise fut passÊe, quand Milady parut avoir recouvrÊ son
sang-froid, qu'elle n'avait jamais perdu ; lorsque Felton eut vu se refermer
sous le voile de la chastetÊ ces trÊsors d'amour qu'on ne lui cachait si
bien que pour les lui faire dÊsirer plus ardemment :
" Ah ! maintenant, dit-il, je n'ai plus qu'une chose Á vous demander,
c'est le nom de votre vÊritable bourreau ; car pour moi il n'y en a qu'un ;
l'autre Êtait l'instrument, voilÁ tout.
-- Eh quoi, frÉre ! s'Êcria Milady, il faut encore que je te le nomme,
et tu ne l'as pas devinÊ ?
-- Quoi ! reprit Felton, lui !... encore lui !... toujours lui !...
Quoi ! le vrai coupable...
-- Le vrai coupable, dit Milady, c'est le ravageur de l'Angleterre, le
persÊcuteur des vrais croyants, le l×che ravisseur de l'honneur de tant de
femmes, celui qui pour un caprice de son coeur corrompu va faire verser tant
de sang Á deux royaumes, qui protÉge les protestants aujourd'hui et qui les
trahira demain...
-- Buckingham ! c'est donc Buckingham ! " s'Êcria Felton exaspÊrÊ.
Milady cacha son visage dans ses mains, comme si elle n'eÙt pu
supporter la honte que lui rappelait ce nom.
" Buckingham, le bourreau de cette angÊlique crÊature ! s'Êcria Felton.
Et tu ne l'as pas foudroyÊ, mon Dieu ! et tu l'as laissÊ noble, honorÊ,
puissant pour notre perte Á tous !
-- Dieu abandonne qui s'abandonne lui-mËme, dit Milady.
-- Mais il veut donc attirer sur sa tËte le ch×timent rÊservÊ aux
maudits ! continua Felton avec une exaltation croissante, il veut donc que
la vengeance humaine prÊvienne la justice cÊleste !
-- Les hommes le craignent et l'Êpargnent.
-- Oh ! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je ne l'Êpargnerai pas
!... "
Milady sentit son ×me baignÊe d'une joie infernale.
" Mais comment Lord de Winter, mon protecteur, mon pÉre, demanda
Felton, se trouve-t-il mËlÊ Á tout cela ?
-- Ecoutez, Felton, reprit Milady, car Á cÆtÊ des hommes l×ches et
mÊprisables, il est encore des natures grandes et gÊnÊreuses. J'avais un
fiancÊ, un homme que j'aimais et qui m'aimait ; un coeur comme le vÆtre,
Felton, un homme comme vous. Je vins Á lui et je lui racontai tout ;, il me
connaissait, celui-lÁ, et ne douta point un instant. C'Êtait un grand
seigneur, c'Êtait un homme en tout point l'Êgal de Buckingham. Il ne dit
rien, il ceignit seulement son ÊpÊe, s'enveloppa de son manteau et se rendit
Á Buckingham Palace.
-- Oui, oui, dit Felton, je comprends ; quoique avec de pareils hommes
ce ne soit pas l'ÊpÊe qu'il faille employer, mais le poignard.
-- Buckingham Êtait parti depuis la veille, envoyÊ comme ambassadeur en
Espagne, oÝ il allait demander la main de l'infante pour le roi Charles Ier,
qui n'Êtait alors que prince de Galles. Mon fiancÊ revint.
" -- Ecoutez, me dit-il, cet homme est parti, et pour le moment, par
consÊquent, il Êchappe Á ma vengeance ; mais en attendant soyons unis, comme
nous devions l'Ëtre, puis rapportez-vous-en Á Lord de Winter pour soutenir
son honneur et celui de sa femme. "
-- Lord de Winter ! s'Êcria Felton.
-- Oui, dit Milady, Lord de Winter, et maintenant vous devez tout
comprendre, n'est-ce pas ? Buckingham resta plus d'un an absent. Huit jours
avant son arrivÊe, Lord de Winter mourut subitement, me laissant sa seule
hÊritiÉre. D'oÝ venait le coup ? Dieu, qui sait tout, le sait sans doute,
moi je n'accuse personne...
-- Oh ! quel abÏme, quel abÏme ! s'Êcria Felton.
-- Lord de Winter Êtait mort sans rien dire Á son frÉre. Le secret
terrible devait Ëtre cachÊ Á tous, jusqu'Á ce qu'il Êclat×t comme la foudre
sur la tËte du coupable. Votre protecteur avait vu avec peine ce mariage de
son frÉre aÏnÊ avec une jeune fille sans fortune. Je sentis que je ne
pouvais attendre d'un homme trompÊ dans ses espÊrances d'hÊritage aucun
appui. Je passai en France rÊsolue Á y demeurer pendant tout le reste de ma
vie. Mais toute ma fortune est en Angleterre ; les communications fermÊes
par la guerre, tout me manqua : force fut alors d'y revenir ; il y a six
jours j'abordais Á Portsmouth.
-- Eh bien ? dit Felton.
-- Eh bien, Buckingham apprit sans doute mon retour, il en parla Á Lord
de Winter, dÊjÁ prÊvenu contre moi, et lui dit que sa belle-soeur Êtait une
prostituÊe, une femme flÊtrie. La voix pure et noble de mon mari n'Êtait
plus lÁ pour me dÊfendre. Lord de Winter crut tout ce qu'on lui dit, avec
d'autant plus de facilitÊ qu'il avait intÊrËt Á le croire. Il me fit
arrËter, me conduisit ici, me remit sous votre garde. Vous savez le reste :
aprÉs-demain il me bannit, il me dÊporte ; aprÉs-demain il me relÉgue parmi
les inf×mes. Oh ! la trame est bien ourdie, allez ! le complot est habile et
mon honneur n'y survivra pas. Vous voyez bien qu'il faut que je meure,
Felton ; Felton, donnez-moi ce couteau ! "
Et Á ces mots, comme si toutes ses forces Êtaient ÊpuisÊes, Milady se
laissa aller dÊbile et languissante entre les bras du jeune officier, qui,
ivre d'amour, de colÉre et de voluptÊs inconnues, la reÚut avec transport,
la serra contre son coeur, tout frissonnant Á l'haleine de cette bouche si
belle, tout Êperdu au contact de ce sein si palpitant.
" Non, non, dit-il ; non, tu vivras honorÊe et pure, tu vivras pour
triompher de tes ennemis. "
Milady le repoussa lentement de la main en l'attirant du regard ; mais
Felton, Á son tour, s'empara d'elle, l'implorant comme une divinitÊ.
" Oh ! la mort, la mort ! dit-elle en voilant sa voix et ses paupiÉres,
oh ! la mort plutÆt que la honte ; Felton, mon frÉre, mon ami, je t'en
conjure !
-- Non, s'Êcria Felton, non, tu vivras, et tu seras vengÊe !
-- Felton, je porte malheur Á tout ce qui m'entoure ! Felton,
abandonne-moi ! Felton, laisse-moi mourir !
-- Eh bien, nous mourrons donc ensemble ! " s'Êcria-t-il en appuyant
ses lÉvres sur celles de la prisonniÉre.
Plusieurs coups retentirent Á la porte ; cette fois, Milady le repoussa
rÊellement.
" Ecoute, dit-elle, on nous a entendus, on vient ! c'en est fait, nous
sommes perdus !
-- Non, dit Felton, c'est la sentinelle qui me prÊvient seulement
qu'une ronde arrive.
-- Alors, courez Á la porte et ouvrez vous-mËme. "
Felton obÊit ; cette femme Êtait dÊjÁ toute sa pensÊe, toute son ×me.
Il se trouva en face d'un sergent commandant une patrouille de
surveillance.
" Eh bien, qu'y a-t-il ? demanda le jeune lieutenant.
-- Vous m'aviez dit d'ouvrir la porte si j'entendais crier au secours,
dit le soldat, mais vous aviez oubliÊ de me laisser la clef ; je vous ai
entendu crier sans comprendre ce que vous disiez, j'ai voulu ouvrir la
porte, elle Êtait fermÊe en dedans, alors j'ai appelÊ le sergent.
-- Et me voilÁ " , dit le sergent.
Felton, ÊgarÊ, presque fou, demeurait sans voix.
Milady comprit que c'Êtait Á elle de s'emparer de la situation, elle
courut Á la table et prit le couteau qu'y avait dÊposÊ Felton :
" Et de quel droit voulez-vous m'empËcher de mourir ? dit-elle.
-- Grand Dieu ! " s'Êcria Felton en voyant le couteau luire Á sa main.
En ce moment, un Êclat de rire ironique retentit dans le corridor.
Le baron, attirÊ par le bruit, en robe de chambre, son ÊpÊe sous le
bras, se tenait debout sur le seuil de la porte.
" Ah ! ah ! dit-il, nous voici au dernier acte de la tragÊdie ; vous le
voyez, Felton, le drame a suivi toutes les phases que j'avais indiquÊes ;
mais soyez tranquille, le sang ne coulera pas. "
Milady comprit qu'elle Êtait perdue si elle ne donnait pas Á Felton une
preuve immÊdiate et terrible de son courage.
" Vous vous trompez, Milord, le sang coulera, et puisse ce sang
retomber sur ceux qui le font couler ! "
Felton jeta un cri et se prÊcipita vers elle ; il Êtait trop tard :
Milady s'Êtait frappÊe. Mais le couteau avait rencontrÊ, heureusement, nous
devrions dire adroitement, le busc de fer qui, Á cette Êpoque, dÊfendait
comme une cuirasse la poitrine des femmes ; il avait glissÊ en dÊchirant la
robe, et avait pÊnÊtrÊ de biais entre la chair et les cÆtes.
La robe de Milady n'en fut pas moins tachÊe de sang en une seconde.
Milady Êtait tombÊe Á la renverse et semblait Êvanouie.
Felton arracha le couteau.
" Voyez, Milord, dit-il d'un air sombre, voici une femme qui Êtait sous
ma garde et qui s'est tuÊe !
-- Soyez tranquille, Felton, dit Lord de Winter, elle n'est pas morte,
les dÊmons ne meurent pas si facilement, soyez tranquille et allez
m'attendre chez moi.
-- Mais, Milord...
-- Allez, je vous l'ordonne. "
A cette injonction de son supÊrieur, Felton obÊit ; mais, en sortant,
il mit le couteau dans sa poitrine.
Quant Á Lord de Winter, il se contenta d'appeler la femme qui servait
Milady et, lorsqu'elle fut venue, lui recommandant la prisonniÉre toujours
Êvanouie, il la laissa seule avec elle.
Cependant, comme Á tout prendre, malgrÊ ses soupÚons, la blessure
pouvait Ëtre grave, il envoya, Á l'instant mËme, un homme Á cheval chercher
un mÊdecin.
Comme l'avait pensÊ Lord de Winter, la blessure de Milady n'Êtait pas
dangereuse ; aussi dÉs qu'elle se trouva seule avec la femme que le baron
avait fait appeler et qui se h×tait de la dÊshabiller, rouvrit-elle les
yeux.
Cependant, il fallait jouer la faiblesse et la douleur ; ce n'Êtaient
pas choses difficiles pour une comÊdienne comme Milady ; aussi la pauvre
femme fut-elle si complÉtement dupe de sa prisonniÉre, que, malgrÊ ses
instances, elle s'obstina Á la veiller toute la nuit.
Mais la prÊsence de cette femme n'empËchait pas Milady de songer.
Il n'y avait plus de doute, Felton Êtait convaincu, Felton Êtait Á elle
: un ange apparÙt-il au jeune homme pour accuser Milady, il le prendrait
certainement, dans la disposition d'esprit oÝ il se trouvait, pour un envoyÊ
du dÊmon.
Milady souriait Á cette pensÊe, car Felton, c'Êtait dÊsormais sa seule
espÊrance, son seul moyen de salut.
Mais Lord de Winter pouvait l'avoir soupÚonnÊ, mais Felton maintenant
pouvait Ëtre surveillÊ lui-mËme.
Vers les quatre heures du matin, le mÊdecin arriva ; mais depuis le
temps oÝ Milady s'Êtait frappÊe, la blessure s'Êtait dÊjÁ refermÊe : le
mÊdecin ne put donc en mesurer ni la direction, ni la profondeur ; il
reconnut seulement au pouls de la malade que le cas n'Êtait point grave.
Le matin, Milady, sous prÊtexte qu'elle n'avait pas dormi de la nuit et
qu'elle avait besoin de repos, renvoya la femme qui veillait prÉs d'elle.
Elle avait une espÊrance, c'est que Felton arriverait Á l'heure du
dÊjeuner, mais Felton ne vint pas.
Ses craintes s'Êtaient-elles rÊalisÊes ? Felton, soupÚonnÊ par le
baron, allait-il lui manquer au moment dÊcisif ? Elle n'avait plus qu'un
jour : Lord de Winter lui avait annoncÊ son embarquement pour le 23 et l'on
Êtait arrivÊ au matin du 22.
NÊanmoins, elle attendit encore assez patiemment jusqu'Á l'heure du
dÏner.
Quoiqu'elle n'eÙt pas mangÊ le matin, le dÏner fut apportÊ Á l'heure
habituelle ; Milady s'aperÚut alors avec effroi que l'uniforme des soldats
qui la gardaient Êtait changÊ.
Alors elle se hasarda Á demander ce qu'Êtait devenu Felton. On lui
rÊpondit que Felton Êtait montÊ Á cheval il y avait une heure, et Êtait
parti.
Elle s'informa si le baron Êtait toujours au ch×teau ; le soldat
rÊpondit que oui, et qu'il avait ordre de le prÊvenir si la prisonniÉre
dÊsirait lui parler.
Milady rÊpondit qu'elle Êtait trop faible pour le moment, et que son
seul dÊsir Êtait de demeurer seule.
Le soldat sortit, laissant le dÏner servi.
Felton Êtait ÊcartÊ, les soldats de marine Êtaient changÊs, on se
dÊfiait donc de Felton.
C'Êtait le dernier coup portÊ Á la prisonniÉre.
RestÊe seule, elle se leva ; ce lit oÝ elle se tenait par prudence et
pour qu'on la crÙt gravement blessÊe, la brÙlait comme un brasier ardent.
Elle jeta un coup d'oeil sur la porte : le baron avait fait clouer une
planche sur le guichet ; il craignait sans doute que, par cette ouverture,
elle ne parvÏnt encore, par quelque moyen diabolique, Á sÊduire les gardes.
Milady sourit de joie ; elle pouvait donc se livrer Á ses transports
sans Ëtre observÊe : elle parcourait la chambre avec l'exaltation d'une
folle furieuse ou d'une tigresse enfermÊe dans une cage de fer. Certes, si
le couteau lui fÙt restÊ, elle eÙt songÊ, non plus Á se tuer elle-mËme,
mais, cette fois, Á tuer le baron.
A six heures, Lord de Winter entra ; il Êtait armÊ jusqu'aux dents. Cet
homme, dans lequel, jusque-lÁ, Milady n'avait vu qu'un gentleman assez
niais, Êtait devenu un admirable geÆlier : il semblait tout prÊvoir, tout
deviner, tout prÊvenir.
Un seul regard jetÊ sur Milady lui apprit ce qui se passait dans son
×me.
" Soit, dit-il, mais vous ne me tuerez point encore aujourd'hui ; vous
n'avez plus d'armes, et d'ailleurs je suis sur mes gardes. Vous aviez
commencÊ Á pervertir mon pauvre Felton : il subissait dÊjÁ votre infernale
influence, mais je veux le sauver, il ne vous verra plus, tout est fini.
Rassemblez vos hardes, demain vous partirez. J'avais fixÊ l'embarquement au
24, mais j'ai pensÊ que plus la chose serait rapprochÊe, plus elle serait
sÙre. Demain Á midi j'aurai l'ordre de votre exil, signÊ Buckingham. Si vous
dites un seul mot Á qui que ce soit avant d'Ëtre sur le navire, mon sergent
vous fera sauter la cervelle, et il en a l'ordre ; si, sur le navire, vous
dites un mot Á qui que ce soit avant que le capitaine vous le permette, le
capitaine vous fait jeter Á la mer, c'est convenu. Au revoir, voilÁ ce que
pour aujourd'hui j'avais Á vous dire. Demain je vous reverrai pour vous
faire mes adieux ! "
Et sur ces paroles le baron sortit.
Milady avait ÊcoutÊ toute cette menaÚante tirade le sourire du dÊdain
sur les lÉvres, mais la rage dans le coeur.
On servit le souper ; Milady sentit qu'elle avait besoin de forces,
elle ne savait pas ce qui pouvait se passer pendant cette nuit qui
s'approchait menaÚante, car de gros nuages roulaient au ciel, et des Êclairs
lointains annonÚaient un orage.
L'orage Êclata vers les dix heures du soir : Milady sentait une
consolation Á voir la nature partager le dÊsordre de son coeur ; la foudre
grondait dans l'air comme la colÉre dans sa pensÊe ; il lui semblait que la
rafale, en passant, Êchevelait son front comme les arbres dont elle courbait
les branches et enlevait les feuilles ; elle hurlait comme l'ouragan, et sa
voix se perdait dans la grande voix de la nature, qui, elle aussi, semblait
gÊmir et se dÊsespÊrer.
Tout Á coup elle entendit frapper Á une vitre, et, Á la lueur d'un
Êclair, elle vit le visage d'un homme apparaÏtre derriÉre les barreaux.
Elle courut Á la fenËtre et l'ouvrit.
" Felton ! s'Êcria-t-elle, je suis sauvÊe !
-- Oui, dit Felton ! mais silence, silence ! il me faut le temps de
scier vos barreaux. Prenez garde seulement qu'ils ne vous voient par le
guichet.
-- Oh ! c'est une preuve que le Seigneur est pour nous, Felton, reprit
Milady, ils ont fermÊ le guichet avec une planche.
-- C'est bien, Dieu les a rendus insensÊs ! dit Felton.
-- Mais que faut-il que je fasse ? demanda Milady.
-- Rien, rien ; refermez la fenËtre seulement. Couchez-vous, ou, du
moins, mettez-vous dans votre lit tout habillÊe ; quand j'aurai fini, je
frapperai aux carreaux. Mais pourrez-vous me suivre ?
-- Oh ! oui.
-- Votre blessure ?
-- Me fait souffrir, mais ne m'empËche pas de marcher.
-- Tenez-vous donc prËte au premier signal. "
Milady referma la fenËtre, Êteignit la lampe, et alla, comme le lui
avait recommandÊ Felton, se blottir dans son lit. Au milieu des plaintes de
l'orage, elle entendait le grincement de la lime contre les barreaux, et, Á
la lueur de chaque Êclair, elle apercevait l'ombre de Felton derriÉre les
vitres.
Elle passa une heure sans respirer, haletante, la sueur sur le front,
et le coeur serrÊ par une Êpouvantable angoisse Á chaque mouvement qu'elle
entendait dans le corridor.
Il y a des heures qui durent une annÊe.
Au bout d'une heure, Felton frappa de nouveau.
Milady bondit hors de son lit et alla ouvrir. Deux barreaux de moins
formaient une ouverture Á passer un homme.
" Etes-vous prËte ? demanda Felton.
-- Oui. Faut-il que j'emporte quelque chose ?
-- De l'or, si vous en avez.
-- Oui, heureusement on m'a laissÊ ce que j'en avais.
-- Tant mieux, car j'ai usÊ tout le mien pour frÊter une barque.
-- Prenez " , dit Milady en mettant aux mains de Felton un sac plein
d'or.
Felton prit le sac et le jeta au pied du mur.
" Maintenant, dit-il, voulez-vous venir ?
-- Me voici. "
Milady monta sur un fauteuil et passa tout le haut de son corps par la
fenËtre : elle vit le jeune officier suspendu au-dessus de l'abÏme par une
Êchelle de corde.
Pour la premiÉre fois, un mouvement de terreur lui rappela qu'elle
Êtait femme.
Le vide l'Êpouvantait.
" Je m'en Êtais doutÊ, dit Felton.
-- Ce n'est rien, ce n'est rien, dit Milady, je descendrai les yeux
fermÊs.
-- Avez-vous confiance en moi ? dit Felton.
-- Vous le demandez ?
-- Rapprochez vos deux mains ; croisez-les, c'est bien. "
Felton lui lia les deux poignets avec son mouchoir, puis par-dessus le
mouchoir, avec une corde.
" Que faites-vous ? demanda Milady avec surprise.
-- Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien.
-- Mais je vous ferai perdre l'Êquilibre, et nous nous briserons tous
les deux.
-- Soyez tranquille, je suis marin. "
Il n'y avait pas une seconde Á perdre ; Milady passa ses deux bras
autour du cou de Felton et se laissa glisser hors de la fenËtre.
Felton se mit Á descendre les Êchelons lentement et un Á un. MalgrÊ la
pesanteur des deux corps, le souffle de l'ouragan les balanÚait dans l'air.
Tout Á coup Felton s'arrËta.
" Qu'y a-t-il ? demanda Milady.
-- Silence, dit Felton, j'entends des pas.
-- Nous sommes dÊcouverts ! "
Il se fit un silence de quelques instants.
" Non, dit Felton, ce n'est rien.
-- Mais enfin quel est ce bruit ?
-- Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de ronde.
-- OÝ est le chemin de ronde ?
-- Juste au-dessous de nous.
-- Elle va nous dÊcouvrir.
-- Non, s'il ne fait pas d'Êclairs.
-- Elle heurtera le bas de l'Êchelle.
-- Heureusement elle est trop courte de six pieds.
-- Les voilÁ, mon Dieu !
-- Silence ! "
Tous deux restÉrent suspendus, immobiles et sans souffle, Á vingt pieds
du sol ; pendant ce temps les soldats passaient au-dessous riant et causant.
Il y eut pour les fugitifs un moment terrible.
La patrouille passa ; on entendit le bruit des pas qui s'Êloignait, et
le murmure des voix qui allait s'affaiblissant.
" Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvÊs. "
Milady poussa un soupir et s'Êvanouit.
Felton continua de descendre. Parvenu au bas de l'Êchelle, et lorsqu'il
ne sentit plus d'appui pour ses pieds, il se cramponna avec ses mains ;
enfin, arrivÊ au dernier Êchelon, il se laissa pendre Á la force des
poignets et toucha la terre. Il se baissa, ramassa le sac d'or et le prit
entre ses dents.
Puis il souleva Milady dans ses bras, et s'Êloigna vivement du cÆtÊ
opposÊ Á celui qu'avait pris la patrouille. BientÆt il quitta le chemin de
ronde, descendit Á travers les rochers, et, arrivÊ au bord de la mer, fit
entendre un coup de sifflet.
Un signal pareil lui rÊpondit, et, cinq minutes aprÉs, il vit
apparaÏtre une barque montÊe par quatre hommes.
La barque s'approcha aussi prÉs qu'elle put du rivage, mais il n'y
avait pas assez de fond pour qu'elle pÙt toucher le bord ; Felton se mit Á
l'eau jusqu'Á la ceinture, ne voulant confier Á personne son prÊcieux
fardeau.
Heureusement la tempËte commenÚait Á se calmer, et cependant la mer
Êtait encore violente ; la petite barque bondissait sur les vagues comme une
coquille de noix.
" Au sloop, dit Felton, et nagez vivement. "
Les quatre hommes se mirent Á la rame ; mais la mer Êtait trop grosse
pour que les avirons eussent grande prise dessus.
Toutefois on s'Êloignait du ch×teau ; c'Êtait le principal. La nuit
Êtait profondÊment tÊnÊbreuse, et il Êtait dÊjÁ presque impossible de
distinguer le rivage de la barque, Á plus forte raison n'eÙt-on pas pu
distinguer la barque du rivage.
Un point noir se balanÚait sur la mer.
C'Êtait le sloop.
Pendant que la barque s'avanÚait de son cÆtÊ de toute la force de ses
quatre rameurs, Felton dÊliait la corde, puis le mouchoir qui liait les
mains de Milady.
Puis, lorsque ses mains furent dÊliÊes, il prit de l'eau de la mer et
la lui jeta au visage.
Milady poussa un soupir et ouvrit les yeux.
" OÝ suis-je ? dit-elle.
-- SauvÊe, rÊpondit le jeune officier.
-- Oh ! sauvÊe ! sauvÊe ! s'Êcria-t-elle. Oui, voici le ciel, voici la
mer ! Cet air que je respire, c'est celui de la libertÊ. Ah !... merci,
Felton, merci ! "
Le jeune homme la pressa contre son coeur.
" Mais qu'ai-je donc aux mains ? demanda Milady ; il me semble qu'on
m'a brisÊ les poignets dans un Êtau. "
En effet, Milady souleva ses bras : elle avait les poignets meurtris.
" HÊlas ! dit Felton en regardant ces belles mains et en secouant
doucement la tËte.
-- Oh ! ce n'est rien, ce n'est rien ! s'Êcria Milady : maintenant je
me rappelle ! "
Milady chercha des yeux autour d'elle.
" Il est lÁ " , dit Felton en poussant du pied le sac d'or.
On s'approchait du sloop. Le marin de quart hÊla la barque, la barque
rÊpondit.
" Quel est ce b×timent ? demanda Milady.
-- Celui que j'ai frÊtÊ pour vous.
-- OÝ va-t-il me conduire ?
-- OÝ vous voudrez, pourvu que, moi, vous me jetiez Á Portsmouth.
-- Qu'allez-vous faire Á Portsmouth ? demanda Milady.
-- Accomplir les ordres de Lord de Winter, dit Felton avec un sombre
sourire.
-- Quels ordres ? demanda Milady.
-- Vous ne comprenez donc pas ? dit Felton.
-- Non ; expliquez-vous, je vous en prie.
-- Comme il se dÊfiait de moi, il a voulu vous garder lui-mËme, et m'a
envoyÊ Á sa place faire signer Á Buckingham l'ordre de votre dÊportation.
-- Mais s'il se dÊfiait de vous, comment vous a-t-il confiÊ cet ordre ?
-- Etais-je censÊ savoir ce que je portais ?
-- C'est juste. Et vous allez Á Portsmouth ?
-- Je n'ai pas de temps Á perdre : c'est demain le 23, et Buckingham
part demain avec la flotte.
-- Il part demain, pour oÝ part-il ?
-- Pour La Rochelle.
-- Il ne faut pas qu'il parte ! s'Êcria Milady, oubliant sa prÊsence
d'esprit accoutumÊe.
-- Soyez tranquille, rÊpondit Felton, il ne partira pas. "
Milady tressaillit de joie ; elle venait de lire au plus profond du
coeur du jeune homme : la mort de Buckingham y Êtait Êcrite en toutes
lettres.
" Felton... , dit-elle, vous Ëtes grand comme Judas MacchabÊe ! Si vous
mourez, je meurs avec vous : voilÁ tout ce que je puis vous dire.
-- Silence ! dit Felton, nous sommes arrivÊs. "
En effet, on touchait au sloop.
Felton monta le premier Á l'Êchelle et donna la main Á Milady, tandis
que les matelots la soutenaient, car la mer Êtait encore fort agitÊe.
Un instant aprÉs ils Êtaient sur le pont.
" Capitaine, dit Felton, voici la personne dont je vous ai parlÊ, et
qu'il faut conduire saine et sauve en France.
-- Moyennant mille pistoles, dit le capitaine.
-- Je vous en ai donnÊ cinq cents.
-- C'est juste, dit le capitaine.
-- Et voilÁ les cinq cents autres, reprit Milady, en portant la main au
sac d'or.
-- Non, dit le capitaine, je n'ai qu'une parole, et je l'ai donnÊe Á ce
jeune homme ; les cinq cents autres pistoles ne me sont dues qu'en arrivant
Á Boulogne.
-- Et nous y arriverons ?
-- Sains et saufs, dit le capitaine, aussi vrai que je m'appelle Jack
Buttler.
-- Eh bien, dit Milady, si vous tenez votre parole, ce n'est pas cinq
cents, mais mille pistoles que je vous donnerai.
-- Hurrah pour vous alors, ma belle dame, cria le capitaine, et puisse
Dieu m'envoyer souvent des pratiques comme Votre Seigneurie !
-- En attendant, dit Felton, conduisez-nous dans la petite baie de
Chichester, en avant de Portsmouth ; vous savez qu'il est convenu que vous
nous conduirez lÁ. "
Le capitaine rÊpondit en commandant la manoeuvre nÊcessaire, et vers
les sept heures du matin le petit b×timent jetait l'ancre dans la baie
dÊsignÊe.
Pendant cette traversÊe, Felton avait tout racontÊ Á Milady : comment,
au lieu d'aller Á Londres, il avait frÊtÊ le petit b×timent, comment il
Êtait revenu, comment il avait escaladÊ la muraille en plaÚant dans les
interstices des pierres, Á mesure qu'il montait, des crampons, pour assurer
ses pieds, et comment enfin, arrivÊ aux barreaux, il avait attachÊ
l'Êchelle, Milady savait le reste.
De son cÆtÊ, Milady essaya d'encourager Felton dans son projet ; mais
aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, elle vit bien que le jeune
fanatique avait plutÆt besoin d'Ëtre modÊrÊ que d'Ëtre affermi.
Il fut convenu que Milady attendrait Felton jusqu'Á dix heures ; si Á
dix heures il n'Êtait pas de retour, elle partirait.
Alors, en supposant qu'il fÙt libre, il la rejoindrait en France, au
couvent des CarmÊlites de BÊthune.
CHAPITRE LIX. CE QUI SE PASSAIT A PORTSMOUTH LE 23 AOUT 1628
Felton prit congÊ de Milady comme un frÉre qui va faire une simple
promenade prend congÊ de sa soeur en lui baisant la main.
Toute sa personne paraissait dans son Êtat de calme ordinaire :
seulement une lueur inaccoutumÊe brillait dans ses yeux, pareille Á un
reflet de fiÉvre ; son front Êtait plus p×le encore que de coutume ; ses
dents Êtaient serrÊes, et sa parole avait un accent bref et saccadÊ qui
indiquait que quelque chose de sombre s'agitait en lui.
Tant qu'il resta sur la barque qui le conduisait Á terre, il demeura le
visage tournÊ du cÆtÊ de Milady, qui, debout sur le pont, le suivait des
yeux. Tous deux Êtaient assez rassurÊs sur la crainte d'Ëtre poursuivis : on
n'entrait jamais dans la chambre de Milady avant neuf heures ; et il fallait
trois heures pour venir du ch×teau Á Londres.
Felton mit pied Á terre, gravit la petite crËte qui conduisait au haut
de la falaise, salua Milady une derniÉre fois, et prit sa course vers la
ville.
Au bout de cent pas, comme le terrain allait en descendant, il ne
pouvait plus voir que le m×t du sloop.
Il courut aussitÆt dans la direction de Portsmouth, dont il voyait en
face de lui, Á un demi-mille Á peu prÉs, se dessiner dans la brume du matin
les tours et les maisons.
Au-delÁ de Portsmouth, la mer Êtait couverte de vaisseaux dont on
voyait les m×ts, pareils Á une forËt de peupliers dÊpouillÊs par l'hiver, se
balancer sous le souffle du vent.
Felton, dans sa marche rapide, repassait ce que dix annÊes de
mÊditations ascÊtiques et un long sÊjour au milieu des puritains lui avaient
fourni d'accusations vraies ou fausses contre le favori de Jacques VI et de
Charles Ier.
Lorsqu'il comparait les crimes publics de ce ministre, crimes
Êclatants, crimes europÊens, si on pouvait le dire, avec les crimes privÊs
et inconnus dont l'avait chargÊ Milady, Felton trouvait que le plus coupable
des deux hommes que renfermait Buckingham Êtait celui dont le public ne
connaissait pas la vie. C'est que son amour si Êtrange, si nouveau, si
ardent, lui faisait voir les accusations inf×mes et imaginaires de Lady de
Winter, comme on voit au travers d'un verre grossissant, Á l'Êtat de
monstres effroyables, des atomes imperceptibles en rÊalitÊ auprÉs d'une
fourmi.
La rapiditÊ de sa course allumait encore son sang ; l'idÊe qu'il
laissait derriÉre lui, exposÊe Á une vengeance effroyable, la femme qu'il
aimait ou plutÆt qu'il adorait comme une sainte, l'Êmotion passÊe, sa
fatigue prÊsente, tout exaltait encore son ×me au-dessus des sentiments
humains.
Il entra Á Portsmouth vers les huit heures du matin ; toute la
population Êtait sur pied ; le tambour battait dans les rues et sur le port
; les troupes d'embarquement descendaient vers la mer.
Felton arriva au palais de l'AmirautÊ, couvert de poussiÉre et
ruisselant de sueur ; son visage, ordinairement si p×le, Êtait pourpre de
chaleur et de colÉre. La sentinelle voulut le repousser ; mais Felton appela
le chef du poste, et tirant de sa poche la lettre dont il Êtait porteur :
" Message pressÊ de la part de Lord de Winter " , dit-il.
Au nom de Lord de Winter, qu'on savait l'un des plus intimes de Sa
Gr×ce, le chef de poste donna l'ordre de laisser passer Felton, qui, du
reste, portait lui-mËme l'uniforme d'officier de marine.
Felton s'ÊlanÚa dans le palais.
Au moment oÝ il entrait dans le vestibule un homme entrait aussi,
poudreux, hors d'haleine, laissant Á la porte un cheval de poste qui en
arrivant tomba sur les deux genoux.
Felton et lui s'adressÉrent en mËme temps Á Patrick, le valet de
chambre de confiance du duc. Felton nomma le baron de Winter, l'inconnu ne
voulut nommer personne, et prÊtendit que c'Êtait au duc seul qu'il pouvait
se faire connaÏtre. Tous deux insistaient pour passer l'un avant l'autre.
Patrick, qui savait que Lord de Winter Êtait en affaires de service et
en relations d'amitiÊ avec le duc, donna la prÊfÊrence Á celui qui venait en
son nom. L'autre fut forcÊ d'attendre, et il fut facile de voir combien il
maudissait ce retard.
Le valet de chambre fit traverser Á Felton une grande salle dans
laquelle attendaient les dÊputÊs de La Rochelle conduits par le prince de
Soubise, et l'introduisit dans un cabinet oÝ Buckingham, sortant du bain,
achevait sa toilette, Á laquelle, cette fois comme toujours, il accordait
une attention extraordinaire.
" Le lieutenant Felton, dit Patrick, de la part de Lord de Winter.
-- De la part de Lord de Winter ! rÊpÊta Buckingham, faites entrer. "
Felton entra. En ce moment Buckingham jetait sur un canapÊ une riche
robe de chambre brochÊe d'or, pour endosser un pourpoint de velours bleu
tout brodÊ de perles.
" Pourquoi le baron n'est-il pas venu lui-mËme ? demanda Buckingham, je
l'attendais ce matin.
-- Il m'a chargÊ de dire Á Votre Gr×ce, rÊpondit Felton, qu'il
regrettait fort de ne pas avoir cet honneur, mais qu'il en Êtait empËchÊ par
la garde qu'il est obligÊ de faire au ch×teau.
-- Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela, il a une prisonniÉre.
-- C'est justement de cette prisonniÉre que je voulais parler Á Votre
Gr×ce, reprit Felton.
-- Eh bien, parlez.
-- Ce que j'ai Á vous dire ne peut Ëtre entendu que de vous, Milord.
-- Laissez-nous, Patrick, dit Buckingham, mais tenez-vous Á portÊe de
la sonnette ; je vous appellerai tout Á l'heure. "
Patrick sortit.
" Nous sommes seuls, Monsieur, dit Buckingham, parlez.
-- Milord, dit Felton, le baron de Winter vous a Êcrit l'autre jour
pour vous prier de signer un ordre d'embarquement relatif Á une jeune femme
nommÊe Charlotte Backson.
-- Oui, Monsieur, et je lui ai rÊpondu de m'apporter ou de m'envoyer
cet ordre et que je le signerais.
-- Le voici, Milord.
-- Donnez " , dit le duc.
Et, le prenant des mains de Felton, il jeta sur le papier un coup
d'oeil rapide. Alors, s'apercevant que c'Êtait bien celui qui lui Êtait
annoncÊ, il le posa sur la table, prit une plume et s'apprËta Á signer.
" Pardon, Milord, dit Felton arrËtant le duc, mais Votre Gr×ce
sait-elle que le nom de Charlotte Backson n'est pas le vÊritable nom de
cette jeune femme ?
-- Oui, Monsieur, je le sais, rÊpondit le duc en trempant la plume dans
l'encrier.
-- Alors, Votre Gr×ce connaÏt son vÊritable nom ? demanda Felton d'une
voix brÉve.
-- Je le connais. "
Le duc approcha la plume du papier.
" Et, connaissant ce vÊritable nom, reprit Felton, Monseigneur signera
tout de mËme ?
-- Sans doute, dit Buckingham, et plutÆt deux fois qu'une.
-- Je ne puis croire, continua Felton d'une voix qui devenait de plus
en plus brÉve et saccadÊe, que Sa Gr×ce sache qu'il s'agit de Lady de
Winter...
-- Je le sais parfaitement, quoique je sois ÊtonnÊ que vous le sachiez,
vous !
-- Et Votre Gr×ce signera cet ordre sans remords ? "
Buckingham regarda le jeune homme avec hauteur.
" Ah ÚÁ, Monsieur, savez-vous bien, lui dit-il, que vous me faites lÁ
d'Êtranges questions, et que je suis bien simple d'y rÊpondre ?
-- RÊpondez-y, Monseigneur, dit Felton, la situation est plus grave que
vous ne le croyez peut-Ëtre. "
Buckingham pensa que le jeune homme, venant de la part de Lord de
Winter, parlait sans doute en son nom et se radoucit.
" Sans remords aucun, dit-il, et le baron sait comme moi que Milady de
Winter est une grande coupable, et que c'est presque lui faire gr×ce que de
borner sa peine Á l'extradition. "
Le duc posa sa plume sur le papier.
" Vous ne signerez pas cet ordre, Milord ! dit Felton en faisant un pas
vers le duc.
-- Je ne signerai pas cet ordre, dit Buckingham, et pourquoi ?
-- Parce que vous descendrez en vous-mËme, et que vous rendrez justice
Á Milady.
-- On lui rendra justice en l'envoyant Á Tyburn, dit Buckingham ;
Milady est une inf×me.
-- Monseigneur, Milady est un ange, vous le savez bien, et je vous
demande sa libertÊ.
-- Ah ÚÁ, dit Buckingham, Ëtes-vous fou de me parler ainsi ?
-- Milord, excusez-moi ! je parle comme je puis ; je me contiens.
Cependant, Milord, songez Á ce que vous allez faire, et craignez
d'outrepasser la mesure !
-- PlaÏt-il ?... Dieu me pardonne ! s'Êcria Buckingham, mais je crois
qu'il me menace !
-- Non, Milord, je prie encore, et je vous dis : une goutte d'eau
suffit pour faire dÊborder le vase plein, une faute lÊgÉre peut attirer le
ch×timent sur la tËte ÊpargnÊe malgrÊ tant de crimes.
-- Monsieur Felton, dit Buckingham, vous allez sortir d'ici et vous
rendre aux arrËts sur-le-champ.
-- Vous allez m'Êcouter jusqu'au bout, Milord. Vous avez sÊduit cette
jeune fille, vous l'avez outragÊe, souillÊe ; rÊparez vos crimes envers
elle, laissez-la partir librement, et je n'exigerai pas autre chose de vous
.
-- Vous n'exigerez pas ? dit Buckingham regardant Felton avec
Êtonnement et appuyant sur chacune des syllabes des trois mots qu'il venait
de prononcer.
-- Milord, continua Felton s'exaltant Á mesure qu'il parlait, Milord,
prenez garde, toute l'Angleterre est lasse de vos iniquitÊs ; Milord, vous
avez abusÊ de la puissance royale que vous avez presque usurpÊe ; Milord,
vous Ëtes en horreur aux hommes et Á Dieu ; Dieu vous punira plus tard,
mais, moi, je vous punirai aujourd'hui.
-- Ah ! ceci est trop fort ! " cria Buckingham en faisant un pas vers
la porte.
Felton lui barra le passage.
" Je vous le demande humblement, dit-il, signez l'ordre de mise en
libertÊ de Lady de Winter ; songez que c'est la femme que vous avez
dÊshonorÊe.
-- Retirez-vous, Monsieur, dit Buckingham, ou j'appelle et vous fais
mettre aux fers.
-- Vous n'appellerez pas, dit Felton en se jetant entre le duc et la
sonnette placÊe sur un guÊridon incrustÊ d'argent ; prenez garde, Milord,
vous voilÁ entre les mains de Dieu.
-- Dans les mains du diable, vous voulez dire, s'Êcria Buckingham en
Êlevant la voix pour attirer du monde, sans cependant appeler directement.
-- Signez, Milord, signez la libertÊ de Lady de Winter, dit Felton en
poussant un papier vers le duc.
-- De force ! vous moquez-vous ? holÁ, Patrick !
-- Signez, Milord !
-- Jamais !
-- Jamais !
-- A moi " , cria le duc, et en mËme temps il sauta sur son ÊpÊe.
Mais Felton ne lui donna pas le temps de la tirer : il tenait tout
ouvert et cachÊ dans son pourpoint le couteau dont s'Êtait frappÊe Milady ;
d'un bond il fut sur le duc.
En ce moment Patrick entrait dans la salle en criant :
" Milord, une lettre de France !
-- De France ! " s'Êcria Buckingham, oubliant tout en pensant de qui
lui venait cette lettre.
Felton profita du moment et lui enfonÚa dans le flanc le couteau
jusqu'au manche.
" Ah ! traÏtre ! cria Buckingham, tu m'as tuÊ...
-- Au meurtre ! " hurla Patrick.
Felton jeta les yeux autour de lui pour fuir, et, voyant la porte
libre, s'ÊlanÚa dans la chambre voisine, qui Êtait celle oÝ attendaient,
comme nous l'avons dit, les dÊputÊs de La Rochelle, la traversa tout en
courant et se prÊcipita vers l'escalier ; mais, sur la premiÉre marche, il
rencontra Lord de Winter, qui, le voyant p×le, ÊgarÊ, livide, tachÊ de sang
Á la main et Á la figure, lui sauta au cou en s'Êcriant :
" Je le savais, je l'avais devinÊ et j'arrive trop tard d'une minute !
Oh ! malheureux que je suis ! "
Felton ne fit aucune rÊsistance ; Lord de Winter le remit aux mains des
gardes, qui le conduisirent, en attendant de nouveaux ordres, sur une petite
terrasse dominant la mer, et il s'ÊlanÚa dans le cabinet de Buckingham.
Au cri poussÊ par le duc, Á l'appel de Patrick, l'homme que Felton
avait rencontrÊ dans l'antichambre se prÊcipita dans le cabinet.
Il trouva le duc couchÊ sur un sofa, serrant sa blessure dans sa main
crispÊe.
" La Porte, dit le duc d'une voix mourante, La Porte, viens-tu de sa
part ?
-- Oui, Monseigneur, rÊpondit le fidÉle serviteur d'Anne d'Autriche,
mais trop tard peut-Ëtre.
-- Silence, La Porte ! on pourrait vous entendre ; Patrick, ne laissez
entrer personne : oh ! je ne saurai pas ce qu'elle me fait dire ! mon Dieu,
je me meurs ! "
Et le duc s'Êvanouit.
Cependant, Lord de Winter, les dÊputÊs, les chefs de l'expÊdition, les
officiers de la maison de Buckingham, avaient fait irruption dans sa chambre
; partout des cris de dÊsespoir retentissaient. La nouvelle qui emplissait
le palais de plaintes et de gÊmissements en dÊborda bientÆt partout et se
rÊpandit par la ville.
Un coup de canon annonÚa qu'il venait de se passer quelque chose de
nouveau et d'inattendu.
Lord de Winter s'arrachait les cheveux.
" Trop tard d'une minute ! s'Êcriait-il, trop tard d'une minute ! Oh !
mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! "
En effet, on Êtait venu lui dire Á sept heures du matin qu'une Êchelle
de corde flottait Á une des fenËtres du ch×teau ; il avait couru aussitÆt Á
la chambre de Milady, avait trouvÊ la chambre vide et la fenËtre ouverte,
les barreaux sciÊs, il s'Êtait rappelÊ la recommandation verbale que lui
avait fait transmettre d'Artagnan par son messager, il avait tremblÊ pour le
duc, et, courant Á l'Êcurie, sans prendre le temps de faire seller son
cheval, avait sautÊ sur le premier venu, Êtait accouru ventre Á terre, et
sautant Á bas dans la cour, avait montÊ prÊcipitamment l'escalier, et, sur
le premier degrÊ, avait, comme nous l'avons dit, rencontrÊ Felton.
Cependant le duc n'Êtait pas mort : il revint Á lui, rouvrit les yeux,
et l'espoir rentra dans tous les coeurs.
" Messieurs, dit-il, laissez-moi seul avec Patrick et La Porte.
" Ah ! c'est vous, de Winter ! vous m'avez envoyÊ ce matin un singulier
fou, voyez l'Êtat dans lequel il m'a mis !
-- Oh ! Milord ! s'Êcria le baron, je ne m'en consolerai jamais.
-- Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit Buckingham en lui tendant
la main, je ne connais pas d'homme qui mÊrite d'Ëtre regrettÊ pendant toute
la vie d'un autre homme ; mais laisse-nous, je t'en prie. "
Le baron sortit en sanglotant.
Il ne resta dans le cabinet que le duc blessÊ, La Porte et Patrick.
On cherchait un mÊdecin, qu'on ne pouvait trouver.
" Vous vivrez, Milord, vous vivrez, rÊpÊtait, Á genoux devant le sofa
du duc, le messager d'Anne d'Autriche.
-- Que m'Êcrivait-elle ? dit faiblement Buckingham tout ruisselant de
sang et domptant, pour parler de celle qu'il aimait, d'atroces douleurs, que
m'Êcrivait-elle ? Lis-moi sa lettre.
-- Oh ! Milord ! fit La Porte.
-- ObÊis, La Porte ; ne vois-tu pas que je n'ai pas de temps Á perdre ?
"
La Porte rompit le cachet et plaÚa le parchemin sous les yeux du duc ;
mais Buckingham essaya vainement de distinguer l'Êcriture.
" Lis donc, dit-il, lis donc, je n'y vois plus ; lis donc ! car bientÆt
peut- Ëtre je n'entendrai plus, et je mourrai sans savoir ce qu'elle m'a
Êcrit. "
La Porte ne fit plus de difficultÊ, et lut :
" Milord,
" Par ce que j'ai, depuis que je vous connais, souffert par vous et
pour vous, je vous conjure, si vous avez souci de mon repos, d'interrompre
les grands armements que vous faites contre la France et de cesser une
guerre dont on dit tout haut que la religion est la cause visible, et tout
bas que votre amour pour moi est la cause cachÊe. Cette guerre peut non
seulement amener pour la France et pour l'Angleterre de grandes
catastrophes, mais encore pour vous, Milord, des malheurs dont je ne me
consolerais pas.
" Veillez sur votre vie, que l'on menace et qui me sera chÉre du moment
oÝ je ne serai pas obligÊe de voir en vous un ennemi.
" Votre affectionnÊe,
" ANNE "
Buckingham rappela tous les restes de sa vie pour Êcouter cette lecture
; puis, lorsqu'elle fut finie, comme s'il eÙt trouvÊ dans cette lettre un
amer dÊsappointement :
" N'avez-vous donc pas autre chose Á me dire de vive voix, La Porte ?
demanda-t-il.
-- Si fait, Monseigneur : la reine m'avait chargÊ de vous dire de
veiller sur vous, car elle avait eu avis qu'on voulait vous assassiner.
-- Et c'est tout, c'est tout ? reprit Buckingham avec impatience.
-- Elle m'avait encore chargÊ de vous dire qu'elle vous aimait
toujours.
-- Ah ! fit Buckingham, Dieu soit louÊ ! ma mort ne sera donc pas pour
elle la mort d'un Êtranger !... "
La Porte fondit en larmes.
" Patrick, dit le duc, apportez-moi le coffret oÝ Êtaient les ferrets
de diamants. "
Patrick apporta l'objet demandÊ, que La Porte reconnut pour avoir
appartenu Á la reine.
" Maintenant le sachet de satin blanc, oÝ son chiffre est brodÊ en
perles. "
Patrick obÊit encore.
" Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les seuls gages que j'eusse Á
elle, ce coffret d'argent, et ces deux lettres. Vous les rendrez Á Sa
MajestÊ ; et pour dernier souvenir... (il chercha autour de lui quelque
objet prÊcieux)... vous y joindrez... "
Il chercha encore ; mais ses regards obscurcis par la mort ne
rencontrÉrent que le couteau tombÊ des mains de Felton, et fumant encore du
sang vermeil Êtendu sur la lame.
" Et vous y joindrez ce couteau " , dit le duc en serrant la main de La
Porte.
Il put encore mettre le sachet au fond du coffret d'argent, y laissa
tomber le couteau en faisant signe Á La Porte qu'il ne pouvait plus parler ;
puis, dans une derniÉre convulsion, que cette fois il n'avait plus la force
de combattre, il glissa du sofa sur le parquet.
Patrick poussa un grand cri.
Buckingham voulut sourire une derniÉre fois ; mais la mort arrËta sa
pensÊe, qui resta gravÊe sur son front comme un dernier baiser d'amour.
En ce moment le mÊdecin du duc arriva tout effarÊ ; il Êtait dÊjÁ Á
bord du vaisseau amiral, on avait ÊtÊ obligÊ d'aller le chercher lÁ.
Il s'approcha du duc, prit sa main, la garda un instant dans la sienne,
et la laissa retomber.
" Tout est inutile, dit-il, il est mort.
-- Mort, mort ! " s'Êcria Patrick.
A ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce ne fut que
consternation et que tumulte.
AussitÆt que Lord de Winter vit Buckingham expirÊ, il courut Á Felton,
que les soldats gardaient toujours sur la terrasse du palais.
" MisÊrable ! dit-il au jeune homme qui, depuis la mort de Buckingham,
avait retrouvÊ ce calme et ce sang-froid qui ne devaient plus l'abandonner ;
misÊrable ! qu'as-tu fait ?
-- Je me suis vengÊ, dit-il.
-- Toi ! dit le baron ; dis que tu as servi d'instrument Á cette femme
maudite ; mais je te le jure, ce crime sera son dernier crime.
-- Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement Felton, et
j'ignore de qui vous voulez parler, Milord ; j'ai tuÊ M. de Buckingham parce
qu'il a refusÊ deux fois Á vous-mËme de me nommer capitaine : je l'ai puni
de son injustice, voilÁ tout. "
De Winter, stupÊfait, regardait les gens qui liaient Felton, et ne
savait que penser d'une pareille insensibilitÊ.
Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front pur de Felton. A
chaque bruit qu'il entendait, le naÐf puritain croyait reconnaÏtre les pas
et la voix de Milady venant se jeter dans ses bras pour s'accuser et se
perdre avec lui.
Tout Á coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point de la mer,
que de la terrasse oÝ il se trouvait on dominait tout entiÉre ; avec ce
regard d'aigle du marin, il avait reconnu, lÁ oÝ un autre n'aurait vu qu'un
goÊland se balanÚant sur les flots, la voile du sloop qui se dirigeait vers
les cÆtes de France.
Il p×lit, porta la main Á son coeur, qui se brisait, et comprit toute
la trahison.
" Une derniÉre gr×ce, Milord ! dit-il au baron.
-- Laquelle ? demanda celui-ci.
-- Quelle heure est-il ? "
Le baron tira sa montre.
" Neuf heures moins dix minutes " , dit-il.
Milady avait avancÊ son dÊpart d'une heure et demie ; dÉs qu'elle avait
entendu le coup de canon qui annonÚait le fatal ÊvÊnement, elle avait donnÊ
l'ordre de lever l'ancre.
La barque voguait sous un ciel bleu Á une grande distance de la cÆte.
" Dieu l'a voulu " , dit Felton avec la rÊsignation du fanatique, mais
cependant sans pouvoir dÊtacher les yeux de cet esquif Á bord duquel il
croyait sans doute distinguer le blanc fantÆme de celle Á qui sa vie allait
Ëtre sacrifiÊe.
De Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et devina tout.
" Sois puni seul d'abord, misÊrable, dit Lord de Winter Á Felton, qui
se laissait entraÏner les yeux tournÊs vers la mer ; mais je te jure, sur la
mÊmoire de mon frÉre que j'aimais tant, que ta complice n'est pas sauvÊe. "
Felton baissa la tËte sans prononcer une syllabe.
Quant Á de Winter, il descendit rapidement l'escalier et se rendit au
port.
La premiÉre crainte du roi d'Angleterre, Charles Ier, en apprenant
cette mort, fut qu'une si terrible nouvelle ne dÊcourage×t les Rochelois ;
il essaya, dit Richelieu dans ses MÊmoires, de la leur cacher le plus
longtemps possible, faisant fermer les ports par tout son royaume, et
prenant soigneusement garde qu'aucun vaisseau ne sortÏt jusqu'Á ce que
l'armÊe que Buckingham apprËtait fÙt partie, se chargeant, Á dÊfaut de
Buckingham, de surveiller lui-mËme le dÊpart.
Il poussa mËme la sÊvÊritÊ de cet ordre jusqu'Á retenir en Angleterre
l'ambassadeur de Danemark, qui avait pris congÊ, et l'ambassadeur ordinaire
de Hollande, qui devait ramener dans le port de Flessingue les navires des
Indes que Charles Ier avait fait restituer aux Provinces- Unies.
Mais comme il ne songea Á donner cet ordre que cinq heures aprÉs
l'ÊvÊnement, c'est-Á-dire Á deux heures de l'aprÉs-midi, deux navires
Êtaient dÊjÁ sortis du port : l'un emmenant, comme nous le savons, Milady,
laquelle, se doutant dÊjÁ de l'ÊvÊnement, fut encore confirmÊe dans cette
croyance en voyant le pavillon noir se dÊployer au m×t du vaisseau amiral.
Quant au second b×timent, nous dirons plus tard qui il portait et
comment il partit.
Pendant ce temps, du reste, rien de nouveau au camp de La Rochelle ;
seulement le roi, qui s'ennuyait fort, comme toujours, mais peut-Ëtre encore
un peu plus au camp qu'ailleurs, rÊsolut d'aller incognito passer les fËtes
de saint Louis Á Saint-Germain, et demanda au cardinal de lui faire prÊparer
une escorte de vingt mousquetaires seulement. Le cardinal, que l'ennui du
roi gagnait quelquefois, accorda avec grand plaisir ce congÊ Á son royal
lieutenant, lequel promit d'Ëtre de retour vers le 15 septembre.
M. de TrÊville, prÊvenu par Son Eminence, fit son porte-manteau, et
comme, sans en savoir la cause, il savait le vif dÊsir et mËme l'impÊrieux
besoin que ses amis avaient de revenir Á Paris, il va sans dire qu'il les
dÊsigna pour faire partie de l'escorte.
Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d'heure aprÉs M. de
TrÊville, car ils furent les premiers Á qui il la communiqua. Ce fut alors
que d'Artagnan apprÊcia la faveur que lui avait accordÊe le cardinal en le
faisant enfin passer aux mousquetaires ; sans cette circonstance, il Êtait
forcÊ de rester au camp tandis que ses compagnons partaient.
On verra plus tard que cette impatience de remonter vers Paris avait
pour cause le danger que devait courir Mme Bonacieux en se rencontrant au
couvent de BÊthune avec Milady, son ennemie mortelle. Aussi, comme nous
l'avons dit, Aramis avait Êcrit immÊdiatement Á Marie Michon, cette lingÉre
de Tours qui avait de si belles connaissances, pour qu'elle obtÏnt que la
reine donn×t l'autorisation Á Mme Bonacieux de sortir du couvent et de se
retirer soit en Lorraine, soit en Belgique. La rÊponse ne s'Êtait pas fait
attendre, et, huit ou dix jours aprÉs, Aramis avait reÚu cette lettre :
" Mon cher cousin,
" Voici l'autorisation de ma soeur Á retirer notre petite servante du
couvent de BÊthune, dont vous pensez que l'air est mauvais pour elle. Ma
soeur vous envoie cette autorisation avec grand plaisir, car elle aime fort
cette petite fille, Á laquelle elle se rÊserve d'Ëtre utile plus tard.
" Je vous embrasse.
" MARIE MICHON. "
A cette lettre Êtait jointe une autorisation ainsi conÚue :
" La supÊrieure du couvent de BÊthune remettra aux mains de la personne
qui lui remettra ce billet la novice qui Êtait entrÊe dans son couvent sous
ma recommandation et sous mon patronage.
" Au Louvre, le 10 aoÙt 1628.
" ANNE. "
On comprend combien ces relations de parentÊ entre Aramis et une
lingÉre qui appelait la reine sa soeur avaient ÊgayÊ la verve des jeunes
gens ; mais Aramis, aprÉs avoir rougi deux ou trois fois jusqu'au blanc des
yeux aux grosses plaisanteries de Porthos, avait priÊ ses amis de ne plus
revenir sur ce sujet, dÊclarant que s'il lui en Êtait dit encore un seul
mot, il n'emploierait plus sa cousine comme intermÊdiaire dans ces sortes
d'affaires.
Il ne fut donc plus question de Marie Michon entre les quatre
mousquetaires, qui d'ailleurs avaient ce qu'ils voulaient : l'ordre de tirer
Mme Bonacieux du couvent des carmÊlites de BÊthune. Il est vrai que cet
ordre ne leur servirait pas Á grand-chose tant qu'ils seraient au camp de La
Rochelle, c'est-Á-dire Á l'autre bout de la France ; aussi d'Artagnan
allait-il demander un congÊ Á M. de TrÊville, en lui confiant tout bonnement
l'importance de son dÊpart, lorsque cette nouvelle lui fut transmise, ainsi
qu'Á ses trois compagnons, que le roi allait partir pour Paris avec une
escorte de vingt mousquetaires, et qu'ils faisaient partie de l'escorte.
La joie fut grande. On envoya les valets devant avec les bagages, et
l'on partit le 16 au matin.
Le cardinal reconduisit Sa MajestÊ de SurgÉres Á MauzÊ, et lÁ, le roi
et son ministre prirent congÊ l'un de l'autre avec de grandes dÊmonstrations
d'amitiÊ.
Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en cheminant le
plus vite qu'il lui Êtait possible, car il dÊsirait Ëtre arrivÊ Á Paris pour
le 23, s'arrËtait de temps en temps pour voler la pie, passe-temps dont le
goÙt lui avait autrefois ÊtÊ inspirÊ par de Luynes, et pour lequel il avait
toujours conservÊ une grande prÊdilection. Sur les vingt mousquetaires,
seize, lorsque la chose arrivait, se rÊjouissaient fort de ce bon temps ;
mais quatre maugrÊaient de leur mieux. D'Artagnan surtout avait des
bourdonnements perpÊtuels dans les oreilles, ce que Porthos expliquait ainsi
:
" Une trÉs grande dame m'a appris que cela veut dire que l'on parle de
vous quelque part. "
Enfin l'escorte traversa Paris le 23, dans la nuit ; le roi remercia M.
de TrÊville, et lui permit de distribuer des congÊs pour quatre jours, Á la
condition que pas un des favorisÊs ne paraÏtrait dans un lieu public, sous
peine de la Bastille.
Les quatre premiers congÊs accordÊs, comme on le pense bien, furent Á
nos quatre amis. Il y a plus, Athos obtint de M. de TrÊville six jours au
lieu de quatre et fit mettre dans ces six jours deux nuits de plus, car ils
partirent le 24, Á cinq heures du soir, et par complaisance encore, M. de
TrÊville postdata le congÊ du 25 au matin.
" Eh, mon Dieu, disait d'Artagnan, qui, comme on le sait, ne doutait
jamais de rien, il me semble que nous faisons bien de l'embarras pour une
chose bien simple : en deux jours, et en crevant deux ou trois chevaux (peu
m'importe : j'ai de l'argent), je suis Á BÊthune, je remets la lettre de la
reine Á la supÊrieure, et je ramÉne le cher trÊsor que je vais chercher, non
pas en Lorraine, non pas en Belgique, mais Á Paris, oÝ il sera mieux cachÊ,
surtout tant que M. le cardinal sera Á La Rochelle. Puis, une fois de retour
de la campagne, Eh bien, moitiÊ par la protection de sa cousine, moitiÊ en
faveur de ce que nous avons fait personnellement pour elle, nous obtiendrons
de la reine ce que nous voudrons. Restez donc ici, ne vous Êpuisez pas de
fatigue inutilement ; moi et Planchet, c'est tout ce qu'il faut pour une
expÊdition aussi simple. "
A ceci Athos rÊpondit tranquillement :
" Nous aussi, nous avons de l'argent ; car je n'ai pas encore bu tout Á
fait le reste du diamant, et Porthos et Aramis ne l'ont pas tout Á fait
mangÊ. Nous crÉverons donc aussi bien quatre chevaux qu'un. Mais songez,
d'Artagnan, ajouta-t-il d'une voix si sombre que son accent donna le frisson
au jeune homme, songez que BÊthune est une ville oÝ le cardinal a donnÊ
rendez-vous Á une femme qui, partout oÝ elle va, mÉne le malheur aprÉs elle.
Si vous n'aviez affaire qu'Á quatre hommes, d'Artagnan, je vous laisserais
aller seul ; vous avez affaire Á cette femme, allons-y quatre, et plaise Á
Dieu qu'avec nos quatre valets nous soyons en nombre suffisant !
-- Vous m'Êpouvantez, Athos, s'Êcria d'Artagnan ; que craignez-vous
donc, mon Dieu ?
-- Tout ! " rÊpondit Athos.
D'Artagnan examina les visages de ses compagnons, qui, comme celui
d'Athos, portaient l'empreinte d'une inquiÊtude profonde, et l'on continua
la route au plus grand pas des chevaux, mais sans ajouter une seule parole.
Le 25 au soir, comme ils entraient Á Arras, et comme d'Artagnan venait
de mettre pied Á terre Á l'auberge de la Herse d'Or pour boire un verre de
vin, un cavalier sortit de la cour de la poste, oÝ il venait de relayer,
prenant au grand galop, et avec un cheval frais, le chemin de Paris. Au
moment oÝ il passait de la grande porte dans la rue, le vent entrouvrit le
manteau dont il Êtait enveloppÊ, quoiqu'on fÙt au mois d'aoÙt, et enleva son
chapeau, que le voyageur retint de sa main, au moment oÝ il avait dÊjÁ
quittÊ sa tËte, et l'enfonÚa vivement sur ses yeux.
D'Artagnan, qui avait les yeux fixÊs sur cet homme, devint fort p×le et
laissa tomber son verre.
" Qu'avez-vous, Monsieur ? dit Planchet... Oh ! lÁ, accourez,
Messieurs, voilÁ mon maÏtre qui se trouve mal ! "
Les trois amis accoururent et trouvÉrent d'Artagnan qui, au lieu de se
trouver mal, courait Á son cheval. Ils l'arrËtÉrent sur le seuil de la
porte.
" Eh bien, oÝ diable vas-tu donc ainsi ? lui cria Athos.
-- C'est lui ! s'Êcria d'Artagnan, p×le de colÉre et la sueur sur le
front, c'est lui ! laissez-moi le rejoindre !
-- Mais qui, lui ? demanda Athos.
-- Lui, cet homme !
-- Quel homme ?
-- Cet homme maudit, mon mauvais gÊnie, que j'ai toujours vu lorsque
j'Êtais menacÊ de quelque malheur : celui qui accompagnait l'horrible femme
lorsque je la rencontrai pour la premiÉre fois, celui que je cherchais quand
j'ai provoquÊ Athos, celui que j'ai vu le matin du jour oÝ Mme Bonacieux a
ÊtÊ enlevÊe ! l'homme de Meung enfin ! je l'ai vu, c'est lui ! Je l'ai
reconnu quand le vent a entrouvert son manteau.
-- Diable ! dit Athos rËveur.
-- En selle, Messieurs, en selle ; poursuivons-le, et nous le
rattraperons.
-- Mon cher, dit Aramis, songez qu'il va du cÆtÊ opposÊ Á celui oÝ nous
allons ; qu'il a un cheval frais et que nos chevaux sont fatiguÊs ; que par
consÊquent nous crÉverons nos chevaux sans mËme avoir la chance de le
rejoindre. Laissons l'homme, d'Artagnan, sauvons la femme.
-- Eh ! Monsieur ! s'Êcria un garÚon d'Êcurie courant aprÉs l'inconnu,
eh ! Monsieur, voilÁ un papier qui s'est ÊchappÊ de votre chapeau ! Eh !
Monsieur ! eh !
-- Mon ami, dit d'Artagnan, une demi-pistole pour ce papier !
-- Ma foi, Monsieur, avec grand plaisir ! Le voici ! "
Le garÚon d'Êcurie, enchantÊ de la bonne journÊe qu'il avait faite,
rentra dans la cour de l'hÆtel : d'Artagnan dÊplia le papier.
" Eh bien ? demandÉrent ses amis en l'entourant.
-- Rien qu'un mot ! dit d'Artagnan.
-- Oui, dit Aramis, mais ce mot est un nom de ville ou de village.
-- " ArmentiÉres " , lut Porthos. ArmentiÉres, je ne connais pas cela !
-- Et ce nom de ville ou de village est Êcrit de sa main ! s'Êcria
Athos.
-- Allons, allons, gardons soigneusement ce papier, dit d'Artagnan,
peut-Ëtre n'ai-je pas perdu ma derniÉre pistole. A cheval, mes amis, Á
cheval ! "
Et les quatre compagnons s'ÊlancÉrent au galop sur la route de BÊthune.
CHAPITRE LXI. LE COUVENT DES CARMELITES DE BETHUNE
Les grands criminels portent avec eux une espÉce de prÊdestination qui
leur fait surmonter tous les obstacles, qui les fait Êchapper Á tous les
dangers, jusqu'au moment que la Providence, lassÊe, a marquÊ pour l'Êcueil
de leur fortune impie.
Il en Êtait ainsi de Milady : elle passa au travers des croiseurs des
deux nations, et arriva Á Boulogne sans aucun accident.
En dÊbarquant Á Portsmouth, Milady Êtait une Anglaise que les
persÊcutions de la France chassaient de La Rochelle ; dÊbarquÊe Á Boulogne,
aprÉs deux jours de traversÊe, elle se fit passer pour une FranÚaise que les
Anglais inquiÊtaient Á Portsmouth, dans la haine qu'ils avaient conÚue
contre la France.
Milady avait d'ailleurs le plus efficace des passeports : sa beautÊ, sa
grande mine et la gÊnÊrositÊ avec laquelle elle rÊpandait les pistoles.
Affranchie des formalitÊs d'usage par le sourire affable et les maniÉres
galantes d'un vieux gouverneur du port, qui lui baisa la main, elle ne resta
Á Boulogne que le temps de mettre Á la poste une lettre ainsi conÚue :
" A Son Eminence Monseigneur le cardinal de Richelieu, en son camp
devant La Rochelle.
" Monseigneur, que Votre Eminence se rassure ; Sa Gr×ce le duc de
Buckingham ne partira point pour la France.
" Boulogne, 25 au soir.
" MILADY DE ***.
" P.--S. Selon les dÊsirs de Votre Eminence, je me rends au couvent des
carmÊlites de BÊthune oÝ j'attendrai ses ordres. "
Effectivement, le mËme soir, Milady se mit en route ; la nuit la prit :
elle s'arrËta et coucha dans une auberge ; puis, le lendemain, Á cinq heures
du matin, elle partit, et trois heures aprÉs, elle entra Á BÊthune.
Elle se fit indiquer le couvent des carmÊlites, et y entra aussitÆt.
La supÊrieure vint au-devant d'elle ; Milady lui montra l'ordre du
cardinal, l'abbesse lui fit donner une chambre et servir Á dÊjeuner.
Tout le passÊ s'Êtait dÊjÁ effacÊ aux yeux de cette femme, et, le
regard fixÊ vers l'avenir, elle ne voyait que la haute fortune que lui
rÊservait le cardinal, qu'elle avait si heureusement servi, sans que son nom
fÙt mËlÊ en rien Á toute cette sanglante affaire. Les passions toujours
nouvelles qui la consumaient donnaient Á sa vie l'apparence de ces nuages
qui volent dans le ciel, reflÊtant tantÆt l'azur, tantÆt le feu, tantÆt le
noir opaque de la tempËte, et qui ne laissent d'autres traces sur la terre
que la dÊvastation et la mort.
AprÉs le dÊjeuner, l'abbesse vint lui faire sa visite ; il y a peu de
distraction au cloÏtre, et la bonne supÊrieure avait h×te de faire
connaissance avec sa nouvelle pensionnaire.
Milady voulait plaire Á l'abbesse ; or, c'Êtait chose facile Á cette
femme si rÊellement supÊrieure ; elle essaya d'Ëtre aimable : elle fut
charmante et sÊduisit la bonne supÊrieure par sa conversation si variÊe et
par les gr×ces rÊpandues dans toute sa personne.
L'abbesse, qui Êtait une fille de noblesse, aimait surtout les
histoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu'aux extrÊmitÊs du
royaume et qui, surtout, ont tant de peine Á franchir les murs des couvents,
au seuil desquels viennent expirer les bruits du monde.
Milady, au contraire, Êtait fort au courant de toutes les intrigues
aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou six ans, elle avait
constamment vÊcu, elle se mit donc Á entretenir la bonne abbesse des
pratiques mondaines de la cour de France, mËlÊes aux dÊvotions outrÊes du
roi, elle lui fit la chronique scandaleuse des seigneurs et des dames de la
cour, que l'abbesse connaissait parfaitement de nom, toucha lÊgÉrement les
amours de la reine et de Buckingham, parlant beaucoup pour qu'on parl×t un
peu.
Mais l'abbesse se contenta d'Êcouter et de sourire, le tout sans
rÊpondre. Cependant, comme Milady vit que ce genre de rÊcit l'amusait fort,
elle continua ; seulement, elle fit tomber la conversation sur le cardinal.
Mais elle Êtait fort embarrassÊe ; elle ignorait si l'abbesse Êtait
royaliste ou cardinaliste : elle se tint dans un milieu prudent ; mais
l'abbesse, de son cÆtÊ, se tint dans une rÊserve plus prudente encore, se
contentant de faire une profonde inclination de tËte toutes les fois que la
voyageuse prononÚait le nom de Son Eminence.
Milady commenÚa Á croire qu'elle s'ennuierait fort dans le couvent ;
elle rÊsolut donc de risquer quelque chose pour savoir de suite Á quoi s'en
tenir. Voulant voir jusqu'oÝ irait la discrÊtion de cette bonne abbesse,
elle se mit Á dire un mal, trÉs dissimulÊ d'abord, puis trÉs circonstanciÊ
du cardinal, racontant les amours du ministre avec Mme d'Aiguillon, avec
Marion de Lorme et avec quelques autres femmes galantes.
L'abbesse Êcouta plus attentivement, s'anima peu Á peu et sourit.
" Bon, dit Milady, elle prend goÙt Á mon discours ; si elle est
cardinaliste, elle n'y met pas de fanatisme au moins. "
Alors elle passa aux persÊcutions exercÊes par le cardinal sur ses
ennemis. L'abbesse se contenta de se signer, sans approuver ni dÊsapprouver.
Cela confirma Milady dans son opinion que la religieuse Êtait plutÆt
royaliste que cardinaliste. Milady continua, renchÊrissant de plus en plus.
" Je suis fort ignorante de toutes ces matiÉres-lÁ, dit enfin
l'abbesse, mais tout ÊloignÊes que nous sommes de la cour, tout en dehors
des intÊrËts du monde oÝ nous nous trouvons placÊes, nous avons des exemples
fort tristes de ce que vous nous racontez lÁ ; et l'une de nos pensionnaires
a bien souffert des vengeances et des persÊcutions de M. le cardinal.
-- Une de vos pensionnaires, dit Milady ; oh ! mon Dieu ! pauvre femme,
je la plains alors.
-- Et vous avez raison, car elle est bien Á plaindre : prison, menaces,
mauvais traitements, elle a tout souffert. Mais, aprÉs tout, reprit
l'abbesse, M. le cardinal avait peut-Ëtre des motifs plausibles pour agir
ainsi, et quoiqu'elle ait l'air d'un ange, il ne faut pas toujours juger les
gens sur la mine. "
" Bon ! dit Milady Á elle-mËme, qui sait ! je vais peut-Ëtre dÊcouvrir
quelque chose ici, je suis en veine. "
Et elle s'appliqua Á donner Á son visage une expression de candeur
parfaite.
" HÊlas ! dit Milady, je le sais ; on dit cela, qu'il ne faut pas
croire aux physionomies ; mais Á quoi croira-t-on cependant, si ce n'est au
plus bel ouvrage du Seigneur ? Quant Á moi, je serai trompÊe toute ma vie
peut-Ëtre ; mais je me fierai toujours Á une personne dont le visage
m'inspirera de la sympathie.
-- Vous seriez donc tentÊe de croire, dit l'abbesse, que cette jeune
femme est innocente ?
-- M. le cardinal ne punit pas que les crimes, dit-elle ; il y a
certaines vertus qu'il poursuit plus sÊvÉrement que certains forfaits.
-- Permettez-moi, Madame, de vous exprimer ma surprise, dit l'abbesse.
-- Et sur quoi ? demanda Milady avec naÐvetÊ.
-- Mais sur le langage que vous tenez.
-- Que trouvez-vous d'Êtonnant Á ce langage ? demanda en souriant
Milady.
-- Vous Ëtes l'amie du cardinal, puisqu'il vous envoie ici, et
cependant...
-- Et cependant j'en dis du mal, reprit Milady, achevant la pensÊe de
la supÊrieure.
-- Au moins n'en dites-vous pas de bien.
-- C'est que je ne suis pas son amie, dit-elle en soupirant, mais sa
victime.
-- Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recommande Á moi
?...
-- Est un ordre Á moi de me tenir dans une espÉce de prison dont il me
fera tirer par quelques-uns de ses satellites.
-- Mais pourquoi n'avez-vous pas fui ?
-- OÝ irais-je ? Croyez-vous qu'il y ait un endroit de la terre oÝ ne
puisse atteindre le cardinal, s'il veut se donner la peine de tendre la main
? Si j'Êtais un homme, Á la rigueur cela serait possible encore ; mais une
femme, que voulez-vous que fasse une femme ? Cette jeune pensionnaire que
vous avez ici a-t-elle essayÊ de fuir, elle ?
-- Non, c'est vrai ; mais elle, c'est autre chose, je la crois retenue
en France par quelque amour.
-- Alors, dit Milady avec un soupir, si elle aime, elle n'est pas tout
Á fait malheureuse.
-- Ainsi, dit l'abbesse en regardant Milady avec un intÊrËt croissant,
c'est encore une pauvre persÊcutÊe que je vois ?
-- HÊlas, oui " , dit Milady.
L'abbesse regarda un instant Milady avec inquiÊtude, comme si une
nouvelle pensÊe surgissait dans son esprit.
" Vous n'Ëtes pas ennemie de notre sainte foi ? dit-elle en balbutiant.
-- Moi, s'Êcria Milady, moi, protestante ! Oh ! non, j'atteste le Dieu
qui nous entend que je suis au contraire fervente catholique.
-- Alors, Madame, dit l'abbesse en souriant, rassurez-vous ; la maison
oÝ vous Ëtes ne sera pas une prison bien dure, et nous ferons tout ce qu'il
faudra pour vous faire chÊrir la captivitÊ. Il y a plus, vous trouverez ici
cette jeune femme persÊcutÊe sans doute par suite de quelque intrigue de
cour. Elle est aimable, gracieuse.
-- Comment la nommez-vous ?
-- Elle m'a ÊtÊ recommandÊe par quelqu'un de trÉs haut placÊ, sous le
nom de Ketty. Je n'ai pas cherchÊ Á savoir son autre nom.
-- Ketty ! s'Êcria Milady ; quoi ! vous Ëtes sÙre ?...
-- Qu'elle se fait appeler ainsi ? Oui, Madame, la connaÏtriez-vous ? "
Milady sourit Á elle-mËme et Á l'idÊe qui lui Êtait venue que cette
jeune femme pouvait Ëtre son ancienne camÊriÉre. Il se mËlait au souvenir de
cette jeune fille un souvenir de colÉre, et un dÊsir de vengeance avait
bouleversÊ les traits de Milady, qui reprirent au reste presque aussitÆt
l'expression calme et bienveillante que cette femme aux cent visages leur
avait momentanÊment fait perdre.
" Et quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle je me sens
dÊjÁ une si grande sympathie ? demanda Milady.
-- Mais, ce soir, dit l'abbesse, dans la journÊe mËme. Mais vous
voyagez depuis quatre jours, m'avez-vous dit vous-mËme ; ce matin vous vous
Ëtes levÊe Á cinq heures, vous devez avoir besoin de repos. Couchez-vous et
dormez, Á l'heure du dÏner nous vous rÊveillerons. "
Quoique Milady eÙt trÉs bien pu se passer de sommeil, soutenue qu'elle
Êtait par toutes les excitations qu'une aventure nouvelle faisait Êprouver Á
son coeur avide d'intrigues, elle n'en accepta pas moins l'offre de la
supÊrieure : depuis douze ou quinze jours elle avait passÊ par tant
d'Êmotions diverses que, si son corps de fer pouvait encore soutenir la
fatigue, son ×me avait besoin de repos.
Elle prit donc congÊ de l'abbesse et se coucha, doucement bercÊe par
les idÊes de vengeance auxquelles l'avait tout naturellement ramenÊe le nom
de Ketty. Elle se rappelait cette promesse presque illimitÊe que lui avait
faite le cardinal, si elle rÊussissait dans son entreprise. Elle avait
rÊussi, elle pourrait donc se venger de d'Artagnan.
Une seule chose Êpouvantait Milady, c'Êtait le souvenir de son mari, le
comte de La FÉre, qu'elle avait cru mort ou du moins expatriÊ, et qu'elle
retrouvait dans Athos, le meilleur ami de d'Artagnan.
Mais aussi, s'il Êtait l'ami de d'Artagnan, il avait dÙ lui prËter
assistance dans toutes les menÊes Á l'aide desquelles la reine avait dÊjouÊ
les projets de Son Eminence ; s'il Êtait l'ami de d'Artagnan, il Êtait
l'ennemi du cardinal ; et sans doute elle parviendrait Á l'envelopper dans
la vengeance aux replis de laquelle elle comptait Êtouffer le jeune
mousquetaire.
Toutes ces espÊrances Êtaient de douces pensÊes pour Milady ; aussi,
bercÊe par elles, s'endormit-elle bientÆt.
Elle fut rÊveillÊe par une voix douce qui retentit au pied de son lit.
Elle ouvrit les yeux, et vit l'abbesse accompagnÊe d'une jeune femme aux
cheveux blonds, au teint dÊlicat, qui fixait sur elle un regard plein d'une
bienveillante curiositÊ.
La figure de cette jeune femme lui Êtait complÉtement inconnue ; toutes
deux s'examinÉrent avec une scrupuleuse attention, tout en Êchangeant les
compliments d'usage : toutes deux Êtaient fort belles, mais de beautÊs tout
Á fait diffÊrentes. Cependant Milady sourit en reconnaissant qu'elle
l'emportait de beaucoup sur la jeune femme en grand air et en faÚons
aristocratiques. Il est vrai que l'habit de novice que portait la jeune
femme n'Êtait pas trÉs avantageux pour soutenir une lutte de ce genre.
L'abbesse les prÊsenta l'une Á l'autre ; puis, lorsque cette formalitÊ
fut remplie, comme ses devoirs l'appelaient Á l'Êglise, elle laissa les deux
jeunes femmes seules.
La novice, voyant Milady couchÊe, voulait suivre la supÊrieure, mais
Milady la retint.
" Comment, Madame, lui dit-elle, Á peine vous ai-je aperÚue et vous
voulez dÊjÁ me priver de votre prÊsence, sur laquelle je comptais cependant
un peu, je vous l'avoue, pour le temps que j'ai Á passer ici ?
-- Non, Madame, rÊpondit la novice, seulement je craignais d'avoir mal
choisi mon temps : vous dormiez, vous Ëtes fatiguÊe.
-- Eh bien, dit Milady, que peuvent demander les gens qui dorment ? un
bon rÊveil. Ce rÊveil, vous me l'avez donnÊ ; laissez-moi en jouir tout Á
mon aise. "
Et lui prenant la main, elle l'attira sur un fauteuil qui Êtait prÉs de
son lit.
La novice s'assit.
" Mon Dieu ! dit-elle, que je suis malheureuse ! voilÁ six mois que je
suis ici, sans l'ombre d'une distraction, vous arrivez, votre prÊsence
allait Ëtre pour moi une compagnie charmante, et voilÁ que, selon toute
probabilitÊ, d'un moment Á l'autre je vais quitter le couvent !
-- Comment ! dit Milady, vous sortez bientÆt ?
-- Du moins je l'espÉre, dit la novice avec une expression de joie
qu'elle ne cherchait pas le moins du monde Á dÊguiser.
-- Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part du
cardinal, continua Milady ; c'eÙt ÊtÊ un motif de plus de sympathie entre
nous.
-- Ce que m'a dit notre bonne mÉre est donc la vÊritÊ, que vous Êtiez
aussi une victime de ce mÊchant cardinal ?
-- Chut ! dit Milady, mËme ici ne parlons pas ainsi de lui ; tous mes
malheurs viennent d'avoir dit Á peu prÉs ce que vous venez de dire, devant
une femme que je croyais mon amie et qui m'a trahie. Et vous Ëtes aussi,
vous, la victime d'une trahison ?
-- Non, dit la novice, mais de mon dÊvouement Á une femme que j'aimais,
pour qui j'eusse donnÊ ma vie, pour qui je la donnerais encore.
-- Et qui vous a abandonnÊe, c'est cela !
-- J'ai ÊtÊ assez injuste pour le croire, mais depuis deux ou trois
jours j'ai acquis la preuve du contraire, et j'en remercie Dieu ; il
m'aurait coÙtÊ de croire qu'elle m'avait oubliÊe. Mais vous, Madame,
continua la novice, il me semble que vous Ëtes libre, et que si vous vouliez
fuir, il ne tiendrait qu'Á vous.
-- OÝ voulez-vous que j'aille, sans amis, sans argent, dans une partie
de la France que je ne connais pas, oÝ je ne suis jamais venue ?...
-- Oh ! s'Êcria la novice, quant Á des amis, vous en aurez partout oÝ
vous vous montrerez, vous paraissez si bonne et vous Ëtes si belle !
-- Cela n'empËche pas, reprit Milady en adoucissant son sourire de
maniÉre Á lui donner une expression angÊlique, que je suis seule et
persÊcutÊe.
-- Ecoutez, dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le Ciel,
voyez- vous ; il vient toujours un moment oÝ le bien que l'on a fait plaide
votre cause devant Dieu, et, tenez, peut-Ëtre est-ce un bonheur pour vous,
tout humble et sans pouvoir que je suis, que vous m'ayez rencontrÊe : car,
si je sors d'ici, Eh bien, j'aurai quelques amis puissants, qui, aprÉs
s'Ëtre mis en campagne pour moi, pourront aussi se mettre en campagne pour
vous.
-- Oh ! quand j'ai dit que j'Êtais seule, dit Milady, espÊrant faire
parler la novice en parlant d'elle-mËme, ce n'est pas faute d'avoir aussi
quelques connaissances haut placÊes ; mais ces connaissances tremblent
elles-mËmes devant le cardinal : la reine elle-mËme n'ose pas soutenir
contre le terrible ministre ; j'ai la preuve que Sa MajestÊ, malgrÊ son
excellent coeur, a plus d'une fois ÊtÊ obligÊe d'abandonner Á la colÉre de
Son Eminence les personnes qui l'avaient servie.
-- Croyez-moi, Madame, la reine peut avoir l'air d'avoir abandonnÊ ces
personnes-lÁ ; mais il ne faut pas en croire l'apparence : plus elles sont
persÊcutÊes, plus elle pense Á elles, et souvent, au moment oÝ elles y
pensent le moins, elles ont la preuve d'un bon souvenir.
-- HÊlas ! dit Milady, je le crois : la reine est si bonne.
-- Oh ! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, que vous
parlez d'elle ainsi ! s'Êcria la novice avec enthousiasme.
-- C'est-Á-dire, reprit Milady, poussÊe dans ses retranchements,
qu'elle, personnellement, je n'ai pas l'honneur de la connaÏtre ; mais je
connais bon nombre de ses amis les plus intimes : je connais M. de Putange ;
j'ai connu en Angleterre M. Dujart ; je connais M. de TrÊville .
-- M. de TrÊville ! s'Êcria la novice, vous connaissez M. de TrÊville ?
-- Oui, parfaitement, beaucoup mËme.
-- Le capitaine des mousquetaires du roi ?
-- Le capitaine des mousquetaires du roi.
-- Oh ! mais vous allez voir, s'Êcria la novice, que tout Á l'heure
nous allons Ëtre des connaissances achevÊes, presque des amies ; si vous
connaissez M. de TrÊville, vous avez dÙ aller chez lui ?
-- Souvent ! dit Milady, qui, entrÊe dans cette voie, et s'apercevant
que le mensonge rÊussissait, voulait le pousser jusqu'au bout.
-- Chez lui, vous avez dÙ voir quelques-uns de ses mousquetaires ?
-- Tous ceux qu'il reÚoit habituellement ! rÊpondit Milady, pour
laquelle cette conversation commenÚait Á prendre un intÊrËt rÊel.
-- Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez, et vous verrez
qu'ils seront de mes amis.
-- Mais, dit Milady embarrassÊe, je connais M. de Louvigny, M. de
Courtivron, M. de FÊrussac. "
La novice la laissa dire ; puis, voyant qu'elle s'arrËtait :
" Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommÊ Athos ? "
Milady devint aussi p×le que les draps dans lesquels elle Êtait
couchÊe, et, si maÏtresse qu'elle fÙt d'elle-mËme, ne put s'empËcher de
pousser un cri en saisissant la main de son interlocutrice et en la dÊvorant
du regard.
" Quoi ! qu'avez-vous ? Oh ! mon Dieu ! demanda cette pauvre femme,
ai-je donc dit quelque chose qui vous ait blessÊe ?
-- Non, mais ce nom m'a frappÊe, parce que, moi aussi, j'ai connu ce
gentilhomme, et qu'il me paraÏt Êtrange de trouver quelqu'un qui le
connaisse beaucoup.
-- Oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup ! non seulement lui, mais encore ses
amis : MM. Porthos et Aramis !
-- En vÊritÊ ! eux aussi je les connais ! s'Êcria Milady, qui sentit le
froid pÊnÊtrer jusqu'Á son coeur.
-- Eh bien, si vous les connaissez, vous devez savoir qu'ils sont bons
et francs compagnons ; que ne vous adressez-vous Á eux, si vous avez besoin
d'appui ?
-- C'est-Á-dire, balbutia Milady, je ne suis liÊe rÊellement avec aucun
d'eux ; je les connais pour en avoir beaucoup entendu parler par un de leurs
amis, M. d'Artagnan.
-- Vous connaissez M. d'Artagnan ! " s'Êcria la novice Á son tour, en
saisissant la main de Milady et en la dÊvorant des yeux.
Puis, remarquant l'Êtrange expression du regard de Milady :
" Pardon, Madame, dit-elle, vous le connaissez, Á quel titre ?
-- Mais, reprit Milady embarrassÊe, mais Á titre d'ami.
-- Vous me trompez, Madame, dit la novice ; vous avez ÊtÊ sa maÏtresse.
-- C'est vous qui l'avez ÊtÊ, Madame, s'Êcria Milady Á son tour.
-- Moi ! dit la novice.
-- Oui, vous ; je vous connais maintenant : vous Ëtes Madame Bonacieux.
"
La jeune femme se recula, pleine de surprise et de terreur.
" Oh ! ne niez pas ! rÊpondez, reprit Milady.
-- Eh bien, oui, Madame ! je l'aime, dit la novice sommes-nous rivales
? "
La figure de Milady s'illumina d'un feu tellement sauvage que, dans
toute autre circonstance, Mme Bonacieux se fÙt enfuie d'Êpouvante ; mais
elle Êtait toute Á sa jalousie.
" Voyons, dites, Madame, reprit Mme Bonacieux avec une Ênergie dont on
l'eÙt crue incapable, avez-vous ÊtÊ ou Ëtes-vous sa maÏtresse ?
-- Oh ! non ! s'Êcria Milady avec un accent qui n'admettait pas le
doute sur sa vÊritÊ, jamais ! jamais !
-- Je vous crois, dit Mme Bonacieux ; mais pourquoi donc alors vous
Ëtes-vous ÊcriÊe ainsi ?
-- Comment, vous ne comprenez pas ! dit Milady, qui Êtait dÊjÁ remise
de son trouble, et qui avait retrouvÊ toute sa prÊsence d'esprit.
-- Comment voulez-vous que je comprenne ? je ne sais rien.
-- Vous ne comprenez pas que M. d'Artagnan Êtant mon ami, il m'avait
prise pour confidente ?
-- Vraiment !
-- Vous ne comprenez pas que je sais tout, votre enlÉvement de la
petite maison de Saint-Germain, son dÊsespoir, celui de ses amis, leurs
recherches inutiles depuis ce moment ! Et comment ne voulez-vous pas que je
m'en Êtonne, quand, sans m'en douter, je me trouve en face de vous, de vous
dont nous avons parlÊ si souvent ensemble, de vous qu'il aime de toute la
force de son ×me, de vous qu'il m'avait fait aimer avant que je vous eusse
vue ? Ah ! chÉre Constance, je vous trouve donc, je vous vois donc enfin ! "
Et Milady tendit ses bras Á Mme Bonacieux, qui, convaincue par ce
qu'elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette femme, qu'un instant
auparavant elle avait crue sa rivale, qu'une amie sincÉre et dÊvouÊe.
" Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi ! s'Êcria-t-elle en se laissant
aller sur son Êpaule, je l'aime tant ! "
Ces deux femmes se tinrent un instant embrassÊes. Certes, si les forces
de Milady eussent ÊtÊ Á la hauteur de sa haine, Mme Bonacieux ne fÙt sortie
que morte de cet embrassement. Mais, ne pouvant pas l'Êtouffer, elle lui
sourit.
" O chÉre belle ! chÉre bonne petite ! dit Milady, que je suis heureuse
de vous voir ! Laissez-moi vous regarder. Et, en disant ces mots, elle la
dÊvorait effectivement du regard. Oui, c'est bien vous. Ah ! d'aprÉs ce
qu'il m'a dit, je vous reconnais Á cette heure, je vous reconnais
parfaitement. "
La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se passait
d'affreusement cruel derriÉre le rempart de ce front pur, derriÉre ces yeux
si brillants oÝ elle ne lisait que de l'intÊrËt et de la compassion.
" Alors vous savez ce que j'ai souffert, dit Mme Bonacieux, puisqu'il
vous a dit ce qu'il souffrait ; mais souffrir pour lui, c'est du bonheur. "
Milady reprit machinalement :
" Oui, c'est du bonheur. "
Elle pensait Á autre chose.
" Et puis, continua Mme Bonacieux, mon supplice touche Á son terme ;
demain, ce soir peut-Ëtre, je le reverrai, et alors le passÊ n'existera
plus.
-- Ce soir ? demain ? s'Êcria Milady tirÊe de sa rËverie par ces
paroles, que voulez-vous dire ? Attendez-vous quelque nouvelle de lui ?
-- Je l'attends lui-mËme.
-- Lui-mËme ; d'Artagnan, ici !
-- Lui-mËme.
-- Mais, c'est impossible ! il est au siÉge de La Rochelle avec le
cardinal ; il ne reviendra Á Paris qu'aprÉs la prise de la ville.
-- Vous le croyez ainsi, mais est-ce qu'il y a quelque chose
d'impossible Á mon d'Artagnan, le noble et loyal gentilhomme !
-- Oh ! je ne puis vous croire !
-- Eh bien, lisez donc ! " dit, dans l'excÉs de son orgueil et de sa
joie, la malheureuse jeune femme en prÊsentant une lettre Á Milady.
" L'Êcriture de Mme de Chevreuse ! se dit en elle-mËme Milady. Ah !
j'Êtais bien sÙre qu'ils avaient des intelligences de ce cÆtÊ-lÁ ! "
Et elle lut avidement ces quelques lignes :
" Ma chÉre enfant, tenez-vous prËte ; notre ami vous verra bientÆt, et
il ne vous verra que pour vous arracher de la prison oÝ votre sÙretÊ
exigeait que vous fussiez cachÊe : prÊparez-vous donc au dÊpart et ne
dÊsespÊrez jamais de nous.
" Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et fidÉle comme
toujours, dites-lui qu'on lui est bien reconnaissant quelque part de l'avis
qu'il a donnÊ. "
" Oui, oui, dit Milady, oui, la lettre est prÊcise. Savez-vous quel est
cet avis ?
-- Non. Je me doute seulement qu'il aura prÊvenu la reine de quelque
nouvelle machination du cardinal.
-- Oui, c'est cela sans doute ! " dit Milady en rendant la lettre Á Mme
Bonacieux et en laissant retomber sa tËte pensive sur sa poitrine.
En ce moment on entendit le galop d'un cheval.
" Oh ! s'Êcria Mme Bonacieux en s'ÊlanÚant Á la fenËtre, serait-ce dÊjÁ
lui ? "
Milady Êtait restÊe dans son lit, pÊtrifiÊe par la surprise ; tant de
choses inattendues lui arrivaient tout Á coup, que pour la premiÉre fois la
tËte lui manquait.
" Lui ! lui ! murmura-t-elle, serait-ce lui ? "
Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.
" HÊlas, non ! dit Mme Bonacieux, c'est un homme que je ne connais pas,
et qui cependant a l'air de venir ici ; oui, il ralentit sa course, il
s'arrËte Á la porte, il sonne. "
Milady sauta hors de son lit.
" Vous Ëtes bien sÙre que ce n'est pas lui ? dit-elle.
-- Oh ! oui, bien sÙre !
-- Vous avez peut-Ëtre mal vu.
-- Oh ! je verrais la plume de son feutre, le bout de son manteau, que
je le reconnaÏtrais, lui ! "
Milady s'habillait toujours.
" N'importe ! cet homme vient ici, dites-vous ?
-- Oui, il est entrÊ.
-- C'est ou pour vous ou pour moi.
-- Oh ! mon Dieu, comme vous semblez agitÊe !
-- Oui, je l'avoue, je n'ai pas votre confiance, je crains tout du
cardinal.
-- Chut ! dit Mme Bonacieux, on vient ! "
Effectivement, la porte s'ouvrit, et la supÊrieure entra.
" Est-ce vous qui arrivez de Boulogne ? demanda-t-elle Á Milady.
-- Oui, c'est moi, rÊpondit celle-ci, et, t×chant de ressaisir son
sang- froid, qui me demande ?
-- Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient de la part du
cardinal.
-- Et qui veut me parler ? demanda Milady.
-- Qui veut parler Á une dame arrivant de Boulogne.
-- Alors faites entrer, Madame, je vous prie.
-- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Mme Bonacieux, serait-ce quelque
mauvaise nouvelle ?
-- J'en ai peur.
-- Je vous laisse avec cet Êtranger, mais aussitÆt son dÊpart, si vous
le permettez, je reviendrai.
-- Comment donc ! je vous en prie. "
La supÊrieure et Mme Bonacieux sortirent.
Milady resta seule, les yeux fixÊs sur la porte ; un instant aprÉs on
entendit le bruit d'Êperons qui retentissaient sur les escaliers, puis les
pas se rapprochÉrent, puis la porte s'ouvrit, et un homme parut.
Milady jeta un cri de joie : cet homme c'Êtait le comte de Rochefort,
l'×me damnÊe de Son Eminence.
CHAPITRE LXII. DEUX VARIETES DE DEMONS
" Ah ! s'ÊcriÉrent ensemble Rochefort et Milady, c'est vous !
-- Oui, c'est moi.
-- Et vous arrivez... ? demanda Milady.
-- De La Rochelle, et vous ?
-- D'Angleterre.
-- Buckingham ?
-- Mort ou blessÊ dangereusement ; comme je partais sans avoir rien pu
obtenir de lui, un fanatique venait de l'assassiner.
-- Ah ! fit Rochefort avec un sourire, voilÁ un hasard bien heureux !
et qui satisfera Son Eminence ! L'avez-vous prÊvenue ?
-- Je lui ai Êcrit de Boulogne. Mais comment Ëtes-vous ici ?
-- Son Eminence, inquiÉte, m'a envoyÊ Á votre recherche.
-- Je suis arrivÊe d'hier seulement.
-- Et qu'avez-vous fait depuis hier ?
-- Je n'ai pas perdu mon temps.
-- Oh ! je m'en doute bien !
-- Savez-vous qui j'ai rencontrÊ ici ?
-- Non.
-- Devinez.
-- Comment voulez-vous ?...
-- Cette jeune femme que la reine a tirÊe de prison.
-- La maÏtresse du petit d'Artagnan ?
-- Oui, Mme Bonacieux, dont le cardinal ignorait la retraite.
-- Eh bien, dit Rochefort, voilÁ encore un hasard qui peut aller de
pair avec l'autre ; M. le cardinal est en vÊritÊ un homme privilÊgiÊ.
-- Comprenez-vous mon Êtonnement, continua Milady, quand je me suis
trouvÊe face Á face avec cette femme ?
-- Vous connaÏt-elle ?
-- Non.
-- Alors elle vous regarde comme une ÊtrangÉre ? "
Milady sourit.
" Je suis sa meilleure amie !
-- Sur mon honneur, dit Rochefort, il n'y a que vous, ma chÉre
Comtesse, pour faire de ces miracles-lÁ.
-- Et bien m'en a pris, chevalier, dit Milady, car savez-vous ce qui se
passe ?
-- Non.
-- On va la venir chercher demain ou aprÉs-demain avec un ordre de la
reine.
-- Vraiment ? et qui cela ?
-- D'Artagnan et ses amis.
-- En vÊritÊ ils en feront tant, que nous serons obligÊs de les envoyer
Á la Bastille.
-- Pourquoi n'est-ce point dÊjÁ fait ?
-- Que voulez-vous ! parce que M. le cardinal a pour ces hommes une
faiblesse que je ne comprends pas.
-- Vraiment ?
-- Oui.
-- Eh bien, dites-lui ceci, Rochefort : dites-lui que notre
conversation Á l'auberge du Colombier-Rouge a ÊtÊ entendue par ces quatre
hommes ; dites-lui qu'aprÉs son dÊpart l'un d'eux est montÊ et m'a arrachÊ
par violence le sauf-conduit qu'il m'avait donnÊ ; dites-lui qu'ils avaient
fait prÊvenir Lord de Winter de mon passage en Angleterre ; que, cette fois
encore, ils ont failli faire Êchouer ma mission, comme ils ont fait Êchouer
celle des ferrets ; dites-lui que parmi ces quatre hommes, deux seulement
sont Á craindre, d'Artagnan et Athos ; dites-lui que le troisiÉme, Aramis,
est l'amant de Mme de Chevreuse : il faut laisser vivre celui-lÁ, on sait
son secret, il peut Ëtre utile ; quant au quatriÉme, Porthos, c'est un sot,
un fat et un niais, qu'il ne s'en occupe mËme pas.
-- Mais ces quatre hommes doivent Ëtre Á cette heure au siÉge de La
Rochelle.
-- Je le croyais comme vous ; mais une lettre que Mme Bonacieux a reÚue
de Mme de Chevreuse, et qu'elle a eu l'imprudence de me communiquer, me
porte Á croire que ces quatre hommes au contraire sont en campagne pour la
venir enlever.
-- Diable ! comment faire ?
-- Que vous a dit le cardinal Á mon Êgard ?
-- De prendre vos dÊpËches Êcrites ou verbales, de revenir en poste,
et, quand il saura ce que vous avez fait, il avisera Á ce que vous devez
faire.
-- Je dois donc rester ici ? demanda Milady.
-- Ici ou dans les environs.
-- Vous ne pouvez m'emmener avec vous ?
-- Non, l'ordre est formel : aux environs du camp, vous pourriez Ëtre
reconnue, et votre prÊsence, vous le comprenez, compromettrait Son Eminence,
surtout aprÉs ce qui vient de se passer lÁ-bas. Seulement, dites-moi
d'avance oÝ vous attendrez des nouvelles du cardinal, que je sache toujours
oÝ vous retrouver.
-- Ecoutez, il est probable que je ne pourrai rester ici.
-- Pourquoi ?
-- Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d'un moment Á l'autre.
-- C'est vrai ; mais alors cette petite femme va Êchapper Á Son
Eminence ?
-- Bah ! dit Milady avec un sourire qui n'appartenait qu'Á elle, vous
oubliez que je suis sa meilleure amie.
-- Ah ! c'est vrai ! je puis donc dire au cardinal, Á l'endroit de
cette femme...
-- Qu'il soit tranquille.
-- VoilÁ tout ?
-- Il saura ce que cela veut dire.
-- Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-je faire ?
-- Repartir Á l'instant mËme ; il me semble que les nouvelles que vous
reportez valent bien la peine que l'on fasse diligence.
-- Ma chaise s'est cassÊe en entrant Á Lillers.
-- A merveille !
-- Comment, Á merveille ?
-- Oui, j'ai besoin de votre chaise, moi, dit la comtesse.
-- Et comment partirai-je, alors ?
-- A franc Êtrier.
-- Vous en parlez bien Á votre aise, cent quatre-vingts lieues.
-- Qu'est-ce que cela ?
-- On les fera. AprÉs ?
-- AprÉs : en passant Á Lillers, vous me renvoyez la chaise avec ordre
Á votre domestique de se mettre Á ma disposition.
-- Bien.
-- Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal ?
-- J'ai mon plein pouvoir.
-- Vous le montrez Á l'abbesse, et vous dites qu'on viendra me
chercher, soit aujourd'hui, soit demain, et que j'aurai Á suivre la personne
qui se prÊsentera en votre nom.
-- TrÉs bien !
-- N'oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi Á l'abbesse.
-- A quoi bon ?
-- Je suis une victime du cardinal. Il faut bien que j'inspire de la
confiance Á cette pauvre petite Mme Bonacieux.
-- C'est juste. Maintenant voulez-vous me faire un rapport de tout ce
qui est arrivÊ ?
-- Mais je vous ai racontÊ les ÊvÊnements, vous avez bonne mÊmoire,
rÊpÊtez les choses comme je vous les ai dites, un papier se perd.
-- Vous avez raison ; seulement que je sache oÝ vous retrouver, que je
n'aille pas courir inutilement dans les environs.
-- C'est juste, attendez.
-- Voulez-vous une carte ?
-- Oh ! je connais ce pays Á merveille.
-- Vous ? quand donc y Ëtes-vous venue ?
-- J'y ai ÊtÊ ÊlevÊe.
-- Vraiment ?
-- C'est bon Á quelque chose, vous le voyez, que d'avoir ÊtÊ ÊlevÊe
quelque part.
-- Vous m'attendrez donc... ?
-- Laissez-moi rÊflÊchir un instant ; eh ! tenez, Á ArmentiÉres.
-- Qu'est-ce que cela, ArmentiÉres ?
-- Une petite ville sur la Lys ! je n'aurai qu'Á traverser la riviÉre
et je suis en pays Êtranger.
-- A merveille ! mais il est bien entendu que vous ne traverserez la
riviÉre qu'en cas de danger.
-- C'est bien entendu.
-- Et, dans ce cas, comment saurai-je oÝ vous Ëtes ?
-- Vous n'avez pas besoin de votre laquais ?
-- Non.
-- C'est un homme sÙr ?
-- A l'Êpreuve.
-- Donnez-le-moi ; personne ne le connaÏt, je le laisse Á l'endroit que
je quitte, et il vous conduit oÝ je suis.
-- Et vous dites que vous m'attendez Á ArgentiÉres ?
-- A ArmentiÉres, rÊpondit Milady.
-- Ecrivez-moi ce nom-lÁ sur un morceau de papier, de peur que je
l'oublie ; ce n'est pas compromettant, un nom de ville, n'est-ce pas ?
-- Eh, qui sait ? N'importe, dit Milady en Êcrivant le nom sur une
demi- feuille de papier, je me compromets.
-- Bien ! dit Rochefort en prenant des mains de Milady le papier, qu'il
plia et qu'il enfonÚa dans la coiffe de son feutre ; d'ailleurs, soyez
tranquille, je vais faire comme les enfants, et, dans le cas oÝ je perdrais
ce papier, rÊpÊter le nom tout le long de la route. Maintenant est-ce tout ?
-- Je le crois.
-- Cherchons bien : Buckingham mort ou griÉvement blessÊ ; votre
entretien avec le cardinal entendu des quatre mousquetaires ; Lord de Winter
prÊvenu de votre arrivÊe Á Portsmouth ; d'Artagnan et Athos Á la Bastille ;
Aramis l'amant de Mme de Chevreuse ; Porthos un fat ; Mme Bonacieux
retrouvÊe ; vous envoyer la chaise le plus tÆt possible ; mettre mon laquais
Á votre disposition ; faire de vous une victime du cardinal, pour que
l'abbesse ne prenne aucun soupÚon ; ArmentiÉres sur les bords de la Lys.
Est-ce cela ?
-- En vÊritÊ, mon cher chevalier, vous Ëtes un miracle de mÊmoire. A
propos, ajoutez une chose...
-- Laquelle ?
-- J'ai vu de trÉs jolis bois qui doivent toucher au jardin du couvent,
dites qu'il m'est permis de me promener dans ces bois ; qui sait ? j'aurai
peut-Ëtre besoin de sortir par une porte de derriÉre.
-- Vous pensez Á tout.
-- Et vous, vous oubliez une chose...
-- Laquelle ?
-- C'est de me demander si j'ai besoin d'argent.
-- C'est juste, combien voulez-vous ?
-- Tout ce que vous aurez d'or.
-- J'ai cinq cents pistoles Á peu prÉs.
-- J'en ai autant : avec mille pistoles on fait face Á tout ; videz vos
poches.
-- VoilÁ, Comtesse.
-- Bien, mon cher Comte ! et vous partez... ?
-- Dans une heure ; le temps de manger un morceau, pendant lequel
j'enverrai chercher un cheval de poste.
-- A merveille ! Adieu, Chevalier !
-- Adieu, Comtesse.
-- Recommandez-moi au cardinal, dit Milady.
-- Recommandez-moi Á Satan " , rÊpliqua Rochefort.
Milady et Rochefort ÊchangÉrent un sourire et se sÊparÉrent.
Une heure aprÉs, Rochefort partit au grand galop de son cheval ; cinq
heures aprÉs il passait Á Arras.
Nos lecteurs savent dÊjÁ comment il avait ÊtÊ reconnu par d'Artagnan,
et comment cette reconnaissance, en inspirant des craintes aux quatre
mousquetaires, avait donnÊ une nouvelle activitÊ Á leur voyage.
CHAPITRE LXIII. UNE GOUTTE D'EAU
A peine Rochefort fut-il sorti, que Mme Bonacieux rentra. Elle trouva
Milady le visage riant.
" Eh bien, dit la jeune femme, ce que vous craigniez est donc arrivÊ ;
ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre ?
-- Qui vous a dit cela, mon enfant ? demanda Milady.
-- Je l'ai entendu de la bouche mËme du messager.
-- Venez vous asseoir ici prÉs de moi, dit Milady.
-- Me voici.
-- Attendez que je m'assure si personne ne nous Êcoute.
-- Pourquoi toutes ces prÊcautions ?
-- Vous allez le savoir. "
Milady se leva et alla Á la porte, l'ouvrit, regarda dans le corridor,
et revint se rasseoir prÉs de Mme Bonacieux.
" Alors, dit-elle, il a bien jouÊ son rÆle.
-- Qui cela ?
-- Celui qui s'est prÊsentÊ Á l'abbesse comme l'envoyÊ du cardinal.
-- C'Êtait donc un rÆle qu'il jouait ?
-- Oui, mon enfant.
-- Cet homme n'est donc pas...
-- Cet homme, dit Milady en baissant la voix, c'est mon frÉre.
-- Votre frÉre ! s'Êcria Mme Bonacieux.
-- Eh bien, il n'y a que vous qui sachiez ce secret, mon enfant ; si
vous le confiez Á qui que ce soit au monde, je serai perdue, et vous aussi
peut-Ëtre.
-- Oh ! mon Dieu !
-- Ecoutez, voici ce qui se passe : mon frÉre, qui venait Á mon secours
pour m'enlever ici de force, s'il le fallait, a rencontrÊ l'Êmissaire du
cardinal qui venait me chercher ; il l'a suivi. ArrivÊ Á un endroit du
chemin solitaire et ÊcartÊ, il a mis l'ÊpÊe Á la main en sommant le messager
de lui remettre les papiers dont il Êtait porteur ; le messager a voulu se
dÊfendre, mon frÉre l'a tuÊ.
-- Oh ! fit Mme Bonacieux en frissonnant.
-- C'Êtait le seul moyen, songez-y. Alors mon frÉre a rÊsolu de
substituer la ruse Á la force : il a pris les papiers, il s'est prÊsentÊ ici
comme l'Êmissaire du cardinal lui-mËme, et dans une heure ou deux, une
voiture doit venir me prendre de la part de Son Eminence.
-- Je comprends ; cette voiture, c'est votre frÉre qui vous l'envoie.
-- Justement ; mais ce n'est pas tout : cette lettre que vous avez
reÚue, et que vous croyez de Mme Chevreuse...
-- Eh bien ?
-- Elle est fausse.
-- Comment cela ?
-- Oui, fausse : c'est un piÉge pour que vous ne fassiez pas de
rÊsistance quand on viendra vous chercher.
-- Mais c'est d'Artagnan qui viendra.
-- DÊtrompez-vous, d'Artagnan et ses amis sont retenus au siÉge de La
Rochelle.
-- Comment savez-vous cela ?
-- Mon frÉre a rencontrÊ des Êmissaires du cardinal en habits de
mousquetaires. On vous aurait appelÊe Á la porte, vous auriez cru avoir
affaire Á des amis, on vous enlevait et on vous ramenait Á Paris.
-- Oh ! mon Dieu ! ma tËte se perd au milieu de ce chaos d'iniquitÊs.
Je sens que si cela durait, continua Mme Bonacieux en portant ses mains Á
son front, je deviendrais folle !
-- Attendez...
-- Quoi ?
-- J'entends le pas d'un cheval, c'est celui de mon frÉre qui repart ;
je veux lui dire un dernier adieu, venez. "
Milady ouvrit la fenËtre et fit signe Á Mme Bonacieux de l'y rejoindre.
La jeune femme y alla.
Rochefort passait au galop.
" Adieu, frÉre " , s'Êcria Milady.
Le chevalier leva la tËte, vit les deux jeunes femmes, et, tout
courant, fit Á Milady un signe amical de la main.
" Ce bon Georges ! " dit-elle en refermant la fenËtre avec une
expression de visage pleine d'affection et de mÊlancolie.
Et elle revint s'asseoir Á sa place, comme si elle eÙt ÊtÊ plongÊe dans
des rÊflexions toutes personnelles.
" ChÉre dame ! dit Mme Bonacieux, pardon de vous interrompre ! mais que
me conseillez-vous de faire ? mon Dieu ! Vous avez plus d'expÊrience que
moi, parlez, je vous Êcoute.
-- D'abord, dit Milady, il se peut que je me trompe et que d'Artagnan
et ses amis viennent vÊritablement Á votre secours.
-- Oh ! c'eÙt ÊtÊ trop beau ! s'Êcria Mme Bonacieux, et tant de bonheur
n'est pas fait pour moi !
-- Alors, vous comprenez ; ce serait tout simplement une question de
temps, une espÉce de course Á qui arrivera le premier. Si ce sont vos amis
qui l'emportent en rapiditÊ, vous Ëtes sauvÊe ; si ce sont les satellites du
cardinal, vous Ëtes perdue.
-- Oh ! oui, oui, perdue sans misÊricorde ! Que faire donc ? que faire
?
-- Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel...
-- Lequel, dites ?
-- Ce serait d'attendre, cachÊe dans les environs, et de s'assurer
ainsi quels sont les hommes qui viendront vous demander.
-- Mais oÝ attendre ?
-- Oh ! ceci n'est point une question : moi-mËme je m'arrËte et je me
cache Á quelques lieues d'ici en attendant que mon frÉre vienne me rejoindre
; Eh bien, je vous emmÉne avec moi, nous nous cachons et nous attendons
ensemble.
-- Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque prisonniÉre.
-- Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal, on ne vous
croira pas trÉs pressÊe de me suivre.
-- Eh bien ?
-- Eh bien, la voiture est Á la porte, vous me dites adieu, vous montez
sur le marchepied pour me serrer dans vos bras une derniÉre fois ; le
domestique de mon frÉre qui vient me prendre est prÊvenu, il fait un signe
au postillon, et nous partons au galop.
-- Mais d'Artagnan, d'Artagnan, s'il vient ?
-- Ne le saurons-nous pas ?
-- Comment ?
-- Rien de plus facile. Nous renvoyons Á BÊthune ce domestique de mon
frÉre, Á qui, je vous l'ai dit, nous pouvons nous fier ; il prend un
dÊguisement et se loge en face du couvent : si ce sont les Êmissaires du
cardinal qui viennent, il ne bouge pas ; si c'est M. d'Artagnan et ses amis,
il les amÉne oÝ nous sommes.
-- Il les connaÏt donc ?
-- Sans doute, n'a-t-il pas vu M. d'Artagnan chez moi !
-- Oh ! oui, oui, vous avez raison ; ainsi, tout va bien, tout est pour
le mieux ; mais ne nous Êloignons pas d'ici.
-- A sept ou huit lieues tout au plus, nous nous tenons sur la
frontiÉre par exemple, et Á la premiÉre alerte, nous sortons de France.
-- Et d'ici lÁ, que faire ?
-- Attendre.
-- Mais s'ils arrivent ?
-- La voiture de mon frÉre arrivera avant eux.
-- Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre ; Á dÏner ou Á
souper, par exemple ?
-- Faites une chose.
-- Laquelle ?
-- Dites Á votre bonne supÊrieure que, pour nous quitter le moins
possible, vous lui demanderez la permission de partager mon repas.
-- Le permettra-t-elle ?
-- Quel inconvÊnient y a-t-il Á cela ?
-- Oh ! trÉs bien, de cette faÚon nous ne nous quitterons pas un
instant !
-- Eh bien, descendez chez elle pour lui faire votre demande ! Je me
sens la tËte lourde, je vais faire un tour au jardin.
-- Allez, et oÝ vous retrouverai-je ?
-- Ici, dans une heure.
-- Ici, dans une heure ; oh ! vous Ëtes bonne et je vous remercie.
-- Comment ne m'intÊresserais-je pas Á vous ? Quand vous ne seriez pas
belle et charmante, n'Ëtes-vous pas l'amie d'un de mes meilleurs amis !
-- Cher d'Artagnan, oh ! comme il vous remerciera !
-- Je l'espÉre bien. Allons ! tout est convenu, descendons.
-- Vous allez au jardin ?
-- Oui.
-- Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit.
-- A merveille ! merci. "
Et les deux femmes se quittÉrent en Êchangeant un charmant sourire.
Milady avait dit la vÊritÊ, elle avait la tËte lourde ; car ses projets
mal classÊs s'y heurtaient comme dans un chaos. Elle avait besoin d'Ëtre
seule pour mettre un peu d'ordre dans ses pensÊes. Elle voyait vaguement
dans l'avenir ; mais il lui fallait un peu de silence et de quiÊtude pour
donner Á toutes ses idÊes, encore confuses, une forme distincte, un plan
arrËtÊ.
Ce qu'il y avait de plus pressÊ, c'Êtait d'enlever Mme Bonacieux, de la
mettre en lieu de sÙretÊ, et lÁ, le cas ÊchÊant, de s'en faire un otage.
Milady commenÚait Á redouter l'issue de ce duel terrible, oÝ ses ennemis
mettaient autant de persÊvÊrance qu'elle mettait, elle, d'acharnement.
D'ailleurs elle sentait, comme on sent venir un orage, que cette issue
Êtait proche et ne pouvait manquer d'Ëtre terrible.
Le principal pour elle, comme nous l'avons dit, Êtait donc de tenir Mme
Bonacieux entre ses mains. Mme Bonacieux, c'Êtait la vie de d'Artagnan ;
c'Êtait plus que sa vie, c'Êtait celle de la femme qu'il aimait ; c'Êtait,
en cas de mauvaise fortune, un moyen de traiter et d'obtenir sÙrement de
bonnes conditions.
Or, ce point Êtait arrËtÊ : Mme Bonacieux, sans dÊfiance, la suivait ;
une fois cachÊe avec elle Á ArmentiÉres, il Êtait facile de lui faire croire
que d'Artagnan n'Êtait pas venu Á BÊthune. Dans quinze jours au plus,
Rochefort serait de retour ; pendant ces quinze jours, d'ailleurs, elle
aviserait Á ce qu'elle aurait Á faire pour se venger des quatre amis. Elle
ne s'ennuierait pas, Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe-temps
que les ÊvÊnements pussent accorder Á une femme de son caractÉre : une bonne
vengeance Á perfectionner.
Tout en rËvant, elle jetait les yeux autour d'elle et classait dans sa
tËte la topographie du jardin. Milady Êtait comme un bon gÊnÊral, qui
prÊvoit tout ensemble la victoire et la dÊfaite, et qui est tout prËt, selon
les chances de la bataille, Á marcher en avant ou Á battre en retraite.
Au bout d'une heure, elle entendit une douce voix qui l'appelait ;
c'Êtait celle de Mme Bonacieux. La bonne abbesse avait naturellement
consenti Á tout, et, pour commencer, elles allaient souper ensemble.
En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d'une voiture qui
s'arrËtait Á la porte.
" Entendez-vous ? dit-elle.
-- Oui, le roulement d'une voiture.
-- C'est celle que mon frÉre nous envoie.
-- Oh ! mon Dieu !
-- Voyons, du courage ! "
On sonna Á la porte du couvent, Milady ne s'Êtait pas trompÊe.
" Montez dans votre chambre, dit-elle Á Mme Bonacieux, vous avez bien
quelques bijoux que vous dÊsirez emporter.
-- J'ai ses lettres, dit-elle.
-- Eh bien, allez les chercher et venez me rejoindre chez moi, nous
souperons Á la h×te ; peut-Ëtre voyagerons-nous une partie de la nuit, il
faut prendre des forces.
-- Grand Dieu ! dit Mme Bonacieux en mettant la main sur sa poitrine,
le coeur m'Êtouffe, je ne puis marcher.
-- Du courage, allons, du courage ! pensez que dans un quart d'heure
vous Ëtes sauvÊe, et songez que ce que vous allez faire, c'est pour lui que
vous le faites.
-- Oh ! oui, tout pour lui. Vous m'avez rendu mon courage par un seul
mot ; allez, je vous rejoins. "
Milady monta vivement chez elle, elle y trouva le laquais de Rochefort,
et lui donna ses instructions.
Il devait attendre Á la porte ; si par hasard les mousquetaires
paraissaient, la voiture partait au galop, faisait le tour du couvent, et
allait attendre Milady Á un petit village qui Êtait situÊ de l'autre cÆtÊ du
bois. Dans ce cas, Milady traversait le jardin et gagnait le village Á pied
; nous l'avons dit dÊjÁ, Milady connaissait Á merveille cette partie de la
France.
Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les choses allaient comme il
Êtait convenu : Mme Bonacieux montait dans la voiture sous prÊtexte de lui
dire adieu, et Milady enlevait Mme Bonacieux.
Mme Bonacieux entra, et pour lui Æter tout soupÚon, si elle en avait,
Milady rÊpÊta devant elle au laquais toute la derniÉre partie de ses
instructions.
Milady fit quelques questions sur la voiture : c'Êtait une chaise
attelÊe de trois chevaux, conduite par un postillon ; le laquais de
Rochefort devait la prÊcÊder en courrier.
C'Êtait Á tort que Milady craignait que Mme Bonacieux n'eÙt des
soupÚons : la pauvre jeune femme Êtait trop pure pour soupÚonner dans une
autre femme une telle perfidie ; d'ailleurs le nom de la comtesse de Winter,
qu'elle avait entendu prononcer par l'abbesse, lui Êtait parfaitement
inconnu, et elle ignorait mËme qu'une femme eÙt eu une part si grande et si
fatale aux malheurs de sa vie.
" Vous le voyez, dit Milady, lorsque le laquais fut sorti, tout est
prËt. L'abbesse ne se doute de rien et croit qu'on me vient chercher de la
part du cardinal. Cet homme va donner les derniers ordres ; prenez la
moindre chose, buvez un doigt de vin et partons.
-- Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui, partons. "
Milady lui fit signe de s'asseoir devant elle, lui versa un petit verre
de vin d'Espagne et lui servit un blanc de poulet.
" Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas : voici la nuit qui
vient ; au point du jour nous serons arrivÊes dans notre retraite, et nul ne
pourra se douter oÝ nous sommes. Voyons, du courage, prenez quelque chose. "
Mme Bonacieux mangea machinalement quelques bouchÊes et trempa ses
lÉvres dans son verre.
" Allons donc, allons donc, dit Milady portant le sien Á ses lÉvres,
faites comme moi. "
Mais au moment oÝ elle l'approchait de sa bouche, sa main resta
suspendue : elle venait d'entendre sur la route comme le roulement lointain
d'un galop qui allait s'approchant ; puis, presque en mËme temps, il lui
sembla entendre des hennissements de chevaux.
Ce bruit la tira de sa joie comme un bruit d'orage rÊveille au milieu
d'un beau rËve ; elle p×lit et courut Á la fenËtre, tandis que Mme
Bonacieux, se levant toute tremblante, s'appuyait sur sa chaise pour ne
point tomber.
On ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop qui allait
toujours se rapprochant.
-- " Oh ! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu'est-ce que ce bruit ?
-- Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit Milady avec son sang- froid
terrible ; restez oÝ vous Ëtes, je vais vous le dire. "
Mme Bonacieux demeura debout, muette, immobile et p×le comme une
statue.
Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas Ëtre Á plus de
cent cinquante pas ; si on ne les apercevait point encore, c'est que la
route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait si distinct, qu'on eÙt
pu compter les chevaux par le bruit saccadÊ de leurs fers.
Milady regardait de toute la puissance de son attention ; il faisait
juste assez clair pour qu'elle pÙt reconnaÏtre ceux qui venaient.
Tout Á coup, au dÊtour du chemin, elle vit reluire des chapeaux
galonnÊs et flotter des plumes ; elle compta deux, puis cinq, puis huit
cavaliers ; l'un d'eux prÊcÊdait tous les autres de deux longueurs de
cheval.
Milady poussa un rugissement ÊtouffÊ. Dans celui qui tenait la tËte
elle reconnut d'Artagnan.
" Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'Êcria Mme Bonacieux, qu'y a-t-il donc ?
-- C'est l'uniforme des gardes de M. le cardinal ; pas un instant Á
perdre ! s'Êcria Milady. Fuyons, fuyons !
-- Oui, oui, fuyons " , rÊpÊta Mme Bonacieux, mais sans pouvoir faire
un pas, clouÊe qu'elle Êtait Á sa place par la terreur.
On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenËtre.
" Venez donc ! mais venez donc ! s'Êcriait Milady en essayant de
traÏner la jeune femme par le bras. Gr×ce au jardin, nous pouvons fuir
encore, j'ai la clef, mais h×tons-nous, dans cinq minutes il serait trop
tard. "
Mme Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba sur ses genoux.
Milady essaya de la soulever et de l'emporter, mais elle ne put en
venir Á bout.
En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui Á la vue des
mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatre coups de feu
retentirent.
" Une derniÉre fois, voulez-vous venir ? s'Êcria Milady.
-- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez bien que les forces me
manquent ; vous voyez bien que je ne puis marcher : fuyez seule.
-- Fuir seule ! vous laisser ici ! non, non, jamais " , s'Êcria Milady.
Tout Á coup, un Êclair livide jaillit de ses yeux, d'un bond, Êperdue,
elle courut Á la table, versa dans le verre de Mme Bonacieux le contenu d'un
chaton de bague qu'elle ouvrit avec une promptitude singuliÉre.
C'Êtait un grain rouge×tre qui se fondit aussitÆt.
Puis, prenant le verre d'une main ferme :
" Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez. "
Et elle approcha le verre des lÉvres de la jeune femme, qui but
machinalement.
" Ah ! ce n'est pas ainsi que je voulais me venger, dit Milady en
reposant avec un sourire infernal le verre sur la table, mais, ma foi ! on
fait ce qu'on peut. "
Et elle s'ÊlanÚa hors de l'appartement.
Mme Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la suivre ; elle Êtait
comme ces gens qui rËvent qu'on les poursuit et qui essayent vainement de
marcher.
Quelques minutes se passÉrent, un bruit affreux retentissait Á la porte
; Á chaque instant Mme Bonacieux s'attendait Á voir reparaÏtre Milady, qui
ne reparaissait pas.
Plusieurs fois, de terreur sans doute, la sueur monta froide Á son
front brÙlant.
Enfin elle entendit le grincement des grilles qu'on ouvrait, le bruit
des bottes et des Êperons retentit par les escaliers ; il se faisait un
grand murmure de voix qui allaient se rapprochant, et au milieu desquelles
il lui semblait entendre prononcer son nom.
Tout Á coup elle jeta un grand cri de joie et s'ÊlanÚa vers la porte,
elle avait reconnu la voix de d'Artagnan.
" D'Artagnan ! d'Artagnan ! s'Êcria-t-elle, est-ce vous ? Par ici, par
ici.
-- Constance ! Constance ! rÊpondit le jeune homme, oÝ Ëtes-vous ? mon
Dieu ! "
Au mËme moment, la porte de la cellule cÊda au choc plutÆt qu'elle ne
s'ouvrit ; plusieurs hommes se prÊcipitÉrent dans la chambre ; Mme Bonacieux
Êtait tombÊe dans un fauteuil sans pouvoir faire un mouvement.
D'Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu'il tenait Á la main, et
tomba Á genoux devant sa maÏtresse, Athos repassa le sien Á sa ceinture ;
Porthos et Aramis, qui tenaient leurs ÊpÊes nues, les remirent au fourreau.
" Oh ! d'Artagnan ! mon bien-aimÊ d'Artagnan ! tu viens donc enfin, tu
ne m'avais pas trompÊe, c'est bien toi !
-- Oui, oui, Constance ! rÊunis !
-- Oh ! elle avait beau dire que tu ne viendrais pas, j'espÊrais
sourdement ; je n'ai pas voulu fuir ; oh ! comme j'ai bien fait, comme je
suis heureuse ! "
A ce mot elle , Athos, qui s'Êtait assis tranquillement, se leva tout Á
coup.
" Elle ! qui elle ? demanda d'Artagnan.
-- Mais ma compagne ; celle qui, par amitiÊ pour moi, voulait me
soustraire Á mes persÊcuteurs ; celle qui, vous prenant pour des gardes du
cardinal, vient de s'enfuir.
-- Votre compagne, s'Êcria d'Artagnan, devenant plus p×le que le voile
blanc de sa maÏtresse, de quelle compagne voulez-vous donc parler ?
-- De celle dont la voiture Êtait Á la porte, d'une femme qui se dit
votre amie, d'Artagnan ; d'une femme Á qui vous avez tout racontÊ.
-- Son nom, son nom ! s'Êcria d'Artagnan ; mon Dieu ! ne savez-vous
donc pas son nom ?
-- Si fait, on l'a prononcÊ devant moi ;, attendez... mais c'est
Êtrange... oh ! mon Dieu ! ma tËte se trouble, je n'y vois plus.
-- A moi, mes amis, Á moi ! ses mains sont glacÊes, s'Êcria d'Artagnan,
elle se trouve mal ; grand Dieu ! elle perd connaissance ! "
Tandis que Porthos appelait au secours de toute la puissance de sa
voix, Aramis courut Á la table pour prendre un verre d'eau ; mais il
s'arrËta en voyant l'horrible altÊration du visage d'Athos, qui, debout
devant la table, les cheveux hÊrissÊs, les yeux glacÊs de stupeur, regardait
l'un des verres et semblait en proie au doute le plus horrible.
" Oh ! disait Athos, oh ! non, c'est impossible ! Dieu ne permettrait
pas un pareil crime.
-- De l'eau, de l'eau, criait d'Artagnan, de l'eau !
" pauvre femme, pauvre femme ! " murmurait Athos d'une voix brisÊe.
Mme Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de d'Artagnan.
" Elle revient Á elle ! s'Êcria le jeune homme. Oh ! mon Dieu, mon Dieu
! je te remercie !
-- Madame, dit Athos, Madame, au nom du Ciel ! Á qui ce verre vide ?
-- A moi, Monsieur... , rÊpondit la jeune femme d'une voix mourante.
-- Mais qui vous a versÊ ce vin qui Êtait dans ce verre ?
-- Elle.
-- Mais, qui donc elle ?
Ah ! je me souviens, dit Mme Bonacieux, la comtesse de Winter... "
Les quatre amis poussÉrent un seul et mËme cri, mais celui d'Athos
domina tous les autres.
En ce moment, le visage de Mme Bonacieux devint livide, une douleur
sourde la terrassa, elle tomba haletante dans les bras de Porthos et
d'Aramis.
D'Artagnan saisit les mains d'Athos avec une angoisse difficile Á
dÊcrire.
" Et quoi ! dit-il, tu crois... "
Sa voix s'Êteignit dans un sanglot.
" Je crois tout, dit Athos en se mordant les lÉvres jusqu'au sang.
-- D'Artagnan, d'Artagnan ! s'Êcria Mme Bonacieux, oÝ es-tu ? ne me
quitte pas, tu vois bien que je vais mourir. "
D'Artagnan l×cha les mains d'Athos, qu'il tenait encore entre ses mains
crispÊes, et courut Á elle.
Son visage si beau Êtait tout bouleversÊ, ses yeux vitreux n'avaient
dÊjÁ plus de regard, un tremblement convulsif agitait son corps, la sueur
coulait sur son front.
" Au nom du Ciel ! courez appeler ; Porthos, Aramis, demandez du
secours !
-- Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu'elle verse il n'y a pas de
contrepoison.
-- Oui, oui, du secours, du secours ! murmura Mme Bonacieux ; du
secours ! "
Puis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la tËte du jeune homme
entre ses deux mains, le regarda un instant comme si toute son ×me Êtait
passÊe dans son regard, et, avec un cri sanglotant, elle appuya ses lÉvres
sur les siennes.
" Constance ! Constance ! " s'Êcria d'Artagnan.
Un soupir s'Êchappa de la bouche de Mme Bonacieux, effleurant celle de
d'Artagnan ; ce soupir, c'Êtait cette ×me si chaste et si aimante qui
remontait au ciel.
D'Artagnan ne serrait plus qu'un cadavre entre ses bras.
Le jeune homme poussa un cri et tomba prÉs de sa maÏtresse, aussi p×le
et aussi glacÊ qu'elle.
Porthos pleura, Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le signe de
la croix.
En ce moment un homme parut sur la porte, presque aussi p×le que ceux
qui Êtaient dans la chambre, et regarda tout autour de lui, vit Mme
Bonacieux morte et d'Artagnan Êvanoui.
Il apparaissait juste Á cet instant de stupeur qui suit les grandes
catastrophes.
" Je ne m'Êtais pas trompÊ, dit-il, voilÁ M. d'Artagnan, et vous Ëtes
ses trois amis, MM. Athos, Porthos et Aramis. "
Ceux dont les noms venaient d'Ëtre prononcÊs regardaient l'Êtranger
avec Êtonnement, il leur semblait Á tous trois le reconnaÏtre.
" Messieurs, reprit le nouveau venu, vous Ëtes comme moi Á la recherche
d'une femme qui, ajouta-t-il avec un sourire terrible, a dÙ passer par ici,
car j'y vois un cadavre ! "
Les trois amis restÉrent muets ; seulement la voix comme le visage leur
rappelait un homme qu'ils avaient dÊjÁ vu ; cependant, ils ne pouvaient se
souvenir dans quelles circonstances.
" Messieurs, continua l'Êtranger, puisque vous ne voulez pas
reconnaÏtre un homme qui probablement vous doit la vie deux fois, il faut
bien que je me nomme ; je suis Lord de Winter, le beau-frÉre de cette femme.
"
Les trois amis jetÉrent un cri de surprise.
Athos se leva et lui tendit la main.
" Soyez le bienvenu, Milord, dit-il, vous Ëtes des nÆtres.
-- Je suis parti cinq heures aprÉs elle de Portsmouth, dit Lord de
Winter ; je suis arrivÊ trois heures aprÉs elle Á Boulogne, je l'ai manquÊe
de vingt minutes Á Saint-Omer ; enfin, Á Lillers, j'ai perdu sa trace.
J'allais au hasard, m'informant Á tout le monde, quand je vous ai vus passer
au galop ; j'ai reconnu M. d'Artagnan. Je vous ai appelÊs, vous ne m'avez
pas rÊpondu ; j'ai voulu vous suivre, mais mon cheval Êtait trop fatiguÊ
pour aller du mËme train que les vÆtres. Et cependant il paraÏt que malgrÊ
la diligence que vous avez faite, vous Ëtes encore arrivÊs trop tard !
-- Vous voyez, dit Athos en montrant Á Lord de Winter Mme Bonacieux
morte et d'Artagnan que Porthos et Aramis essayaient de rappeler Á la vie.
-- Sont-ils donc morts tous deux ? demanda froidement Lord de Winter.
-- Non, heureusement, rÊpondit Athos, M. d'Artagnan n'est qu'Êvanoui.
-- Ah ! tant mieux ! " dit Lord de Winter.
En effet, en ce moment d'Artagnan rouvrit les yeux.
Il s'arracha des bras de Porthos et d'Aramis et se jeta comme un
insensÊ sur le corps de sa maÏtresse.
Athos se leva, marcha vers son ami d'un pas lent et solennel,
l'embrassa tendrement, et, comme il Êclatait en sanglots, il lui dit de sa
voix si noble et si persuasive :
" Ami, sois homme : les femmes pleurent les morts, les hommes les
vengent !
-- Oh ! oui, dit d'Artagnan, oui ! si c'est pour la venger, je suis
prËt Á te suivre ! "
Athos profita de ce moment de force que l'espoir de la vengeance
rendait Á son malheureux ami pour faire signe Á Porthos et Á Aramis d'aller
chercher la supÊrieure.
Les deux amis la rencontrÉrent dans le corridor, encore toute troublÊe
et tout Êperdue de tant d'ÊvÊnements ; elle appela quelques religieuses,
qui, contre toutes les habitudes monastiques, se trouvÉrent en prÊsence de
cinq hommes.
" Madame, dit Athos en passant le bras de d'Artagnan sous le sien, nous
abandonnons Á vos soins pieux le corps de cette malheureuse femme. Ce fut un
ange sur la terre avant d'Ëtre un ange au ciel. Traitez- la comme une de vos
soeurs ; nous reviendrons un jour prier sur sa tombe. "
D'Artagnan cacha sa figure dans la poitrine d'Athos et Êclata en
sanglots.
" Pleure, dit Athos, pleure, coeur plein d'amour, de jeunesse et de vie
! HÊlas ! je voudrais bien pouvoir pleurer comme toi ! "
Et il entraÏna son ami, affectueux comme un pÉre, consolant comme un
prËtre, grand comme l'homme qui a beaucoup souffert.
Tous cinq, suivis de leurs valets, tenant leurs chevaux par la bride,
s'avancÉrent vers la ville de BÊthune, dont on apercevait le faubourg, et
ils s'arrËtÉrent devant la premiÉre auberge qu'ils rencontrÉrent.
" Mais, dit d'Artagnan, ne poursuivons-nous pas cette femme ?
-- Plus tard, dit Athos, j'ai des mesures Á prendre.
-- Elle nous Êchappera, reprit le jeune homme, elle nous Êchappera,
Athos, et ce sera ta faute.
-- Je rÊponds d'elle " , dit Athos.
D'Artagnan avait une telle confiance dans la parole de son ami, qu'il
baissa la tËte et entra dans l'auberge sans rien rÊpondre.
Porthos et Aramis se regardaient, ne comprenant rien Á l'assurance
d'Athos.
Lord de Winter croyait qu'il parlait ainsi pour engourdir la douleur de
d'Artagnan.
" Maintenant, Messieurs, dit Athos lorsqu'il se fut assurÊ qu'il y
avait cinq chambres de libres dans l'hÆtel, retirons-nous chacun chez soi ;
d'Artagnan a besoin d'Ëtre seul pour pleurer et vous pour dormir. Je me
charge de tout, soyez tranquilles.
-- Il me semble cependant, dit Lord de Winter, que s'il y a quelque
mesure Á prendre contre la comtesse, cela me regarde : c'est ma belle-
soeur.
-- Et moi, dit Athos, c'est ma femme. "
D'Artagnan tressaillit, car il comprit qu'Athos Êtait sÙr de sa
vengeance, puisqu'il rÊvÊlait un pareil secret ; Porthos et Aramis se
regardÉrent en p×lissant. Lord de Winter pensa qu'Athos Êtait fou.
" Retirez-vous donc, dit Athos, et laissez-moi faire. Vous voyez bien
qu'en ma qualitÊ de mari cela me regarde. Seulement, d'Artagnan, si vous ne
l'avez pas perdu, remettez-moi ce papier qui s'est ÊchappÊ du chapeau de cet
homme et sur lequel est Êcrit le nom de la ville...
-- Ah ! dit d'Artagnan, je comprends, ce nom Êcrit de sa main...
-- Tu vois bien, dit Athos, qu'il y a un Dieu dans le ciel !
CHAPITRE LXIV. L'HOMME AU MANTEAU ROUGE
Le dÊsespoir d'Athos avait fait place Á une douleur concentrÊe, qui
rendait plus lucides encore les brillantes facultÊs d'esprit de cet homme.
Tout entier Á une seule pensÊe, celle de la promesse qu'il avait faite
et de la responsabilitÊ qu'il avait prise, il se retira le dernier dans sa
chambre, pria l'hÆte de lui procurer une carte de la province, se courba
dessus, interrogea les lignes tracÊes, reconnut que quatre chemins
diffÊrents se rendaient de BÊthune Á ArmentiÉres, et fit appeler les valets.
Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se prÊsentÉrent et reÚurent les
ordres clairs, ponctuels et graves d'Athos.
Ils devaient partir au point du jour, le lendemain, et se rendre Á
ArmentiÉres, chacun par une route diffÊrente. Planchet, le plus intelligent
des quatre, devait suivre celle par laquelle avait disparu la voiture sur
laquelle les quatre amis avaient tirÊ, et qui Êtait accompagnÊe, on se le
rappelle, du domestique de Rochefort.
Athos mit les valets en campagne d'abord, parce que, depuis que ces
hommes Êtaient Á son service et Á celui de ses amis, il avait reconnu en
chacun d'eux des qualitÊs diffÊrentes et essentielles.
Puis, des valets qui interrogent inspirent aux passants moins de
dÊfiance que leurs maÏtres, et trouvent plus de sympathie chez ceux auxquels
ils s'adressent.
Enfin, Milady connaissait les maÏtres, tandis qu'elle ne connaissait
pas les valets ; au contraire, les valets connaissaient parfaitement Milady.
Tous quatre devaient se trouver rÊunis le lendemain, Á onze heures Á
l'endroit indiquÊ ; s'ils avaient dÊcouvert la retraite de Milady, trois
resteraient Á la garder, le quatriÉme reviendrait Á BÊthune pour prÊvenir
Athos et servir de guide aux quatre amis.
Ces dispositions prises, les valets se retirÉrent Á leur tour.
Athos alors se leva de sa chaise, ceignit son ÊpÊe, s'enveloppa dans
son manteau et sortit de l'hÆtel ; il Êtait dix heures Á peu prÉs. A dix
heures du soir, on le sait, en province les rues sont peu frÊquentÊes. Athos
cependant cherchait visiblement quelqu'un Á qui il pÙt adresser une
question. Enfin il rencontra un passant attardÊ, s'approcha de lui, lui dit
quelques paroles ; l'homme auquel il s'adressait recula avec terreur,
cependant il rÊpondit aux paroles du mousquetaire par une indication. Athos
offrit Á cet homme une demi-pistole pour l'accompagner, mais l'homme refusa.
Athos s'enfonÚa dans la rue que l'indicateur avait dÊsignÊe du doigt ;
mais, arrivÊ Á un carrefour, il s'arrËta de nouveau, visiblement embarrassÊ.
Cependant, comme, plus qu'aucun autre lieu, le carrefour lui offrait la
chance de rencontrer quelqu'un, il s'y arrËta. En effet, au bout d'un
instant, un veilleur de nuit passa. Athos lui rÊpÊta la mËme question qu'il
avait dÊjÁ faite Á la premiÉre personne qu'il avait rencontrÊe, le veilleur
de nuit laissa apercevoir la mËme terreur, refusa Á son tour d'accompagner
Athos, et lui montra de la main le chemin qu'il devait suivre.
Athos marcha dans la direction indiquÊe et atteignit le faubourg situÊ
Á l'extrÊmitÊ de la ville opposÊe Á celle par laquelle lui et ses compagnons
Êtaient entrÊs. LÁ il parut de nouveau inquiet et embarrassÊ, et s'arrËta
pour la troisiÉme fois.
Heureusement un mendiant passa, qui s'approcha d'Athos pour lui
demander l'aumÆne. Athos lui proposa un Êcu pour l'accompagner oÝ il allait.
Le mendiant hÊsita un instant, mais Á la vue de la piÉce d'argent qui
brillait dans l'obscuritÊ, il se dÊcida et marcha devant Athos.
ArrivÊ Á l'angle d'une rue, il lui montra de loin une petite maison
isolÊe, solitaire, triste ; Athos s'en approcha, tandis que le mendiant, qui
avait reÚu son salaire, s'en Êloignait Á toutes jambes.
Athos en fit le tour, avant de distinguer la porte au milieu de la
couleur rouge×tre dont cette maison Êtait peinte ; aucune lumiÉre ne
paraissait Á travers les gerÚures des contrevents, aucun bruit ne pouvait
faire supposer qu'elle fÙt habitÊe, elle Êtait sombre et muette comme un
tombeau.
Trois fois Athos frappa sans qu'on lui rÊpondÏt. Au troisiÉme coup
cependant des pas intÊrieurs se rapprochÉrent ; enfin la porte
s'entreb×illa, et un homme de haute taille, au teint p×le, aux cheveux et Á
la barbe noire, parut.
Athos et lui ÊchangÉrent quelques mots Á voix basse, puis l'homme Á la
haute taille fit signe au mousquetaire qu'il pouvait entrer. Athos profita Á
l'instant mËme de la permission, et la porte se referma derriÉre lui.
L'homme qu'Athos Êtait venu chercher si loin et qu'il avait trouvÊ avec
tant de peine, le fit entrer dans son laboratoire, oÝ il Êtait occupÊ Á
retenir avec des fils de fer les os cliquetants d'un squelette. Tout le
corps Êtait dÊjÁ rajustÊ : la tËte seule Êtait posÊe sur une table.
Tout le reste de l'ameublement indiquait que celui chez lequel on se
trouvait s'occupait de sciences naturelles : il y avait des bocaux pleins de
serpents, ÊtiquetÊs selon les espÉces ; des lÊzards dessÊchÊs reluisaient
comme des Êmeraudes taillÊes dans de grands cadres de bois noir ; enfin, des
bottes d'herbes sauvages, odorifÊrantes et sans doute douÊes de vertus
inconnues au vulgaire des hommes, Êtaient attachÊes au plafond et
descendaient dans les angles de l'appartement.
Du reste, pas de famille, pas de serviteurs ; l'homme Á la haute taille
habitait seul cette maison.
Athos jeta un coup d'oeil froid et indiffÊrent sur tous les objets que
nous venons de dÊcrire, et, sur l'invitation de celui qu'il venait chercher,
il s'assit prÉs de lui.
Alors il lui expliqua la cause de sa visite et le service qu'il
rÊclamait de lui ; mais Á peine eut-il exposÊ sa demande, que l'inconnu, qui
Êtait restÊ debout devant le mousquetaire, recula de terreur et refusa.
Alors Athos tira de sa poche un petit papier sur lequel Êtaient Êcrites deux
lignes accompagnÊes d'une signature et d'un sceau, et le prÊsenta Á celui
qui donnait trop prÊmaturÊment ces signes de rÊpugnance. L'homme Á la grande
taille eut Á peine lu ces deux lignes, vu la signature et reconnu le sceau,
qu'il s'inclina en signe qu'il n'avait plus aucune objection Á faire, et
qu'il Êtait prËt Á obÊir.
Athos n'en demanda pas davantage ; il se leva, salua, sortit, reprit en
s'en allant le chemin qu'il avait suivi pour venir, rentra dans l'hÆtel et
s'enferma chez lui.
Au point du jour, d'Artagnan entra dans sa chambre et demanda ce qu'il
fallait faire.
" Attendre " , rÊpondit Athos.
Quelques instants aprÉs, la supÊrieure du couvent fit prÊvenir les
mousquetaires que l'enterrement de la victime de Milady aurait lieu Á midi.
Quant Á l'empoisonneuse, on n'en avait pas eu de nouvelles ; seulement elle
avait dÙ fuir par le jardin, sur le sable duquel on avait reconnu la trace
de ses pas et dont on avait retrouvÊ la porte fermÊe ; quant Á la clÊ, elle
avait disparu.
A l'heure indiquÊe, Lord de Winter et les quatre amis se rendirent au
couvent : les cloches sonnaient Á toute volÊe, la chapelle Êtait ouverte, la
grille du choeur Êtait fermÊe. Au milieu du choeur, le corps de la victime,
revËtue de ses habits de novice, Êtait exposÊ. De chaque cÆtÊ du choeur et
derriÉre des grilles s'ouvrant sur le couvent Êtait toute la communautÊ des
carmÊlites, qui Êcoutait de lÁ le service divin et mËlait son chant au chant
des prËtres, sans voir les profanes et sans Ëtre vue d'eux.
A la porte de la chapelle, d'Artagnan sentit son courage qui fuyait de
nouveau ; il se retourna pour chercher Athos, mais Athos avait disparu.
FidÉle Á sa mission de vengeance, Athos s'Êtait fait conduire au jardin
; et lÁ, sur le sable, suivant les pas lÊgers de cette femme qui avait
laissÊ une trace sanglante partout oÝ elle avait passÊ, il s'avanÚa jusqu'Á
la porte qui donnait sur le bois, se la fit ouvrir, et s'enfonÚa dans la
forËt.
Alors tous ses doutes se confirmÉrent : le chemin par lequel la voiture
avait disparu contournait la forËt. Athos suivit le chemin quelque temps les
yeux fixÊs sur le sol ; de lÊgÉres taches de sang, qui provenaient d'une
blessure faite ou Á l'homme qui accompagnait la voiture en courrier, ou Á
l'un des chevaux, piquetaient le chemin. Au bout de trois quarts de lieue Á
peu prÉs, Á cinquante pas de Festubert, une tache de sang plus large
apparaissait ; le sol Êtait piÊtinÊ par les chevaux. Entre la forËt et cet
endroit dÊnonciateur, un peu en arriÉre de la terre ÊcorchÊe, on retrouvait
la mËme trace de petits pas que dans le jardin ; la voiture s'Êtait arrËtÊe.
En cet endroit, Milady Êtait sortie du bois et Êtait montÊe dans la
voiture.
Satisfait de cette dÊcouverte qui confirmait tous ses soupÚons, Athos
revint Á l'hÆtel et trouva Planchet qui l'attendait avec impatience.
Tout Êtait comme l'avait prÊvu Athos.
Planchet avait suivi la route, avait comme Athos remarquÊ les taches de
sang, comme Athos il avait reconnu l'endroit oÝ les chevaux s'Êtaient
arrËtÊs ; mais il avait poussÊ plus loin qu'Athos, de sorte qu'au village de
Festubert, en buvant dans une auberge, il avait, sans avoir eu besoin de
questionner, appris que la veille, Á huit heures et demie du soir, un homme
blessÊ, qui accompagnait une dame qui voyageait dans une chaise de poste,
avait ÊtÊ obligÊ de s'arrËter, ne pouvant aller plus loin. L'accident avait
ÊtÊ mis sur le compte de voleurs qui auraient arrËtÊ la chaise dans le bois.
L'homme Êtait restÊ dans le village, la femme avait relayÊ et continuÊ son
chemin.
Planchet se mit en quËte du postillon qui avait conduit la chaise, et
le retrouva. Il avait conduit la dame jusqu'Á Fromelles, et de Fromelles
elle Êtait partie pour ArmentiÉres. Planchet prit la traverse, et Á sept
heures du matin il Êtait Á ArmentiÉres.
Il n'y avait qu'un seul hÆtel, celui de la Poste. Planchet alla s'y
prÊsenter comme un laquais sans place qui cherchait une condition. Il
n'avait pas causÊ dix minutes avec les gens de l'auberge, qu'il savait
qu'une femme seule Êtait arrivÊe Á onze heures du soir, avait pris une
chambre, avait fait venir le maÏtre d'hÆtel et lui avait dit qu'elle
dÊsirerait demeurer quelque temps dans les environs.
Planchet n'avait pas besoin d'en savoir davantage. Il courut au rendez-
vous, trouva les trois laquais exacts Á leur poste, les plaÚa en sentinelles
Á toutes les issues de l'hÆtel, et vint trouver Athos, qui achevait de
recevoir les renseignements de Planchet, lorsque ses amis rentrÉrent.
Tous les visages Êtaient sombres et crispÊs, mËme le doux visage
d'Aramis.
" Que faut-il faire ? demanda d'Artagnan.
-- Attendre " , rÊpondit Athos.
Chacun se retira chez soi.
A huit heures du soir, Athos donna l'ordre de seller les chevaux, et
fit prÊvenir Lord de Winter et ses amis qu'ils eussent Á se prÊparer pour
l'expÊdition.
En un instant tous cinq furent prËts. Chacun visita ses armes et les
mit en Êtat. Athos descendit le premier et trouva d'Artagnan dÊjÁ Á cheval
et s'impatientant.
" Patience, dit Athos, il nous manque encore quelqu'un. "
Les quatre cavaliers regardÉrent autour d'eux avec Êtonnement, car ils
cherchaient inutilement dans leur esprit quel Êtait ce quelqu'un qui pouvait
leur manquer.
En ce moment Planchet amena le cheval d'Athos, le mousquetaire sauta
lÊgÉrement en selle.
" Attendez-moi, dit-il, je reviens. "
Et il partit au galop.
Un quart d'heure aprÉs, il revint effectivement accompagnÊ d'un homme
masquÊ et enveloppÊ d'un grand manteau rouge.
Lord de Winter et les trois mousquetaires s'interrogÉrent du regard.
Nul d'entre eux ne put renseigner les autres, car tous ignoraient ce
qu'Êtait cet homme. Cependant ils pensÉrent que cela devait Ëtre ainsi,
puisque la chose se faisait par l'ordre d'Athos.
A neuf heures, guidÊe par Planchet, la petite cavalcade se mit en
route, prenant le chemin qu'avait suivi la voiture.
C'Êtait un triste aspect que celui de ces six hommes courant en
silence, plongÊs chacun dans sa pensÊe, mornes comme le dÊsespoir, sombres
comme le ch×timent.
CHAPITRE LXV. LE JUGEMENT
C'Êtait une nuit orageuse et sombre, de gros nuages couraient au ciel,
voilant la clartÊ des Êtoiles ; la lune ne devait se lever qu'Á minuit.
Parfois, Á la lueur d'un Êclair qui brillait Á l'horizon, on apercevait
la route qui se dÊroulait blanche et solitaire ; puis, l'Êclair Êteint, tout
rentrait dans l'obscuritÊ.
A chaque instant, Athos invitait d'Artagnan, toujours Á la tËte de la
petite troupe, Á reprendre son rang qu'au bout d'un instant il abandonnait
de nouveau ; il n'avait qu'une pensÊe, c'Êtait d'aller en avant, et il
allait.
On traversa en silence le village de Festubert, oÝ Êtait restÊ le
domestique blessÊ, puis on longea le bois de Richebourg ; arrivÊs Á Herlies,
Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prit Á gauche.
Plusieurs fois, Lord de Winter, soit Porthos, soit Aramis, avaient
essayÊ d'adresser la parole Á l'homme au manteau rouge ; mais Á chaque
interrogation qui lui avait ÊtÊ faite, il s'Êtait inclinÊ sans rÊpondre. Les
voyageurs avaient alors compris qu'il y avait quelque raison pour que
l'inconnu gard×t le silence, et ils avaient cessÊ de lui adresser la parole.
D'ailleurs, l'orage grossissait, les Êclairs se succÊdaient rapidement,
le tonnerre commenÚait Á gronder, et le vent, prÊcurseur de l'ouragan,
sifflait dans la plaine, agitant les plumes des cavaliers.
La cavalcade prit le grand trot.
Un peu au-delÁ de Fromelles, l'orage Êclata ; on dÊploya les manteaux ;
il restait encore trois lieues Á faire : on les fit sous des torrents de
pluie.
D'Artagnan avait ÆtÊ son feutre et n'avait pas mis son manteau ; il
trouvait plaisir Á laisser ruisseler l'eau sur son front brÙlant et sur son
corps agitÊ de frissons fiÊvreux.
Au moment oÝ la petite troupe avait dÊpassÊ Goskal et allait arriver Á
la poste, un homme, abritÊ sous un arbre, se dÊtacha du tronc avec lequel il
Êtait restÊ confondu dans l'obscuritÊ, et s'avanÚa jusqu'au milieu de la
route, mettant son doigt sur ses lÉvres.
Athos reconnut Grimaud.
" Qu'y a-t-il donc ? s'Êcria d'Artagnan, aurait-elle quittÊ ArmentiÉres
? "
Grimaud fit de sa tËte un signe affirmatif. D'Artagnan grinÚa des
dents.
" Silence, d'Artagnan ! dit Athos, c'est moi qui me suis chargÊ de
tout, c'est donc Á moi d'interroger Grimaud.
-- OÝ est-elle ? " demanda Athos.
Grimaud Êtendit la main dans la direction de la Lys.
" Loin d'ici ? " demanda Athos.
Grimaud prÊsenta Á son maÏtre son index pliÊ.
" Seule ? " demanda Athos.
Grimaud fit signe que oui.
" Messieurs, dit Athos, elle est seule Á une demi-lieue d'ici, dans la
direction de la riviÉre.
-- C'est bien, dit d'Artagnan, conduis-nous, Grimaud. "
Grimaud prit Á travers champs, et servit de guide Á la cavalcade.
Au bout de cinq cents pas Á peu prÉs, on trouva un ruisseau, que l'on
traversa Á guÊ.
A la lueur d'un Êclair, on aperÚut le village d'Erquinghem.
" Est-ce lÁ ? " demanda d'Artagnan.
Grimaud secoua la tËte en signe de nÊgation.
" Silence donc ! " dit Athos.
Et la troupe continua son chemin.
Un autre Êclair brilla ; Grimaud Êtendit le bras, et Á la lueur
bleu×tre du serpent de feu on distingua une petite maison isolÊe, au bord de
la riviÉre, Á cent pas d'un bac. Une fenËtre Êtait ÊclairÊe.
" Nous y sommes " , dit Athos.
En ce moment, un homme couchÊ dans le fossÊ se leva, c'Êtait Mousqueton
; il montra du doigt la fenËtre ÊclairÊe.
" Elle est lÁ, dit-il.
-- Et Bazin ? demanda Athos.
-- Tandis que je gardais la fenËtre, il gardait la porte.
-- Bien, dit Athos, vous Ëtes tous de fidÉles serviteurs. " Athos sauta
Á bas de son cheval, dont il remit la bride aux mains de Grimaud, et
s'avanÚa vers la fenËtre aprÉs avoir fait signe au reste de la troupe de
tourner du cÆtÊ de la porte.
La petite maison Êtait entourÊe d'une haie vive, de deux ou trois pieds
de haut. Athos franchit la haie, parvint jusqu'Á la fenËtre privÊe de
contrevents, mais dont les demi-rideaux Êtaient exactement tirÊs.
Il monta sur le rebord de pierre, afin que son oeil pÙt dÊpasser la
hauteur des rideaux.
A la lueur d'une lampe, il vit une femme enveloppÊe d'une mante de
couleur sombre, assise sur un escabeau, prÉs d'un feu mourant : ses coudes
Êtaient posÊs sur une mauvaise table, et elle appuyait sa tËte dans ses deux
mains blanches comme l'ivoire.
On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire sinistre passa sur
les lÉvres d'Athos, il n'y avait pas Á s'y tromper ; c'Êtait bien celle
qu'il cherchait.
En ce moment un cheval hennit : Milady releva la tËte, vit, collÊ Á la
vitre, le visage p×le d'Athos, et poussa un cri.
Athos comprit qu'il Êtait reconnu, poussa la fenËtre du genou et de la
main, la fenËtre cÊda, les carreaux se rompirent.
Et Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la chambre.
Milady courut Á la porte et l'ouvrit ; plus p×le et plus menaÚant
encore qu'Athos, d'Artagnan Êtait sur le seuil.
Milady recula en poussant un cri. D'Artagnan, croyant qu'elle avait
quelque moyen de fuir et craignant qu'elle ne leur Êchapp×t, tira un
pistolet de sa ceinture ; mais Athos leva la main.
" Remets cette arme Á sa place, d'Artagnan, dit-il, il importe que
cette femme soit jugÊe et non assassinÊe. Attends encore un instant,
d'Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez, Messieurs. "
D'Artagnan obÊit, car Athos avait la voix solennelle et le geste
puissant d'un juge envoyÊ par le Seigneur lui-mËme. Aussi, derriÉre
d'Artagnan, entrÉrent Porthos, Aramis, Lord de Winter et l'homme au manteau
rouge.
Les quatre valets gardaient la porte et la fenËtre.
Milady Êtait tombÊe sur sa chaise les mains Êtendues, comme pour
conjurer cette terrible apparition ; en apercevant son beau-frÉre, elle jeta
un cri terrible.
" Que demandez-vous ? s'Êcria Milady.
-- Nous demandons, dit Athos, Charlotte Backson, qui s'est appelÊe
d'abord la comtesse de La FÉre, puis Lady de Winter, baronne de Sheffield.
-- C'est moi, c'est moi ! murmura-t-elle au comble de la terreur, que
me voulez-vous ?
-- Nous voulons vous juger selon vos crimes, dit Athos : vous serez
libre de vous dÊfendre, justifiez-vous si vous pouvez. Monsieur d'Artagnan,
Á vous d'accuser le premier. "
D'Artagnan s'avanÚa.
" Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j'accuse cette femme
d'avoir empoisonnÊ Constance Bonacieux, morte hier soir. "
Il se retourna vers Porthos et vers Aramis.
" Nous attestons " , dirent d'un seul mouvement les deux mousquetaires.
D'Artagnan continua.
" Devant Dieu et devant les hommes, j'accuse cette femme d'avoir voulu
m'empoisonner moi-mËme, dans du vin qu'elle m'avait envoyÊ de Villeroi, avec
une fausse lettre, comme si le vin venait de mes amis ; Dieu m'a sauvÊ ;
mais un homme est mort Á ma place, qui s'appelait Brisemont.
-- Nous attestons, dirent de la mËme voix Porthos et Aramis.
-- Devant Dieu et devant les hommes, j'accuse cette femme de m'avoir
poussÊ au meurtre du baron de Wardes ; et, comme personne n'est lÁ pour
attester la vÊritÊ de cette accusation, je l'atteste, moi.
" J'ai dit. "
Et d'Artagnan passa de l'autre cÆtÊ de la chambre avec Porthos et
Aramis.
" A vous, Milord ! " dit Athos.
Le baron s'approcha Á son tour.
" Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j'accuse cette femme
d'avoir fait assassiner le duc de Buckingham.
-- Le duc de Buckingham assassinÊ ? s'ÊcriÉrent d'un seul cri tous les
assistants.
-- Oui, dit le baron, assassinÊ ! Sur la lettre d'avis que vous m'aviez
Êcrite, j'avais fait arrËter cette femme, et je l'avais donnÊe en garde Á un
loyal serviteur ; elle a corrompu cet homme, elle lui a mis le poignard dans
la main, elle lui a fait tuer le duc, et dans ce moment peut-Ëtre Felton
paie de sa tËte le crime de cette furie. "
Un frÊmissement courut parmi les juges Á la rÊvÊlation de ces crimes
encore inconnus.
" Ce n'est pas tout, reprit Lord de Winter ; mon frÉre, qui vous avait
faite son hÊritiÉre, est mort en trois heures d'une Êtrange maladie qui
laisse des taches livides sur tout le corps. Ma soeur, comment votre mari
est-il mort ?
-- Horreur ! s'ÊcriÉrent Porthos et Aramis.
-- Assassin de Buckingham, assassin de Felton, assassin de mon frÉre,
je demande justice contre vous, et je dÊclare que si on ne me la fait pas,
je me la ferai. "
Et Lord de Winter alla se ranger prÉs de d'Artagnan, laissant la place
libre Á un autre accusateur.
Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et essaya de
rappeler ses idÊes confondues par un vertige mortel.
" A mon tour, dit Athos, tremblant lui-mËme comme le lion tremble Á
l'aspect du serpent, Á mon tour. J'Êpousai cette femme quand elle Êtait
jeune fille, je l'Êpousai malgrÊ toute ma famille ; je lui donnai mon bien,
je lui donnai mon nom ; et un jour je m'aperÚus que cette femme Êtait
flÊtrie : cette femme Êtait marquÊe d'une fleur de lys sur l'Êpaule gauche.
-- Oh ! dit Milady en se levant, je dÊfie de retrouver le tribunal qui
a prononcÊ sur moi cette sentence inf×me. Je dÊfie de retrouver celui qui
l'a exÊcutÊe.
-- Silence, dit une voix.
-- A ceci, c'est Á moi de rÊpondre ! "
Et l'homme au manteau rouge s'approcha Á son tour.
" Quel est cet homme, quel est cet homme ? " s'Êcria Milady suffoquÊe
par la terreur et dont les cheveux se dÊnouÉrent et se dressÉrent sur sa
tËte livide comme s'ils eussent ÊtÊ vivants.
Tous les yeux se tournÉrent sur cet homme, car Á tous, exceptÊ Á Athos,
il Êtait inconnu.
Encore Athos le regardait-il avec autant de stupÊfaction que les
autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver mËlÊ en quelque chose
Á l'horrible drame qui se dÊnouait en ce moment.
AprÉs s'Ëtre approchÊ de Milady, d'un pas lent et solennel, de maniÉre
que la table seule le sÊpar×t d'elle, l'inconnu Æta son masque.
Milady regarda quelque temps avec une terreur croissante ce visage p×le
encadrÊ de cheveux et de favoris noirs, dont la seule expression Êtait une
impassibilitÊ glacÊe, puis tout Á coup :
" Oh ! non, non, dit-elle en se levant et en reculant jusqu'au mur ;
non, non, c'est une apparition infernale ! ce n'est pas lui ! A moi ! Á moi
! " s'Êcria-t-elle d'une voix rauque en se retournant vers la muraille,
comme si elle eÙt pu s'y ouvrir un passage avec ses mains.
" Mais qui Ëtes-vous donc ? s'ÊcriÉrent tous les tÊmoins de cette
scÉne.
-- Demandez-le Á cette femme, dit l'homme au manteau rouge, car vous
voyez bien qu'elle m'a reconnu, elle.
-- Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille ! " s'Êcria Milady en
proie Á une terreur insensÊe et se cramponnant des mains Á la muraille pour
ne pas tomber.
Tout le monde s'Êcarta, et l'homme au manteau rouge resta seul debout
au milieu de la salle.
" Oh ! gr×ce ! gr×ce ! pardon ! " s'Êcria la misÊrable en tombant Á
genoux.
L'inconnu laissa le silence se rÊtablir.
" Je vous le disais bien qu'elle m'avait reconnu ! reprit-il. Oui, je
suis le bourreau de la ville de Lille, et voici mon histoire. "
Tous les yeux Êtaient fixÊs sur cet homme dont on attendait les paroles
avec une avide anxiÊtÊ.
" Cette jeune femme Êtait autrefois une jeune fille aussi belle qu'elle
est belle aujourd'hui. Elle Êtait religieuse au couvent des bÊnÊdictines de
Templemar. Un jeune prËtre au coeur simple et croyant desservait l'Êglise de
ce couvent ; elle entreprit de le sÊduire et y rÊussit, elle eÙt sÊduit un
saint.
" Leurs voeux Á tous deux Êtaient sacrÊs, irrÊvocables ; leur liaison
ne pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux. Elle obtint de lui
qu'ils quitteraient le pays ; mais pour quitter le pays, pour fuir ensemble,
pour gagner une autre partie de la France, oÝ ils pussent vivre tranquilles
parce qu'ils seraient inconnus, il fallait de l'argent ; ni l'un ni l'autre
n'en avait. Le prËtre vola les vases sacrÊs, les vendit ; mais comme ils
s'apprËtaient Á partir ensemble, ils furent arrËtÊs tous deux.
" Huit jours aprÉs, elle avait sÊduit le fils du geÆlier et s'Êtait
sauvÊe. Le jeune prËtre fut condamnÊ Á dix ans de fers et Á la flÊtrissure.
J'Êtais le bourreau de la ville de Lille, comme dit cette femme. Je fus
obligÊ de marquer le coupable, et le coupable, Messieurs, c'Êtait mon frÉre
!
" Je jurai alors que cette femme qui l'avait perdu, qui Êtait plus que
sa complice, puisqu'elle l'avait poussÊ au crime, partagerait au moins le
ch×timent. Je me doutai du lieu oÝ elle Êtait cachÊe, je la poursuivis, je
l'atteignis, je la garrottai et lui imprimai la mËme flÊtrissure que j'avais
imprimÊe Á mon frÉre.
" Le lendemain de mon retour Á Lille, mon frÉre parvint Á s'Êchapper Á
son tour, on m'accusa de complicitÊ, et l'on me condamna Á rester en prison
Á sa place tant qu'il ne se serait pas constituÊ prisonnier. Mon pauvre
frÉre ignorait ce jugement ; il avait rejoint cette femme, ils avaient fui
ensemble dans le Berry ; et lÁ, il avait obtenu une petite cure. Cette femme
passait pour sa soeur.
" Le seigneur de la terre sur laquelle Êtait situÊe l'Êglise du curÊ
vit cette prÊtendue soeur et en devint amoureux, amoureux au point qu'il lui
proposa de l'Êpouser. Alors elle quitta celui qu'elle avait perdu pour celui
qu'elle devait perdre, et devint la comtesse de La FÉre... "
Tous les yeux se tournÉrent vers Athos, dont c'Êtait le vÊritable nom,
et qui fit signe de la tËte que tout ce qu'avait dit le bourreau Êtait vrai.
" Alors, reprit celui-ci, fou, dÊsespÊrÊ, dÊcidÊ Á se dÊbarrasser d'une
existence Á laquelle elle avait tout enlevÊ, honneur et bonheur, mon pauvre
frÉre revint Á Lille, et apprenant l'arrËt qui m'avait condamnÊ Á sa place,
se constitua prisonnier et se pendit le mËme soir au soupirail de son
cachot.
" Au reste, c'est une justice Á leur rendre, ceux qui m'avaient
condamnÊ me tinrent parole. A peine l'identitÊ du cadavre fut-elle constatÊe
qu'on me rendit ma libertÊ.
" VoilÁ le crime dont je l'accuse, voilÁ la cause pour laquelle je l'ai
marquÊe.
-- Monsieur d'Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que vous
rÊclamez contre cette femme ?
-- La peine de mort, rÊpondit d'Artagnan.
-- Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine que vous
rÊclamez contre cette femme ?
-- La peine de mort, reprit Lord de Winter.
-- Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui Ëtes ses juges,
quelle est la peine que vous portez contre cette femme ?
-- La peine de mort " , rÊpondirent d'une voix sourde les deux
mousquetaires.
Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas vers ses juges
en se traÏnant sur ses genoux.
Athos Êtendit la main vers elle.
" Anne de Breuil, comtesse de La FÉre, Milady de Winter, dit-il, vos
crimes ont lassÊ les hommes sur la terre et Dieu dans le ciel. Si vous savez
quelque priÉre, dites-la, car vous Ëtes condamnÊe et vous allez mourir. "
A ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, Milady se releva de
toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces lui manquÉrent ; elle
sentit qu'une main puissante et implacable la saisissait par les cheveux et
l'entraÏnait aussi irrÊvocablement que la fatalitÊ entraÏne l'homme : elle
ne tenta donc pas mËme de faire rÊsistance et sortit de la chaumiÉre.
Lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sortirent derriÉre
elle. Les valets suivirent leurs maÏtres et la chambre resta solitaire avec
sa fenËtre brisÊe, sa porte ouverte et sa lampe fumeuse qui brÙlait
tristement sur la table.
CHAPITRE LXVI. L'EXECUTION
Il Êtait minuit Á peu prÉs ; la lune, ÊchancrÊe par sa dÊcroissance et
ensanglantÊe par les derniÉres traces de l'orage, se levait derriÉre la
petite ville d'ArmentiÉres, qui dÊtachait sur sa lueur blafarde la
silhouette sombre de ses maisons et le squelette de son haut clocher dÊcoupÊ
Á jour. En face, la Lys roulait ses eaux pareilles Á une riviÉre d'Êtain
fondu ; tandis que sur l'autre rive on voyait la masse noire des arbres se
profiler sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrÊs qui faisaient
une espÉce de crÊpuscule au milieu de la nuit. A gauche s'Êlevait un vieux
moulin abandonnÊ, aux ailes immobiles, dans les ruines duquel une chouette
faisait entendre son cri aigu, pÊriodique et monotone. úÁ et lÁ dans la
plaine, Á droite et Á gauche du chemin que suivait le lugubre cortÉge,
apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui semblaient des nains
difformes accroupis pour guetter les hommes Á cette heure sinistre.
De temps en temps un large Êclair ouvrait l'horizon dans toute sa
largeur, serpentait au-dessus de la masse noire des arbres et venait comme
un effrayant cimeterre couper le ciel et l'eau en deux parties. Pas un
souffle de vent ne passait dans l'atmosphÉre alourdie. Un silence de mort
Êcrasait toute la nature ; le sol Êtait humide et glissant de la pluie qui
venait de tomber, et les herbes ranimÊes jetaient leur parfum avec plus
d'Ênergie.
Deux valets traÏnaient Milady, qu'ils tenaient chacun par un bras ; le
bourreau marchait derriÉre, et Lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et
Aramis marchaient derriÉre le bourreau.
Planchet et Bazin venaient les derniers.
Les deux valets conduisaient Milady du cÆtÊ de la riviÉre. Sa bouche
Êtait muette ; mais ses yeux parlaient avec leur inexprimable Êloquence,
suppliant tour Á tour chacun de ceux qu'elle regardait.
Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit aux valets :
" Mille pistoles Á chacun de vous si vous protÊgez ma fuite ; mais si
vous me livrez Á vos maÏtres, j'ai ici prÉs des vengeurs qui vous feront
payer cher ma mort. "
Grimaud hÊsitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres.
Athos, qui avait entendu la voix de Milady, s'approcha vivement, Lord
de Winter en fit autant.
" Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlÊ, ils ne sont plus
sÙrs. "
On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaud et de
Mousqueton.
ArrivÊs au bord de l'eau, le bourreau s'approcha de Milady et lui lia
les pieds et les mains.
Alors elle rompit le silence pour s'Êcrier :
" Vous Ëtes des l×ches, vous Ëtes des misÊrables assassins, vous vous
mettez Á dix pour Êgorger une femme ; prenez garde, si je ne suis point
secourue, je serai vengÊe.
-- Vous n'Ëtes pas une femme, dit froidement Athos, vous n'appartenez
pas Á l'espÉce humaine, vous Ëtes un dÊmon ÊchappÊ de l'enfer et que nous
allons y faire rentrer.
-- Ah ! Messieurs les hommes vertueux ! dit Milady, faites attention
que celui qui touchera un cheveu de ma tËte est Á son tour un assassin.
-- Le bourreau peut tuer, sans Ëtre pour cela un assassin, Madame, dit
l'homme au manteau rouge en frappant sur sa large ÊpÊe ; c'est le dernier
juge, voilÁ tout : Nachrichter , comme disent nos voisins les Allemands. "
Et, comme il la liait en disant ces paroles, Milady poussa deux ou
trois cris sauvages, qui firent un effet sombre et Êtrange en s'envolant
dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs du bois.
" Mais si je suis coupable, si j'ai commis les crimes dont vous
m'accusez, hurlait Milady, conduisez-moi devant un tribunal, vous n'Ëtes pas
des juges, vous, pour me condamner.
-- Je vous avais proposÊ Tyburn, dit Lord de Winter, pourquoi n'avez-
vous pas voulu ?
-- Parce que je ne veux pas mourir ! s'Êcria Milady en se dÊbattant,
parce que je suis trop jeune pour mourir !
-- La femme que vous avez empoisonnÊe Á BÊthune Êtait plus jeune encore
que vous, Madame, et cependant elle est morte, dit d'Artagnan.
-- J'entrerai dans un cloÏtre, je me ferai religieuse, dit Milady.
-- Vous Êtiez dans un cloÏtre, dit le bourreau, et vous en Ëtes sortie
pour perdre mon frÉre. "
Milady poussa un cri d'effroi, et tomba sur ses genoux.
Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l'emporter vers le
bateau.
" Oh ! mon Dieu ! s'Êcria-t-elle, mon Dieu ! allez-vous donc me noyer !
"
Ces cris avaient quelque chose de si dÊchirant, que d'Artagnan, qui
d'abord Êtait le plus acharnÊ Á la poursuite de Milady, se laissa aller sur
une souche, et pencha la tËte, se bouchant les oreilles avec les paumes de
ses mains ; et cependant, malgrÊ cela, il l'entendait encore menacer et
crier.
D'Artagnan Êtait le plus jeune de tous ces hommes, le coeur lui manqua.
" Oh ! je ne puis voir cet affreux spectacle ! je ne puis consentir Á
ce que cette femme meure ainsi ! "
Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s'Êtait reprise Á une
lueur d'espÊrance.
" D'Artagnan ! d'Artagnan ! cria-t-elle, souviens-toi que je t'ai aimÊ
! "
Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.
Mais Athos, brusquement, tira son ÊpÊe, se mit sur son chemin.
" Si vous faites un pas de plus, d'Artagnan, dit-il, nous croiserons le
fer ensemble. "
D'Artagnan tomba Á genoux et pria.
" Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir.
-- Volontiers, Monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que je suis
bon catholique, je crois fermement Ëtre juste en accomplissant ma fonction
sur cette femme.
-- C'est bien. "
Athos fit un pas vers Milady.
" Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m'avez fait ; je vous
pardonne mon avenir brisÊ, mon honneur perdu, mon amour souillÊ et mon salut
Á jamais compromis par le dÊsespoir oÝ vous m'avez jetÊ. Mourez en paix. "
Lord de Winter s'avanÚa Á son tour.
" Je vous pardonne, dit-il, l'empoisonnement de mon frÉre, l'assassinat
de Sa Gr×ce Lord Buckingham ; je vous pardonne la mort du pauvre Felton, je
vous pardonne vos tentatives sur ma personne. Mourez en paix.
-- Et moi, dit d'Artagnan, pardonnez-moi, Madame, d'avoir, par une
fourberie indigne d'un gentilhomme, provoquÊ votre colÉre ; et, en Êchange,
je vous pardonne le meurtre de ma pauvre amie et vos vengeances cruelles
pour moi, je vous pardonne et je pleure sur vous. Mourez en paix.
-- I am lost ! murmura en anglais Milady. I must die. "
Alors elle se releva d'elle-mËme, jeta tout autour d'elle un de ces
regards clairs qui semblaient jaillir d'un oeil de flamme.
Elle ne vit rien.
Elle Êcouta et n'entendit rien.
Elle n'avait autour d'elle que des ennemis.
" OÝ vais-je mourir ? dit-elle.
-- Sur l'autre rive " , rÊpondit le bourreau.
Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait y mettre le
pied, Athos lui remit une somme d'argent.
" Tenez, dit-il, voici le prix de l'exÊcution ; que l'on voie bien que
nous agissons en juges.
-- C'est bien, dit le bourreau ; et que maintenant, Á son tour, cette
femme sache que je n'accomplis pas mon mÊtier, mais mon devoir. "
Et il jeta l'argent dans la riviÉre.
Le bateau s'Êloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant la
coupable et l'exÊcuteur ; tous les autres demeurÉrent sur la rive droite, oÝ
ils Êtaient tombÊs Á genoux.
Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le reflet
d'un nuage p×le qui surplombait l'eau en ce moment.
On le vit aborder sur l'autre rive ; les personnages se dessinaient en
noir sur l'horizon rouge×tre.
Milady, pendant le trajet, Êtait parvenue Á dÊtacher la corde qui liait
ses pieds : en arrivant sur le rivage, elle sauta lÊgÉrement Á terre et prit
la fuite.
Mais le sol Êtait humide ; en arrivant au haut du talus, elle glissa et
tomba sur ses genoux.
Une idÊe superstitieuse la frappa sans doute ; elle comprit que le Ciel
lui refusait son secours et resta dans l'attitude oÝ elle se trouvait, la
tËte inclinÊe et les mains jointes.
Alors on vit, de l'autre rive, le bourreau lever lentement ses deux
bras, un rayon de lune se reflÊta sur la lame de sa large ÊpÊe, les deux
bras retombÉrent ; on entendit le sifflement du cimeterre et le cri de la
victime, puis une masse tronquÊe s'affaissa sous le coup.
Alors le bourreau dÊtacha son manteau rouge, l'Êtendit Á terre, y
coucha le corps, y jeta la tËte, le noua par les quatre coins, le chargea
sur son Êpaule et remonta dans le bateau.
ArrivÊ au milieu de la Lys, il arrËta la barque, et suspendant son
fardeau au-dessus de la riviÉre :
" Laissez passer la justice de Dieu ! " cria-t-il Á haute voix.
Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l'eau, qui se referma
sur lui.
Trois jours aprÉs, les quatre mousquetaires rentraient Á Paris ; ils
Êtaient restÊs dans les limites de leur congÊ, et le mËme soir ils allÉrent
faire leur visite accoutumÊe Á M. de TrÊville.
" Eh bien, Messieurs, leur demanda le brave capitaine, vous Ëtes-vous
bien amusÊs dans votre excursion ?
-- Prodigieusement " , rÊpondit Athos, les dents serrÊes.
CHAPITRE LXVII. CONCLUSION
Le 6 du mois suivant, le roi, tenant la promesse qu'il avait faite au
cardinal de quitter Paris pour revenir Á La Rochelle, sortit de sa capitale
tout Êtourdi encore de la nouvelle qui venait de s'y rÊpandre que Buckingham
venait d'Ëtre assassinÊ.
Quoique prÊvenue que l'homme qu'elle avait tant aimÊ courait un danger,
la reine, lorsqu'on lui annonÚa cette mort, ne voulut pas la croire ; il lui
arriva mËme de s'Êcrier imprudemment :
" C'est faux ! il vient de m'Êcrire. "
Mais le lendemain il lui fallut bien croire Á cette fatale nouvelle ;
La Porte, retenu comme tout le monde en Angleterre par les ordres du roi
Charles Ier, arriva porteur du dernier et funÉbre prÊsent que Buckingham
envoyait Á la reine.
La joie du roi avait ÊtÊ trÉs vive ; il ne se donna pas la peine de la
dissimuler et la fit mËme Êclater avec affectation devant la reine. Louis
XIII, comme tous les coeurs faibles, manquait de gÊnÊrositÊ.
Mais bientÆt le roi redevint sombre et mal portant : son front n'Êtait
pas de ceux qui s'Êclaircissent pour longtemps ; il sentait qu'en retournant
au camp il allait reprendre son esclavage, et cependant il y retournait.
Le cardinal Êtait pour lui le serpent fascinateur et il Êtait, lui,
l'oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir lui Êchapper.
Aussi le retour vers La Rochelle Êtait-il profondÊment triste. Nos
quatre amis surtout faisaient l'Êtonnement de leurs camarades ; ils
voyageaient ensemble, cÆte Á cÆte, l'oeil sombre et la tËte baissÊe. Athos
relevait seul de temps en temps son large front ; un Êclair brillait dans
ses yeux, un sourire amer passait sur ses lÉvres, puis, pareil Á ses
camarades, il se laissait de nouveau aller Á ses rËveries.
AussitÆt l'arrivÊe de l'escorte dans une ville, dÉs qu'ils avaient
conduit le roi Á son logis, les quatre amis se retiraient ou chez eux ou
dans quelque cabaret ÊcartÊ, oÝ ils ne jouaient ni ne buvaient ; seulement
ils parlaient Á voix basse en regardant avec attention si nul ne les
Êcoutait.
Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler la pie, et
que les quatre amis, selon leur habitude, au lieu de suivre la chasse,
s'Êtaient arrËtÊs dans un cabaret sur la grande route, un homme, qui venait
de La Rochelle Á franc Êtrier, s'arrËta Á la porte pour boire un verre de
vin, et plongea son regard dans l'intÊrieur de la chambre oÝ Êtaient
attablÊs les quatre mousquetaires.
" HolÁ ! Monsieur d'Artagnan ! dit-il, n'est-ce point vous que je vois
lÁ-bas ? "
D'Artagnan leva la tËte et poussa un cri de joie. Cet homme qu'il
appelait son fantÆme, c'Êtait son inconnu de Meung, de la rue des Fossoyeurs
et d'Arras.
D'Artagnan tira son ÊpÊe et s'ÊlanÚa vers la porte.
Mais cette fois, au lieu de fuir, l'inconnu s'ÊlanÚa Á bas de son
cheval, et s'avanÚa Á la rencontre de d'Artagnan.
" Ah ! Monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc enfin ; cette
fois vous ne m'Êchapperez pas.
-- Ce n'est pas mon intention non plus, Monsieur, car cette fois je
vous cherchais ; au nom du roi, je vous arrËte et dis que vous ayez Á me
rendre votre ÊpÊe, Monsieur, et cela sans rÊsistance ; il y va de la tËte,
je vous en avertis.
-- Qui Ëtes-vous donc ? demanda d'Artagnan en baissant son ÊpÊe, mais
sans la rendre encore.
-- Je suis le chevalier de Rochefort, rÊpondit l'inconnu, l'Êcuyer de
M. le cardinal de Richelieu, et j'ai ordre de vous ramener Á Son Eminence.
-- Nous retournons auprÉs de Son Eminence, Monsieur le chevalier, dit
Athos en s'avanÚant, et vous accepterez bien la parole de M. d'Artagnan,
qu'il va se rendre en droite ligne Á La Rochelle.
-- Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le ramÉneront au
camp.
-- Nous lui en servirons, Monsieur, sur notre parole de gentilshommes ;
mais sur notre parole de gentilshommes aussi, ajouta Athos en fronÚant le
sourcil, M. d'Artagnan ne nous quittera pas. "
Le chevalier de Rochefort jeta un coup d'oeil en arriÉre et vit que
Porthos et Aramis s'Êtaient placÊs entre lui et la porte ; il comprit qu'il
Êtait complÉtement Á la merci de ces quatre hommes.
" Messieurs, dit-il, si M. d'Artagnan veut me rendre son ÊpÊe, et
joindre sa parole Á la votre, je me contenterai de votre promesse de
conduire M. d'Artagnan au quartier de Monseigneur le cardinal.
-- Vous avez ma parole, Monsieur, dit d'Artagnan, et voici mon ÊpÊe.
-- Cela me va d'autant mieux, ajouta Rochefort, qu'il faut que je
continue mon voyage.
-- Si c'est pour rejoindre Milady, dit froidement Athos, c'est inutile,
vous ne la retrouverez pas.
-- Qu'est-elle donc devenue ? demanda vivement Rochefort.
-- Revenez au camp et vous le saurez. "
Rochefort demeura un instant pensif, puis, comme on n'Êtait plus qu'Á
une journÊe de SurgÉres, jusqu'oÝ le cardinal devait venir au-devant du roi,
il rÊsolut de suivre le conseil d'Athos et de revenir avec eux.
D'ailleurs ce retour lui offrait un avantage, c'Êtait de surveiller
lui-mËme son prisonnier.
On se remit en route.
Le lendemain, Á trois heures de l'aprÉs-midi, on arriva Á SurgÉres. Le
cardinal y attendait Louis XIII. Le ministre et le roi y ÊchangÉrent force
caresses, se fÊlicitÉrent de l'heureux hasard qui dÊbarrassait la France de
l'ennemi acharnÊ qui ameutait l'Europe contre elle. AprÉs quoi, le cardinal,
qui avait ÊtÊ prÊvenu par Rochefort que d'Artagnan Êtait arrËtÊ, et qui
avait h×te de le voir, prit congÊ du roi en l'invitant Á venir voir le
lendemain les travaux de la digue qui Êtaient achevÊs.
En revenant le soir Á son quartier du pont de La Pierre, le cardinal
trouva debout, devant la porte de la maison qu'il habitait, d'Artagnan sans
ÊpÊe et les trois mousquetaires armÊs.
Cette fois, comme il Êtait en force, il les regarda sÊvÉrement, et fit
signe de l'oeil et de la main Á d'Artagnan de le suivre.
D'Artagnan obÊit.
" Nous t'attendrons, d'Artagnan " , dit Athos assez haut pour que le
cardinal l'entendÏt.
Son Eminence fronÚa le sourcil, s'arrËta un instant, puis continua son
chemin sans prononcer une seule parole.
D'Artagnan entra derriÉre le cardinal, et Rochefort derriÉre d'Artagnan
; la porte fut gardÊe.
Son Eminence se rendit dans la chambre qui lui servait de cabinet, et
fit signe Á Rochefort d'introduire le jeune mousquetaire.
Rochefort obÊit et se retira.
D'Artagnan resta seul en face du cardinal ; c'Êtait sa seconde entrevue
avec Richelieu, et il avoua depuis qu'il avait ÊtÊ bien convaincu que ce
serait la derniÉre.
Richelieu resta debout, appuyÊ contre la cheminÊe, une table Êtait
dressÊe entre lui et d'Artagnan.
" Monsieur, dit le cardinal, vous avez ÊtÊ arrËtÊ par mes ordres.
-- On me l'a dit, Monseigneur.
-- Savez-vous pourquoi ?
-- Non, Monseigneur ; car la seule chose pour laquelle je pourrais Ëtre
arrËtÊ est encore inconnue de Son Eminence. "
Richelieu regarda fixement le jeune homme.
" Oh ! Oh ! dit-il, que veut dire cela ?
-- Si Monseigneur veut m'apprendre d'abord les crimes qu'on m'impute,
je lui dirai ensuite les faits que j'ai accomplis.
-- On vous impute des crimes qui ont fait choir des tËtes plus hautes
que la vÆtre, Monsieur ! dit le cardinal.
-- Lesquels, Monseigneur ? demanda d'Artagnan avec un calme qui Êtonna
le cardinal lui-mËme.
-- On vous impute d'avoir correspondu avec les ennemis du royaume, on
vous impute d'avoir surpris les secrets de l'Etat, on vous impute d'avoir
essayÊ de faire avorter les plans de votre gÊnÊral.
-- Et qui m'impute cela, Monseigneur ? dit d'Artagnan, qui se doutait
que l'accusation venait de Milady : une femme flÊtrie par la justice du
pays, une femme qui a ÊpousÊ un homme en France et un autre en Angleterre,
une femme qui a empoisonnÊ son second mari et qui a tentÊ de m'empoisonner
moi-mËme !
-- Que dites-vous donc lÁ ? Monsieur, s'Êcria le cardinal ÊtonnÊ, et de
quelle femme parlez-vous ainsi ?
-- De Milady de Winter, rÊpondit d'Artagnan ; oui, de Milady de Winter,
dont, sans doute, Votre Eminence ignorait tous les crimes lorsqu'elle l'a
honorÊe de sa confiance.
-- Monsieur, dit le cardinal, si Milady de Winter a commis les crimes
que vous dites, elle sera punie.
-- Elle l'est, Monseigneur.
-- Et qui l'a punie ?
-- Nous.
-- Elle est en prison ?
-- Elle est morte.
-- Morte ! rÊpÊta le cardinal, qui ne pouvait croire Á ce qu'il
entendait : morte ! N'avez-vous pas dit qu'elle Êtait morte ?
-- Trois fois elle avait essayÊ de me tuer, et je lui avais pardonnÊ ;,
mais elle a tuÊ la femme que j'aimais. Alors, mes amis et moi, nous l'avons
prise, jugÊe et condamnÊe. "
D'Artagnan alors raconta l'empoisonnement de Mme Bonacieux dans le
couvent des CarmÊlites de BÊthune, le jugement dans la maison isolÊe,
l'exÊcution sur les bords de la Lys.
Un frisson courut par tout le corps du cardinal, qui cependant ne
frissonnait pas facilement.
Mais tout Á coup, comme subissant l'influence d'une pensÊe muette, la
physionomie du cardinal, sombre jusqu'alors, s'Êclaircit peu Á peu et arriva
Á la plus parfaite sÊrÊnitÊ.
" Ainsi, dit-il avec une voix dont la douceur contrastait avec la
sÊvÊritÊ de ses paroles, vous vous Ëtes constituÊs juges, sans penser que
ceux qui n'ont pas mission de punir et qui punissent sont des assassins !
-- Monseigneur, je vous jure que je n'ai pas eu un instant l'intention
de dÊfendre ma tËte contre vous. Je subirai le ch×timent que Votre Eminence
voudra bien m'infliger. Je ne tiens pas assez Á la vie pour craindre la
mort.
-- Oui, je le sais, vous Ëtes un homme de coeur, Monsieur, dit le
cardinal avec une voix presque affectueuse ; je puis donc vous dire d'avance
que vous serez jugÊ, condamnÊ mËme.
-- Un autre pourrait rÊpondre Á Votre Eminence qu'il a sa gr×ce dans sa
poche ; moi je me contenterai de vous dire : " Ordonnez, Monseigneur, je
suis prËt. "
-- Votre gr×ce ? dit Richelieu surpris.
-- Oui, Monseigneur, dit d'Artagnan.
-- Et signÊe de qui ? du roi ? "
Et le cardinal prononÚa ces mots avec une singuliÉre expression de
mÊpris.
" Non, de Votre Eminence.
-- De moi ? vous Ëtes fou, Monsieur ?
-- Monseigneur reconnaÏtra sans doute son Êcriture. "
Et d'Artagnan prÊsenta au cardinal le prÊcieux papier qu'Athos avait
arrachÊ Á Milady, et qu'il avait donnÊ Á d'Artagnan pour lui servir de
sauvegarde.
Son Eminence prit le papier et lut d'une voix lente et en appuyant sur
chaque syllabe :
" C'est par mon ordre et pour le bien de l'Etat que le porteur du
prÊsent a fait ce qu'il a fait. "
"Au camp devant La Rochelle, ce 5 aoÙt 1628. "
" RICHELIEU "
Le cardinal, aprÉs avoir lu ces deux lignes, tomba dans une rËverie
profonde, mais il ne rendit pas le papier Á d'Artagnan.
" Il mÊdite de quel genre de supplice il me fera mourir, se dit tout
bas d'Artagnan ; Eh bien, ma foi ! il verra comment meurt un gentilhomme. "
Le jeune mousquetaire Êtait en excellente disposition pour trÊpasser
hÊroÐquement.
Richelieu pensait toujours, roulait et dÊroulait le papier dans ses
mains. Enfin il leva la tËte, fixa son regard d'aigle sur cette physionomie
loyale, ouverte, intelligente, lut sur ce visage sillonnÊ de larmes toutes
les souffrances qu'il avait endurÊes depuis un mois, et songea pour la
troisiÉme ou quatriÉme fois combien cet enfant de vingt et un ans avait
d'avenir, et quelles ressources son activitÊ, son courage et son esprit
pouvaient offrir Á un bon maÏtre.
D'un autre cÆtÊ, les crimes, la puissance, le gÊnie infernal de Milady
l'avaient plus d'une fois ÊpouvantÊ. Il sentait comme une joie secrÉte
d'Ëtre Á jamais dÊbarrassÊ de ce complice dangereux.
Il dÊchira lentement le papier que d'Artagnan lui avait si
gÊnÊreusement remis.
" Je suis perdu ! " , dit en lui-mËme d'Artagnan.
Et il s'inclina profondÊment devant le cardinal en homme qui dit : "
Seigneur, que votre volontÊ soit faite ! "
Le cardinal s'approcha de la table, et, sans s'asseoir, Êcrivit
quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers Êtaient dÊjÁ remplis et
y apposa son sceau .
" Ceci est ma condamnation, dit d'Artagnan ; il m'Êpargne l'ennui de la
Bastille et les lenteurs d'un jugement. C'est encore fort aimable Á lui. "
" Tenez, Monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je vous ai pris un
blanc-seing et je vous en rends un autre. Le nom manque sur ce brevet : vous
l'Êcrirez vous-mËme. "
D'Artagnan prit le papier en hÊsitant et jeta les yeux dessus.
C'Êtait une lieutenance dans les mousquetaires.
D'Artagnan tomba aux pieds du cardinal.
" Monseigneur, dit-il, ma vie est Á vous ; disposez-en dÊsormais ; mais
cette faveur que vous m'accordez, je ne la mÊrite pas : j'ai trois amis qui
sont plus mÊritants et plus dignes...
-- Vous Ëtes un brave garÚon, d'Artagnan, interrompit le cardinal en
lui frappant familiÉrement sur l'Êpaule, charmÊ qu'il Êtait d'avoir vaincu
cette nature rebelle. Faites de ce brevet ce qu'il vous plaira. Seulement
rappelez-vous que, quoique le nom soit en blanc, c'est Á vous que je le
donne.
-- Je ne l'oublierai jamais, rÊpondit d'Artagnan, . Votre Eminence peut
en Ëtre certaine. "
Le cardinal se retourna et dit Á haute voix :
" Rochefort ! "
Le chevalier, qui sans doute Êtait derriÉre la porte, entra aussitÆt.
" Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M. d'Artagnan ; je le reÚois
au nombre de mes amis ; ainsi donc que l'on s'embrasse et que l'on soit sage
si l'on tient Á conserver sa tËte. "
Rochefort et d'Artagnan s'embrassÉrent du bout des lÉvres ; mais le
cardinal Êtait lÁ, qui les observait de son oeil vigilant.
Ils sortirent de la chambre en mËme temps.
" Nous nous retrouverons, n'est-ce pas, Monsieur ?
-- Quand il vous plaira, fit d'Artagnan.
-- L'occasion viendra, rÊpondit Rochefort.
-- Hein ? " fit Richelieu en ouvrant la porte.
Les deux hommes se sourirent, se serrÉrent la main et saluÉrent Son
Eminence.
" Nous commencions Á nous impatienter, dit Athos.
-- Me voilÁ, mes amis ! rÊpondit d'Artagnan, non seulement libre, mais
en faveur.
-- Vous nous conterez cela ?
-- DÉs ce soir. "
En effet, dÉs le soir mËme d'Artagnan se rendit au logis d'Athos, qu'il
trouva en train de vider sa bouteille de vin d'Espagne, occupation qu'il
accomplissait religieusement tous les soirs.
Il lui raconta ce qui s'Êtait passÊ entre le cardinal et lui, et tirant
le brevet de sa poche :
" Tenez, mon cher Athos, voilÁ, dit-il, qui vous revient tout
naturellement. "
Athos sourit de son doux et charmant sourire.
" Amis, dit-il, pour Athos c'est trop ; pour le comte de La FÉre, c'est
trop peu. Gardez ce brevet, il est Á vous ; hÊlas, mon Dieu ! vous l'avez
achetÊ assez cher. "
D'Artagnan sortit de la chambre d'Athos, et entra dans celle de
Porthos.
Il le trouva vËtu d'un magnifique habit, couvert de broderies
splendides, et se mirant dans une glace.
" Ah ! ah ! dit Porthos, c'est vous, cher ami ! comment trouvez-vous
que ce vËtement me va ?
-- A merveille, dit d'Artagnan, mais je viens vous proposer un habit
qui vous ira mieux encore.
-- Lequel ? demanda Porthos.
-- Celui de lieutenant aux mousquetaires. "
D'Artagnan raconta Á Porthos son entrevue avec le cardinal, et tirant
le brevet de sa poche :
" Tenez, mon cher, dit-il, Êcrivez votre nom lÁ-dessus, et soyez bon
chef pour moi. "
Porthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit Á d'Artagnan, au
grand Êtonnement du jeune homme.
" Oui, dit-il, cela me flatterait beaucoup, mais je n'aurais pas assez
longtemps Á jouir de cette faveur. Pendant notre expÊdition de BÊthune, le
mari de ma duchesse est mort ; de sorte que, mon cher, le coffre du dÊfunt
me tendant les bras, j'Êpouse la veuve. Tenez, j'essayais mon habit de noce
; gardez la lieutenance, mon cher, gardez. "
Et il rendit le brevet Á d'Artagnan.
Le jeune homme entra chez Aramis.
Il le trouva agenouillÊ devant un prie-Dieu, le front appuyÊ contre son
livre d'heures ouvert.
Il lui raconta son entrevue avec le cardinal, et tirant pour la
troisiÉme fois son brevet de sa poche :
" Vous, notre ami, notre lumiÉre, notre protecteur invisible, dit-il,
acceptez ce brevet ; vous l'avez mÊritÊ plus que personne, par votre sagesse
et vos conseils toujours suivis de si heureux rÊsultats.
-- HÊlas, cher ami ! dit Aramis, nos derniÉres aventures m'ont dÊgoÙtÊ
tout Á fait de la vie d'homme d'ÊpÊe. Cette fois, mon parti est pris
irrÊvocablement, aprÉs le siÉge j'entre chez les Lazaristes. Gardez ce
brevet, d'Artagnan, le mÊtier des armes vous convient, vous serez un brave
et aventureux capitaine. "
D'Artagnan, l'oeil humide de reconnaissance et brillant de joie, revint
Á Athos, qu'il trouva toujours attablÊ et mirant son dernier verre de malaga
Á la lueur de la lampe.
" Eh bien, dit-il, eux aussi m'ont refusÊ.
-- C'est que personne, cher ami, n'en Êtait plus digne que vous. "
Il prit une plume, Êcrivit sur le brevet le nom de d'Artagnan, et le
lui remit.
" Je n'aurai donc plus d'amis, dit le jeune homme, hÊlas ! plus rien,
que d'amers souvenirs... "
Et il laissa tomber sa tËte entre ses deux mains, tandis que deux
larmes roulaient le long de ses joues.
" Vous Ëtes jeune, vous, rÊpondit Athos, et vos souvenirs amers ont le
temps de se changer en doux souvenirs ! "
ðÏÐÕÌÑÒÎÏÓÔØ: 62, Last-modified: Mon, 22 May 2000 14:50:44 GmT